Éloge de la folie (Nolhac)/L

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Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 60-62).

L. — Les Poètes me doivent moins, quoiqu’ils soient naturellement de mon ressort. Ils forment une race indépendante, comme dit le proverbe, appliquée constamment à séduire l’oreille des fous par des choses de rien et des fables purement ridicules. Il est surprenant qu’avec un tel bagage ils se promettent l’immortalité, une vie égale à celle des Dieux, et qu’ils se croient capables de l’assurer à autrui. Cette catégorie, qui est avant tout au service de l’Amour-Propre et de la Flatterie, est dans tout le genre humain celle qui m’honore avec le plus de sincérité et de constance.

Les Rhéteurs aussi relèvent de moi, quoiqu’il leur arrive quelquefois de m’être infidèles et de lier partie avec les philosophes. Entre autres sottises, je leur reproche d’avoir écrit tant de fois, et avec tant de sérieux, sur l’art de plaisanter. L’auteur, quel qu’il soit, du traité De la Rhétorique à Herennius compte la Folie parmi les facéties, et Quintilien, qui est prince dans leur ordre, a un chapitre sur le rire qui est plus long que l’Iliade ! La Folie a pour tous tant de prix que très souvent, pour suprême argument, il leur arrive de soulever une risée. C’est donc à moi qu’ils ont recours, puisque c’est mon rôle de faire éclater de rire.

De même farine sont les Écrivains, aspirant à une renommée immortelle par la publication de leurs livres. Tous me doivent énormément, ceux surtout qui griffonnent sur le papier de pures balivernes. Quant à ceux qui soumettent leur érudition au jugement d’un petit nombre de savants et qui ne récusent ni Persius ni Lélius, ils me semblent beaucoup plus misérables qu’heureux, vu la torture sans fin qu’ils s’imposent. Ils ajoutent, changent, suppriment, abandonnent, reprennent, reforgent, consultent sur leur travail, le gardent neuf ans, ne se satisfont jamais ; et la gloire, futile récompense que peu reçoivent, ils la payent singulièrement aux dépens du sommeil, ce bien suprême, et par tant de sacrifices, de sueurs et de tracas. Ajoutons la perte de la santé et de la beauté, l’ophtalmie et même la cécité, la pauvreté, les envieux, la privation de tout plaisir, la précoce vieillesse, la mort prématurée et beaucoup d’autres misères. Par cette continuité de sacrifices, notre savant ne croit pas acheter trop cher l’approbation que lui marchande tel ou tel cacochyme.

Et voici que mon écrivain, à moi, jouit d’un heureux délire, et sans fatigue laisse couler de sa plume tout ce qui lui passe par la tête, transcrit à mesure ses rêves, n’y dépensant que son papier, sachant d’ailleurs que plus seront futiles ses futilités, plus il récoltera d’applaudissements, ceux de l’unanimité des fous et des ignorants. Que lui importent ces trois docteurs qui pourraient les lire et qui en feraient fi ? que pèserait l’opinion d’un si petit nombre devant la multitude des contradicteurs ?

Mieux avisés encore ceux qui savent s’attribuer des ouvrages d’autrui. La gloire qui reviendrait à un autre pour son grand travail, ils se l’adjugent, certains que l’accusation de plagiat ne les empêchera pas d’en avoir eu pour un temps le bénéfice. Voyez-les plastronner sous les éloges et montrés du doigt par la foule : « Le voilà, cet homme fameux ! » Les libraires les exposent en belle place ; au titre de leurs ouvrages, se lisent trois noms le plus souvent étrangers et cabalistiques. Que signifient donc ces mots, Dieux immortels ! et qu’il y a peu de gens dans le vaste univers à pouvoir en comprendre le sens, moins encore à les approuver, puisque même les ignorants ont leurs préférences ! Ces mots, en réalité, sont d’ordinaire forgés ou tirés des livres des anciens. Il plaît à l’un de se nommer Télémaque, à un autre Stélénus ou Laërte, ou encore Polycrate ou Thrasimaque ; ils pourraient aussi bien donner à leurs livres le titre de Caméléon ou de Citrouille, ou y inscrire comme les philosophes Alpha ou Bêta.

Le fin du fin est de s’accabler d’éloges réciproques en épîtres et pièces de vers. C’est la glorification du fou par le fou, de l’ignorant par l’ignorant. Le suffrage de l’un proclame l’autre Alcée et celui-ci le salue Callimaque. Celui qui vous dit supérieur à Cicéron, vous le déclarez plus savant que Platon. On se cherche parfois un adversaire pour grandir sa réputation par une bataille. « Deux partis contraires se forment dans le public » ; les deux chefs combattent à merveille, sont tous deux vainqueurs et célèbrent leur victoire. Les sages se moquent à bon droit de cette extrême folie. Je ne la nie point ; mais, en attendant, j’ai fait des heureux qui ne changeraient pas leur triomphe pour ceux des Scipion.

Mais ces Savants aussi, qui prennent tant de plaisir à rire de ces énormités et à jouir de la folie des autres, ne sont pas moins mes débiteurs et ne pourraient le contester sans être les plus ingrats des hommes.