Élysée Loustallot et les Révolutions de Paris/06

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Chapitre VI.
Mars Avril 1790. (Nos XXXV XLII.)

XXXV. Mort de Joseph II. Politique extérieure. — XXXVI. Attaques des royalistes contre Loustallot. Sa répugnance à se mettre en cause. Le parti de la cour essaye de soulever les provinces. Bournissac prévôt da Marseille. Élections des assemblées départementales. — XXXVII. Le comité de Constitution et la question du jury. — XXXVIII. Propagande aristocratique. Innocuité des libelles royalistes. Les ministres. Virulente critique de Necker. — XXXIX. Le Livre-Rouge. Coup d’œil sur les hontes de la monarchie. La curée. Les frères du roi. Le duc de Polignac. Le cas des frères Lameth. Heureux effet de la publication du Livre-Rouga. — XL. Nouveaux complots royalistes. Un discours de Burke. Encore le « ministre adoré. » — XLI. Principes d’économie politique. Les assignats et le mémoire de Bergasse. — XLII. Les maréchaux de France et le cumul des traitements. Paoli à Pacis. L’affaire de Suleau. Un fragment des Actes des Apôtres.

No XXXV. (Du 6 au 13 mars.) — Joseph II, empereur d’Allemagne, fils de Marie-Thérèse et frère de Marie-Antoinette, mourut au commencement de l’année 1790. Les débuts de son règne avaient été heureux, il attacha son nom à des réformes utiles, mais il devint rapidement impopulaire en Europe quand il eut à combattre la révolution des Pays-Bas, en 1789. Voici le jugement de Loustallot sur ce prince, jugement que l’histoire a confirmé :

« Joseph II n’est plus. La nouvelle de sa mort, tant de fois faussement annoncée, et toujours si avidement saisie dans toutes les parties de l’Europe, est enfin certaine. Il a succombé sous le poids de sa honte, de ses chagrins, ou de ses remords ; et déjà la main de l’histoire grave sur le marbre funéraire qui recèle ses cendres les paroles qu’il adressait naguère au général d’Alton, en Brabant : Qu’importe un peu plus ou un peu moins de sang versé ?  »

« Ses commencements, semblables à ceux de Néron, semblaient devoir lui assurer une place parmi les bons princes. Il aifectait le titre de monarque philosophe : mais bientôt, s’abandonnant à tous ses penchants, il déploya, aux yeux de l’Europe indignée de l’avoir admiré, l’ambition, la cruauté, le despotisme, la soif de l’or et de la vengeance, passions qui forment le caractère de’cette maison d’Autriche, que la nature semble avoir laissée échapper de ses mains pour le malheur des nations. »

« Une guerre injuste contre les Turcs, des insurrections légitimes dans le Brabant et dans la Hongrie, des mécontentements dans la Bohême, la haine des Français, dont il avait recherché les applaudissements, et dont il avait même été l'itdote pendant quelques jours, le mépris de tous les peuples : voilà ce que le despote Joseph voyait autour de lui à ses derniers moments. »

« Ce n’est pas des détails qui les ont accompagnés, et que les gazettes ont minutieusement recueillis ou commentés, que nous devons nous occuper. Qu’importe à des peuples libres de quelle manière est mort un tyran ? Il suffit qu’il soit mort : mais il importe au maintien de la Révolution d’examiner quelle influence sa fin doit avoir dans la balance du pouvoir en Europe. »

Et en étudiant cette question, le rédacteur des Révolutions pose en ces termes les véritables principes de la politique étrangère :

« C’est par des principes, et non par des considérations, qu’une nation qui veut être respectée doit se conduire. Le droit des gens est encore à naître en France. Une politique insidieuse, fausse, tortueuse, un mélange de bassesse, d’injustice et d’arrogance, étaient les moyens employés par les ministres de la France avec les autres nations. Il faut aujourd’hui que tout se fasse hautement, ouvertement, sans détours. Nous sommes assez puissants pour ne plus être ni fourbes, ni dupes, dans nos négociations. »

« Un premier principe, auquel il faut que nous tenions irrévocablement, c’est de renoncer à tout esprit de conquête. L’esprit de conquête est le plus mortel poison pour la liberté. Tenons-nousen donc à nos limites actuelles, et ne songeons qu’à les défendre. Mais il faut que notre second principe de politique extérieure soit de ne jamais faite la paix, quelque chose qu’il en puisse coûter, tant que l’ennemi sera sur notre territoire. L’observation de ce second principe fut la source de la grandeur de Rome ; l’oubli du premier fut la principale cause de sa décadence. »

Malheureusement pour la France et pour l’humanité, ces axiomes de politique positive, de politique scientifique, ont besoin d’être défendus encore aujord’hui. Certains esprits arriérés les tiennent pour paradoxes, et, en les méconnaissant, veulent ramener la société à la barbarie.

Quelques citoyens paraissent craindre que les compétitions des souverains prétendant à la couronne impériale ne créent de nouveaux dangers pour la France. Le jeune publiciste les rassure en leur rappelant l’histoire de Porsenna obligé de lever le siége de Rome parce que cent Romains ont juré de mourir ou de délivrer leur pays par tous les moyens possibles. Il engage tous ses compatriotes à imiter la fermeté d’âme de Mucius Scaevola.

« Alors naus n’aurons, plus à craindre les scènes qui vont se jouer entre les individus couronnés qui pèsent sur l’Europe : alors, au lieu de verser le sang des soldats qu’ils enverront pour nous égorger, nous leur apprendrons la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. »

No XXXVI. (Du 13 au 20 mars 1790.) — En tête de ce numéro, dans un article intitulé « Manœuvres des soi-disant patriotes contre les bons citoyens, » Loustallot proteste énergiquement contre les attaques de ses adversaires, les royalistes déguisés. Ces messieurs profitent hypocritement de quelques passages des Révolutions de Paris, dans lesquels sont flétris certains jugements du Chàtelet, pour accuser le rédacteur d’outrage envers la justice nationale. Quelle amère dérision quand on songe à la composition de ce tribunal décrié même sous la monarchie ! Loustallot hésite à se mettre en cause, et c’est avec des précautions infinies qu’il entretient ses lecteurs de cette affaire personnelle.

« Dans toutes les révolutions, des hommes adroits et ambitieux ont su faire tourner au profit de leur gloire, ou de leur autorité, les événements actuels, où ils n’avaient souvent eu aucune part. L’intérêt du peuple a presque toujours été sacrifié à l’intérêt d’un petit nombre : et les vrais patriotes ont été les victimes des patriotes intéressés. C’est tantôt par le couteau des lois, tantôt par des émeutes payées que ceux-ci sont parvenus à se délivrer de l’incommode surveillance des défenseurs du peuple. »

« Nous avons osé prendre ce titre, et peut-être nous en sommes-nous montrés dignes malgré les persécutions de tous les genres auxquelles nous avons été en butte. Persuadés que nos dangers n’étaient rien en comparaison des dangers publics, et qu’il ne nous était pas permis de nous occuper de nous tant qu’un seul de nos concitoyens avait besoin d’être défendu, nous nous sommes rigoureusement abstenus de parler de tout ce qui nous était personnel ; et nous n’avons repoussé les coups qu’on nous a portés, qu’en éclairant toujours davantage le peuple sur ses droits, et sur les crimes de ceux qui ont en main quelque portion d’autorité. »

« Si nous nous permettons de contrevenir pour un moment à la loi que nous imposait notre respect pour le public, c’est que notre cause est liée en quelque sorte avec la cause publique et la liberté de la presse. On voudrait pouvoir obtenir, par une procédure dirigée contre nous, ce qu’aurait produit autrefois une lettre de cachet ; et ce que le despotisme ministériel ou militaire eût osé entreprendre à force ouverte avant la Révolution, il le machine sourdement. »

« Interrompre cet ouvrage, nous effrayer ou nous réduire au silence ; voilà le but de nos puissants ennemis. »

Les journaux royalistes accusaient en outre notre publiciste d’avoir insulté (dans le numéro précédent, à propos de la mort de Joseph II) tous les souverains d’Europe, dans le but de les pousser à la guerre contre la France. On voit que les feuilles réactionnaires ont eu de tout temps le mérite de remplacer la discussion par la calomnie.

Cependant les royalistes voient bien que Paris leur échappe, et que leurs intrigues sont percées à jour par les écrivains patriotes ; ils essayent de soulever la province.

« Le courage, le patriotisme opiniâtre des Parisiens, ce noble enthousiasme pour la liberté par lequel ils s’élèvent au-dessus des maux réels qu’ils éprouvent, et des maux d’opinion que les ennemis du bien public s’attachent à grossir à leurs yeux, une sage persévérance dans les bons principes qui nous ferait croire à la régénération du caractère français, s’il n’était encore entaché de quelque peu d'idolâtrie pour des hommes utiles à la bonne cause, mais que cette idolâtrie même peut rendre très-dangereux, cette sagacité avec laquelle la classe la moins éclairée discerne les inconvénients de la Révolution des perfides complots de l’aristocratie, ont enfin décidé les chefs de cette faction à travailler quelques provinces pour y exciter des troubles capables de retarder ou de détruire la Constitution. »

« Marseille leur a paru, depuis le moment de la Révolution, une place dont il est essentiel de s’assurer. Une citadelle et quatre forts menacent la ville ; et la ville peut entraîner la province. Le port offre un débarquement sûr et facile aux troupes espagnoles, auxquelles les Basques, les Navarrais et les Gascons ferment le passage du côté des Pyrénées. »

Le prévôt de Marseille, Bournissac, émiule de Delaunay, a fait arréter comme séditieux tous les bons patriotes. Ceux-ci en appellent à l’Assemblée nationale qui les fait délivrer, mais Bournissac, défendu par l’abbé Maury, n’est pas poursuivi. En outre, les royalistes, maîtres de tous les emplois, appellent à Marseille tous les régimente de Provence, afin de terroriser la population. Des protestations s’élèvent de toutes parts ; on demande que les régiments soient également répartis sur tout le territoire, et Loustallot met les ministres en demeure de faire exécuter le décret constitutionnel sur l’organisation militaire.

Les districts et les assemblées départementales ne sont pas encore formés. Quq sortira-t-il des élection générales ?

« Lorsque les assemblées administratives seront élues, les factieux sauront au juste quel est l’état de leurs forces. S’ils ont obtenu la majorité des places dans la majorité des assemblées, la contre-révolution sera faite, sans qu’il leur en coûte autre chose que l’or qu’ils auront prodigué, ou les bassesses qu’ils auront faites pour obtenir des suffrages. Tenant les rênes des administrations partielles, et coalisés avec le ministère, toutes les forces se trouveront dans leurs mains ; il faudrait une nouvelle insurrection pour rejeter ce joug, que nous aurions sottement remis sur nos têtes. »

« Si les aristocrates ne sont pas les plus forts dans les assemblées administratives, ils useront alors de tous leurs autres moyens : la séduction des troupes ; la division des corps qu’ils ne pourront séduire ; les querelles de ville à ville, de district à district ; les secoure étrangers, et, pardessus tout, les libelles et l’accaparement du numéraire. »

« On sent que, dans ce cas, il sera essentiel que les assemblées administratives soient composées d’hommes fermes, courageux, actifs, prudents, capables d’effrayer les aristocrates. »

Le rédacteur des Révolutions ne laisse pas le peuple s’endormir dans l’espérance du succès, il lui montre les efforts de l’aristocratie, il l’excite à défendre ses droits s’il veut conserver ses conquêtes ; un peuple doit se sauver lui-même et ne pas attendre des sauveurs.

No XXXVII. (Du 20 au 30 mars.) — Le comité de Constitution a enfin présenté son projet d’organisation du pouvoir judiciaire ; ce projet est déplorable, puisqu’il n’établit pas immédiatement le jury. Loustallot ne cache pas sa manière de voir, et il attaque vivement le comité.

« Il est en politique, comme en morale, des principes d’une telle évidence, qu’il est impossible de croire à la probité de ceux qui les violent. L’indignation que ces personnages inspirent ne peut que s’accroître, lorsqu’on voit qu’ils ont connu ces principes, et qu’ils s’en sont volontairement écartés. »

« Et s’ils compromettent par là l’honneur ou la vie d’un million de citoyens ! s’ils mettent en danger la liberté publique ! s’ils tendent la main à toutes les aristocraties, à tous les genres de despotisme pour les ramener sur la France, ne serait-ce pas un devoir pour ceux qui se sont dévoués à la chose publique, ne serait-il pas de l’intérêt de tous ceux qui y tiennent par quelques rapports, de les dénoncer, de les poursuivre, non pas avec les ménagements que l’on doit à des hommes qui se trompent, mais avec cette vigueur qui seule peut déconcerter les hommes qui veulent tromper ?… » « Le comité propose, dans la seconde partie de son plan, de renvoyer l’établissement des jurés jusqu’en 1792. Il donne certaines règles, d’après lesquelles on travaillerait à un règlement qui rendrait la procédure par jurés praticable par tout le royaume, à cette époque. »

« Il est des membres de l’Assemblée nationale qui doivent proposer d’établir sur-le-champ la procédure parjurés ; mais ils regardent seulement ce plan comme meilleur que celui du comité, et non comme un article de nécessité absolue dans la Constitution. »

« Je n’entends pas me dispenser de rendre hommage aux vues de ceux qui demanderont l’établissement actuel des jurés ; mais ils sont encore loin du but. »

« Il faut établir les jurés sur-le-champ, parce que, sans la procédure par jurés, il ne peut y avoir de Constitution libre ; parce que les articles sur la procédure par jurés sont des articles constitutionnels, et que cette base de l’ordre judiciaire est partie intégrante de la Constitution. »

« L’établissement des jurés ne peut être ni différé ni renvoyé à la prochaine législature, à moins que l’on ne veuille que la Constitution ne soit faite en deux fois, et de morceaux rapportés, à moins qu’on ne veuille s’exposer à la voir anéantir, avant que la législature prochaine ait posé la clef de la voûte par l’établissement des jurés.

« Pour savoir si un article est constitutionnel ou ne l’est pas, il faut voir si, ce point étant supposé ne pas exister dans la Constitution, la liberté publique et individuelle peuvent être mainte nues, ou si elles seraient anéanties. Si la liberté publique et individuelle peuvent exister sans cet article, il n’est pas constitutionnel ; car une constitution n’est autre chose que l’ensemble des moyens par lesquels des hommes réunis en société peuvent maintenir leur liberté individuelle et collective. »

Le jury est indispensable à la sûreté des citoyens, il faut l’établir sans retard. On a rarement mieux indiqué la nécessité de cette institution, véritable palladium de toutes les libertés.

« Par le jury seul, la liberté publique est à l’abri de tous les attentats du pouvoir exécutif ; le dernier citoyen peut réclamer, sans danger, contre tous les abus du pouvoir, contre toutes les prévarications des ministres ; il peut les dénoncer au corps législatif ; il peut réveiller toute la nation assoupie sur ses intérêts, par un écrit plein de force, qu’il ne craindra pas de payer de sa tête. Le pouvoir exécutif n’envahit pas tout d’un coup la liberté publique ; il la mine sourdement, et il ne frappe les derniers coups que lorsqu’il n’est plus possible de les parer. C’est pour cela qtié la liberté de la presse est regardée comme le plus sûr moyen de conserver la liberté publique. Les actes arbitraires, les déprédations, la marche dangereuse du ministère est toujours aperçue par quelques citoyens ; et il suffit qu’ils jettent un seul cri pour rallier tous les membres de l’État autour de la Constitution. Mais si l’ordre judiciaire est organisé de manière que le pouvoir exécutif puisse avoir quelque influence sur les jugements, qu’il puisse abuser de cette influence pour perdre le citoyen qui aurait découvert le danger de la chose publique, ou ce citoyen se taira, ou il serait aussi intrépide que ce héros, qui, certain de périr, s’écriait : A moi, ce sont les ennemis ! Ce serait un calcul bien faux en politique, que de compter sur beaucoup d’hommes de cette trempe. »

« Il ne peut donc y avoir ni liberté de la presse, ni liberté individuelle sans l’établissement des jurés. Sans la procédure par jurés, la liberté publique est dans un danger continuel, puisque l’influence du pouvoir exécutif sur les jugements des tribunaux peut perdre en détail tous les citoyens les plus propres à s’opposer à ses entreprises. Les droits de propriété, de liberté, de sûreté ne sont donc point garantis dans une constitution où les jurés ne sont pas la base de l’organisation judiciaire ; cette Constitution n’est point libre. »

Et Loustallot dénonce courageusement les membres du comité de Constitution comme indignes de toute confiance, comme « fauteurs de contre-révolution. »

On remarque dans ce numéro une note énergique à propos de la censure théâtrale. Les censeurs royaux continuaient leur travail considérant la révolution du 14 juillet comme non avenue. En France on supprime de temps en temps les rois, mais personne ne supprimera jamais la bureaucratie.

No XXXVIII. (Du 30 mars au 6 avril.) — Les royalistes continuent à agiter les esprits : ils sèment le vent, ils récolteront la tempête. Ils font tenir dans les lieux publics, par leurs émissaires, les propos les plus séditieux.

« Ce qui se passe maintenant en France n’est point une révolution, ce n’est qu’une secousse, » disent les aristocrates paisibles, qui se consolent de ce qu’ils ont perdu par l’espoir de conserver une partie de leurs iniques prérogatives : « Le peuple, ajoutent-ils, se lassera de la liberté dont il n’est pas digne, et tout reviendra peu à peu sur l’ancien pied. »

« Non, s’écrie l’aristocrate furieux, cette canaille n’a ni pain ni numéraire, et elle n’en est que plus fière. Allèchons-la, en lui montrant un peu d’argent ; et, lorsqu’elle aura donné dans le piége, lavons tous les affronts qu’elle nous fait essuyer depuis neuf mois, dans des flots de sang. Attendre que cette populace se repente, c’est en avoir pitié. De nouveaux vertiges pourraient encore troubler les têtes après le repentir ; il faut que notre vengeance soit si effrayante, que cette populace et sa postérité ne pensent jamais qu’en frémissant aux avantages qu’elle vient de remporter sur nous. »

« Ce sont ces discours, et tant d’autres, tout aussi sanguinaires, tout aussi coupables, que l’on entend dans les sociétés et dans les lieux publics, qui ont fait craindre, depuis quelques jours, aux patriotes que les factieux n’eussent trouvé des ressources extraordinaires et inattendues ; et cependant ils ne prouvaient autre chose que la tolérance civile et le véritable esprit de liberté qui règnent parmi nous. »

« La crainte d’attenter à la liberté des opinions fait que l’on souffre que des énergumènes soudoyés prêchent la très-prochaine contre-révolution, la dissolution de l’Assemblée nationale et l’aristocratie éternelle. »

« Cependant, les apparences de mouvements qui ont eu lieu, ou les tentatives qui ont été faites pour en exciter, les alarmes beaucoup trop vives qui en ont été la suite, prouvent que notre indulgence pont les missionnaires de l’aristocratie n’est pas sans danger. »

Le parti de la cour inonde le pays de libelles contre les patriotes de Paris et de l’Assemblée. Faut-il s’effrayer outre mesure de cette propagande antirévolutionnaire ? Non, car voici la cause du grand débit de ces brochures :

« Ce n’est point l’avidité que le peuple a pour ces ouvrages qui les multiplié. Plusieurs imprimeurs et libraires, privilégiés et non privilégiés, se trouvent sans occupation ; les patriotes se sont bornés à un petit nombre d’ouvrages qui ont du moins le mérite d’être adaptés aux circonstances ; les aristocrates seuls achètent des journaux, des pamphlets, lorsqu’ils sont favorables à leur cause ; ils en achètent plusieurs milliers, lorsqu’ils ont une tournure propre à faire fortune. L’industrie littéraire et typographique s’est donc tournée du côté où il y a un débouché certain : ce n’est qu’une afiaire de conmerce. »

Malheureusement les ministres eux-mêmes travaillent pour la contre-révoltition. Le garde des sceaux retarde ou supprime l’envoi des décrets ; le ministre de la guerre fait passer des fonds aux princes fugitifs, pour leur service militaire, et laisse mourir de faim de pauvres officiers. Necker lui-même écrit des libelles contre l’Assemblée nationale.

Loustallot s’est montré prodigue d’éloges envers Necker (n° III) tant que le ministre les a mérités. Mais dès que ce « Sully moderne » abandonne les principes de la Révolution, le jeune publiciste, que le patriotisme rend clairvoyant, ne lui ménage pas les vérités les plus dures. Necker, à propos des finances et du comité de trésorerie, se permet contre l’Assemblée des critiques aussi injustes que malencontreuses. Il accuse les représentants de gêner l’action du ministre des finances. Voici les observations du journaliste qui rappelle sévèrement le ministre à son devoir :

« Il entre bien dans le plan de mon travail, de relever toutes les faussetés, de mettre à nu les indécentes calomnies que le ministre adoré n’a pas craint de lancer contre l’Assemblée nationale. Je me borne à observer, pour le moment, que si ce ministre n’était pas personnellement initié aux trames des aristocrates, s’il n’eût pas été persuadé qu’il ne fallait plus que ce coup de sa part pour culbuter le nouvel ordre de choses, il est impossible qu’il eût ainsi attaqué ses bienfaiteurs. »

Et il conclut nettement en ces termes :

« Si les ministres eux-mêmes affichent à Paris et dans les provinces le mépris des décrets de l’Assemblée nationale, s’ils les contrarient ou s’ils ne les font point exécuter ; si, au moment même où les provinces réclament les rôles des impositions pour les payer, le ministère trouve, par ses agents, le moyen d’empêcher que les rôles ne s’effectuent ; si le but ultérieur de cette affreuse combinaison est de faire manquer le payement des troupes, afin de les jeter dans le désespoir ; n’est-il pas temps d’avertir le roi des desseins de ceux qui l’entourent, et qui sont peut-être à la veille de lui donner des conseils plus funestes que ceux qu’il reçut dans le mois de juin ? »

« Il est temps que l’Assemblée nationale s’occupe des moyens de leur faire subir la responsabilité encourue ; il est temps qu’elle prévienne le monarque qu’il importe à sa gloire et au bonheur public qu’il choisisse d’autres coopérateurs. »

Loustallot, qui croit encore aux bonnes intentions de Louis XVI, met dans la bouche d’un citoyen un long discours à l’adresse du roi. Voici un extrait significatif de ce document :

« Le peuple, dont la voix n’est censée celle de Dieu que parce qu’il est impossible de lui en imposer sur ce qui est vrai, a senti tout le danger auquel la démarche de votre ministre Necker exposait la chose publique, et le silence où vous l’avez trouvé plongé lorsque vous êtes allé visiter les braves habitants du faubourg Saint-Antoine, a dû vous apprendre qu’il éprouvait quelque affliction, dont vous étiez la cause innocente ; elle n’en a pas d’autre que la haine mal déguisée de vos ministres contre la Révolution et leurs tergiversations éternelles sur tout ce qui peut en hâter la fin ou en consolider les avantages. »

Et plus loin, dans un article sur les finances, dont la forme virulente rappelle les meilleures pages de Camille, apostrophant Necker lui-même, il le met en demeure de produire ses comptes :

« Ministre adoré, il faut que ce compte de 1781, à la véracité duquel vous avez hypothéqué si solennellement votre honneur, que ce déficit que vous avez garanti par votre signature, que cet état de situation du Trésor royal, que vous avez annoncé comme exigeant de grands secours, soient exposés au grand jour de la vérité. Ah ! c’est alors que vous pourrez vous jouer des critiques des journalistes, dont vous parlez avec tant de dédain ! »

« Sachez pourtant, ô ministre adoré ! qu’il y a tel journaliste, dont les jeunes ans, l’éducation et les principes peuvent valoir ceux d’un commis banquier, et qui, au prix de votre fortune et de vos talents, ne voudrait ni de votre gloire ni de votre conscience. »

No XXXIX. (Du 6 au 12 avril). — Le LivreRouge, sur lequel sont inscrites les pensions accordées aux courtisans, vient d’être publié. Le public peut enfin voir quel scandaleux emploi la royauté faisait de la fortune publique. En haut les dissipations les plus effrénées, en bas la plus horrible misère. Loustallot sent l’indignation lui monter au cœur, et il trace le tableau suivant des souffrances du prolétaire et du paysan : on peut comparer cette page à un passage fameux de La Bruyère[1].

« Pendant les vingt dernières années du règne de Louis XV, et depuis l’avénement de Louis XVI au trône, la misère publique a toujours été croissant ; dans les villes un luxe insensé, qui avait corrompu jusqu’aux dernières classes, cachait une détresse affreuse ; la parure était prise sur les aliments, et le bonheur domestique était sacrifié à des réjouissances de vanité. Dans les campagnes !… le cœur se brise à ce souvenir ! Près des villes, le paysan avait tous les vices qu’elles produisent, et de plus, une rapacité incompatible avec l’amour du travail. Loin des villes, des travaux excessifs ne suffisaient fisaient pas pour procurer aux infortunés colons les objets d’indispensable nécessité. Un pain noir, des racines, de l’eau, des vêtements grossiers, et quelquefois de simples peaux, des masures délabrées, tel était, dans une grande partie de la France, le sort de nos malheureux frères. Dans le Limousin, dans une partie du Périgord et de l’Auvergne, dans quelques endroits de la Bretagne, depuis Bordeaux jusqu’à Bayonne, l’existence des paysans est un problème. Dans les départements où un sol plus heureux offre plus de ressources, il n’y a point assez de cultivateurs ; et souvent les productions ont péri, parce qu’il n’y avait point de bras pour les recueillir. »

« Après le sort du paysan, celui du soldat était le plus affreux. Il suffit d’avoir vu du pain de munition une seule fois pour n’en pas douter ; le matin un peu d’eau chaude versée sur du pain avec quelques légumes, le soir un très-petit morceau de la plus mauvaise viande, telle était la subsistance de trois cent mille Français, qu’on était forcé, par cela même, de tenir dans une dangereuse inaction. »

« Tous ces maux n’avaient qu’une cause. La prodigalité d’une cour crapuleuse, où des Messaline et des Julie disputaient à des Claude et à des Néron le prix de la prostitution, de l’infamie et de la scélératesse, ou chaque jouissance coûtait le repos à un million d’hommes, où l’or était produit par le crime, et le crime reproduit par l’or, où enfin la nation française était moins prisée qu’un cheval de course. Français, hommes si justement méprisés jusqu’à ce jour, partout où votre nom avait pénétré, vous croyez avoir tout fait en renversant quelques tours et en demandant une Constitution ! Cette infâme cour n’avait-elle pas sucé tout votre sang ? N’avait-elle pas fait ses délices de vos larmes ? Ne vous a t-elle pas accablés d’une dette de plus de trois milliards ? Et déjà vous avez pitié de vos tyrans pour quelques larmes feintes qu’ils ont versées, ou pour quelques regrets inutiles qu’ils vous ont adroitement fait parvenir ! »

« Apprenez donc qu’il n’est point de privations assez affreuses, d’exil assez dur, de repentir assez profond, ni même de remords assez déchirants pour expier tous les crimes dont on s’est rendu coupable envers vous ; lisez le Livre-Rouge, ce répertoire de forfaits, lisez-le, et apprenez que toute compassion dans ce moment est bassesse ; toute générosité, trahison envers la patrie ; tout ménagement, conspiration contre la liberté. »

L’étude du Livre Rouge est fort instructive ; on voit, par exemple, que les deux frères du roi depuis Louis XVIII et Charles X ont fait payer à l’État, de 1782 à 1787, vingt-neuf millions de dettes. Le jeune patriote, justement indigné, ne peut s’empêcher de dire :

« Quand on pense qu’outre ces sommes et ces rentes, les frères du roi ont des apanages, des maisons royales, des propriétés particulières d’un grand revenu, et que cela ne leur suffit pas, on ne peut s’empêcher de sentir tout le sens de ce sarcasme si connu d’un seigneur, à la naissance de chaque prince : encore un louveteau. »

Après les frères du roi, tous les seigneurs viennent à la curée. Toute la noblesse a tendu la main, les plus riches ont été les plus exigents. Au premier rang voici les Polignac ; le duc de Polignac a acheté au roi, moyennant un million deux cent mille livres, le comté de Fénestranges, et a reçu de lui quittance sans bourse délier. Ce n’est pas tout :

« On a vu, dans le dépouillement que nous avons fait de la liste des pensions, que les Polignac, à tous les degrés possibles, avaient des pensions de toutes les sortes ; que ce sieur Polignac avait, outre le département des haras, une pension de quatre-vingt mille livres réversible à son épouse ; et voici encore la jouissance d’un comté qui leur est donnée à titre gratuit. Quels étaient donc les services des Polignac ? Toute la France sait qu’ils n’en ont pas rendu de publics. Or, quels services privés ont-ils pu rendre qui exigeassent qu’on les abreuvât du plus pur sang des malheureux Français ? Le mari n’avait ni talent ni emploi. La femme était l'amie ou la favorite de la reine. Mais quelle que fût l’intimité qui régnait entre la reine et la dame Polignac, on ne conçoit pas quelle pût être la cause des dons scandaleux qu’on prodiguait à cette famille. Il est réservé sans doute à l’histoire de dévoiler ce singulier mystère ; et le devoir de l’histoire est de punir ceux que l’opinion publique n’a pu retenir ni corriger. »

Avant d’émigrer et de combattre les armes à la main à l’armée de Condé, à Coblentz ou en Vendée, les nobles avaient fait suer à la nation son dernier écu. On pourrait mettre pour épigraphe à l’histoire de la noblesse française au XVIII siècle, ces vers vengeurs de notre grand poëte Victor Hugo :

« Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe. »

Les observations deLoustallptsur le Livre-Rouge eurent en France un grand retentissement. Dans son numéro 21 des Révolutions de France et de Brabant, Camille Desmoulins les reproduit en louant sans restriction son éloquent confrère. L’éminent rédacteur des Révolutions de Paris était alors dans tout l’éclat de sa gloire, et ses jugements avaient une autorité indiscutée.

Les aristocrates firent grand bruit d’un secours de quarante mille livres accordé à la comtesse de Lameth pour l’éducation de ses enfants. Deux d’entre eux siégeaient à l’Assemblée au milieu des députés patriotes. Ces deux défenseurs d’une liberté modérée devaient avoir cette heureuse fortune de traverser la Révolution et l’Empire sans courber la tête devant aucune tyrannie… Les royalistes les accusèrent d’ingratitude, les feuilles du parti de la cour, les Actes des Apôtres, en particulier, les accablèrent d’injures. Les journalistes patriotes prirent leur défense.

« Il n’est pas un Français qui ne se réjouisse en pensant qu’il peut avoir contribué pour quelque chose aux quarante mille livres qui furent données à Mme dé Lameth, puisqu’elle a su faire de ses enfants de bons citoyens et des amis de la liberté. »

Les frères Lameth se tirèrent à leur honneur de cette position difficile, en restituant au Trésor national les quarante mille livres.

L’effet produit par la publication du LivreRouge fut immense. L’aristocratie ne devait pas se relever de ce coup. Tous les bons citoyens s’efforcèrent de propager ce terrible acte d’accusation contre l’ancien régime. « En attendant que le Livre-Rouge soit publié avec tous ses détails, nous invitons, au nom de la patrie, de la liberté et de la fraternité, tous les curés patriotes de lire l’ouvrage du comité aux prônes ; les maires, de le faire lire dans toutes les assemblées publiques ; les présidents des clubs et associations, de consacrer une séance à cette lecture intéressante ; tous les citoyens qui l’auront en leur possession, de le prêter à leurs amis et à leurs ennemis, de le lire à ceux qui ne peuvent pas le lire eux-mêmes, d’en faire passer des exemplaires dans toutes les garnisons, dans tous les régiments, dans toutes les compagnies ; en sorte qu’il n’y ait pas dans la France un seul individu, ayant l’âge de raison, qui ne connaisse combien il lui importe de maintenir de toutes ses forces la Révolution. »

No XL. (Du 12 au 17 avril.) — L’incorrigible parti de la cour, qui sent ses forces et son influence diminuer chaque jour davantage, s’agite dans les ténèbres et prépare de nouveaux complots. Armer les régiments réguliers contre la garde nationale ; exciter l’armée à la révolte en cessant de payer la solde ; soulever la population affamée contre l’Assemblée nationale ; effrayer les bons citoyens en faisant lancer par le Châtelet des décrets de prise de corps contre les principaux chefs du parti patriote, voilà le plan des meneurs réactionnaires. Ce plan fut rapidement mis à exécution. Une révolte gagée éclata dans la garnison de Lille ; mais le peuple vit d’où partaient ces excitations à la guerre civile, et à la sortie de l’Assemblée le vicomte de Mirabeau et Cazalès furent hués par la foule irritée.

Les ennemis de la Révolution trouvèrent au delà de la Manche un puissant auxiliaire, et ils se servirent habilement d’un discours prononcé le 9 février, à la Chambre des communes de Londres, par Burke.

Le célèbre orateur Edmond Burke, membre de l’opposition anglaise, qui s’était fait un nom populaire en attaquant les excès de pouvoir et les dilapidations du gouverneur des Indes orientales, Hastings, s’était déclaré contre la Révolution française. Il en combattit les principes dans un livre intitulé Réflexions sur la Révolution française (1790), livre qui obtint un succès européen, et eut l’honneur d’être réfuté par Thomas Payne. Dans le discours du 9 février 1790, discours auquel répondit éloquemment l’illustre Sheridan, Burke traînait dans la boue les promoteurs du mouvement de 1789, insultant à la fois leurs personnes et leurs actes. Les aristocrates ne pouvaient souhaiter un plus utile secours pour les besoins de leur cause. Ils répandirent la traduction de cette véhémente diatribe, où l’injustice le disputait à la mauvaise foi. (Voir Actes des Apôtres, No 76.)

Après avoir résumé les arguments de l’orateur anglais, Loustallot s’exprime en ces termes :

« Telle est l’opinion d’un homme, qui toute sa vie a vu en noir les événements ; qui ne doit sa réputation qu’à des écarts atrabilaires sur les personnes et sur les choses dont il a parlé. Peu prisé, à cause de sa fougue inconséquente, par le parti ministériel, qui n’a pas autrefois daigné l’acheter, il n’était qu’en sous-ordre dans le parti de l’opposition. Loin d’en être un des chefs, il en était l'aboyeur. S’agissait-il, ou de couvrir d’un torrent d’injures un homme qu’il fallait rendre odieux, ou bien fallait-il esquiver une décision dans une séance. en faisant durer la discussion ? C’était aux poumons de Burke qu’on avait recours… »

« Que nous importe l’opinion politique d’un parleur, qui a combattu l’égalité de la représentation nationale et l’admission des non-conformistes aux fonctions civiles ? C’est pourtant parce que ces deux questions doivent être débattues dans cette session, que Burke a fait une diatribe sur la France. Telle était l’a force de l’opinion publique slir ces deux points, que le ministère a senti qu’il fallait diviser les orateurs de l’opposition. Burke s’est vendu ; et comme il lui fallait un prétexte pour rompre avec ses amis, avec ces hommes d’État qui admiraient la Révolution de la France, et qui en ont été les apologistes dans la même séance, Bubke a blâmé cette Révolution, afin que sa division avec eux parût moins choquante que si elle eût éclaté lors de l’affaire des dissidents ou del’égalité de la représentation. »

« Laissons donc les aristocrates colporter en paix la diatribe de Burke, la lire avec effort, appuyer ridiculement sur les mots qui renferment les sarcasmes les plus amers. Nous avons, nous, bons citoyens, à leur répondre ce mot accablant : que nous importe l’opinion d’un homme qui a déshonoré la fin de sa carrière, en trahissant la cause du peuple, ses principes et ses amis ? »

Le jeune publiciste ne peut pardonner à Necker les illusions qu’il s’est faites sur son compte, et les éloges qu’il lui a jadis accordés. Il revient avec une cruelle ironie sur les actes du « ministre adoré, » et termine par ces mots une spirituelle harangue à son adresse :

« Vous nous donnerez, je le sais, de belles tirades de morale. Mais, croyez-moi, elles ne nous en imposeront pas ; avouez vos torts, rendez vos comptes, et persuadez-vous que si vous partez avant de les rendre, soit pour cause de santé par démission ou par mécontentement, ce sera, en bon français, mettre la clef sous la porte. »

No XLI. (Du 17 au 24 avril.) — Pour conjurer la crise financière, l’Assemblée a décrété l’émission de quatre cents millions d’assignats (1er avril 1790) représentant le prix d’immeubles nationaux, qu’on devait vendre jusqu’à concurrence d’une pareille somme. À cette occasion, Loustallot indique à ses lecteurs les principes d’économie politique dominant cette matière. Il expose la théorie des qualités de la monnaie, de son rôle, et des signes qui la représentent. On voit qu’il connaît dans leurs moindres détails les découvertes des grands économistes du XVIII siècle, Adam Smith, Quesnay et les physiocrates.

« La science du crédit public a été jusqu’à ce jour une science occulte, dont les seuls initiés connaissaient les effrayants mystères. Le pays de la finance était une terre d’anthropophages, où, si l’on abordait sans autres armes que de la bonne foi et des ressources réelles, on était sûr d’être dévoré vif, où les orages et le calme avaient toujours des causes insidieusement préparées, où tout était illusion et chimères, sauf les brigandages affreux qui s’y exerçaient.

« C’est là que sont nés les emprunts, les rentes viagères, les actions, l’agiotage. Là, il n’y a que deux saisons, la hausse et la baisse. Là étaient enterrés l’industrie, les mœurs, l’économie et l’amour du travail. »

« L’esprit public a-t-il enfin fait la conquête de ce pays ; ou la Révolution s’est-elle arrêtée sur ses bords ? Il faut attendre, pour le savoir, quel sera le sort des assignats-monnaies que l’Assemblée nationale vient de décréter. Si les Français, sourds à toutes les insinuations par lesquelles on cherchera à faire hausser ou baisser les assignats, les prennent pour ce qu’ils sont, ne leur donnent que leur vraie valeur, et la leur donnent tout entière, on pourra dire que le vrai crédit public est né parmi nous, et que l’État est sauvé des griffes des vautours, qui, depuis cinq à six ministères, le rongeaient infatigablement… »

« Qu’estce qu’une monnaie ? Un signe quelconque qui sert de mesure à tout ce qui peut se vendre. Ce signe peut être indifféremment un métal, une coquille, un morceau de cuir ou de papier. »

« Mais ce qui constitue le signe, quel qu’il soit, et en fait une vraie monnaie, c’est, 1o qu’il porte l’empreinte de la souveraineté ; 2o qu’il soit délivré par la souveraineté ; 3o que, dans l’État, personne ne puisse le refuser en payement ; ce qui arrive quand le cours en est forcé, c’est-à-dire ordonné par la loi. »

« Il y a encore une quatrième qualité requise pour constituer une monnaie, mais elle varie selon l’espèce. Il faut que la monnaie ait un gage. La monnaie métallique porte ce gage avec elle : c’est sa valeur intrinsèque. La monnaie-papier doit avoir pour gage une hypothèque foncière, qui assure sa valeur avant qu’elle soit mise en circulation. »

« On voit, dès lors, que les billets de banque de Law, auxquels les aristocrates veulent comparer les assignats, n’étaient pas du papiermonnaie, puisqu’ils ne portaient point le timbre de la souveraineté, puisqu’ils étaient délivrés par une compagnie, puisqu’ils n’avaient pas une hypothèque foncière, mais les bénéfices éventuels du commerce des Indes. On voit encore que le papier-monnaie frappé par les Américains, pendant leur glorieuse Révolution, n’était pas véritablement un papiermonnaie, puisqu’il n’avait d’autre hypothèque que la foi du congrès, et qu’il n’avait pas une valeur déterminée de terres pour cautionnement. »

Les aristocrates voulaient à tout prix empêcher le rétablissement du crédit public, afin de créer d’éternels embarras à la nation. Plus tard ils discréditèrent les assignats en inondant la France de faux papier-monnaie, fabriqué en Angleterre et en Allemagne[2]. Pour le moment ils chargèrent un de leurs députés les plus influents, Bergasse, de combattre, dans un mémoire intitulé « Protestation contre les assignats, » la nouvelle mesure financière. Avec sa dialectique serrée et lumineuse, Loustallot réduit à néant tous les arguments de Bergasse ; il prouve que les assignats, loin d’être un expédient d’administrateurs aux abois, sont aussi avantageux que nécessaires. Il démontre que les assignats, pour ne pas avoir une valeur intrinsèque comme la monnaie d’or ou d’argent, n’en ont pas moins une valeur parfaitement établie, comme signes représentatifs d’une propriété foncière bien supérieure et presque inépuisable. Ils ont même sur le louis d’or ce grand avantage de ne coûter que des frais minimes de fabrication.

« C’est une autre supposition gratuite que de dire que nos assignats ne circuleront pas chez l’étranger ; cette supposition porte sur cette autre, qu’ils ne circuleront pss au pair chez nous, et c’est ce qui n’est pas prouvé. Mais si, d’après les principes développés ci-dessus, ils sont une véritable monnaie, qui empêchera qu’ils ne circulent au pair ? Qui empêchera que les étrangers ne s’instruisent de leur nature, de la solidité de leur gage, et que cette solidité ne les engage à les adopter ? Qui empêcherait enfin nos négociants de les endosser, pour les faire adopter aux étrangers non instruits de leur valeur ? »

« Notre monnaie métallique, au coin de France, ne circule pas plus chez l’étranger que les assignats n’y circuleront. L’étranger ne la prend jamais que comme nantissement, vu sa valeur intrinsèque. Mais puisque l’assignat a aussi une valeur intrinsèque, garantie par une propriété foncière, sur laquelle le négociant étranger aura action, et puisqu’il pourra toujours passer cette valeur en compte à ses correspondants français, je ne vois pas pourquoi ce négociant cesserait ses relations avec nous, par la seule raison que nous aurions des assignats-monnaie. »

En dépit des catastrophes financières de 1795 dont nous avons indiqué la véritable cause, cette théorie reste indestructible, parce qu’elle est basée sur la vérité économique et sur le bon sens.

No XLII. (Du 24 avril au 17 mai.) — L’agitation des provinces, soigneusement entretenue par le parti de la cour, et les émeutes excitées dans plusieurs villes par les contre-révolutionnaires inspirent à notre publiciste de pénibles réflexions auxquelles il donne, suivant son habitude, une forme saisissante, capable de frapper tous les esprits.

« C’est une chose étrange, que le moment qui semblait devoir apporter des adoucissements à nos souffrances politiques soit toujours marqué par de nouvelles afflictions, et que les troubles succèdent sans interruption aux troubles, quand nous cherchons à nous procurer quelques jours de calme par toutes sortes de sacrifices. On craint sans doute que si l’on donnait au peuple le temps de considérer de sang-froid la portion de la Constitution qui est déjà élevée, et de présager combien ce qui reste à faire lui serait avantageux, il ne confirmât, par de mûres réflexions, les résolutions courageuses qui lui ont fait prendre, dès l’origine de la Révolution, l’élan du patriotisme, l’amour de la liberté, et une indignation bien fondée contre ses tyrans. »

« C’est un travail pénible et dégoûtant que de démolir de vieilles masures, de creuser des fondements profonds ; mais lorsqu’une fois l’édifice commence à sortir de terre, et à donner une idée de sa magnificence et de sa commodité future, l’œil se complaît à en examiner toutes les dimensions ; on trouve, dans ce plaisir même, et l’oubli des peines qu’il a coûtées, et le courage de l’achever entièrement. » Revenant sur la question toujours actuelle du Livre-Rouge, il étudie le chapitre des maréchaux de France. On verra que ce genre de fonctionnaires a su de tout temps pratiquer le cumul des traitements.

« Les appointements de maréchal de France ne sont fixés, par l’état des traitements, qu’à treize mille cinq cent vingt-deux livres ; mais ces officiers, plus courtisans que guerriers, ont trouvé le moyen d’extorquer au trésor public des sommes énormes par des pensions, par des gouvernements, par des gratifications annuelles, C’est une chose vraiment curieuse à considérer que la manière dont la cour, toujours attentive à s’attacher les chefs de l’armée, en usait à leur égard. »

« Le maréchal de Contades avait cent vingt-six mille cinq cent vingt-deux livres, — de Broglie cent trente-neuf mille, — de Duras cent trentetrois mille livres, sans doute comme « bâtonnier de la Comédie française ; » — de Ségur cent vingt-huit mille six cent vingt-deux livres, — de Beauveau vingt-quatre mille livres de pension en finance, comme grand maître de la maison du feu roi de Pologne. Voilà un titre honorifique dont le souvenir nous coûte bien cher. Ce n’est pas tout ; comme gouverneur de la Provence, soixante mille livres, et comme gouverneur de Bar-le-Duc ; huit mille livres. Comment peut-on gouverner tout à la fois au nord et au midi ? A Bar-le-Duc et en Provence ? Quels bras ont nos généraux ! ils atteignent d’un bout de la France à l’autre… pour tendre la main — cent cinq mille livres en tout. »

Quelle dilapidation des deniers publics ! Il était pourtant réservé aux maréchaux de France du second empire de faire mieux, en cumulant trois cent mille francs de traitements divers.

Pour nous reposer du spectacle de la curée monarchique, voici un mot sur la visite à Paris du grand patriote corse Pascal Paoli :

« Un homme qui a voulu rendre la liberté à son pays, qui avait conçu qu’une petite ile de l’Europe pouvait donner à cette partie du monde l’exemple de créer au XVIII siècle une constitution libre, qui a résisté, avec une poignée de paysans, aux armes de France, qui nous a étonnés en nous combattant, qui nous a surpassés, lors même qu’il nous a cédé le champ de bataille ; qui avait préféré s’exiler de sa patrie plutôt que de se plier à recevoir les bienfaits de ses oppresseurs, à qui l’Angleterre avait accordé retraite et secours, et qui semblait devoir être à jamais étranger à la France, se trouve aujourd’hui au milieu de nous, et sans aucune autre recommandation que son mérite personnel, son amour pour la liberté, et son serment civique, les hommages publics le suivent partout. »

Dans ce numéro Loustallot s’occupe de l’affaire de Suleau, rédacteur des Actes des Apôtres, que le tribunal royaliste du Châtelet vient de mettre en liberté après une assez longue détention.

« Tout Paris a retenti des bons mots de M. Suleau, accusé de lèse-nation, et élargi depuis peu de jour des prisons du Châtelet : tous les papiers publics ont recueilli jusqu’à la moindre saillie qui lui est échappée. Les aristocrates en ont fait un des saints de leur calendrier. Ils poussaient l’engouement jusqu’à espérer que ses plaisanteries, aussi puisantes que la lyre d’Amphion, suffiraient pour rebâtir la Bastille et rappeler le régime féodal. »

Tout en blâmant les incroyables violences de l’écrivain ultra-rovaliste, et en relevant les nombreux chefs d’accusation qui pourraient lui être imputés, le rédacteur des Révolutions de Paris pose au Châtelet ce dilemme : « Pourquoi avez-vous privé cet homme de sa liberté pendant cinq mois, s’il est innocent ; — pourquoi le relâchez-vous, s’il est coupable ? »

Nous n’aurions pas mentionné cet incident, si Suleau n’avait jugé à propos de consacrer à Loustallot un chapitre des Actes des Apôtres. Les ouvrages du temps dans lequel notre publiciste est mis directement en cause sont trop rares pour que nous passions la lettre de Suleau sous silence.

Le No 102 des Actes des Apôtres est intitulé : « Lettre à M. Loustallereau, rédacteur des Révolutions de Paris. « Cette orthographe fantaisiste est un trait d’esprit habituel aux Apôtres. »

Suleau admire l’impartialité de son jeune confrère, qui a défendu la liberté de la presse dans la personne d’un adversaire acharné. Il discute l’article des Révolutions, et termine par ces lignes :

« Cette digression me conduit tout naturellement à vous apprendre que je mets au nombre de mes sensualités la lecture de votre journal ; et ce goût-là ne m’est pas particulier, car il est de par le monde beaucoup de gens qui trouvent vos productions très-piquantes. Ce n’est pas que si quelque jour je devenais affamé d’argent et de célébrité, je pusse être tenté de me procurer ces choses-là au même prix, et par les mêmes moyens ; mais je sens bien que votre manière de dire est bien plus une affaire de spéculation qu’une conviction de principes ; c’est pourquoi l’antipathie que l’on me connaît pour les opinions que vous affichez, n’empêche pas que je ne puisse faire profession d’être avec une considération tout à fait distinguée, et une sorte d’admiration, — Monsieur, — votre trèshumble et très-obéissant serviteur. Suleau. » Si l’on compare cette ironie respectueuse aux injures grossières déversées chaque jour sur les patriotes par les rédacteurs des Actes des Apôtres, on se fera une juste idée de l’influence considé rable de Loustallot et des sentiments d’estime que son caractère loyal imposait même à ses ennemis[3].

  1. Caractères, chapitre XI, de l’Homme : « L’on voit certains animaux farouches…, etc. »
  2. En juin 1795, les Anglais et les émigrés, débarquant à Quiberon sous la conduite de Puisaye et d’Hervilly, apportaient pour dix milliards de faux-assignats. — Voir le 1er volume de l'Origine des Bonaparte, de Michelet, page 265.
  3. Dans une brochure publiée en 1791, Suleau donne (en fort mauvais français, contre son habitude) de curieux détails sur une démarche tentée par lui auprès de Loustallot. « Je me souviendrai toujours, dit-il, que le plus virulent des folliculaires, le rédacteur incendiaire du journal les Révolutions de Paris, en un mot feu M. Loustallot, de massacrante mémoire, que je supposais être de bonne foi dans ses diatribes sanguinaires, et qu’en conséquence je présentai à M. le garde des sceaux comme un sujet de quelque mérite, qui n’avait besoin que d’être catéchisé pour devenir orthodoxe, — me dit naïvement en sortant de la chancellerie : « Monsieur Suleau, il n’y a pas de l’eau à boire avec tous ces gens-là ; au fait, si la cour ne vous a assuré mille louis de pension, vous faites un métier de dupe ; alors c’est à moi, à qui vous voulez du bien, d’être votre patron. Venez aux Jacobins, et je vous réponds que vous serez accueilli avec bien de la joie par notre directoire. (Le Réveil de Suleau, page 48.) » C’est à la suite de cette tentative infructueuse d’embauchage que Suleau adressa à son confrère la lettre dont nous avons cité un extrait. L’écrivain royaliste cache mal le dépit que lui cause et le refus de Loustallot, et surtout sa spirituelle proposition de venir aux Jacobins, il n’avait pas oublié cette raillerie en 1791, un an après la mort « du plus virulent des folliculaires. »