Éloge de Pascal

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ÉLOGE DE PASCAL
DISCOURS QUI A PARTAGÉ LE PRIX D’ÉLOQUENCE
DÉCERNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
DANS SA SÉANCE PUBLIQUE DU JEUDI 30 JUIN 1842
PAR
M. PROSPER FAUGÈRE

INSTITUT ROYAL DE FRANCE.


ACADÉMIE FRANÇAISE.


ÉLOGE DE PASCAL.


… « On peut dire que toujours, et en toutes choses,

la vérité a été le seul objet de son esprit. »

(Mme  Périer, sœur de Pascal.)

Quand un homme a possédé les dons les plus rares du génie ; qu’il a pu, encore enfant, découvrir la géométrie, par le seul effort de sa conception ; que, dans ces années de la jeunesse où les plaisirs dérobent la vie, il s’est enseveli dans les veilles austères de la science et a placé son nom entre ceux des premiers mathématiciens de son siècle ; puis, que dans l’âge où l’ambition a le plus d’empire, retirant son âme vers Dieu, il s’est élevé aux contemplations les plus hautes de la religion et de la morale, et a succombé, jeune encore, sous l’ardeur de sa volonté et de son intelligence ; la mémoire d’un tel homme fait naître, au delà de l’admiration, un sentiment de respect et d’indéfinissable mélancolie.

Et s’il a laissé, parmi des travaux si divers, quelque grand monument interrompu par la mort, l’imagination complète sa gloire en achevant son œuvre, en la rêvant plus belle peut-être que ne serait la réalité même ; et ce qui est resté d’inconnu dans sa destinée contribue à le grandir encore dans le souvenir des hommes.

Telle, plus d’une fois, l’image de Pascal nous est apparue dans sa tristesse et dans sa grandeur.

Un des premiers nés de la génération sublime qui accumula tant de chefs-d’œuvre dans le XVIIe siècle, Blaise Pascal vint au monde à Clermont, en 1623. Il appartenait, par son père et par son aïeul maternel, à cette magistrature qui avait conservé presque seule, au milieu de nos troubles civils, le sentiment du devoir et celui de la liberté publique.

Étienne Pascal, second président à la cour des aides de Clermont, homme d’une instruction solide et surtout fort versé dans la géométrie, fit lui-même l’éducation de ses deux filles et de son fils Blaise. Le jeune Pascal fut ainsi élevé, comme l’avait été Montaigne, dans la maison paternelle, genre d’éducation le plus propre à conserver la pureté du cœur et à développer l’originalité de l’esprit. Fils unique d’un père qui aimait la science et la cultivait avec passion, il fut, sortir du berceau, voué, pour ainsi dire, à l’exercice exclusif de la pensée.

A l’âge de trois ans il perdit sa mère et resta privé des tendres soins et des douces caresses qui eussent heureusement tempéré la sévérité de l’enseignement paternel. On doit croire qu’Étienne Pascal, entraîné, comme il arrive souvent, par son zèle et peut-être par son amour-propre de père, hâta outre mesure les fruits de ce précoce génie. Il était d’ailleurs, dans la direction intellectuelle de son élève, le plus sage et le plus éclairé des maîtres. Sans l’appliquer d’abord à l’étude du grec et du latin, il l’initiait par degrés et sous une forme appropriée à son intelligence, à l’idée générale des langues et de la grammaire ; il lui expliquait, suivant la physique du temps, les phénomènes naturels qui frappent les yeux, enfin il ne perdait aucune occasion de lui apprendre les premiers éléments de nos connaissances, et le tenant toujours au-dessus de son ouvrage[1], il l’habituait à se rendre raison de toutes les choses qui occupaient son esprit. Ces entretiens, comme nous l’apprend la sœur aînée de Pascal, se prolongeaient même durant le repas[2].

Lorsque, à douze ans, Pascal commença à étudier les langues anciennes, la logique et la physique, les principes de la géométrie lui étaient déjà familiers. Son père, qui pensait avec raison que l’étude des lettres doit précéder celle des mathématiques avait eu grand soin de cacher ces sciences à sa curiosité. Mais ce mystère même servit à exciter la pénétration du jeune Blaise : il avait furtivement appris dans la conversation de son père, que la géométrie traçait certaines figures et trouvait les rapports de ces figures entre elles. Cette vague notion lui suffit ; il devint géomètre dans ses heures de récréation. Son père fut presque épouvanté du génie de cet enfant, lorsqu’un jour, le surprenant qui traçait des lignes avec du charbon, il vit qu’il était arrivé, à l’aide de ses propres déductions, jusqu’à découvrir la trente-deuxième proposition d’Euclide[3].

Dès lors, le jeune Pascal cultiva sans contrainte la science que son intelligence lui avait si merveilleusement révélée.

Depuis plusieurs années déjà, Étienne Pascal avait quitté la magistrature et s’était retiré à Paris, pour se consacrer sans partage à l’éducation de ses enfants et au commerce des hommes dont le nom était alors célèbre dans les sciences. Mercenne, Roberval, Lepailleur, Desargues et quelques autres mathématiciens, dont la réunion donna plus tard naissance à l’Académie des sciences, entretenaient des correspondances savantes dans les diverses parties de l’Europe, et formaient entre eux des conférences qui avaient lieu quelquefois dans la maison de Pascal. Le prodigieux enfant, admis dans leur compagnie, prenait part à leurs entretiens, étudiait avec eux les problèmes les plus difficiles, et leur enlevait souvent l’honneur de la solution.

Loin de s’éteindre sous cette application prématurée, le vigoureux esprit du jeune Pascal y puisa de nouvelles forces ; mais son organisation physique s’y altéra de bonne heure. Il lui en advint comme à ces jeunes arbres qui éclatent sous le fardeau des plus beaux fruits et périssent ainsi à jamais dévorés par leur trop précoce fécondité. Dès l’âge de dix-huit ans, expiant dans des souffrances anticipées la sublimité de son génie, il dut éprouver douloureusement en lui-même cette condition de misère et de grandeur qui est celle de l’homme, et dont il est devenu l’interprète le plus pathétique. Pascal a laissé des œuvres bien diverses quant à leur objet et quant à leur forme, mais qui toutes portent l’empreinte de cet amour ardent de la vérité spéculative qui constitue son caractère éminent, fut le mobile constant de sa vie et la consuma.

Géomètre et physicien, il était, à trente ans, devenu célèbre dans toute l’Europe ; il avait produit des travaux que Leibnitz admirait (a) et qui suffiraient seuls à sa gloire. Cette partie de son œuvre ne peut pas être ici l’objet d’une appréciation complète (b) . Toutefois, il faut interroger les travaux du géomètre pour comprendre le véritable caractère du moraliste de l’écrivain.

Un génie moins ardent aurait perdu, sous l’aridité des études scientifiques, sa grâce et sa flamme ; c’est à leur discipline sévère que Pascal dut en partie les belles proportions de sa pensée et de son style. C’est dans la pratique des déductions mathématiques qu’il faut chercher le secret de la logique, de la clarté d’exposition, de la netteté et de l’ordre dans les idées, qualités qui, réunies à la vivacité naturelle de son esprit, font de Pascal un écrivain incomparable.

Quelle que soit l’influence qu’ait exercée sur lui la philosophie de Descartes, dont les clartés commençaient à se répandre, l’esprit de Pascal était formé, car il était déjà un géomètre lorsque Descartes fit paraître sa Méthode (c). C’est dans ses propres études, dans ses observations, dans son originalité intime et solitaire, que Pascal a trouvé la méthode toute géométrique qu’il emploie. Il en a lui-même donné les principes ; et il regrettait que cette application de l’esprit de géométrie à l’art de persuader, eût été négligée dans les ouvrages écrits, de son temps, sur l’art de la logique[4]. Pascal apporte cette règle souveraine de son esprit jusque dans les mouvements les plus passionnés de son éloquence, jusque dans cette plaisanterie comique qui a rendu populaires, comme la meilleure pièce de Molière, les Lettres à un provincial.

Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que des facultés si vives et si brillantes fussent tellement emprisonnées dans les sciences abstraites, qu’elles s’en soient dégagées comme par enchantement pour s’élancer tout d’un coup dans le domaine de l’imagination et de la philosophie morale. L’esprit humain n’admet pas ces subites et complètes transformations, et les travaux de Pascal durent être, dès sa première jeunesse, variés comme ses facultés mêmes.

En même temps qu’il contribuait au mouvement scientifique de son époque ; qu’il appliquait à la géométrie et à la philosophie naturelle l’infaillible rigueur de son esprit ; qu’il composait son traité des coniques, et ouvrait la théorie du calcul des Probabilités en définissant les propriétés du Triangle arithmétique ; qu’il inventait sa machine à calculer merveille stérile, témoignage inouï d’une fantaisie opiniâtre et sublime, et accomplissait ses expériences sur l’équilibre des liqueurs et la pesanteur de l’air, il faisait une étude particulière d’Epictète et de Montaigne ; il se préoccupait des problèmes inhérents à la nature même de l’esprit humain, et cette accumulation continue des trésors de la pensée devenait la préparation naturelle du grand écrivain. Pascal s’était arrêté avec une sorte de préférence sur Épictète et Montaigne (d), parce qu’il y trouvait les deux extrêmes de la philosophie humaine ; mais l’ardente activité de son âme s’était portée sur toutes sortes de livres, comme on l’apprend de son propre témoignage[5].

Non : si belle qu’elle soit, l’étude des sciences mathématiques ne suffit point aux âmes richement douées. Ces calculs patiemment élaborés dans les froides régions de l’abstraction ne répondent pas pleinement à leur ambition. Si loin qu’ils soient poursuivis, ils n’apaisent pas ce noble désir départi à l’homme de connaître, de croire et d’aimer. Descartes, Newton, Kepler, Leibnitz et d’autres grands hommes de la science, ne se sont pas contentés des découvertes qu’ils ont faites dans le domaine de l’astronomie et du calcul : ils ont cherché le repos dans de plus hautes contemplations, et quelques-uns même ont écrit des œuvres de théologie.

C’est par la même loi de sa nature supérieure que Pascal, âgé de trente et un ans à peine, fut conduit à quitter l’étude des mathématiques pour celle de l’homme. « La science des choses extérieures, a-t-il dit, ne nous consolera pas de l’ignorance de la morale au temps de l’affliction ; mais la science des mœurs nous consolera toujours de l’ignorance des choses extérieures[6]. »

C’est qu’en effet Pascal avait besoin de consolation. Il souffrait d’un mal profond que la géométrie ne guérit point : il doutait.

La contradiction des systèmes dont il avait suivi la trace dans Montaigne et ailleurs, l’aspect de la société, ce livre le plus redoutable de tous pour une âme vive et pure qui, lorsqu’elle l’ouvre pour la première fois, le trouve si peu conforme au type ineffable du beau et du bien qu’elle porte en elle, avaient profondément tourmenté le cœur de Pascal. Il éprouvait le dégoût de ses premières études, et sa propre existence le fatiguait, lorsque, cédant aux secrètes révélations du monde intérieur, il détourna du monde physique, pour ne plus le diriger que sur Dieu et sur lui-même, le regard profond de sa pensée.

Une première fois déjà, à l’âge de vingt-trois ans, il avait ressenti les vives atteintes de la religion. Dans la compagnie de ses sœurs et de son père, alors intendant des finances à Rouen, il avait reçu une forte impression de la charité fervente de deux gentilshommes du voisinage qui se dévouaient au soin des malades et à tous les devoirs d’une vie exemplaire. Guidé par leurs pieux entretiens, il avait lu quelques ouvrages d’Arnauld, de Jansénius et de l’ardent et austère abbé de Saint-Cyran. Enfin, dans ses excursions à Paris, il était venu s’asseoir au pied de la chaire de l’abbé Singlin, prédicateur qui répandait l’onction d’une parole tout évangélique sur les sévères enseignements de Port-Royal.

Le cœur bouillant de Pascal n’avait pas alors gardé pour lui seul les sentiments nouveaux dont il était pénétré. Il les avait fait partager à son père, homme d’une conscience rigide, mais qui jusque-là s’était exclusivement consacré à l’étude des sciences et à ses devoirs de magistrat. Ses deux sœurs, esprits distingués, âmes élevées, dont le souvenir grave et charmant peut affronter sans crainte la solennité de cet éloge, Gilberte et Jacqueline Pascal, avaient aussi reçu le bienfait de cette prédication fraternelle.

Celle-ci, sœur plus jeune de Pascal, avait, dans sa première enfance, deviné l’art des vers, comme son frère avait trouvé la géométrie. Douée d’une imagination brillante, cultivant la poésie avec agrément, recherchée dans la société, elle n’avait d’abord prêté qu’une attention distraite à la voix sévère et douce de la religion ; mais dès qu’elle l’eut mieux écoutée, elle y trouva tant de charmes, qu’elle quitta tout à fait le monde qui lui faisait de riantes promesses, et résolut d’être religieuse à Port-Royal.

Touchante destinée de cette digne sœur de Pascal ! Quand son frère, laissant s’éteindre son premier enthousiasme, eut abandonné ses projets de retraite et de perfection pour revenir aux études de la science, qu’il se fut en même temps livré pour la première fois à toutes les dissipations d’une existence mondaine, qu’il se trouva engagé dans le chemin de l’ambition, sollicité de toutes parts de prendre femme et d’acheter une charge, et qu’enfin, déjà à demi consumé par les longs travaux de son esprit, il éprouva la vanité de la science et l’insupportable dégoût de la société, ce fut sa sœur Jacqueline, alors à Port-Royal, qui soutint à son tour ses pas chancelants et le ramena à la vie religieuse.

Elle a retracé, dans une lettre[7], la situation d’esprit où se trouvait Pascal au moment de sa seconde conversion. Elle nous initie aux confidences de ce cœur malade à faire pitié, à la fois détaché du monde et sans attrait vers Dieu, et qui, dans cette double solitude, réduit à ses propres forces, regrettait amèrement de n’éprouver plus sur la religion les mêmes sentiments qu’autrefois. Elle nous dépeint les hésitations de son frère devant le respect humain ; nous dit comment, cédant à ses exhortations réitérées, il vint première retraite à Port-Royal-des-Champs, sans que le monde en sût rien, et comment enfin il se livra tout entier à sa vocation nouvelle. « Les uns disent, écrivait-elle, qu’il s’est fait moine ; d’autres, ermite ; d’autres, qu’il est à Port-Royal. Il le sait et ne s’en soucie guère. »

Cependant, en proie à ses agitations intérieures, Pascal essayait de dompter son esprit inquiet en s’humiliant dans les pratiques les plus minutieuses, et, suivant son humeur excessive en toutes choses, il se courbait sous le joug visible des austérités corporelles. Attiré de loin vers la sphère supérieure où se trouvent ensemble les ardeurs de l’intelligence et la paix du cœur, il en cherchait le chemin ; et dans l’angoisse de son désir il suivait les traces extérieures de ceux qui avant lui étaient parvenus dans ce monde invisible de la lumière et de la consolation.

En même temps, il concentrait sa réflexion puissante sur les livres saints : il y trouvait l’histoire du cœur de l’homme racontée avec une simplicité et une splendeur de langage, et surtout avec une profondeur qu’il n’avait rencontrée nulle part ; et, pénétrant de plus en plus dans les mystères de la divine Sagesse et dans les secrets de la destinée humaine, il concevait le dessein d’une apologie de la religion chrétienne.

Il préparait les matériaux de cette œuvre suprême de sa vie et de son génie, quand il se trouva tout à coup appelé dans le champ de la polémique par ses amis de Port-Royal.

Les Provinciales, ce livre si plaisant et si terrible, n’était pas son premier essai contre les jésuites. Avant d’avoir affaire à eux sur le terrain de la morale et de la théologie, il les avait rencontrés sur son chemin, au milieu de ses travaux scientifiques. Un certain Père Noël, peu fort sur la physique et sur le style, avait attaqué, dans le ton d’une plaisanterie assez grossière, les expériences de Pascal sur le vide. Le jeune savant répondit, et la discussion revêtit sous sa plume un langage dont l’élévation et l’ironie font pressentir les Provinciales[8].

On eût dit que la mauvaise étoile des jésuites les poussait à provoquer ce redoutable adversaire. Un autre Père de la même compagnie, directeur du collège de Mont-Ferrand, s’avisa de faire soutenir par ses élèves une thèse dans laquelle on prétendait que Pascal s’était attribué, contre toute justice, les expériences de Toricelli sur la pesanteur de l’air. Cette calomnie lui valut la publication d’une lettre, où le bonhomme, comme l’appelle Pascal, fut couvert de confusion.

Dans ces pages d’un jeune homme de vingt-quatre ans se révèlent déjà, sous l’aridité nécessaire d’une discussion scientifique, les qualités du penseur profond et de l’écrivain exquis : la force et la clarté du raisonnement, la justesse supérieure de l’expression et la grâce d’une vivacité contenue. Que ce géomètre rencontre un sujet digne de lui ; qu’il soit appelé à défendre les droits de la morale, du bon sens et de la conscience, et les richesses maintenant cachées de son beau génie se déploieront tout entières. Il y a une question bien ancienne et qui s’est reproduite à de longs intervalles sous des formes bien diverses ; celle de savoir comment accorder ensemble la liberté de l’homme et la toute-puissance de Dieu : la liberté de l’homme qui, à son gré, peut faire certaines actions ou s’en abstenir ; la toute puissance de Dieu qui, en vertu de sa prescience infinie, semble avoir décidé par avance tout ce qui s’accomplira dans le cours des siècles, depuis les révolutions des empires jusqu’à l’acte le plus obscur de la plus humble créature. Telle est, dans son expression la plus haute, la question qui s’agitait, au milieu du XVIIe siècle, entre les partisans de Jansénius et ceux du jésuite Molina, sous le nom de grâce efficace et de grâce suffisante. On n’était pas d’accord sur l’étendue de la coopération divine dans les actions de l’homme, chacun faisant plus grande ou plus petite, suivant son système, la part du libre arbitre, ou celle de la grâce, c’est-à-dire du pouvoir divin opérant dans l’homme.

L’on ne s’étonnera pas si nous reproduisons ici les termes d’une controverse qui n’est plus de notre âge, qui a passé comme les jansénistes et les jésuites ont passé. L’esprit humain ne se passionne pas aussi longtemps pour des illusions : des intelligences comme celles de saint Augustin, saint Thomas, Luther, Arnauld, Pascal et Bossuet, n’agitaient pas des chimères lorsqu’ils traitaient la question de la grâce. Sous cette discussion entre la grâce efficace et la grâce suffisante, qui n’obtient de nous qu’un sourire, se cache le problème de la responsabilité morale imputable à chacun en proportion de sa raison et de son libre arbitre, problème qui touche aux racines mêmes de toute législation pénale et aux fondements des sociétés. Lorsque cette controverse, renouvelée de saint Augustin de saint Thomas, reparut dans l’Église, deux tentatives, fort diverses dans leur esprit et dans leurs moyens, avaient eu lieu pour relever les croyances catholiques affaiblies par les désordres même du clergé et les fautes de la papauté, par l’anarchie morale qui suit toujours les troubles civils, et enfin par la réforme protestante.

D’une part, un Espagnol, simple laïque, mais qui cachait sous la profession accidentelle des armes un cœur de moine et d’apôtre ou se réveillèrent tout à coup les passions du prosélytisme le plus ardent, Ignace de Loyola, réunissant le double génie de la contemplation et de l’action, avait fondé la société de Jésus. Dans la pensée de leur héroïque fondateur, les jésuites, liés au saint-siège par une soumission absolue et destinés à rétablir l’unité catholique, formaient une milice multiple chargée de suffire à la fois à l’enseignement, à la controverse, à la direction des âmes, à la prédication et à la propagation de la foi dans le monde entier. Cette corporation, qui réunissait des hommes dont les caractères et les talents divers étaient appropriés, sous une direction unique, à tous les besoins et à tous les devoirs de la religion et de la société, eut bientôt étendu son influence dans toute la chrétienté : elle compta des docteurs d’un grand savoir, des saints, des martyrs. Mais à mesure que sa puissance se développa, l’institution se corrompit. Séduits par ce qu’il y avait de véritablement grand dans leur but, les jésuites finirent par croire que tous les moyens étaient bons pour reconquérir le monde au catholicisme. L’esprit de domination altéra en eux celui de la charité et de l’humilité chrétiennes. S’inquiétant beaucoup moins d’améliorer les âmes que de les subjuguer ; transigeant avec les passions humaines pour les ramener à eux alliant dans leur doctrine, avec une souplesse infinie, les sentiments les plus opposés ; à la fois détachés du monde et se mêlant à ses intrigues ; les plus humbles des hommes et les plus impérieux ; les plus sévères et les plus bénins ; les plus austères et les plus relâchés ; plus jaloux du nombre de leurs prosélytes que de leur perfection, ils avaient singulièrement élargi la voie du salut.

Mais de cette étrange conciliation entre les prescriptions de la religion et les vices du monde était née une science qui, sous prétexte d’accommoder la loi religieuse aux exigences du temps et de rendre la dévotion plus populaire en la rendant plus facile, avait corrompu la morale : c’était la nouvelle casuistique, science nécessaire et légitime dans son principe, qui existait avant les jésuites, mais dans laquelle plusieurs de leurs docteurs eurent le tort d’introduire des subtilités et des raffinements inouïs. Lorsque Ignace de Loyola, proposant à ses disciples le double exemple de Marthe et Marie[9], leur recommandait d’être à la fois des hommes du monde et des hommes du cloître, en réunissant en eux-mêmes ce qu’il y a de meilleur dans la vie active et dans la vie spirituelle, il était loin, sans doute, de penser que son institution produirait d’aussi mauvais fruits.

Du même besoin de restaurer la religion affaiblie dans les âmes s’était formée ou plutôt s’était reconstituée une sorte de communauté animée d’un esprit entièrement opposé : c’était Port-Royal.

Ce ne fut d’abord qu’une petite maison de religieuses, Mais, au commencement du XVIIe siècle, quelques hommes, laïques et prêtres, vinrent successivement se grouper autour de ces saintes femmes dont quelques-unes leur étaient unies par les liens du sang. Ils formèrent ainsi une réunion dont les membres n’avaient mission que de leur zèle, et n’étaient retenus que par l’engagement d’une vocation toute volontaire. Ces pieux solitaires, qui ne voulaient, comme ils le disaient eux-mêmes, d’autres lettres patentes que celles de Dieu, scellées de son Saint-Esprit[10], se proposaient, comme les jésuites, de corriger les mœurs en instruisant la jeunesse ; mais aussi rigides pour les vices du monde que les jésuites étaient conciliants, ils semblaient s’être donné la mission d’expier, dans les austérités de la retraite, la corruption de leur siècle. Ils étaient les stoïciens du christianisme ; ou, pour mieux dire, ils reproduisaient aux portes de Paris même, au milieu des troubles civils et des mille agitations des grands et du peuple, les images vivantes de ces Pères du désert qui se cachaient autrefois dans la Thébaïde, n’ayant plus de commerce qu’avec Dieu. Là étaient venus se réfugier de grands esprits, des hommes célèbres dans le barreau, dans les armes, dans les hautes fonctions publiques ou dans les plaisirs de la société, et qu’une vocation mystérieuse entraînait tout à coup loin de la foule. Là parut un jour Pascal cherchant un abri contre son propre génie et sa mélancolie, et qui devait donner à Port-Royal, en retour de l’hospitalité, un de ses plus beaux titres de gloire.

Dans cet asile consacré à la prière, au chant des cantiques au travail des mains et à l’étude des saintes lettres, chacun s’efforçait de renouveler dans sa vie les merveilles des premiers siècles chrétiens ; et plusieurs, tels que Lemaître de Sacy, d’Andilly, Arnauld, Lancelot et Nicole, unissant l’érudition à la piété fervente, rouvraient les sources primitives de la science sacrée et de la spiritualité chrétienne, et composaient pour l’instruction de la jeunesse des ouvrages dont le solide mérite n’a point été surpassé.

Les solitaires de Port-Royal ne communiquaient plus avec le monde que par la pensée, mais leurs écrits s’y répandaient, et il y avait de nombreux lecteurs pour ces livres empreints de la morale la plus élevée et revêtus d’un style simple et grave qui, succédant aux productions recherchées de l’époque précédente, avaient tout le charme d’une belle nouveauté.

Cette autorité de la science et de la vertu devait naturellement porter ombrage à une corporation qui prétendait à la domination universelle des âmes ; et dans plus d’une rencontre déjà les jésuites s’étaient montrés les adversaires avoués de Port-Royal, lorsque la question de la grâce vint donner carrière à toute leur inimitié. Sans nier le libre arbitre ni la responsabilité morale qu’il implique, les solitaires de Port-Royal avaient fait comme tous ceux qui prétendent opérer la réforme de la religion ou la régénération des âmes : frappés de l’étendue de la corruption qu’ils veulent guérir, effrayés des faiblesses de la volonté et de l’infirmité de la raison, ils s’efforcent en quelque sorte d’enlever à l’homme le gouvernement de lui-même et de le placer sous la direction immédiate de Dieu. Ainsi, comme Luther et Calvin, mais avec moins d’excès, Jansénius, Saint-Cyran et Arnauld avaient exagéré la part de la grâce aux dépens de la liberté humaine. Ils avaient tort peut-être ; ce n’est pas ce qu’il nous importe le plus de savoir.

Nous ne rappellerons pas les circonstances dans lesquelles le docteur Arnauld, le grand théologien de Port-Royal, fut traduit devant la Sorbonne, sous l’accusation d’avoir adopté[11] quelques points, déjà censurés par le saint-siége, de la doctrine de Jansénius. Les jésuites poursuivaient de tout leur crédit la condamnation d’Arnauld, et ses amis lui conseillèrent d’opposer à leur influence une défense qui s’adressât au public. Mais l’écrit qu’il composa dans ce but ne leur ayant pas paru assez piquant pour captiver l’attention publique, Arnauld, s’adressant à un jeune homme qui était présent : « Vous qui êtes jeune, lui dit-il, vous devriez faire quelque chose[12] ».

Ce jeune homme était Pascal, et en faisant quelque chose pour la défense d’Arnauld, il produisit un chef-d’œuvre immortel.

Que dire des Provinciales qu’on n’ait déjà dit ? Que dire après Mme  de Sévigné, qui les comparait aux beaux dialogues de Platon ; après Boileau, qui mettait l’auteur de ce livre au-dessus des anciens et des modernes ; après Bossuet, déclarant que c’était l’ouvrage qu’il eût préféré avoir fait ; après Voltaire, y trouvant ce que Molière a de plus comique et ce que l’évêque de Meaux a de plus sublime ? Ces Lettres qui n’étaient d’abord qu’un pamphlet dans lequel Pascal déploya tout ce que la raison a de plus fin, et l’ironie de plus gracieux et de plus irrésistible, devinrent par degré les plus éloquentes des Philippiques. Pour trouver d’aussi beaux mouvements de passion oratoire, il faut aller de Démosthène à Bossuet, et, si nous osions prononcer ici un autre nom nous dirions qu’il nous semble reconnaître par avance dans la voix véhémente de Pascal quelques-uns des accents de Mirabeau, dans ces grands jours de polémique et de tribune, où l’amour de la patrie purifiait à la fois son âme et sa parole.

Pascal, qui était entré dans la lutte pour venir en aide à ses amis de Port-Royal, la poursuivit bientôt pour son propre compte. Non content d'avoir vengé Arnauld des censures de la Sorbonne, il voulut à son tour attaquer les redoutables adversaires de Port-Royal, et il porta jusque dans le camp des jésuites le fer et le feu de sa parole.

A mesure qu’il étudiait les casuistes, il sentait davantage le besoin de porter secours à la morale en péril. Il fut éloquent, parce qu’à ses propres yeux il était l’avocat d’une grande cause. Il était profondément sincère, lorsque s’adressant aux jésuites, il leur disait : « Vous croyez avoir la force et l’impunité ; mais je crois avoir la vérité et l’innocence. » Il avait vu du côté du jansénisme des hommes éminents en piété, en science et en vertu ; du côté du jésuitisme, l’esprit de domination, ayant à son service le relâchement des mœurs et l’intrigue : c’était le sentiment du devoir qui le soutenait quand, du sein de la retraite où il s’était caché, dans une rue obscure du quartier Saint-Jacques[13], entre la Sorbonne et le collège des jésuites, il luttait, armé de son propre compte. seul génie, contre une société toute-puissante qui faisait incarcérer les imprimeurs soupçonnés de travailler à la publication des Provinciales.

Un des plus grands écrivains de notre temps, celui qui a l’insigne honneur d’ouvrir le dix-neuvième siècle par une belle apologie du christianisme, a dit que l’auteur des Provinciales ne fut qu’un calomniateur de génie[14]. L’illustre écrivain que nous osons contredire, peut-être en sa présence, a méconnu la conscience de Pascal et flatté son génie aux dépens de sa vertu.

Oui : il y a autre chose qu’un mensonge immortel dans un livre qui a tellement répondu à la conscience publique, qu’il a suffi pour tenir en échec durant un siècle la puissance des jésuites, demeurant devant eux comme un acte permanent d’accusation jusqu’au jour où, par une réaction naturelle, ils furent exclus de France et de tous les pays de la chrétienté.

Enfin, ne l’oublions pas : au-dessus de la question de la grâce il y en avait une autre qui n’a point vieilli pour nous, celle de la liberté de conscience. Si l’on se reporte au temps de Pascal, l’on verra que les jésuites étaient les représentants et comme les janissaires du pouvoir absolu dans l’empire de l’intelligence et des croyances. Venus au opposition avec l’esprit d’examen de la réforme protestante, ouvriers d’une œuvre impossible, ayant pour mission de faire rentrer dans le réseau de l’unité catholique les ailes déployées de l’esprit humain, ils tenaient pour condamnable toute doctrine qui leur semblait s’écarter tant soit peu de l’obéissance aveugle au saint-siége ou tendre vers la protestante. Les jésuites, par la pente nécessaire de leur institution, en étaient venus à se regarder comme la personnification même de la papauté. Non-seulement tout hérétique était leur adversaire ; mais quiconque devenait leur adversaire était réputé par eux hérétique. Ils avaient la prétention de l’infaillibilité : ils voulaient penser tout seuls ; avoir la science et l’esprit tout seuls ; la charité et la vérité tout seuls ; faire des livres tout seuls, et gouverner tout seuls les consciences des rois, des grands et du peuple.

Voilà pourquoi la raison sublime de Descartes fut réfutée par le singulier argument des arrêts du conseil d’État et des lettres de cachet ; pourquoi sa philosophie, poursuivie et proscrite d’université en université, ne trouva pas même un refuge dans les vénérables cellules des prêtres de l’Oratoire ; pourquoi Galilée fut enfermé dans les cachots de l’inquisition, l’abbé de Saint-Cyran dans le donjon de Vincennes et Sacy à la Bastille ; voilà pourquoi Port-Royal fut persécuté et anéanti. Cette pieuse réunion était soumise aux lois du pays ; elle respectait le chef de l’État et celui de l’Église. Quel était donc son crime ? C’était de former un troupeau à part et de marcher dans le sentier solitaire d’une foi rigide et d’une sorte de réforme orthodoxe.

Ainsi, sans s’avouer peut-être à lui-même toute l’étendue de son œuvre, Pascal, en attaquant la morale et la politique des jésuites, lui qui inclinait sa raison supérieure devant la foi, a défendu contre le pouvoir absolu de la papauté les nobles prérogatives de cette même raison, et les Lettres provinciales sont plus que le premier chef-d’œuvre de la prose française, plus qu’un plaidoyer en faveur de la religion, de la morale et du bon sens ; elles sont un monument élevé à la liberté de conscience.

La condamnation des Lettres provinciales par le saint-siége ne put faire fléchir la conviction de Pascal, et jusqu’à son dernier jour il parla de cet ouvrage comme d’un devoir accompli. Ce grand esprit, qui a dit tant de mal de la raison humaine, n’était-il pas l’éloquent défenseur de la raison, quand il disait avec une sorte de fierté triste et résignée : « J’ai craint que je n’eusse mal écrit, me voyant condamné ; mais l’exemple de tant de pieux écrits me fait croire au contraire. Il n’est plus permis de bien écrire. — Toute l’inquisition est corrompue ou ignorante. Il est meilleur d’obéir à Dieu qu’aux hommes.— Si mes Lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel. L’Inquisition et la Société (des jésuites) sont les deux fléaux de la vérité. »

Le sentiment énergique de la dignité morale et des droits de la pensée humaine se confondait dans la conscience de Pascal avec un attachement toujours subsistant, toujours invincible pour ce qui lui paraissait être la vérité. Après l’avoir défendue sans crainte contre une société remuante qui avait pour elle le roi, le pape, l’inquisition et la Bastille, il la soutint sans faiblesse contre ses amis de Port-Royal. Lorsque ceux-ci, fléchissant à l’aspect des persécutions que leur préparait le crédit de leurs ennemis, furent d’avis de signer un formulaire qui impliquait la rétractation de leur doctrine, Pascal protesta contre leur condescendance. Un jour qu’il conférait sur ce sujet avec Nicole et Arnauld, il éprouva une telle douleur de ne pouvoir les ramener à son opinion, et leur parla avec une si grande force, qu'il perdit entièrement connaissance au milieu de l’entretien, tant était vive l'ardeur de sa conviction, qui lui faisait oublier ses souffrances corporelles !

Tandis que Pascal abrégeait dans des luttes glorieuses ses jours languissants, une humble fille souffrait pour la même cause dans l’obscurité d’une cellule, et lui sacrifiait sa vie.

Appelée avec les autres religieuses de Port-Royal à signer le formulaire, et placée ainsi entre la nécessité de désobéir à ses supérieurs ou de renier la doctrine jusque-là professée à Port-Royal, Jacqueline Pascal ressentit si profondément la violence morale qui lui était faite, qu’elle en devint malade et mourut : personnification héroïque et naïve de l’intelligence et de la conscience souffrant sous une oppression brutale le martyre le plus cruel qu’il leur soit donné de subir en ce monde !

Après avoir contemplé Pascal dans l’activité de ses travaux polémiques, nous le retrouvons de plus en plus épuisé par la souffrance, redoublant ses austérités, gardant la flamme de l’esprit jusque dans les dernières ruines de son existence, et se peignant lui-même dans l’expressive image du Roseau pensant.

Nous avons vu comment Pascal était arrivé au dogmatisme religieux. Désabusé des sciences mathématiques, dans lesquelles il ne voyait plus qu’un essai et non l'emploi de sa force[15], ayant puisé par avance dans de nombreuses lectures, et surtout dans celle de Montaigne, la méfiance des systèmes que peut enfanter l’esprit humain, méfiance portée à tel point que lui, qui avait si puissamment concouru à détruire les préjugés répandus de son temps sur les causes et la nature du vide, il n’admettait pas comme certain le mouvement de la terre sur la foi de Copernic et de Galilée[16] ; et cependant, ayant une activité d’esprit qui ne lui permettait pas de rester indifférent aux grands problèmes de la destinée humaine, Pascal n’employa pas ses immenses facultés à créer un système de plus. Doué de l’imagination à la fois la plus vive et la moins romanesque qui fut jamais il accepta la révélation comme le plus sûr asile contre le doute et les conceptions chimériques et s’y attacha de toute la force de sa raison et de sa volonté.

Naturellement dogmatique, redoutant le scepticisme, autant au moins que l’erreur même, Pascal cherche à tout prix une conclusion : c’est le procédé du grand géomètre ; c’est le besoin de son âme. Il a l’infatigable et sublime désir de croire plutôt que la croyance réelle et vivante. Sa foi ne vient pas du sentiment ; elle est avant tout l’œuvre laborieuse de la volonté ; elle s’entoure d’arguments, et emprunte ses armes à la raison pour vaincre la raison elle-même. Ce n’est pas une jouissance paisible du cœur ; c’est un effort de l’esprit contre lui-même, une lutte suspendue sur le doute comme sur un abîme.

Pascal a lui-même dépeint la situation de son âme dans un dialogue entre un incrédule et un homme convaincu[17]. On sent que les objections qu’il place dans la bouche de l'incrédule ne sont autres que les siennes propres. Elle a été la sienne cette anxiété qui juge qu’il est possible et raisonnable de croire, et en même temps éprouve l’impuissance à croire. On suit pas à pas la route que Pascal a parcourue, et l’on comprend comment les pratiques et les austérités de la vie religieuse furent pour lui les prolégomènes plutôt que les conséquences de la foi.

« Je suis fait de telle sorte, dit l’incrédule, que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse ? »

Voici la réponse que Pascal adresse à l’incrédule, ou plutôt se fait à lui-même : elle est d’une incomparable profondeur.

« Apprenez au moins votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez ; travaillez donc à vous convaincre, non pas par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi, et vous n’en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l’infidélité, et vous en demandez les remèdes : apprenez-les de ceux qui ont été tels que vous, et qui n’ont présentement aucun doute. Ils savent ce chemin que vous voudriez suivre, et ils sont guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé : imitez leurs actions extérieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leur dispositions intérieures : quittez ces vains amusements qui vous occupent tout entier....» Ces paroles, qui renferment une des grandes règles de la vie religieuse, et dans lesquelles Pascal s’est rencontré avec les docteurs de la théologie pratique, expliquent en même temps les austérités, autrement incompréhensibles, dont il s’imposa le joug.

Si, à cette époque de sa vie, on l’eût rencontré, sans le connaître, agenouillé comme la plus simple femme, dans un coin de l’église où reposent aujourd’hui ses cendres, puis que, le suivant jusqu’en sa demeure, on l’eût vu se retranchant toutes les choses superflues de la vie, se réduisant à une sorte de pauvreté volontaire, parlant avec humilité aux gens attachés à son service, leur épargnant, quoique faible et malade, la plus grande partie des soins qu’ils devaient à sa personne, on n’aurait sans doute point imaginé qu’un des plus puissants esprits qui aient existé était caché sous ces apparences vulgaires.

N’eut-on pas jugé, comme l’a fait Voltaire, qu’une pareille conduite émanait d’une intelligence que la superstition avait rétrécie et gâtée ? Bien loin de là, cependant : ces pratiques, si étranges dans Pascal au premier coup d’œil, étaient pour lui une voie de plus pour arriver jusqu’à cette vérité suprême que sa raison lui faisait entrevoir. Il voulait incliner vers la foi sa volonté et son cœur, sans lesquels les raisonnements de l’esprit sont une lettre morte, une lumière qui ne brille par moments que pour faire paraître, quand elle s’éteint, l’obscurité plus profonde ; il demandait à de pieuses habitudes, le repos que lui refusait la dévorante curiosité de son esprit.

Du sein de la révélation où il s’est réfugié contre les sollicitations du doute, Pascal, comme d’autres apologistes de la religion l’ont fait avant lui et après lui, appelle le scepticisme à son aide pour confondre la raison humaine dans le dédale de ses propres systèmes. Les Essais de Montaigne, cet arsenal de toutes les incertitudes, lui étaient familiers, et il y puise une partie des armes qu’il emploie pour combattre l’incrédulité.

Mais le scepticisme devient quelquefois un dangereux auxiliaire : il ressemble à ces troupes indisciplinées qui se retournent contre le drapeau qu’elles ont servi, et portent le ravage indistinctement dans les deux camps. Ce doute, que Pascal invoquait contre l’orgueil et l’incrédulité humaine, se dressait quelquefois contre lui-même, et le pressait dans ses redoutables étreintes.

Des profondeurs de cette pensée mélancolique d’où jaillissent tant de lumières sublimes, s’échappent par intervalles des éclairs qui laissent voir des angoisses infinies. Oh ! que nous sommes loin de ce scepticisme épicurien, content de lui-même, où Montaigne, qui ne se donne pas même la peine d’être incrédule, se complaît comme dans son élément naturel, et qu’il regarde comme le plus doux oreiller pour une tête bien faite ! Tandis que l’indolent philosophe rêve et s’endort au bruit confus des opinions contraires, les incertitudes de la raison humaine tourmentent Pascal comme des apparitions importunes, et le tiennent agité dans l’insomnie perpétuelle de sa pensée.

Aussi les parties de son œuvre qui sont plus particulièrement consacrées à développer les preuves de la religion, perdent beaucoup de leur puissance de démonstration, rapprochées de ces interrogations parfois accablantes que Pascal s’adresse à lui-même, et qui viennent sous sa plume ardente comme une sorte de défi jeté à l’humanité. Nous oserons le dire, parce que la mémoire d’un tel homme peut tout entendre : pris dans son ensemble, le livre des Pensées est l’œuvre d’un esprit qui cherche la vérité, plutôt que celle d’un esprit qui l’a trouvée. Souvent, durant de longues heures, nous sommes resté courbé sur ces pages qui ont le pouvoir de jeter l’âme dans d’involontaires méditations. Nous admirions la force d’argumentation avec laquelle Pascal presse tour à tour les prophètes, les philosophes, et surtout les passions et les sentiments du cœur humain, et les fait témoigner en faveur des vérités révélées. Mais alors qu’ayant parcouru toutes les parties de ce temple inachevé, qu’ayant admiré le génie de l’architecte qui avait élevé l’édifice sur un plan si imposant et dans un style si majestueux et si sévère, alors que nous cherchions le Dieu et l’autel afin de recueillir et de consoler notre âme dans la prière, il nous semblait que nous ne les trouvions pas, que nous n’entendions pas les hymnes joyeux qui attestent la divine présence, et que l’encens du sacrifice n’arrivait pas jusqu’à nous ; il nous semblait enfin que nous sortions froids et troublés de cette demeure où le nom de l’architecte était plus visible que celui de Dieu.

Voltaire eut un jour la fantaisie de pénétrer dans cette solitude, et, remarquant çà et là quelques images chargées de tristesse et d’austérités, il se crut dans un lieu consacré à la superstition, et il en sortit en riant, sans en comprendre la majesté.

Tâchons d’être plus juste, et, sans exagérer la gloire de Pascal, la méconnaissons pas. Après le spectacle de l’homme qui possède humblement les lumières de la religion et de la philosophie, et les répand avec sérénité autour de lui, il n’y en a pas de plus vénérable que celui de l’homme qui aspire de tout son désir, de toute son intelligence, de toutes ses forces, vers Dieu et vers la vérité.

C’est le spectacle donné par Pascal : c’est par là que son génie demeure encore bienfaisant sous l’immense tristesse qui l’obsède.

D’ailleurs, l’agitation inquiète communiquée aux âmes qui contemplent de près les luttes de cette intelligence supérieure, peut devenir une préparation salutaire pour celui qui veut arriver à la sérieuse connaissance de soi-même.

Nul n’a senti plus profondément que Pascal, et n’a retracé en caractères plus lisibles la grandeur et la misère de l’homme. Ce texte ancien, souvent traité par les Pères de l’Église, semble tout nouveau dans sa bouche et devient le triomphe de son éloquence. Pascal est irrésistible chaque fois que, prenant d’un côté la nature humaine et de l’autre la sagesse des livres saints, il explique l’une par l’autre, et de ce rapprochement fait sortir, comme d’une sorte d’équation mathématique, la vérité et la divinité des Écritures. Il déroule pour ainsi dire les pages les plus secrètes du cœur, et, versant sur ce mystérieux palimpseste les flots de la parole sacrée, il fait revivre et reparaître, sous les caractères confus tracés par les passions, les traits primitifs écrits de la main de Dieu même.

Le grand écrivain qui, de nos jours, a répandu sur les austérités de la religion chrétienne les éblouissantes couleurs de son imagination, et qui semble avoir puisé dans Pascal(e) l’idée même de son bel ouvrage, s’est pareillement attaché à démontrer que la doctrine des livres saints est la plus conforme à la nature de l’homme, ou plutôt la seule appropriée à ses désirs, à ses doutes, à ses grandeurs, à ses misères et à ses contradictions. Telle est, en effet, l’éternelle supériorité de la religion chrétienne sur toutes les philosophies, sur toutes les croyances qui se sont propagées dans le monde.

On ne trouve point, dans le Génie du christianisme, la profondeur continue de Pascal ; et cependant, nous n’hésitons pas à le dire, cet ouvrage a beaucoup plus servi la cause de la religion que le livre des Pensées. Où chercher la cause de cette plus grande influence, si ce n’est que M. de Châteaubriand s’adresse davantage à l’imagination et au sentiment, et s’accommode mieux par cela même aux proportions ordinaires de l’humanité ?

Le cœur de l’homme est ainsi fait, qu’il ne suffit pas de lui démontrer, à l’aide du calcul des probabilités, qu’il y a par delà ce monde un Dieu, et par delà cette vie une âme immortelle ; de lui dire que, si ce n’est pas chose certaine que la religion existe, il n’est pas certain non plus qu’elle n’existe pas[18], et qu’entre ces deux incertitudes il est plus sage de croire que de ne pas croire. Qu’importent ces calculs, si celui qui nous parle, pour nous conduire à la foi, n’a pas dans sa voix, dans son accent, dans sa parole, cette inspiration involontaire, inimitable, qui naît de la conviction et qui la propage ? Oh ! que ce grand génie devait souffrir, lorsque, descendant des régions abstraites où le raisonnement soutenait son espérance, il ne retrouvait pas en lui-même cet enthousiasme paisible de la foi, objet de ses désirs ! « Oh ! qu’heureux sont ceux, disait-il, qui, avec une liberté entière et une pente invincible de leur volonté, aiment parfaitement et librement qu’ils sont obligés d’aimer nécessairement[19] ! »

Telle sans doute était encore la situation morale de Pascal, lorsque la mort vint interrompre son ouvrage et lui faire trouver, dans le sein de l’éternelle vérité le repos qu’une intelligence comme la sienne ne pouvait peut-être pas obtenir en ce monde.

Il y a une œuvre que l’ambition de l’esprit humain poursuit à travers les âges ; c’est d’établir les véritables principes de la métaphysique et de la morale sur une base à jamais immuable et indestructible : c’est l’œuvre des Titans entassant les montagnes pour escalader le ciel ; c’est la toile mystérieuse qu’on n’achève point ; c’est l’œuvre dont Pascal a été le martyr. Ces fragments épars qu’il a laissés et qui, pareils aux débris d’un vaste miroir, ne reflètent que quelques rayons isolés de vérité, ne sont-ils pas l’image même de ce travail universel du genre humain, travail qui se perpétue de siècle en siècle, sans que le génie de l’homme puisse jamais dire : J’ai achevé.

On retrouve dans tout ce qu’a écrit Pascal cette inspiration morale qui est commune à tous les écrivains de Port-Royal. Mais si Pascal appartient au jansénisme par son sens dogmatique et par l’ardente austérité de sa vie, il s’en éloigne naturellement par l’ampleur même de son génie. L’aigle, quand il prenait son vol sans limites, emportait avec lui dans l’espace, au bout de ses ailes puissantes, l’étroite prison où il essayait lui-même de se contenir.

Le jansénisme, qui n’est pas assez grand pour l’esprit de Pascal, est en parfait accord avec ses mœurs. Pascal et les jansénistes ont professé, dans la pratique et dans la spéculation, une morale en bien des points dure et excessive, et qui semble, comme celle des stoïciens, beaucoup mieux appropriée à la solitude qu’à la société. Les âmes ardentes s’y complaisent aisément. La jeunesse surtout, dans les troubles de son intelligence et dans les orages de son cœur, a quelquefois besoin de cette sainte exagération du devoir : emportée par la vivacité de l’âge, et obligée de choisir entre deux écueils, heureuse quand elle se jette dans l’extrême du bien, et qu’il lui est donné de dissiper noblement l’excès de son âme dans la poursuite d’une infinie perfection !

Mais cette morale dépasse les forces ordinaires de l’humanité, et il a été facile à Voltaire, qui n’en comprenait pas le côté sublime et nécessaire d’exhaler contre les superstitions de Port-Royal et de Pascal l’humeur moqueuse de son esprit. Voltaire, en poursuivant d’un commentaire railleur et satirique ce qu’il appelle le fanatisme et la folie de Pascal, est tombé à son tour dans l’injustice, et pour ainsi dire dans la superstition du bon sens. Il s’est manqué à lui-même en oubliant le respect que le génie doit au génie.

En lisant quelques-unes de ces épigrammes brutales ou légères si lestement jetées çà et là, ne semble-t-il pas voir un enfant qui, passant sur les ruines d’un temple, et oublieux des belles proportions du monument, s’amuse à tracer sur le marbre antique une image capricieuse ou une inscription frivole. Ces traits s’effacent bien vite et le monument demeure. Ainsi la gloire de Pascal est restée intacte sous la main malicieuse de Voltaire.

O Pascal ! vous qui avez souffert pour la vérité et la sainteté, qui avez éprouvé les gémissements du doute, qui avez vécu dans l’obscurité et vous êtes enfermé dans votre pensée pour y mourir, nous préférerions mille fois avoir vécu comme vous, avoir souffert comme vous, mourir comme vous, au milieu de l’âge, si nous avions à choisir entre votre destinée inachevée et l’existence séculaire de Voltaire, avec la gloire qui l’assista jusqu’au bord de la tombe, les richesses dont il fut entouré, les plaisirs qui l’enivrèrent, mais aussi avec les amers sourires qui s’échappaient sans fin de son âme, comme des flèches mortelles contre tout ce qu’il y a de plus noble et de plus consolant en ce monde !

Mais il ne faut imiter ni Voltaire ni Pascal. On peut méconnaître Dieu aussi bien en exagérant la vertu qu’en l’insultant, et il y a plus de véritable grandeur à vivre sagement pour elle, qu’à mourir par le suicide du glaive comme Caton et Brutus, ou par le suicide de la pensée comme Pascal.

Paris, 15 mars 1842.



NOTES.

(a) Un neveu de Pascal, M. Périer, avait communiqué à Leibnitz plusieurs manuscrits de Pascal, relatifs aux coniques, et lui avait demandé s’ils étaient assez achevés pour être publiés, et dans quel ordre ils devraient l’être. La réponse de Leibnitz (lettre du 3o août 1676) exprime la plus haute estime pour ces travaux de Pascal, et presse M. Périer de les donner au plus tôt au public. « Je souhaiterais, lui dit-il en terminant, de pouvoir vous donner des marques plus convaincantes de l’estime que j’ai pour vous et de la passion que j’ai pour tout ce qui regarde feu M. Pascal. »

(b) L’originalité scientifique de Pascal consiste beaucoup moins, ce nous semble, dans le nombre et l’importance des découvertes qu’il a faites, que dans la perfection de la méthode qu’il a employée dans l’étude des sciences. Il a porté la puissance de démonstration et de déduction jusqu’à ce degré où elle devient une véritable invention. De plus, il a fait voir avec Descartes que l’autorité de la raison et de l’expérience est souveraine dans les sciences mathématiques et naturelles ; enfin, il a professé le progrès indéfini de l’esprit humain en ce qui concerne les mêmes sciences. Ces vérités sont vulgaires aujourd’hui ; elles étaient neuves et hardies pour les contemporains de Pascal : les proclamer de son temps, c’était rendre plus féconde et plus prompte la rénovation scientifique qui s’accomplissait alors Europe.

Quant à l’examen détaillé des travaux mathématiques de Pascal, il échappait à notre compétence sur divers points, et nous avons pensé, d’ailleurs, qu’il n’avait point été exigé par l’Académie, dont le programme était ainsi conçu : « L’Académie propose aujourd’hui l’éloge de Pascal, de ce grand et multiple génie qui, disant lui-même avec un modeste orgueil que la géométrie devait être l’essai et non l’emploi de notre force, indiquait assez que, pour analyser les puissances de sa pensée, il faudra surtout faire ressortir son caractère de profond moraliste et d’écrivain sublime. » (Rapport de M. le secrétaire perpétuel, dans la séance du n juin 1840.)

(c) La Méthode parut pour la première fois en 1637. Pascal avait alors quatorze ans, et deux ans plus tard il avait composé un Traité des coniques, ouvrage tellement fort, que Descartes ne voulut jamais croire qu’un géomètre de seize ans en fût l’auteur. (Voyez sur ce dernier point la Vie de Descartes, par Baillet.)

(d) Il faut lire dans les Mémoires de Fontaine (tom. II) le simple et attrayant récit de la première entrevue qui eut lieu à Port-Royal-des-Champs entre M. Lemaître de Sacy et M. Pascal, dont l’arrivée fit grande sensation parmi les solitaires, car sa conversation brillante charmait et enlevait tout le monde. « M. Pascal, ajoute Fontaine, dit à M. de Sacy que ses deux livres les plus ordinaires avaient été Epictète et Montaigne. » C’est à cette occasion que les deux interlocuteurs eurent ensemble cet entretien si grave et si beau, rapporté par Fontaine, d’où l’on a extrait en l’altérant le morceau qui se trouve parmi les Pensées sur Epictète et Montaigne. La philosophie des stoïciens était fort en vogue à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe. La traduction française du Manuel d’Épictète, par Du Vair, était alors très-répandue.

(e) M. de Chateaubriand termine ainsi le chapitre consacré à Pascal dans le Génie du christianisme : un triste retour sur nous-même. Pascal avait entrepris de donner au monde l’ouvrage dont nous publions aujourd’hui une si petite et si faible part.

Quel chef-d’œuvre ne serait-il point sorti des mains d’un tel maître !... » (3e partie, liv. 2, chap. 6. — Voyez aussi 4e partie, liv. 6, chap. 12.)

  1. Expressions de Mme Perier, sœur de Pascal.
  2. Vie de Pascal, par Mme Périer.
  3. Voyez Vie de Pascal, de plus, la préface du Traité de l’équilibre des liqueurs ; Paris, 1663.
  4. Tom. II, pag. 70 (édition en cinq volumes in-8o)
  5. Tom. II, pag. 154
  6. Id., pag. 74.
  7. Lettre à Mme  Périer. — Voy. Recueil de plusieurs pièces pour servir à l’histoire de Port-Royal ; Utrecht, 1740.
  8. Tom. IV, pag. 59 et suiv.
  9. Vie d’Ignace de Loyola, par le P. Bouhours.
  10. Recueil de pièces, etc. — Mémoire d’Antoine Lemaître.
  11. Particulièrement dans son écrit intitulé : Seconde lettre à un duc et pair.
  12. Recueil de pièces, etc., pag. 278.
  13. La rue des Poiriers ; dans une auberge, à l’enseigne du roi David.
  14. Études historiques de M. de Chateaubriand, tom.IV.
  15. Lettre de Pascal à Fermât, tom. IV, pag. 392.
  16. Voy. tom. II et tom. IV. — Condorcet, dans une de ses notes sur les Pensées, attribue au fanatisme, ou à la crainte de choquer le pouvoir qui condamna Galilée, le doute exprimé par Pascal sur le mouvement de la terre. C’est une erreur manifeste : Pascal, quelque extraordinaire que cela puisse paraître, ne croyait pas à la vérité du système de Copernic et de Galilée. Plusieurs passages de ses œuvres le prouvent jusqu’à l’évidence.
  17. Tom. II, pag. 222.
  18. Voy. Œuvres de Pascal, tom. II, pag. 410.
  19. Tom. II, pag. 435