Éloges historiques (D’Alembert)/Éloge de Boissy

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Éloges historiquesBelinŒuvres complètes de D’Alembert. Tome III (p. 507-521).


ÉLOGE DE BOISSY[1]


Ayant fait en province ses premières études, il vint à Paris à l’âge de vingt ans, sans fortune, et pressé de vivre. Le besoin impérieux de subsister, et la ressource, malheureusement unique, que sa plume lui offrait pour satisfaire à ce besoin, lui fit embrasser le genre d’écrire qui pouvait le plus aisément lui procurer des lecteurs, mais qui devait plus sûrement encore lui attirer beaucoup d’ennemis. Il se fit à la fois connaître et haïr par quelques satires imprimées, où il attaquait, sans ménagement et sans distinction, tout ce que la littérature avait alors de plus célèbre ; il portait ses coups jusqu’à l’Académie prise en corps, et fut en cela moins avisé que l’avait été Despréaux lui-même, malgré son talent et son goût pour la satire. Cet illustre écrivain, n’étant pas encore membre de la compagnie, avait eu dessein de finir le premier chant de son Art poétique par ces deux vers, qui devaient terminer le portrait d’un mauvais poète :


Et dans l’Académie, orné d’un nouveau lustre.
Il fournira bientôt un quarantième illustre.


Mais il eut la prudence de les retrancher à l’impression, pour ne pas déplaire à un corps où il avait la secrète envie d’entrer tôt ou tard ; car, en l’attaquant même, il était bien loin de le mépriser, et désirait encore plus d’être le confrère de Bossuet, de Corneille et de Racine, qu’il ne craignait d’être celui de Chapelain, de Cotin et de Cassagne. Boissy ne fut pas aussi sage, et s’aliéna, par son imprudence, tous ceux qu’il avait besoin de ménager. C’est ainsi qu’ont débuté plusieurs écrivains, qui, par ce fatal essai de leurs talens, se sont perdus à l’entrée de leur course. Celui dont nous parlons en fit long-temps la triste épreuve. Il a fallu qu’il vieillît dans le repentir, et qu’il expiât, par de longs chagrins, les torts de sa jeunesse, pour parvenir à les faire oublier, et pour recueillir de ses travaux quelques fruits tardifs, dont il n’aurait tenu qu’à lui de jouir beaucoup plus tôt.

On ne saurait trop répéter aux jeunes gens qui, nés avec quelques dispositions, entrent dans la carrière des lettres, que souvent le bonheur de leur vie tient encore moins au succès de leurs premiers ouvrages qu’à la nature de ces ouvrages même ; et que la satire surtout est le genre le plus fâcheux par lequel ils puissent s’annoncer. Il est vrai qu’un auteur qui déchire ses confrères, est à peu près assuré, quelque grossièrement qu’il les déchire, d’être lu et quelquefois goûté pour un moment, parce que la satisfaction de voir le mérite outragé, est le premier besoin de la méchanceté oisive et jalouse ; mais l’imprudent écrivain qui se charge d’apprêter les poisons dont elle se nourrit, est encore plus sûr d’être promptement oublié, qu’il ne l’était d’être applaudi quelques instans ; on ne peut échapper à cet oubli, qu’en joignant à la rage si commune de médire, le talent très-rare de médire avec grâce et avec finesse. D’ailleurs, si cette triste et vile occupation fournit quelques secours passagers à la misérable existence de ceux qui s’y livrent, elle ne leur fait pas un ami parmi ceux qui les lisent, et même qui les encouragent : en vain le jeune et ardent satirique se pare de la protection sourde de quelques ennemis des lettres, dont le nom lui paraîtrait pour en imposer, mais qui, sans crédit comme sans honneur, sont encore plus dégradés que lui-même dans l’opinion publique ; il ne devrait pas se méprendre sur les motifs cachés de ces protecteurs humilians, bien plus occupés de nuire, s’ils le peuvent, aux talens connus, que d’appuyer la médiocrité qu’ils méprisent et qu’ils immolent, en la faisant servir à leur haine impuissante et ténébreuse. Plus d’un Zoïle de nos jours mourrait de confusion et de douleur, s’il pouvait entendre avec quel dédain profond et cruel ses prétendus Mécènes s’expliquent sur ses productions et sur sa personne, s’il pouvait être témoin de la bassesse pusillanime dont ils désavouent l’indigne appui qu’ils lui prêtent, et qu’ils voudraient pouvoir cacher, comme ridicule et avilissant pour eux. Un autre malheur attaché à ce métier déplorable, plus digne de pitié que de courroux, c’est qu’après l’avoir d’abord embrassé par bassesse, on est réduit à la nécessité flétrissante de n’en point avoir d’autre, et de continuer à l’exercer en frémissant contre soi-même, parce qu’on se voit avec remords privé pour jamais, et par sa faute, de cette considération personnelle, le plus précieux bien d’un homme de lettres : on éprouve le sort de ces génies malfaisans de l’Écriture, qui, condamnés à des tourmens éternels, cherchent, dans le mal qu’ils veulent faire aux hommes, un vain soulagement à leurs supplices ; ou plutôt on est semblable à ces vils rebuts de l’espèce humaine, dont la profession est condamnée à l’infamie par la voix même du peuple, et qui, repoussés et proscrits par toutes les autres classes de la société, sont contraints, pour soutenir et traîner leur vie honteuse, de rester avec désespoir dans l’état qui fait leur opprobre. Les âmes douces, honnêtes et élevées, qui connaissent le prix de l’estime publique et de la paix avec soi-même et avec les autres, peuvent appliquer à la satire ce qu’un philosophe persan a dit des mariages, que si le premier mois est la lune du miel, le second est la lune de l’absynthe (1).

Des réflexions si utiles aux jeunes écrivains, et surtout aux jeunes poètes, ne paraîtront ni longues ni déplacées à la tête de cet article, quand on saura combien Boissy désirait que tous les gens de lettres en fussent bien pénétrés. Il n’avait eu que trop d’occasions de les faire pour lui-même, et nous les a souvent communiquées avec douleur et avec confiance dans les dernières années de sa vie ; nous les donnons comme une espèce de testament de mort qu’il a laissé à ses successeurs ; mais par malheur ce testament ne fera guère de conversions, les gens de lettres, ainsi que le reste des hommes, ne croient que leur propre expérience, et ne la croient que lorsqu’il n’est plus temps d’en profiter.

Boissy fut de bonne heure averti par la sienne. Quoiqu’il eût d’abord sucé le lait de la satire, il renonça bientôt à ce honteux moyen de vivre, pour se livrer à un genre plus noble et plus digne de ses talens, à celui du théâtre comique : ce travail, en lui interdisant la censure offensante et personnelle, lui permettait la censure générale et piquante de nos ridicules et de nos travers, censure qui, à la vérité, corrige rarement, mais qui ne blesse au moins personne, et dont l’amour-propre de l’auteur peut jouir sans qu’il en coûte à celui des autres. Il donna, dans l’espace d’environ trente années, près de quarante comédies, tant au Théâtre-Français qu’au Théâtre-Italien. On aurait tort de reprocher à un général d’armée qui aurait livré quarante batailles, qu’il en a perdu quelques unes. Boissy ne gagna pas toutes les siennes ; mais il eut beaucoup plus de succès que de disgrâces, et c’en est assez pour mettre à couvert sa gloire dramatique. De ces succès, les uns ont été solides et durables, les autres, plus éclatans peut-être dans les premiers momens, n’ont été que fugitifs et passagers. Il serait pourtant très-injuste de croire que ceux de ses ouvrages qui ont vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin, aient mérité, par leur propre faiblesse, de n’avoir qu’une fortune éphémère. La plupart sont dignes des applaudissemens qu’ils ont reçus, mais les applaudissemens tenaient en partie à des circonstances locales et momentanées ; ces pièces avaient pour objet, soit de célébrer quelques événemens du jour, chers ou honorables à la nation, soit de fronder quelque folie à la mode, et qui a disparu, soit enfin de saisir quelqu’une de ces bizarreries journalières de nos mœurs, qui fournissent à la plaisanterie une matière facile, mais bientôt épuisée. Tels sont les objets de plusieurs pièces de Boissy, et surtout de la plupart de celles qu’il a données au Théâtre-Italien. Presque toutes furent extrêmement suivies dans leur nouveauté ; mais on ne les verrait plus avec le même plaisir, parce que c’était comme des vaudevilles faits pour le moment, et destinés à passer avec lui. Notre parterre d’aujourd’hui n’entendrait plus finesse à ce qui fut accueilli par le parterre de ce temps-là, très au fait des sottises, bientôt oubliées, qui occupaient alors la nation française, et qui depuis ont fait place à d’autres, oubliées comme elles.

Boissy a travaillé plus solidement pour un théâtre plus sévère ; il a fait, pour la scène française, un grand nombre de comédies, dont plusieurs se voient encore tous les jours : on doit surtout citer avec distinction les Dehors trompeurs, pièce de caractère et d’intrigue tout à la fois, pleine de situations comiques, écrite avec élégance et facilité. On peut la mettre, sinon à côté de la Métromanie et du Méchant, au moins dans le très-petit nombre des vraies comédies, devenues si rares au Théâtre-Français depuis trente années, et dont le moule semble être brisé de nos jours. La stérilité ou la paresse des auteurs trouve un succès, moins flatteur à la vérité, mais plus sûr et plus facile, dans ce qu’on appelle le tragique bourgeois ; ils consentent à recueillir moins de gloire en s’exposant à moins de dangers. Boissy, quelque besoin qu’il eût de réussir et d’en saisir tous les moyens, semble avoir dédaigné de recourir à cette ressource. S’il n’a pas toujours fait rire sur la scène comique, il se félicitait au moins de n’y avoir jamais fait pleurer, tant il était convaincu que la comédie doit être la peinture gaie et non pas affligeante de la nature et de la vie humaine. Mais ayant trop peu vécu dans le monde pour le connaître, et trop peu étudié les hommes pour les avoir bien vus, il a peint les hommes d’une touche plus légère que mâle, et plus facile que vigoureuse. Aussi trouve-t-on dans ses pièces plus de détails que de grands effets, plus de tirades que de scènes, et plus de portraits que de caractères. La seule comédie des Dehors trompeurs annonce un peintre plus observateur et plus profond ; elle parut même si supérieure à ses autres pièces, que l’envie voulut la lui ravir, et prétendit que le sujet et le plan lui en avaient été donnés. Mais ce sujet et ce plan n’ayant été réclamés par personne, il est juste de lui en laisser l’honneur ; et parce qu’il lui est arrivé de faire, en cette seule occasion, plus de dépense que la modicité de son fonds ne semblait le lui permettre, on ne doit pas l’accuser pour cela de s’être approprié le bien des autres. Ce n’est pas la première fois qu’on a tâché d’enlever à des écrivains estimables, des productions, dont les auteurs prétendus se seraient bientôt montrés, s’ils en eussent été les véritables pères. Il est bien rare et bien difficile que la vanité soit assez généreuse pour renoncer gratuitement à la jouissance personnelle de ses productions, et pour en faire le sacrifice à l’amitié même, qui ne reçoit guère de sa part que des présens très-modiques.

Cependant cette comédie des Dehors trompeurs, malgré son succès et son mérite, eut un adversaire dont le nom était fait pour en imposer à la multitude, c’était le poète J. B. Rousseau, que nous avons déjà vu si déclaré contre le Glorieux[2]. Exilé depuis long-temps de sa patrie, mécontent de lui-même et des autres, jaloux des succès qu’il ne partageait pas, il ne louait guère que ce qu’il avait intérêt de louer, et déchirait tout le reste. Cet auteur, constamment réprouvé au théâtre, qu’il avait d’ailleurs perdu de vue depuis long-temps, et dont il ne pouvait plus connaître le goût, le ton et la manière, s’expliqua, sur la comédie des Dehors trompeurs, avec plus de fiel que d’équité ; il eût mieux fait d’en donner une meilleure, et on aurait pu lui appliquer ce vers d’une tragédie connue, inutile leçon des écrivains difficiles et médiocres :

Vous fûtes malheureux, et vous êtes cruel !

Boissy, que sa pièce des Dehors trompeurs mettait au rang des vrais poètes comiques, avait, dit-on, formé le projet de faire une seconde comédie du même titre, mais toute différente, et presque opposée par le caractère qu’il voulait y peindre. La première avait offert sur la scène un homme aimable et recherché dans les sociétés passagères et frivoles, insupportable dans l’intérieur de sa maison, un homme tout au plus fait pour être une connaissance agréable, quoiqu’indifférente, et ne sachant être ni amant, ni époux, ni ami. Il voulait tracer dans la seconde pièce un tableau moins commun, celui d’un homme peu aimable dans la société, insupportable même à ceux qui ne le voient qu’en passant, et facile pour tous ceux qui dépendent de lui ou qui en ont besoin. Ce tableau, quoique le monde en offre quelques modèles, était plus difficile à tracer que l’autre, non seulement parce que les originaux en sont plus rares, mais parce que ce genre de contraste de la bonté domestique avec la dureté extérieure, serait peut-être moins piquant sur la scène, que le contraste opposé de la bonté extérieure et de la dureté domestique. Ce fut peut-être la raison qui fit renoncer Boissy à son projet. Il était d’ailleurs bien plus commode pour lui de composer des pièces où il n’avait à soigner que les détails, sans s’occuper beaucoup de l’ensemble ; le fond lui était si indifférent, qu’embarrassé quelquefois du titre qu’il donnerait à l’ouvrage, il prenait le parti de laisser ce titre en blanc, et de s’en remettre là-dessus aux spectateurs. Deux de ses comédies ont pour titre, la ***, et le Je ne sais quoi ; et le public même, en les accueillant, les a trouvées dignes de ces titres, qu’il n’a pas cru devoir changer.

Souvent même l’auteur ne cherchait pas à traiter des sujets où il pût coudre une intrigue quelconque, et lier, bien ou mal, les scènes entre elles. Un grand nombre de ses pièces, surtout parmi celles que nous avons appelées vaudevilles du temps, sont à scènes détachées, qu’on nomme autrement scènes épisodiques ; ce mot ne veut pas dire qu’on s’est permis dans la pièce quelques épisodes, liberté qui est un défaut ; mais, ce qui en est un bien plus grand, que dans la pièce tout est épisode, et rien n’est sujet. Un nom plus précis et plus juste, qu’on donne encore à ces comédies, est celui de pièces à tiroirs ; expression d’autant mieux choisie, qu’elle est en même temps et la qualification la plus propre, et la plus excellente critique de ce faible genre, assez semblable à ces lanternes magiques, dont les enfans s’amusent un instant pour ne les plus revoir. Ces sortes de pièces ont été, pendant quelque temps, plus à la mode ou plus tolérées qu’elles ne le seraient aujourd’hui : le public en paraît enfin rassasié ; et les raisons de son dégoût sont si bonnes, qu’on doit se flatter qu’il n’en reviendra pas. Privées de jeu, de marche et d’effet, et par conséquent froides et insipides par elles-mêmes, ces comédies, si toutefois elles méritent ce nom, ne peuvent couvrir leur nudité qu’à force d’esprit ; et l’esprit, qui, déjà si peu commun, vient rarement quand on l’appelle, vit à peine un moment sur la scène quand il s’y montre seul ; il a besoin d’action et d’intérêt pour obtenir au théâtre un succès durable ; sans ce principe de mouvement et de chaleur, il ressemble à ce cheval de l’Arioste, le plus bel animal du monde, à qui il ne manque que la vie.

Boissy aurait cependant pu trouver un moyen de prolonger l’existence des pièces à tiroirs qu’il a données, et les mettre en état de se remontrer au moins quelquefois. Pour peu qu’on porte dans la société, je ne dis pas un œil philosophe, mais seulement un œil attentif, tous les états, et presque tous les jours, offrent une foule de traits précieux et originaux, soit de ridicule, soit de caractère, soit de passion, soit de gaieté, bien faits pour réussir au théâtre, et par conséquent pour être saisis et employés par ceux qui courent cette brillante et dangereuse carrière. Quelques uns de ces traits peuvent fournir des scènes complètes ; la plupart peuvent au moins faire la fortune d’une scène où l’on saurait les placer à propos. Nos poètes comiques, qui se plaignent tant aujourd’hui de la disette des sujets, ne se plaindront pas au moins, s’ils savent voir et observer, de la disette des traits dont nous parlons ; et malheur à ceux qui n’enrichissent pas chaque jour leurs tablettes de l’abondante moisson qu’ils peuvent faire à cet égard ! Voilà les véritables matériaux des pièces à tiroirs, les seuls qui puissent vivifier et animer cette espèce chétive et informe. C’est par là que Molière a su donner quelque intérêt à sa comédie des Fâcheux, le modèle des pièces de ce genre, et presque la seule qui reparaisse encore de temps en temps sur la scène. Mais pour découvrir et rassembler ces précieux détails de la vie commune, il faut vivre beaucoup avec les hommes, et avec les hommes de toutes les conditions ; et Boissy vivait dans la retraite ou dans des sociétés obscures et peu nombreuses. Il n’est donc pas surprenant, mais en même temps il est fâcheux que cette mine si féconde lui ait presque entièrement échappé.

Déjà il avait fait quelques progrès dans la carrière dramatique, et reçu, disait-il, de la main de Thalie plusieurs couronnes, lorsqu’il ambitionna d’en recevoir aussi quelqu’une de la main de Melpomène. Il donna une tragédie d’Alceste, qui ne fut pas heureuse, et qui, malgré l’honneur qu’elle eut d’être proscrite par le gouvernement, se vit encore peu recherchée. L’auteur sentit que sa muse, agréable et riante, n’avait pas la force et la chaleur nécessaires pour les grands tableaux et les grandes passions ; il quitta donc bien vite, comme il le disait encore, le poignard et le cothurne tragique, pour reprendre le masque et le brodequin comique, qu’il n’aurait pas du quitter ; et des succès réitérés le dédommagèrent avec usure de ce petit moment de disgrâce.

Ses comédies, quoiqu’en très-grand nombre, sont presque toutes en vers. Il avait, pour ce genre d’écrire, une facilité prodigieuse ; la poésie était comme sa langue maternelle : d’ailleurs, les détails dont ses pièces sont remplies, et qui en font le principal mérite, devenaient plus piquans et plus agréables par le coloris que la versification leur prêtait, et par une harmonie facile qui servait à les imprimer plus aisément dans la mémoire. Ajoutons, car pourquoi le dissimuler, que cette gaze brillante peut souvent donner de l’éclat à des idées qui, exprimées en langage ordinaire, paraîtraient usées et communes. On est obligé d’avoir plus d’esprit en prose ; et les spectateurs, sans en former expressément le projet, exigent tacitement que celui qui les rassemble au théâtre, pour ne leur parler que leur langue naturelle, les dédommage, à force de choses, du plaisir que la poésie leur faisait espérer. L’auteur du Philosophe marié et du Glorieux pensait ainsi. La versification, dit-il dans une lettre à un jeune auteur, donne souvent du relief à de pures fadaises. Nous ne changeons rien à ses expressions ; et son témoignage est d’autant moins suspect, que la plupart de ses comédies, et surtout les meilleures, sont écrites en vers (2). Celles de Boissy, qu’on nous permette cette comparaison, sont des espèces d’opéras, qui auraient perdu la moitié de leur mérite, sans cette sorte de musique vocale que la poésie leur prêtait ; musique nécessaire pour produire tout l’effet dont ces ouvrages étaient susceptibles : mais la gloire de l’auteur n’a rien perdu à se procurer cet avantage, puisqu’il a fait dans ses pièces, si l’on peut parler ainsi, la musique et les paroles. On a dit avec trop de sévérité, des vers estimables de Boissy, ce qu’on a dit avec trop d’indulgence des mauvais vers de plusieurs autres comédies, qu’ils ont l’effet de l’accent gascon, qui fait souvent tout le sel des mots gascons. Ce jugement serait injuste à l’égard de notre académicien ; ses vers ont un autre mérite que celui de n’être pas en prose ; ils sont semés de traits heureux, et qu’on désire de retenir ; ils ont surtout un avantage dont on doit aujourd’hui leur savoir gré plus que jamais ; l’esprit y est toujours naturel et exempt de ce jargon ridicule, à la fois puéril et barbare, dont plusieurs de nos pièces modernes sont si cruellement infectées ; espèce de ramage fatigant quoique insipide, que la plupart des spectateurs ont le bonheur de ne pas entendre, que les autres voudraient oublier, et qui font demander aux gens de goût en quelle langue ces pièces sont écrites.

Son talent pour la versification, et surtout pour celle de la comédie, qui demande moins d’élévation que d’élégance, fut utile, non-seulement aux succès de ses propres pièces, mais même à celui de quelques autres. Plus d’un auteur comique, qui ne se sentait pas poète, et qui n’osait risquer sur la scène ses faibles productions, revêtues d’une prose aussi faible qu’elles, trouvait, dans Boissy, un secours prompt et sûr, pour les élever à la dignité de pièces en vers. Son peu de fortune lui permettait de chercher dans ce travail une modique ressource ; et cet écrivain pauvre a fait, sur le théâtre, la petite fortune de quelques pauvres écrivains. Il a même réussi quelquefois pour d’autres beaucoup mieux que pour lui-même ; et il aurait pu s’appliquer, à certains égards, ce vers de Philoctete :

J’ai fait des souverains, et n’ai pas voulu l’être.

Un de ces geais littéraires, qui se paraient si souvent de ses plumes, avait trouvé moyen de s’approprier une comédie manuscrite, dont le plan et l’exécution lui avaient paru promettre le succès ; mais la pièce était en prose, et le plagiaire, pour avoir au moins quelque part légitime et réelle à la gloire qu’il espérait, avait entrepris de versifier cette comédie. Il porta son travail à Boissy, qui trouva qu’il n’avait fait que mettre en mauvaises rimes la prose élégante du premier auteur, et qui lui offrit de la décorer d’une parure plus poétique. Il eut bientôt rempli ses engagemens ; la pièce fut très-applaudie, et de plus elle est restée au théâtre sous le nom de l’auteur adoptif et supposé, qui n’en était ni le premier père, ni même le second, et qui recueillit tout l’honneur du succès, sans avoir fait ni le plan de l’ouvrage, ni la prose, ni les vers. Cette comédie était celle de Zénéide, une des plus agréables féeries qu’on ait mises sur la scène. Watelet, qui en était le véritable auteur[3], témoin modeste des applaudissemens qu’elle recevait tous les jours, jouissait ainsi paisiblement et sans bruit d’un honneur qu’il n’a jamais réclamé.

Boissy eut, dans sa carrière dramatique, une aventure singulière, quoiqu’elle n’ait pas été unique. Il avait donné au Théâtre-Italien une pièce intitulée le Comte de Neuilly, qui n’eut point de succès ; il la redonna, quelques années après, au Théâtre-Français, sous le titre du Duc de Surrey ; et la pièce, représentée par de meilleurs acteurs, eut le bonheur de réussir. Les Comédiens italiens crièrent au vol ; ils trouvèrent mauvais que l’auteur fût parvenu à débiter, sous un autre nom, la marchandise qu’ils n’avaient pu faire passer ; ils voulurent lui intenter un procès, pour avoir été plus adroit ou plus heureux en changeant de maison et d’enseigne. Boissy, content de sa gloire, légitimement, quoique furtivement acquise, offrit, ou de leur abandonner la rétribution du Duc de Surrey, ou de leur donner une autre pièce, qu’ils auraient apparemment l’art ou le bonheur de mieux faire valoir. Ils refusèrent l’un et l’autre, et se vengèrent par une parodie du Duc de Surrey, intitulée le Prince de Surene, qui eut le sort de la plupart des parodies, celui d’être suivie quelques momens, et d’être ensuite oubliée pour jamais. L’accueil si contradictoire et si disparate fait au Comte de Neuilly et au Duc de Surrey n’est pas la seule occasion où notre adroit parterre ait eu à se reprocher l’inconséquence fâcheuse d’applaudir dans un temps ce qu’il avait sifflé dans un autre. On sait que la tragédie si intéressante d’Adélaïde du Guesclin fut très-mal reçue dans sa nouveauté, et qu’on daigna l’écouter à peine ; des raisons particulières d’animosité avaient soulevé contre l’auteur une cabale puissante, qui eut la force d’entraîner alors les spectateurs ; trente ans après, les haines et les factions s’étant calmées, la pièce osa reparaître, et fut même remise au théâtre sans aucun changement ; elle reçut alors les applaudissemens qu’elle méritait, et qu’elle continue de recevoir tous les jours sur la scène française. L’illustre auteur d’Adélaïde a témoigné sa reconnaissance à ses juges, d’une manière aussi douce que fine, dans l’espèce de préface qu’il a mise à la tête de cette tragédie, et que Boissy aurait pu mettre de même à la tête de sa pièce. On ne saurait se moquer, avec plus de grâce et de légèreté, de cette multitude orgueilleuse et moutonnière, qu’il faut traiter comme ces sots importans qu’on méprise tout bas, et qu’on caresse tout haut ; car c’est le sort des auteurs dramatiques, d’avoir à compter avec cette populace imbécile, dont les décisions bruyantes étouffent quelquefois long-temps la voix des vrais connaisseurs, qui finissent à la vérité par lui prescrire ce qu’elle doit penser, et lui dicter ce qu’elle doit dire. L’auteur d’Adélaïde applique à cet aréopage, si ridiculement tumultueux, et si plaisamment variable dans ses arrêts, le mot d’un avocat vénitien à des juges qui avaient rendu, en deux mois, deux arrêts contradictoires sur deux affaires semblables : Vous venez, messieurs, leur dit-il avec respect, de me faire gagner ma cause ; vous m’en avez fait perdre une toute semblable le mois dernier, et sempre ben (et toujours bien) ; les juges rirent tout bas de leur sottise, l’auditoire rit un peu des juges, et tout le monde sortit content. Cet heureux sempre ben, peu connu en France avant la charmante préface d’Adélaïde, est devenu depuis, suivant le génie de la nation, l’excuse gaie et proverbiale des sottises contradictoires de toute espèce, dont nous avons si souvent le plaisir d’être les témoins. Boissy, pour jouir pleinement de son succès, aurait eu besoin de flatter, par un compliment semblable, ceux qui l’ayant de même proscrit et absous tour à tour, s’en prenaient à lui d’avoir été dupes ; car en même temps qu’il avait à combattre l’humeur des Comédiens italiens, il eut à essuyer aussi celle de quelques uns de ses spectateurs, lorsqu’ils s’aperçurent du piège, très-innocent en lui-même, mais, selon eux, très-perfide, qu’il avait tendu à leur goût. Plusieurs d’entre eux se déchaînaient contre l’insolence de l’auteur, d’avoir, disaient-ils, manqué de respect au public (3), dont il aurait dû voir en eux les représentans : « De quoi vous plaignez-vous, leur dit un spectateur philosophe, qui riait tout bas de leur méprise et de leur indignation ? J’ai l’honneur d’être, comme vous, membre du public, et je ne me sens point offensé de la petite malice que l’auteur nous a faite ; pourquoi le seriez-vous plus que moi ? Je la lui pardonne de toute mon âme, et je vous conseille d’en faire autant, de crainte que votre petite bévue et votre grande colère ne lui fournissent le sujet d’une nouvelle comédie, dont vous commencerez aussi par vous fâcher, pour finir, comme moi, par en rire. »

Nous avons dit que Boissy était sans fortune ; il avait de plus fait un mariage, où il avait moins consulté les convenances que l’inclination, et qui ne contribuait pas à mettre plus d’aisance dans sa vie. Bientôt il se vit réduit à un degré d’indigence, dont nous craignons d’autant moins d’exposer ici le tableau, qu’il supporta ce malheur avec beaucoup de noblesse et de courage. Comme il connaissait l’humiliante dureté des hommes, et le mépris qui suit la pauvreté, il ne parlait jamais de sa triste situation ; il évitait de paraître dans le monde avec l’extérieur de la misère, et il allait même quelquefois jusqu’à montrer aux yeux du public une espèce de superflu, au risque de se priver du nécessaire dans son intérieur domestique. Cette privation fut au point que, manquant un jour, sa femme et lui, des alimens les plus indispensables, ils s’enfermèrent dans leur obscure retraite, résolus de laisser terminer par la faim leur vie et leurs souffrances : la Providence et l’humanité vinrent à leur secours. Un tel état, qui donnait sans cesse à Boissy de pressans besoins à soulager, devait le rendre assez indifférent sur le vain éclat des honneurs littéraires, peu ardent pour les obtenir, et peu habile à se les procurer. D’ailleurs, naturellement timide et d’un extérieur peu agréable, il ignorait l’art de se produire, et paraissait dans la société fort inférieur à ses ouvrages : enfin, quoique souvent couronné au théâtre, il y avait été plus d’une fois malheureux ; et le public, si indulgent pour certains auteurs, et si impitoyable pour d’autres, paraissait se souvenir de ses chutes encore plus que de ses lauriers. Mais surtout ses premières satires avaient allumé contre lui la haine, qui ne meurt point, même en feignant d’être endormie. Toutes ces raisons lui fermèrent long-temps les portes de l’Académie Française, sur laquelle il avait pourtant des droits légitimes par ses talens et ses travaux ; il y fut enfin reçu à l’âge de soixante ans ; et pendant près de quatre années qu’il vécut avec ses confrères, il leur fit regretter, par la douceur de son commerce, de lui avoir fait attendre plus de vingt années la justice qu’ils lui avaient enfin rendue. S’il n’avait pas à leur égard son innocence originelle et primitive, c’était au moins un pécheur bien corrigé, dont la conversion sincère et solidement affermie, était plus précieuse que l’innocence même, par la persévérance qu’elle promettait, et par les fruits qu’on avait droit d’en attendre.

À peu près dans le même temps où il fut admis parmi nous, il avait été chargé de la composition de la Gazette de France et de celle du Mercure ; car la fortune, lasse enfin de le persécuter, sembla vouloir, par des faveurs accumulées, le consoler, sur la fin de sa vie, des rigueurs qu’elle avait si long-temps exercées à son égard. Boissy ne garda pas long-temps la direction de la Gazette, qu’il avait acceptée d’abord par nécessité plus que par goût ; il s’était acquitté de cet emploi comme on s’acquitte d’un travail de commande, et auquel on n’est pas propre ; il ne tarda pas à sentir qu’avec de l’esprit, de la facilité pour écrire, et des succès dans une carrière plus orageuse, on peut échouer dans un genre moins brillant à la vérité, mais qui exige des connaissances de détail, et une exactitude minutieuse, peu faites pour ceux qui ont goûté les charmes de la littérature agréable. Il se renferma donc dans la composition du Mercure, beaucoup plus assortie aux objets dont il s’était occupé toute sa vie. Aussi rendit-il ce journal intéressant par la variété qu’il sut y répandre, et qui doit faire son principal mérite. On lui reprocha néanmoins de n’avoir pas mis dans ses extraits, et surtout dans ceux qu’il donnait des pièces de théâtre, la critique éclairée qu’on devait attendre de son expérience et de ses lumières, et qui pouvait être de quelque utilité pour le progrès de l’art dramatique ; mais le journaliste, trop réformé peut-être, par les malheurs que lui avaient attirés ses premières satires, semblait s’être condamné aux éloges pour faire pénitence ; il aimait mieux vivre en bonne intelligence avec ses confrères les gens de lettres, que de satisfaire, aux dépens de son repos, la malignité du public. Peu lui importait que ses lecteurs fussent un peu moins amusés, pourvu que les auteurs fussent contens, ou honteux de ne pas l’être, et pourvu surtout qu’il achevât sa carrière en paix, sans ennemis et sans querelles.

Cette carrière fut terminée d’assez bonne heure par une maladie longue et douloureuse, qui fit périr notre académicien lorsqu’à peine il commençait à goûter les douceurs de la vie. Il se plaignait en mourant, que la sienne n’eût pas été ou plus courte ou plus longue, et que la destinée n’eût pas abrégé ses malheurs en le privant plus tôt du jour, ou ne lui eût pas permis de jouir de son bonheur plus long-temps. Il semblait prévoir le peu de momens que cette destinée lui accordait pour être heureux ; car, semblable à ces hommes affamés, qui surchargent un estomac long-temps privé de nourriture, il usait de sa fortune en homme qui l’aurait cru prête à lui échapper ; sa dépense allait jusqu’au luxe, et presque jusqu’au faste ; mais il avait si longtemps attendu l’opulence, elle lui avait coûté si cher, qu’on lui pardonnera sans doute de n’en avoir pas fait un usage plus modéré. Pourrait-on lui envier quelques instans de profusion et d’ivresse, achetés par soixante ans d’infortune et de larmes ?

Il a laissé un fils, qui s’est, comme lui, livré aux lettres, mais dans un genre bien différent, et même opposé. Le père n’avait aimé et cultivé que la poésie agréable et légère ; le fils s’est enfoncé dans les épines de l’érudition la plus effrayante et la plus aride. Il a donné des preuves de l’immensité de son savoir dans une Histoire de Simonide, qu’il a plus cherché à rendre recommandable par la profondeur des recherches que par les agrémens du style. On prétend que le père et le fils ne faisaient pas grand cas de leurs talens réciproques ; et il était difficile que l’indifférence mutuelle qu’ils avaient l’un pour l’autre comme auteurs, ne répandît pas un peu de froid dans l’intérieur domestique ; aussi les a-t-on entendus se plaindre quelquefois l’un de l’autre ; mais comme on en savait la raison secrète, on s’empressait peu de chercher quel était le coupable. Heureuses les familles, si elles n’étaient jamais divisées par des querelles plus sérieuses !



NOTES.


(1) Voltaire, dans une lettre à La Harpe, qui avait daigné répondre à quelqu’un de ces satiriques, s’exprime encore avec plus d’énergie sur cette vile profession. « Lorsque la raison, dit-il, les talens, les mœurs de ce jeune homme auront acquis quelque maturité, il sentira l’extrême obligation qu’il vous aura de l’avoir corrigé. Il apprendra qu’un satirique, qui ne couvre pas par des talens éminens ce vice né de l’orgueil et de la bassesse, croupit toute sa vie dans l’opprobre ; qu’on le hait sans le craindre, qu’on le méprise sans qu’il fasse pitié ; que toutes les portes de la fortune et de la considération lui sont fermées ; que ceux qui l’ont encouragé dans ce métier infâme, sont les premiers à l’abandonner ; et que les hommes méchans qui instruisent un chien à mordre, ne se chargent jamais de le nourrir. »

Si l’on peut se permettre un peu de satire, ce n’est, ce me semble, que quand on est attaqué. Corneille, vilipendé par Scudéri, daigna faire un mauvais sonnet contre le gouverneur de Notre-Dame de la Garde ; Fontenelle, honni par Racine et par Boileau, leur décocha quelques épigrammes médiocres[4]. Il faut bien quelquefois faire la guerre défensive. Il y a eu des rois qui ne s’en sont pas tenus à cette guerre de nécessité.


(2) Quoique la plupart des comédies données au théâtre par Voltaire, ou simplement imprimées, soient écrites en vers, et que ce grand poète ait plus d’intérêt que personne à faire valoir le charme d’une versification élégante et facile, cependant il avoue, dans ses Remarques sur Molière, à l’occasion de l’Avare, qu’il peut y avoir de très-bonnes comédies en prose ; il ajoute même, comme nous venons de l’observer d’après Destouches, qu’il y a peut-être plus de difficulté à réussir dans ce style ordinaire, où l’esprit seul soutient l’auteur, que dans la versification, qui, par la rime, la cadence et la mesure, prête des ornemens à des idées simples, que la prose n’embellirait pas. C’est sans doute pour prouver cette assertion par un nouveau et brillant succès, que ce grand homme a écrit en prose la comédie de l’Écossaise, dont les traits charmans et les scènes, tantôt intéressantes, tantôt plaisantes, ne laissent point à désirer qu’elle soit en vers. On peut en dire autant d’un autre drame qui, vraisemblablement, ne réussirait pas moins au théâtre que l’Écossaise, si elle était d’un genre qui pût en faire tolérer la représentation.


(3) Quelqu’un a remarqué, avec raison, qu’au lieu du mot de public, tant prodigué à tort et à travers dans les conversations et dans les écrits, on ferait souvent très-bien d’employer celui de vulgaire, que la langue française nous fournit si heureusement pour exprimer cette multitude, qui a tant de langues et si peu de têtes, tant d’oreilles et si peu d’yeux.

  1. Louis de Boissy, ne à Vic en Auvergne, le 26 novembre 16945 reçu le 25 août 1754, à la place de Philippe Nericault Destouches ; mort le 19 avril 1758.
  2. Voyez l’éloge de Destouches.
  3. Watelet a depuis fait imprimer dans ses œuvres la comédie de Zénéïde, telle qu’il l’avait faite.
  4. Il faut en excepter l’épigramme de Fontenelle sur la satire de Boileau contre les femmes.