Éloge de l’âne/XVI

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CHAPITRE XVI.

Le coup de patte.


Pour achever de démontrer la supériorité de nos baudets sur tous les animaux en général, et sur les ânes à courtes oreilles en particulier, il ne sera pas hors de propos de dire ici quelques mots sur les ânesses de Babylone ; elles influent trop sur la société, pour les passer sous silence.

Si ce n’est pas l’usage de chercher ce qu’on a, il en faut conclure que les Babyloniennes n’ont jamais eu la beauté en partage ; elles la cherchent toute leur vie. Ce qu’il y a même de fort singulier, c’est qu’elles s’imaginent que c’est une marchandise qui se trouve au marché, et qu’avec de l’argent on peut l’acheter. En conséquence, elles courent soir et matin chez les marchands, pour en faire l’emplète : malheureusement aucun de ces vendeurs de beauté, n’a le privilège de la livrer en gros, ils ne la donnent qu’en détail : et chaque marchand ne tient souvent que d’une espèce. Chez celui-ci, ce sont les roses ; chez celui-là, ce sont les lys : ici l’on trouve la fraîcheur ; d’un autre côté, on vend des dents ; ailleurs on distribue des boucles, des chignons ; un sixième tient magasin de gorges de tout âge, de toutes grosseurs ; un septième enlève la barbe ; un huitième fournit de quoi faire des sourcils, et ainsi du reste. De façon qu’une femme est obligée de parcourir trente-six boutiques, avant que d’avoir rassemblé tout ce qu’il lui faut pour devenir belle.

De retour au logis, c’est un autre opéra ; il faut recoudre tous ces lambeaux séparés. Pour y parvenir, on a recours à des ravaudeuses de beauté, qu’on nomme femmes de chambre : c’est un ouvrage immense. À peine deux heures de travail suffisent pour en venir à bout : il y a toujours quelque couture qui fait mal. Il n’est pas si facile qu’on pense de faire paraître neuf, un visage composé de pièces et de morceaux. Heureuse l’ânesse qui a une ravaudeuse habile ! elle retournera sa figure de toutes les façons.

Les Babyloniennes n’étant pas naturellement belles, n’ont qu’une idée fort imparfaite de la beauté : cette idée est même très-sujette à changer. C’est ce qui a fait croire à plusieurs naturalistes, que la beauté est une chose de pure convention, qu’elle n’a rien de réel. D’autres, frappés de l’espèce d’uniformité qu’ils ont remarquée dans les traits de toutes les ânesses, n’ont osé décider la question. Pour moi, après avoir examiné fort scrupuleusement les Babyloniennes, j’ai observé que ce changement et cette uniformité venaient de ce que dans la capitale, il paraît de temps en temps, un modèle auquel toutes les ânesses qui aspirent au titre de jolies, doivent se conformer. Je me rappelle que dans mon dernier voyage, ce modèle avait la chevelure blonde : il y avait de quoi désespérer celles qui étaient brunes. Par bonheur on inventa une poudre rougeâtre, qui les mit à l’unisson ; de sorte que toutes les ânesses de Babylone furent blondes.

Je pense que le modèle en question, n’est qu’un buste terminé en pointe, posé sur un piédestal ovale, revêtu d’une riche draperie, qui tombe par-derrière jusqu’à terre. Du moins, telle est la forme de toutes les Babyloniennes : plus elles sont pointues par le bas du buste, plus elles approchent du modèle, plus elles se croient jolies. Leur corps ressemble à un cône renversé : leur tête est placée sur la base du cône, et la pointe porte sur un piédestal ovale, tel que celui dont je viens de parler : c’est là ce que l’on appelle une femme.

Comme le modèle n’a ni pieds, ni jambes, et que les ânesses de Babylone en ont, cette imperfection leur cause bien de l’embarras : elles font tous leurs efforts pour cacher cette difformité. Communément elles disent qu’elles n’ont point de pieds, ou qu’ils sont si petits, si petits, que ce n’est pas la peine d’en parler. Malheur à celles à qui la nature en a donné de bien dodus, on les pressera, on les gênera, jamais ils ne verront le jour. Aussi, pourquoi les cordonniers n’ont-ils pas l’esprit de les rendre invisibles ? À coup sùr, ce sont des sots.

On devine aisément que n’ayant pas de pieds, ou du moins feignant de n’en pas avoir, il n’est pas possible que les Babyloniennes puissent marcher : elles ne sont pas faites pour cela. On les accuse cependant d’être toujours en mouvement, de ne pouvoir rester un seul moment à la même place : cela n’est pas surprenant, une girouette doit tourner au moindre vent.

Ces qualités extérieures sont soutenues par des caprices sans nombre, un million de grimaces, et un babil sans fin. Elles se détestent réciproquement, et ne se plaisent qu’avec les ânes du même pays. Elles leur font accroire qu’elles sont les créatures les plus parfaites, les plus accomplies qui soient dans l’univers. À force de l’entendre répéter, ces ânes s’imaginent bonnement qu’elles ont raison : ils leur ont dressé des autels ; ils ne reconnaissent point d’autres dieux.

À Montmartre, l’âne et l’ânesse vont d’un pas égal ; l’un ne se croit pas plus que l’autre ; tous deux travaillent, tous deux sont utiles à la patrie. À Babylone, c’est bien différent ; les ânesses sont des reines : des reines ne travaillent pas : les ânes sont leurs sujets, leurs esclaves, et quelque chose de pis encore.

Une ânesse qui a bien su copier le modèle du jour, est la boussole de l’entendement des Babyloniens. C’est elle qui dirige leurs pensées, leurs paroles, leurs actions. Rien ne sera bien dit, rien ne sera bien fait que ce qu’elle aura dit, fait ou fait faire : lui désobéir, est un crime de lèze-beauté divine. Quiconque n’encense pas l’idole, est regardé comme un athée ; les foudres de l’indignation ont déjà frappé sa tête, il ne parviendra jamais.

J’ai connu un âne de robe, qui avait pour maîtresse, une de ces soi-disantes beautés divines ; c’était elle qui dictait ses arrêts : celle-ci a décidé que deux ânes d’épée doivent s’égorger, il faut qu’ils s’égorgent, un poste est vacant, un mauvais sujet le demande, une ânesse le protège, le poste est à lui. Une ânesse titrée déclare que telle autre ânesse est sujette à faire de faux pas ; fut-elle l’ânesse la plus ferme du monde, il faut que tous les ânes de l’assemblée soient de son avis ? Sans cela point de miséricorde. Un simple doute est un crime ; et l’ânesse qui donne le ton, fut-elle la plus abominable ânesse de Babylone, il faudra lui supposer des vertus.

Les ânes de Montmartre ne sont pas si complaisants ; ils croiraient faire un crime horrible s’ils étaient juges, de ne prendre pour loi, que le caprice de leur maîtresse, ce serait Vénus elle-même qui leur présenterait un mauvais sujet, ils se reprocheraient toute leur vie, s’ils le préféraient à un âne de mérite. Jamais on ne les entendra, pour faire leur cour, louer les présents, et parler mal des absents. Qu’on les traite, si l’on veut, d’ânes grossiers, d’ânes sans principes, sans éducation, ils ne s’en fâcheront point. C’est acheter trop cher le titre de poli, que de le payer aux dépens de l’honneur et de la vérité.