Élysée Loustallot et les Révolutions de Paris/03

La bibliothèque libre.


CHAPITRE III.
Septembre - Octobre 1789. (N os IX. - XVI.)


IX. Organisation des districts, de la police, de la justice. Défense de la France libre de Camille Desmoulins. Éloge du jury. — X. Éloquente réponse aux accusations du comité de police. Attitude des puissances étrangères. Loustallot ranime la confiance ébranlée par des bruits de coalition ; il combat le découragement des patriotes. — XI. Il faut fonder la liberté d’une manière durable, et le concours d’une presse libre est indispensable. Théorie de la liberté. Un mot sur le mandat impératif. — XII. Tentatives de corruption. Lettre de M. de Saint-Priest pour flatter la garde nationale. Le pouvoir législatif et le pouvoir constituant. — XIII. Journées des 5 et 6 octobre. Rentrée de Louis XVI et de sa femme à Paris. Allocution à Marie-Antoinette. — XIV. Il faut rechercher les conspirateurs royalistes, quels que soient leur nombre et leur rang. Le peuple n’a pas le droit de se faire justice lui-même. Défense de Marat. — XV. L’Assemblée à Paris. Inviolabilité des représentants. La municipalité crée un corps de chasseurs et veut en nommer les officiers. Protestation des patriotes. Exhortations aux bons citoyens. — XVI. Explication et défense de la loi martiale. L’émancipation des noirs dans les colonies.

No IX. (Du 5 au 12 septembre. ) — Tous les pouvoirs avaient été désorganisés par le grand ébranlement du 14 juillet. Il fallait réformer en même temps les mœurs et les institutions. Les bons citoyens rivalisèrent d’efforts. La création des gardes nationales avait été retardée par la lenteur de l’équipement ; on compléta l’effectif. Loustallot voulait même qu’on simplifiât la formation des milices bourgeoises en n’exigeant pas l’uniforme. Les districts laissaient à désirer au point de vue de l’administration ; leurs comités, en présence de difficultés presque insurmontables, persévéraient trop souvent dans les errements de la monarchie. La police, exercée sans contrôle suffisant, violait quelquefois la liberté de la presse et la liberté individuelle. Voici les justes observations du rédacteur des Révolutions de Paris. Il pose les grands principes de l’organisation municipale dans les sociétés démocratiques.

« Nous ne saurions trop dire qu’il faut circonscrire la municipalité, limiter les pouvoirs des officiers, abréger le temps de leur exercice, parce que la police a toujours quelque chose d’arbitraire en soi, et que de toutes les actions du gouvernement, c’est celle qui influe le plus directement sur le bonheur et le malheur des individus. Nous connaissons plusieurs petits lieutenants de police de province, qui ont forcé des familles honnêtes à s’expatrier, sans donner lieu à une action juridique contre eux ; c’est aux vices de la police actuelle, et à la crainte qu’elle ne devienne pire encore, qu’il faut attribuer l’émigration qui se fait en ce moment ; depuis qu’on peut sortir librement de Paris, il a été délivré près de soixante mille passe-ports… Les officiers municipaux ont un pouvoir terrible ; ils ne doivent jamais en être revêtus pour plus de deux ans. »

On répète dans Paris que Camille Desmoulins vient d’être arrêté pour son vigoureux pamphlet de la France libre. Loustallot trouve bien les conclusions de Camille un peu radicales (dans sa brochure, la royauté est supprimée comme un rouage embarrassant) ; mais il bondit à la nouvelle de cette poursuite heureusement démentie.

« Le bruit a couru mal à propos que le comité avait fait arrêter l’auteur de la France libre. Cet ouvrage, sans doute, est dicté par un patriotisme exalté, par une imagination ardente ; mais le comité de policé en aurait-il moins fait un acte de violence et d’oppression ? L’auteur est un de ceux qui, dans les mémorables journées des 12, 13 et 14 juillet, ont rendu de grands services à la patrie ; un acte de violence ne troublerait-il pas plus la tranquillité publique que la publication de son ouvrage, en faisant passer dans tous les cœurs une juste indignation contre une autorité qu’il faut faire aimer ? »

Après avoir ainsi pris la défense du vaillant pamphlétaire qui deviendra son ami, il vient à parler de l’institution du jury, empruntée à l’Angleterre. Cette innovation judiciaire doit à ses yeux sauvegarder sûrement les droits des citoyens.

« Nous avons déjà fait, dit-il, notre profession de foi sur le jury : c’est la meilleure de toutes les institutions ; nous désirons la voir établir en France. Le jury est un nombre de citoyens choisis par le sort pour juger une question de fait : sur ce nombre, l’accusateur et l’accusé récusent, selon leur gré, chacun un quart des membres ; la moitié qui reste compose le jury. Cette forme, comme on voit, ne saurait convenir aux détails minutieux de la police journalière. Qu’on élise soixante juges de paix pour faire la police provisoire dans chaque district, à la bonne heure ; mais il ne faut pas qu’ils exercent plus d’un an. Le pouvoir de la police peut donner lieu à tant de petites vexations, qu’il ne faut pas même donner à un citoyen le temps d’apprendre à abuser du pouvoir. On entend dire souvent qu’il faut que les municipaux aient le temps de s’instruire des devoirs de leurs places respectives ; qu’ils soient honnêtes gens, ils sauront tout ce qu’il faut savoir. »

No X. (Du 12 au 17 septembre.) — Les justes critiques de Loustallot indisposèrent le comité de police. On essaya d’intimider le courageux écrivain. Voici sa réponse, ou plutôt son apologie. On ne saurait trop admirer cette revendication des droits du publiciste.

« Notre tâche devient chaque jour plus difficile et plus périlleuse. Aux obstacles qu’il nous faut vaincre pour parvenir à la vérité, se joignent les dangers de la dire. Nous avons été avertis par un ami de la liberté, que le comité de police avait pensé que nos deux derniers numéros excédaient tous les droits de la liberté, et que c’est à l’opinion que l’on a eue de nos intentions patriotiques, que nous devons de n’avoir point été inquiétés.

« Nous déclarons hautement que si nous nous sommes rendus coupables, nous demandons à subir la peine que nous avons méritée ; mais nous demandons une instruction juridique, qui constate d’une manière précise le corps du délit ; nous demandons à n’être point condamnés sans être entendus ; nous demandons enfin que toutes personnes publiques ou privées, qui se constitueront nos accusateurs ou nos juges, se soumettent à la loi de la responsabilité. La police est une partie du pouvoir exécutif ; ceux qui l’exercent sont donc des ministres du pouvoir exécutif ; la loi de la responsabilité doit donc s’étendre jusqu’à eux, et tenir lieu de ce qu’on appelait autrefois, dans un langage d’esclave, la prise à partie. Ce principe reconnu, nous sommes prêts à ester en jugement.

« Nous accuse-t-on d’avoir calomnie quelques particuliers ? Qu’ils se présentent, qu’ils forment contre nous une action civile ou criminelle, voilà la seule marche qu’ils aient à tenir ; avons-nous calomnié quelques personnes publiques ? — N’ont-elles pas les mêmes voies pour obtenir une réparation éclatante ? Avons-nous appelé le peuple à la révolte ? Avons-nous semé entre les citoyens les germes de la division ?

« Nous avons attaqué ceux qui tendent à substituer une aristocratie de riches à une aristocratie de nobles, ceux qui se couvrent du masque de la popularité, ceux qui ambitionnent le pouvoir. Nous avons critiqué des opérations contraires à la liberté ; nous avons éclairé les citoyens sur un plan de municipalité absurde et tyrannique ; si ce sont là des crimes, nous nous glorifions de les avoir commis. »

Cependant les Parisiens s’alarment. Les royalistes répandent le bruit d’une coalition européenne. Le rédacteur dès Révolutions montre à ses lecteurs combien leurs craintes sont peu fondées, et il ranime leur courage par cette allocution chaleureuse :

« Français, ce ne sont pas les attaques étrangères que nous devons craindre. Jamais les Romains furent-ils meilleurs citoyens et plus vraiment libres que lorsque des nuées de Gaulois inondaient l’Italie et s’avançaient jusqu’aux portes de Rome ? Admettons pour des faits constants toutes ces conjectures, que la crainte exagère. Fiez-vous d’abord aux Béarnais et aux Gascons, ces peuples si renommés par leur antique valeur, du soin de les empêcher de traverser la Garonne. Pensez ce que pourront les bouillants Provençaux et les intrépides Dauphinois contre des soldats efféminés par le climat et abrutis par l’esclavage. Voyez ensuite ce que pourraient contre les Prussiens et les Impériaux tout le reste du royaume, les Bretons, les Normands qui forment seuls des puissances formidables ; les Lorrains et les Alsaciens qui sont nos frères, et qui se glorifient aujourd’hui d’être Français ; la Flandre, la Picardie, la Champagne, la Bourgogne, toutes les provinces de l’intérieur qui peuvent fournir des armées ; et vous, Parisiens, qui avez pris la Bastille d’assaut en quatre heures, qui avez formé dans un seul jour une armée de trois cent mille hommes ; vous seuls, s’il le fallait, vous sauveriez la patrie. »

Quelques citoyens commencent à se décourager, trouvant que la Révolution ne satisfait pas assez vite leurs désirs. Le mécontentement du peuple est exploité avec habileté par les royalistes. On se demande s’il ne vaudrait pas mieux revenir au passé qu’affronter de nouvelles tempêtes. Loustallot relève le moral des patriotes de peu de foi, en leur adressant les exhortations suivantes. On s’est trop avancé pour reculer :

« Le découragement dans lequel sont tombés quelques patriotes, vient de ce qu’ils ne croient pas que l’ordre puisse se rétablir dans nos affaires intérieures, ils voient l’Assemblée nationale partagée en deux partis : celui de la coalition composé du clergé, de la majeure partie de la noblesse et de quelques membres des communes, et celui des vrais représentants de la nation, des bons et fidèles députés des communes, que la majorité s’est permis de désigner sous le nom de Coin du Palais-Royal ; et ils craignent, avec raison, que la Constitution se fasse pour le parti aristocratique, et non pour la nation. Mais aujourd’hui nous n’avons pas à choisir, il nous faut devenir le plus heureux des peuples, ou être le plus malheureux de tous. Vous savez tout ce qu’avait commis le parti que nous avons terrassé : des sommes énormes avaient été dépensées avec un scandale insultant, les mœurs publiques étaient ouvertement violées, la nation était comptée pour un vil troupeau de bêtes de somme ; nos libertés, nos biens, nos vies, tout était à sa discrétion. Pensez-vous donc que si la contre-révolution avait lieu, soit par votre propre dégoût de l’état actuel des choses, soit par les perfides combinaisons de ses chefs, pour changer seulement la forme de l’aristocratie ; pensez-vous qu’ils vous pardonnassent l’humiliation dont vous les avez couverts aux yeux de l’Europe entière ; et doutez-vous que les proscriptions les plus sanglantes ne fussent la suite de leur triomphe et de votre défaite ?… Cessons donc de nous affliger de la crise actuelle, puisqu’elle est inévitable. »

No XI. (Du 19 au 26 septembre.) — Le peuple a conquis son indépendance, mais ses ennemis ne se tiennent pas pour battus. Ils cherchent à diviser les vainqueurs du 14 juillet. Suivant leur tactique habituelle, les réactionnaires exploitent le mécontentement des citoyens peu éclairés, qui croient qu’après une révolution tous les abus seront déracinés, et que tout ira pour le mieux par la force même des choses. Étrange illusion ! il ne suffit pas d’avoir renversé le despotisme, il faut, sur les ruines de l’ancien régime, fonder, fonder péniblement le régime nouveau. La liberté ressemble à ce royaume des cieux dont parle l’Évangile : les violents seuls la ravissent.

« Si notre amour pour la patrie, notre zèle pour la cause publique, nous ont acquis quelques droits à l’estime et à la confiance de nos concitoyens, nous les conjurons de s’armer de toute la fermeté nécessaire pour établir leur pouvoir, le pouvoir du peuple, duquel émanent tous les autres, sur des bases si solides, que la liberté règne à jamais sur la France.

« Nous les conjurons encore de se pénétrer du sens de ce mot, Liberté, et de s’instruire des droits qu’elle nous assure, des devoirs qu’elle nous impose, et d’apprendre à la distinguer sous ses différents rapports.

« La liberté politique ou publique consiste en ce que la nation fasse elle-même ses lois, n’obéisse qu’aux lois qu’elle aura faites, et qui seront le résultat de la volonté du plus grand nombre de citoyens ; cette liberté dépend de la Constitution que font nos représentants à l’Assemblée nationale. S’ils la font bonne, nous jouirons en corps de nation de la liberté politique ; s’ils la font mauvaise, la nation ne sera point esclave, car elle ne l’adoptera pas définitivement ; elle enverra d’autres représentants, ou pour corriger cette Constitution, ou pour en faire une autre.

« La liberté civile individuelle consiste en ce que chaque particulier ne puisse être gêné en sa personne ni en ses biens par le pouvoir exécutif et ses agents, qui sont les ministres et les officiers, soit civils, soit municipaux, soit militaires ; cette liberté dépend de l’institution de nos tribunaux, de nos corps militaires et des municipalités. »

Voilà les droits du peuple, et c’est pour lui un devoir, un devoir strict, de les revendiquer. Mais les citoyens sont encore ignorants : qui les excitera à cette juste revendication, qui les soutiendra, si le journaliste patriote ne peut leur offrir son concours, son appui quotidien ?

« Le peuple veut être libre, il le veut à quelque prix que ce soit, et en vain prétendrait-on à sa confiance, tant que la presse ne jouira pas d’une entière liberté : qu’on établisse, s’il le faut, des lois pour protéger la réputation des particuliers ; que celui qui, attaqué dans un libelle, négligera d’avoir recours aux lois, soit regardé comme un mauvais citoyen. Mais quant au caractère des hommes publics et à leurs opérations, il faut que la liberté de la presse soit absolue, autrement elle est nulle : quel homme, même à l’abri des lois, osera lutter à découvert contre les ministres, les magistrats, et braver tout à la fois le pouvoir public, dont ils peuvent abuser, et les vengeances qu’ils peuvent exercer en secret : voudrait-on donc nous borner à n’écrire que sur des processions, des bénédictions de drapeaux, et sur d’autres objets qui ne peuvent influer en rien sur les grands intérêts de la nation ? »

Nous avons déjà cité les articles de Loustallot sur la liberté de la presse. Nous reviendrons encore souvent sur ce sujet, car aux yeux du jeune publiciste, c’est la garantie de toutes les libertés civiles et politiques. Voici un fragment dans lequel il établit bien nettement le principe de la souveraineté nationale et tranche la question, si discutée encore aujourd’hui, du mandat impératif :

« Nos représentants ne sont point, comme en Angleterre, les souverains de la nation ; c’est la nation qui est le souverain. À la vérité ils ont tenté de se rendre nos maîtres en déclarant que leurs mandats ne sont pas impératifs ; mais cette décision n’ôte rien au peuple. Il est absurde qu’un mandataire puisse faire la loi à son commettant : le peuple assemblé par commune a donc le droit de révoquer ses représentants, de réviser leur ouvrage, de l’adopter, de le rejeter ou de le corriger. Usons promptement de ce droit, il le faut, puisque l’opinion publique ne peut plus rien sur certains députés. »

No XII. (Du 26 septembre au 3 octobre.) — La tyrannie la plus redoutable n’est pas celle qui s’impose uniquement par la force, et les despotes intelligents savent mettre en pratique le mot du bon La Fontaine, mieux vaut douceur que violence.

« Le plus redoutable et le plus puissant de tous les genres de despotime, c’est celui qui rend un peuple esclave volontaire, et qui sait lui faire aimer ses fers. Le despotisme violent porte avec lui le germe de sa destruction, l’indignation profonde et continuelle qu’il fait naître au sein de chaque individu, forme, dès le premier moment de fermentation, une explosion terrible qui brise toutes les entraves, toutes les chaînes, toutes les barrières. Mais le despote adroit qui pose le joug d’une main légère sur la tête d’un peuple, qui cache sous des fleurs le sceptre de fer avec lequel il le gouverne, peut se promettre un règne sans fin, parce que ce peuple est avili sans qu’il s’en doute, et subjugué sans qu’il s’en inquiète. »

« Il n’est rien d’un aussi haut prix que l’homme, disait le prince d’Orange, et cependant on peut l’acquérir par un coup de chapeau.

« Voilà tout l’art, tout le secret des despotes, des aristocrates, des ambitieux qui n’ont rien à espérer, et qui ont tout à craindre de la force ; ils flattent, ils séduisent, ils acquièrent les hommes qu’ils ne peuvent asservir. »

Ces réflexions sont suggérées à Loustallot par une lettre de M. de Saint-Priest à La Fayette. On va bénir les drapeaux de la garde nationale, et, à cette occasion, le roi juge à propos de flatter un peu les soldats citoyens. Les magasins des Menus fourniront les draperies et les lustres destinés à orner Notre-Dame le jour de la cérémonie. « Sa Majesté, dit Saint-Priest, compte faire usage de cette troupe nationale dans toutes les circonstances importantes. Elle voit avec satisfaction que son zèle se consacre sans réserve au repos actuel de la capitale. » Ces coups de chapeau déplaisent assez au jeune rédacteur qui ne s’en cache pas. « Nous n’aimons point, dit-il, le zèle sans réserve ; il faut beaucoup de réserve au contraire avec les hommes libres ; la liberté fut toujours un peu orageuse et bruyante. »Il va chercher dans l’histoire l’explication de cette gracieuseté royale.

« Quel est donc l’objet de cette flagornerie ministérielle envers nos citadins ? Le voici. Dans l’Assemblée actuelle, comme dans tous les États généraux qui ont précédé, après avoir vainement employé la force pour faire faire les lois dans l’intérêt de ceux qui gouvernent, on a recours à l’adresse et à la corruption. Il faut lire ce qui se pratiqua en 1484 pour connaître toutes les manœuvres actuelles. Le connétable traitait les députés de vilains, qui voulaient rogner les morceaux au roi, mais qu’on saurait bien mettre à la raison. Les députés tinrent bon. Ils furent entrepris ensuite par le garde des sceaux, qui les gagna, les uns à l’insu des autres, et fit faire la besogne comme il voulut. »

Et, afin de prévenir de semblables abus, il ajoute avec autant de patriotisme que de bon sens :

« Dérobez, s’il le faut, citoyens, pour vous instruire, quelques instants à l’exercice militaire. Si vous ne savez que manier un fusil, vous ne serez jamais que des esclaves ou des instruments d’esclavage : c’est en réunissant à l’art militaire l’art, non moins précieux, de discuter et défendre vos droits dans les assemblées élémentaires, que vous serez vraiment citoyens. Mais pour les défendre il faut les connaître. »

Les esprits se préoccupaient déjà de la grande question du pouvoir législatif et du pouvoir constituant. Certains membres de l’Assemblée, craignant pour la royauté et les institutions monarchiques, voulaient refuser à leurs successeurs le droit de faire une Constitution nouvelle. Voici comment le rédacteur des Révolutions de Paris établit le droit immuable et indiscutable du peuple :

« Gardons-nous de nous accoutumer à cette distinction du pouvoir constituant et du pouvoir législatif. Cette idée pourrait se propager chez un peuple qui ne s’est pas encore formé à l’esprit de liberté. Voyez chez les Grecs, chez les Romains, chez les Anglais, chez les Génevois, si vous y trouverez un pouvoir constituant qui ne soit pas le pouvoir législatif, et un pouvoir législatif qui ne soit pas constituant. On nous dira que cette distinction tend à empêcher les innovations dans la Constitution. Sans doute il ne faut innover qu’avec prudence ; mais nos députés actuels se flatteraient-ils donc de faire d’un seul coup la meilleure constitution possible, une constitution telle, que ce fût un sacrilége d’y toucher ? »

No XIII. (Du 3 au 10 octobre.) — Cette première semaine d’octobre fut féconde en événements décisifs. Le treizième numéro des Révolutions de Paris (48 pages de petit texte) raconte longuement les journées du 5 et du 6. Ces détails sont trop connus pour que nous les reproduisions. La famine torture Paris ; on apprend que le roi et la reine ont offert aux gardes du corps et aux officiers en congé (attirés en grand nombre par des bruits de coup d’État) un banquet, à la suite duquel la cocarde tricolore a été foulée aux pieds et remplacée par la cocarde blanche ou noire. L’émotion est indescriptible. Une armée de femmes, suivie de toutes les gardes nationales, se précipite à Versailles pour demander du pain, exiger le retour du roi à Paris, et l’éloignement des régiments étrangers.

« Allez, marchez, braves citoyens, vous portez avec vous le destin de la France, nos cœurs vous suivent, secourez notre roi, sauvez nos députés, soutenez la majesté nationale. Quatre cent mille bras sont prêts à vous applaudir ou à vous venger ! »

Le roi, effrayé, revient à Paris avec sa famille. Les patriotes ont encore une fois écarté le danger qui menaçait la nation. Le coup d’État royaliste a avorté. Le peuple aime toujours Louis XVI, mais il se défie de plus en plus de sa femme. Voici un discours adressé par Loustallot à Marie-Antoinette, à cette Autrichienne qui fut le mauvais génie de son mari et de la France. On ne pouvait dire plus vrai ni toucher plus juste.

« En suivant notre roi dans cette ville, qui naguère devait être ravagée par la famine et par le feu, vous commencez, madame, à détruire des bruits qui ont affligé tous les bons Français et qui retentissent dans toute l’Europe. Des hommes, qui sont vos ennemis, quoiqu’ils vous paraissent tout dévoués, se sont plu à vous présenter comme l’appui de la faction qui déchire l’État. Ce serait vous trahir, madame, que de vous dissimuler que ces bruits ont produit une funeste impression sur le peuple, et que c’est seulement par la crainte d’affliger le cœur de votre époux, qu’il unit votre nom au sien dans ses cris de joie et dans ses hommages.

« Nous savons que l’audacieuse calomnie ne respecte aucun rang, aucune vertu ; nous savons également ce que peuvent sur les rois la flatterie et l’amour d’un pouvoir sans bornes ; nous savons ce que peut sur le cœur d’une épouse et d’une mère le désir de conserver des droits qu’elle croit appartenir à son époux et à son fils ; nous savons ce que peut sur tous les hommes la volonté de réussir dans les projets qu’ils ont adoptés, dans les entreprises qu’ils ont commencées : mais il ne nous appartient pas, madame, de scruter vos sentiments ni vos actions ; vous n’avez dans ce moment pour juge que Dieu et votre époux : notre devoir se borne à vous présenter l’espérance du bonheur que votre séjour dans cette ville nous fait concevoir.

« Notre histoire offre peu d’exemples de reines qui se soient occupées du bonheur du peuple ; elle en peint beaucoup au contraire qui ont été pour lui de véritables fléaux[1].

« Il nous manque une reine, madame, dont la vie soit le contraste parfait de celle de tant de monstres ; une reine qui, occupée à former le cœur de ses enfants, à rendre heureux son époux, mette le soulagement du peuple au rang de ses devoirs ; qui, protectrice décidée de l’innocence persécutée, ou de la pauvreté vertueuse, établisse, pour toute part aux affaires publiques, un ministère de bienfaisance et rende en quelque sorte son mari jaloux de la reconnaissance des Français envers elle, et de l’admiration de tous les peuples.

« Voilà, madame, ce que nous attendons de vous ; vous avez tout pour y réussir, la nature vous a tout donné. Abjurant, s’il en est dans votre cœur, tous sentiments de prévention ou de colère contre le meilleur des peuples, livrez vos actions à ses regards et votre cœur à son amour.

« En venant avec confiance avec une confiance qui ne sera pas trahie, au milieu de nous, vous avez déjà mis nos cœurs à l’aise ; achevez votre ouvrage, en professant si hautement, si publiquement votre patriotisme, que l’aristocratie perde tout espoir d’abuser désormais de votre nom, pour alarmer le peuple et étayer ses abominables projets. »

La royauté n’avait pas encore rompu avec le peuple, en appelant ouvertement l’étranger à son secours. Si Marie-Antoinette avait suivi ces patriotiques conseils, elle eût pu devenir la reine aimée des Français. Mais celle que le peuple surnommait justement un an plus tard la tigresse autrichienne aima mieux persévérer dans la voie des trahisons, au bout de laquelle elle rencontra l’échafaud.

No XIV. (Du 10 au 17 octobre.) — La manifestation victorieuse des 5 et 6 octobre avait fait manquer le complot des royalistes qui devaient enlever le roi, le conduire à la frontière (à Metz) et dissoudre l’Assemblée. Les districts firent arrêter à Paris plusieurs agents de la cour, mais les interrogatoires restèrent secrets. La presse patriote se plaignit vivement de ces mesures qui rappelaient trop les procédés de l’ancienne monarchie.

« Est-ce procéder de bonne foi que d’éloigner de ces recherches le peuple qui est seul intéressé à la découverte de la vérité, et qui, sous aucun point de vue, ne peut être soupçonné d’être le complice des conjurés ? Pourquoi tout ne se passe-t-il pas sous ses yeux ? La publicité n’est-elle plus sa sauvegarde ? Pourquoi n’assiste-t-il pas aux interrogatoires que l’on fait subir à ceux qui sont détenus ? Pourquoi n’entend-il pas leurs réponses ? Pourquoi n’est-il pas certain que l’on ne retranche rien de leurs aveux ? que l’on n’ajoute rien à leur confession ? qu’il n’y a point d’intervalle adroitement ménagé entre la désignation d’un nouveau coupable et la saisie de sa personne et de ses papiers ? Pourquoi chaque citoyen ne peut-il faire passer au magistrat interrogateur ses observations sur les variations ou les résultats des réponses ? Pourquoi ne publie-t-on pas les faits sur lesquels il serait important d’avoir des notions précises, ou qui pourraient faire réfléchir chaque citoyen sur une foule d’autres faits qui ne lui paraissent indifférents que parce qu’il ne peut les lier avec les faits que constate la procédure ?

« Que craint-on ? de trouver trop de coupables ou des coupables d’un trop haut rang ? Eh ! qu’importent le nombre et le rang des coupables[2] ? Brutus n’a-t-il pas fait mourir son propre fils ? Catilina n’était-il pas des premières familles de Rome, et Lentulus n’avait-il pas été consul ? N’a-t-on pas vu périr, sous la hache des bourreaux et pour des causes moins graves, des Biron, des Montmorency ?

« Cherchons donc tous, et de toutes nos forces, à découvrir quels sont les conspirateurs et les conjurés. Que le rang, la fortune, le nombre, rien ne nous en impose ou ne nous séduise, et malheur à qui tiendrait quelque compte de ses dangers quand il faut agir pour le salut de la patrie et de la liberté. »

Il faut avant tout que le peuple connaisse la vérité, et qu’il n’ignore plus quels sont ses ennemis. Il faut publier les noms des ministres compromis dans le projet d’enlèvement du roi, des ministres qui outragent chaque jour les membres patriotes de l’Assemblée. Il faut que la lumière se fasse.

Mais que le peuple ne renouvelle pas, en voulant se faire justice lui-même, les scènes épouvantables du massacre de Berthier et de Foulon.

« Il nous reste maintenant à vous conjurer, citoyens, au nom de la patrie, de la liberté et de la justice, pour prix de nos soins, de nos conseils et de notre entier dévouement à vous servir, de vous abstenir, contre ceux qui seraient convaincus ou soupçonnés d’avoir trempé dans la conjuration, de toute voie de fait en leurs personnes et en leurs biens. La puissance publique a seule le droit d’agir contre eux. Nous voudrions parler un langage qui pût être compris du moins de tous les Français instruits. Les particuliers n’ont pas le droit de punir, même ceux qui sont évidemment coupables, parce qu’il n’y aurait plus aucune sûreté dans la société. Chaque particulier supposerait un crime à celui qu’il voudrait détruire : les apparences, d’ailleurs, sont quelquefois si trompeuses, que celui qui paraît le plus évidemment coupable est parfaitement innocent. On a donc établi des magistrats pour procéder contre les accusés, par des formes qui servent à s’assurer s’ils sont innocents ou coupables, et pour les faire punir ou les absoudre. Lorsque le peuple attroupé ou quelques particuliers usurpent cette fonction des magistrats, ils renversent tout l’ordre de la société, et il est rare qu’ils ne fassent pas périr l’innocent pour le coupable. »

Après avoir conjuré les citoyens de laisser agir la justice contre les traîtres, Loustallot vient défendre la liberté de la presse, menacée dans la personne de son confrère Marat.

« Dans le numéro. 26 de l’Ami du peuple, M. Marat dénonçait l’idole de la France, M. Necker, comme un ministre qui n’était point animé de l’amour du bien public, et qui avait le cœur d’un intrigant ambitieux.

« L’assemblée municipale a plusieurs fois mandé M. Marat, qui n’a tenu compte de ses monitions et a continué d’écrire, vraisemblablement d’après ce qu’il pensait. Nous apprenons tout à coup que M. Marat est frappé d’un décret de prise de corps, qu’on enlève ses planches de chez son imprimeur et les feuilles de chez le libraire.

« Ce n’est pas tout, nous sommes instruits qu’un grand nombre de Français applaudissent aux attentats exercés contre l’écrivain qui a écrit contre M. Necker et ses plans… et ils se croient libres !… Quelque différence qu’il y ait entre son opinion et la nôtre sur M. Necker, nous sommes affligés de voir que les partisans de ce ministre prostituent son nom à la plus lâche persécution ; persécution telle, que, s’il ne la désavouait pas, il mériterait tout ce que M. Marat a écrit contre lui.

« Faibles Français, enfants enthousiastes, quand saurez-vous qu’il est de l’essence de la liberté d’écrire impunément tout ce que l’on veut sur les hommes publics ? Si l’on supprimait en Angleterre tous les papiers où il y a des calomnies contre les hommes publics, il n’y aurait pas actuellement un seul journal. Il faut, pour le bonheur des individus, pour le maintien de la Constitution et de la liberté, qu’il y ait guerre irréconciliable entre les écrivains et les agents du pouvoir exécutif. Dès l’instant que le pouvoir judiciaire se jette du côté du pouvoir exécutif contre la presse, la balance est rompue, et le peuple est esclave : les ministres et les gens en place sont exposés de droit à la calomnie. Cet inconvénient nécessaire est suffisamment compensé par la jouissance du pouvoir et de la grandeur. Les hommes vertueux, qui exercent des fonctions publiques, ne craignent pas la calomnie ; elle ne perd que les fripons.

« Ces principes vous paraissent étranges, Français ; eh bien, soyez esclaves ! M. Marat peut avoir outragé le bon sens et la raison ; mais il n’a point violé les lois d’un peuple libre ; et si ceux qui ont attenté à sa liberté, à sa propriété, ne subissent pas les peines les plus graves, nous le disons avec une douleur profonde, la Révolution n’est pas encore commencée. »

On voit quelle solidarité fraternelle existait alors entre les écrivains patriotes des nuances les plus diverses. Le vaillant rédacteur des Révolutions de Paris était toujours le premier sur la brèche, quand il fallait, même au profit de ses adversaires, défendre les droits imprescriptibles de la pensée.

No XV. (Du 17 au 24 octobre.) — L’Assemblée avait suivi le roi à Paris. Le duc d’Orléans, considéré comme un des fauteurs de l’insurrection victorieuse, était écarté, sous le prétexte spécieux d’une mission à Londres. On pouvait croire à l’apaisement, d’autant plus que certains députés, notoirement hostiles à la cause populaire (Mounier, Lally entre autres), s’étaient retirés en province ou à l’étranger. Pourtant, les représentants de la noblesse ne se trouvaient pas en sûreté dans la capitale : les officiers de la Commune durent adresser, le dimanche 18, une proclamation aux Parisiens pour leur rappeler les lois garantissant l’inviolabilité parlementaire. Loustallot approuve cette proclamation et invite les citoyens à respecter tous les députés, sans distinction de parti. Les insulter serait insulter la nation elle-même.

« Malheur ! malheur au Français qui ne trouverait pas dans sa conscience le précepte de l’inviolabilité des députés, et qui aurait besoin d’être éloigné de leur asile par la terreur des lois ! Citoyens, je crois avoir donné, aux dépens de ma vie, des preuves que j’exècre les tyrans et les aristocrates. Les noms seuls de ces députés qui ont proposé le veto absolu la rétractation des arrêtée du 4 Août, me font frissonner d’horreur. Eh bien ! si l’un de vous était assez aveugle ou assez pervers, assez ennemi du bien public et de lui-même, pour se porter à quelques excès contre le plus coupable d’entre eux, je le protégerais, s’il m’était possible, de mon corps ; je recevrais tous les outrages et tous les coups qui lui seraient adressés ; trop heureux si ma vie pouvait épargner au peuple français la tache ineffaçable que lui imprimerait un crime qui n’a pas même de nom, et les longs malheurs, les malheurs indicibles qui en seraient l’inévitable suite !

« Ces sentiments, tous les bons citoyens, tous les citoyens éclairés les portent au fond de leur cœur. Ils sentent la nécessité de protéger à leur propre détriment les suppôts de l’aristocratie, ceux même qui pourront paralyser ou décourager encore plus d’une fois les députés restés fidèles à la cause nationale. »

La perception des droits aux barrières était surveillée par la garde nationale. La Commune crut devoir la soulager de ce service en établissant un corps de chasseurs, dont elle s’arrogea le droit de nommer les officiers. Cette prétention excita des murmures, et des protestations véhémentes. Le district des Petits-Augustins se signala par sa fermeté à réclamer le droit commun, l’élection. Le rédacteur des Révolutions félicite ce district de son attitude, et met la Commune en demeure de s’expliquer sur son décret, en termes très-catégoriques :

« À qui la Commune attribue-t-elle le droit de nommer aux places d’officiers ? Au comité militaire ? aux représentants administrateurs ? ou bien se le réserve-t-elle ? Mais il semble que dès qu’un homme a franchi le perron de l’Hôtel de ville, il ne regarde plus ses commettants que comme ses sujets. Ce désordre, cette anarchie causée par la lutte de l’ambition et de la liberté, va cesser sans doute à la voix de l’Assemblée nationale. Elle s’occupe de l’organisation des municipalités. »

Il prouve que l’élection des officiers est une prérogative nécessaire de la garde nationale, une juste récompense de ses patriotiques sacrifices. Ces principes sont déduits avec une logique irréfutable.

« Voici en six mots tout le système politique qui convient à la France. La nation ne peut être assurée de sa liberté civile et politique, qu’autant que les forces militaires qui seront entre les mains des citoyens formeront la balance des forces militaires de l’armée. Les forces militaires des citoyens ne peuvent se soutenir qu’autant qu’ils trouveront dans l’exercice de la liberté une indemnité des peines du service ; la plus précieuse indemnité pour un homme libre est de donner son vœu sur les affaires publiques. Privez les citoyens de l’exercice de ce droit, pour le conférer à des représentants, le peuple se regardera comme vendu à d’insolents municipaux, et alors ou l’opinion générale jettera à bas votre gothique décret ; ou, le dégoût du service éteignant peu à peu nos milices citoyennes, on verra comme ci-devant le despotisme et l’aristocratie se disputer à qui régnera sur ce misérable peuple qui redeviendra esclave tout en conservant le nom de franc. »

Les attroupements se multiplient, et, le 22, l’Assemblée décrète la loi martiale. La situation s’assombrit, le découragement s’empare des députés libéraux et des meilleurs citoyens. Loustallot, fidèle à la noble mission qu’il s’est donnée, leur prêche la patience, la fermeté. Le but à atteindre est sublime : hauts doivent être les cœurs !

« Fidèles représentants de la nation, si vous êtes entre deux précipices marchez droit et ferme, vous ne tomberez ni dans l’un ni dans l’autre, et toi peuple qui te portes toujours à des extrémités, si tu vois que de prétendus amis t’ont trompé, ont contribué à tes malheurs, ne va pas pour cela redemander tes fers ; aie le courage de dévorer les obstacles qui s’opposent à ton bonheur et tu seras heureux. Il en a coûté des fleuves de sang aux Romains et aux Suisses pour être libres. Français, nos calamités sont affreuses, je l’avoue, mais peuvent-elles être comparées à celles qui ont désolé l’Angleterre pendant des siècles avant qu’elle arrivât à cette Constitution qui fait le bonheur de ses habitants ? »

No XVI. (Du 24 au 31 octobre.) — La réaction royaliste continue à jouer son rôle : elle excite le mécontentement du peuple et l’engage à préférer un tranquille despotisme à une orageuse liberté. En quelques lignes, l’écrivain patriote dévoile l’impudent sophisme de l’aristocratie :

« Les ennemis de la liberté font jouer toutes sortes de ressorts pour que le passé nous paraisse préférable au présent ; comme ils n’ont qu’une somme de moyens, il faudra qu’ils s’épuisent ; et l’on doit présumer des Français, d’après ce qu’ils ont fait depuis trois mois, que la crise momentanée où se trouve le commerce et la difficulté des subsistances ne l’emporteront pas sur le tableau, qu’ils doivent avoir sans cesse devant les yeux, de l’insolence des grands, de l’audace de leurs valets, des vexations des commis, des lettres de cachet des ministres, de l’inquisition de la pensée et de l’arbitraire des impôts.

« Quant aux mœurs, une réforme ne peut être l’ouvrage que du temps et de l’exemple.

« Des lois sages, des lois qui opposent des barrières à une contre-révolution, nous les attendons de cette Assemblée des représentants du peuple, où, malgré l’influence d’une représentation évidemment injuste, les efforts d’une coalition toujours subsistante et les manœuvres ministérielles, l’esprit public et le goût des bons principes font des progrès vraiment consolants pour les bons citoyens. »

Nous avons vu que la loi martiale avait été votée par l’Assemblée, à l’instigation de la municipalité parisienne. Elle fut affichée et proclamée avec un appareil imposant. Beaucoup de citoyens se plaignirent amèrement, dans différents districts, de cette promulgation considérée comme comminatoire et provocatrice. Loustallot se fit, au nom de la justice, le défenseur officieux du principe de la loi martiale, en prouvant que tous les peuples libres y ont eu recours. C’était risquer sa popularité, mais il n’hésita pas, même à ce prix, à éclairer ses concitoyens.

« Supposera-t-on, dit-il, que la loi martiale soit un coup de despotisme, si les peuples les plus libres ont adapté à leur constitution ce même ressort, ou tout autre qui produisait le même effet ?

« À Athènes, la loi voulait que dans un mouvement populaire, tout citoyen prît parti pour ou contre ; c’était un moyen bien sûr d’armer sur-le-champ contre les séditieux des forces capables de les réduire ; le plus grand nombre dans un État étant toujours composé de ceux qui ont intérêt au maintien de l’ordre et de la tranquillité publique.

« Rome opposait aux séditieux l’activité terrible d’un dictateur magistrat qui était au-dessus des lois, qui pouvait se dispenser de toutes les formes et qui ne devait jamais compte de ses actions ; ou elle donnait à l’un des consuls un pouvoir presque aussi étendu, par une formule célèbre qui le chargeait de pourvoir au salut de l’État. On sent combien une magistrature qui réunissait tous les pouvoirs dans les mains d’un seul homme, qui l’investissait d’un despotisme qui n’avait d’autre frein que sa conscience, devait être plus contraire à la liberté que la loi martiale.

« Si les Anglais, chez qui l’on affecte de prendre tous les matériaux de notre Constitution, sont jaloux de quelques droits, c’est surtout de ceux de la liberté individuelle. Cependant cette loi existe chez eux, et la nôtre n’est calquée que sur la leur. »

Le rédacteur prend ensuite le texte de la loi et discute successivement les douze articles ; tout en faisant la juste critique de quelques-uns d’entre eux, il admet le principe général qui les a dictés, et conclut ainsi :

« Une loi martiale est une institution utile, nécessaire même dans un État bien constitué. Elle ne doit servir uniquement qu’à maintenir la liberté individuelle et la Constitution contre les entreprises des séditieux et des rebelles.

« Si une loi martiale était rédigée de manière à favoriser le despotisme ministériel et l’aristocratie municipale, il serait permis à tous les bons citoyens de faire des vœux pour qu’elle fût, non pas retirée, mais revue dans un moment où le spectacle sanglant d’un innocent massacré ne troublerait pas les esprits[3]. »

Les hommes de couleur des colonies demandent à l’Assemblée leur émancipation et le libre exercice des droits de citoyen. Les ministres s’opposent à ces réclamations. Loustallot est d’avis de respecter leur autonomie, et il développe son opinion en ces termes :

« La philosophie appelle chaque jour les nègres à la liberté : dès le premier mot qu’elle a prononcé en leur faveur, leur affranchissement est devenu nécessaire ; c’est un fruit de l’arbre, il faut qu’il tombe dès qu’il sera mûr, et l’on ne peut pas douter que l’admission d’une représentation des colons de couleur à l’Assemblée nationale n’accélérât beaucoup sa maturité.

« Les nègres affranchis apprendront bientôt à leurs anciens maîtres qu’ils peuvent se gouverner eux-mêmes ; peut-être aspireront-ils à les gouverner ; cinq siècles de cruautés et de souffrances ont allumé entre les blancs et les nègres une antipathie qui rendra leur association civile extrêmement laborieuse, et peut-être peu durable. Dans cet état des choses, la première injustice du ministre, ou une vexation de la part de ses agents envers les colons, deviendront le signal d’une guerre longue et terrible qu’il est facile de prévoir, et qu’on peut éviter dès ce moment.

« Ne pouvant trouver des concitoyens sûrs dans les habitants de nos colonies, faisons-en de fidèles alliés ; qu’ils forment un État séparé, qu’ils aient leur Assemblée nationale, qu’ils se constituent et se gouvernent selon leur génie, qu’ils ne tiennent à nous enfin que par un pacte fédératif, et ils nous seront éternellement attachés. »

  1. Vois à ce propos le curieux livre de Prudhomme les Crimes des reines de France jusqu’à Marie-Antoinette. Paris, 1791. La femme de Louis XVI n’y est pas ménagée.
  2. Paroles hardies à l’adresse de la femme et des frères du roi.
  3. La municipalité avait demandé le vote d’une loi martiale à la suite d’une émeute pendant laquelle on pendit un malheureux boulanger nommé François, sous prétexte d’accaparement.