Éloge de l’âne/XIV

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CHAPITRE XIV.

Réponse aux objections.


Il me semble déjà entendre hennir un coursier superbe : je le crois voir lancer un regard de dédain sur l’âne qui broute à ses côtés, et s’élançant dans les airs, faire parade de son adresse et de sa beauté. Apaisez-vous, trop fier cheval, cette housse d’or, ce mors d’argent, ces rubans qui vous décorent, sont le symbole de la frivolité. Quiconque n’a que ce mérite est moins pour moi, qu’un papillon, le plus élégant, mais le plus inutile des insectes.

Ce n’est pas non plus la qualité des personnes qui vous emploient, qui doit vous énorgueillir. L’âne a joui autrefois des mêmes avantages dont vous jouissez : il les partage encore et il ne s’en glorifie point. Tous ces accessoires sont étrangers au mérite personnel, et c’est lui seul qui doit nous juger. Vous êtes jeune, alerte, joli, on vous chérit, on vous fête. Tremblez, tremblez, la vieillesse va bientôt vous surprendre, et d’évêque vous deviendrez meûnier. C’est assez l’usage.

À tort vous objectez à l’âne[1], qu’il est dans certains pays un supplice infâme, il pourrait vous faire le même reproche. N’est-ce pas à la queue d’un cheval qu’on attacha la célèbre Brunehaut, cette reine si décriée par les anciens et vengée par les modernes ? N’est-ce pas un cheval qui traîne la charette qui porte un criminel à l’échafaud, qui tire la claie sur laquelle est étendu le cadavre de celui qui s’est donné volontairement la mort ? Perfide Metius, ce furent des chevaux indomptés qui te déchirèrent par lambeaux pour venger ta trahison. Si une malheureuse qui n’a pas rougi de dégrader son sexe, en immolant d’innocentes victimes à la prostitution, est condamnée à parcourir les rues de Babylone, un chapeau de paille sur la tête, assise sur un âne, la face tournée vers la queue, est-ce une raison pour mépriser l’âne qui la porte ? Non sans doute : châtier les méchants fut toujours l’emploi des demi-dieux.

Les objections des ânes de Babylone, ne sont pas mieux fondées que celles du cheval : ils se récrient sur les emplois de l’âne : ils les traitent de vils, de grossiers : d’emplois bas et avilissants : cette prétendue bassesse est absolument imaginaire. Nul état sur la terre n’est déshonorant pourvu qu’on l’exerce avec zèle et probité. Qu’on couvre d’opprobre un usurier, un tartufe, un fainéant, je ne m’y oppose pas ; mais un âne fut-il employé à des travaux encore plus mécaniques que ceux qu’on lui donne, dès qu’il fait son devoir, il mérite des éloges.

Au reste, qu’entend-on par de vils emplois ? Quels sont donc ceux de l’âne pour les ranger dans cette classe ? Un laboureur actif, un artisan intelligent, est-il moins précieux à la société, qu’un marchand de cabrioles, un joueur de gobelets ? Est-il plus noble de jeter des dés sur un tapis vert, ou remuer des cartes, que de transporter du fumier sur la terre pour l’engraisser ? Tel est pourtant l’emploi de l’âne : où est cette prétendue bassesse dont on fait tant de fracas ? C’est un fantôme, on ne le réalisera jamais.

Je ne vois qu’une seule différence entre les occupations d’un âne de Montmartre, et celle d’un âne de Babylone ; l’utilité des uns, et la superfluité des autres : on peut se passer de docteurs, de commis, d’acteurs… un âne est absolument nécessaire, et tout ce qui est nécessaire ne peut être méprisable. Ne parlons donc plus de ces frivoles objections : convenons de bonne foi que soit qu’on considère son extérieur ou son intérieur, l’âne est le plus utile et le plus parfait des animaux.


  1. Cordemoy est le premier qui a dit du bien de la reine Brunehaut. Les historiens modernes prétendent que les anciens n’en ont mal parlé, que parce qu’ils étaient moines, et qu’elle ne leur a point fait de bien. Mais c’est une plaisanterie ; et quoique Voltaire ait dit qu’elle avait à peu près 80 ans, lorsqu’on suppose qu’elle fut mise à mort, et qu’à cet âge une femme n’a point de cheveux ; d’où il conclut que ce fait est faux : malgré ces raisons, j’ai cru pouvoir suivre l’opinion commune, qui la fait traîner par un cheval, à la queue duquel elle était attachée ; sans m’embarrasser si c’était par les pieds, par les mains, ou par les cheveux.