Émile Augier, chevalier de la bourgeoisie/01

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ÉMILE AUGIER
CHEVALIER DE LA BOURGEOISIE


Au physique, un type vaillant :
Nez ironique et bienveillant ;
Le rire large d’Henri Quatre ;
Cils brouillés où l’œil pétillant
Flambe comme un charbon sous l’âtre ;
Je trouve là le Vert Galant,
Français de l’ergot à la tête,
Auquel la chanson a fait fête,
Le roi goguenard et béni…


Quiconque voudra se représenter Emile Augier y réussira en lisant ces versiculets, qui sont un portrait publié en 1860 par le Charivari. Et qui voudra connaître les mœurs de notre bourgeoisie, à la même époque, pourra presque se contenter de les étudier dans le théâtre du même Emile Augier. Peu d’auteurs, en effet, sont aussi représentatifs de leur œuvre et de leur temps. Non seulement Augier est un écrivain de race, mais il est un écrivain de notre race. Par sa mère, il descend d’Eustache de Saint-Pierre, un des bourgeois de Calais, et son père appartenait à une famille bourgeoise de la Drôme. On ne peut être plus synthétiquement Français. Il continue la belle lignée de Montaigne et de Molière. Français, il l’est essentiellement, Gaulois même, c’est-à-dire rassemblant les qualités des hommes nés sur notre sol : santé, bon sens, bonne humeur, courage et loyauté. Son théâtre se rattache directement à celui du grand XVIIe siècle, par-dessus la lacune du XVIIIe, de même que, dans certaines familles, les signes distinctifs reparaissent après avoir sauté une génération.


I

Rien de plus uni, de plus simple, de plus logique que son histoire littéraire. Il est un bourgeois, il défendra donc la bourgeoisie. Or, l’essence de la bourgeoisie étant la famille, c’est la famille qu’il défendra, contre ses ennemis, l’amant et la courtisane, et contre ses dissolvants, l’argent et la vanité. Il luttera contre l’amour corrompu et contre l’argent corrupteur. Il sera la voix de l’honnêteté moyenne : « Le théâtre, dira-t-il lui-même, consiste à être l’écho retentissant des chuchotements de la société, à formuler le sentiment général encore vague, à diriger l’observation confuse du plus grand nombre[1]. »

Il prêchera donc : « … l’amour qui est la loi naturelle, dans le mariage qui est la loi sociale[2]. »

Il est d’équilibre complet, avec ce qu’apporte d’un peu agaçant, pour certains, un équilibre trop parfait.

Comment pourrait-on s’étonner qu’Emile Augier ait été le défenseur de la famille ? Dès son enfance, il en connut toutes les douceurs, toutes les joies ; il en reçut les meilleures leçons ; il y trouva tous les appuis et les plus vertueux exemples. Cette famille, cependant, comprenait, à côté de son père et de sa mère, son grand-père Pigault-Lebrun. Mais oui, Pigault-Lebrun, qui ne fut pas seulement l’auteur licencieux de Monsieur Botte et des Dragons chez les Visitandines, qui ne fut pas seulement l’écrivain anti-religieux du Citateur ; Pigault-Lebrun, qui fut, à la fin de sa vie, le meilleur des époux, des beaux-pères et des grands-pères. Il avait épuisé, dans sa jeunesse et son âge mûr, tout ce que le diable avait pu mettre en lui d’agitation et de folie. A vingt ans, il enlève une jeune fille, s’embarque avec elle pour l’Angleterre, la perd dans un naufrage, se bat en duel à maintes reprises, se révolte contre le guet, puis, plus tard, devient successivement gendarme, douanier, acteur, régisseur et metteur en scène et la Comédie-Française ; il écrit cinquante volumes et vingt pièces de théâtre après s’être fait maudire par son père, austère magistrat, qui obtint qu’on le mit en prison et qu’il fut rayé de la liste des vivants, sur les registres de Calais. Cela eut pour résultat de faire condamner Pigault-Lebrun comme imposteur lorsqu’il prétendit être vivant. Il put cependant se remarier.

Les pécheurs repentants font les meilleurs maris…

On doit le croire. Il avait épousé, en secondes noces, la sœur de l’acteur Michot, de la Comédie-Française. Il eut un fils tué en duel, et une fille qui se maria avec M. Victor Augier, né à Orange, avocat du barreau de Lyon. Pigault-Lebrun alla s’installer à Valence, auprès du jeune ménage, lequel eut trois enfants, deux filles et notre auteur, Émile Augier.

La famille ! Comment Augier ne l’eût-il pas aimée ? Dès qu’il put comprendre, il entendit Pigault-Lebrun lui raconter ce qui s’était passé au mariage de ses parents. Les nouveaux époux étaient pauvres : au déjeuner, une vieille tante, qui n’avait rien dit jusque-là, déposa devant M. et Mme Victor Augier un portefeuille contenant cent mille francs, son cadeau de noces. L’union la plus étroite et la plus affectueuse unit Pigault-Lebrun et Victor Augier. Tant, qu’ils collaborèrent ou du moins qu’ils publièrent, sous ce titre : Gendre et beau-père, deux volumes réunissant des écrits de l’un et de l’autre, la prose de Pigault-Lebrun, les vers de Victor :

Au mois de septembre dernier (1821), mon gendre, M. Victor Augier, avocat à Valence, est venu à Paris. Il avait en portefeuille des pièces dont je ne dois pas dire ce que je pense ; j’en avais aussi quelques-unes. Nous avons cédé au désir d’ajouter une alliance nouvelle à celle du sang et d’une amitié sincère. Nous avons uni, confondu nos œuvres, et c’est ce recueil que nous offrons au public[3].

Émile Augier avait alors deux ans. Quand il en eut dix, son grand-père lui remit deux volumes, qu’il venait d’écrire sous ce titre : Contes pour mon petit-fils, et avec cette dédicace :


A mon petit-fils, Emile Augier.


Mon cher Emile,

C’est pour toi que j’ai fait ces contes ; c’est à toi que je les dédie. Puissent-ils t’amuser, t’intéresser ; puissent-ils surtout te donner des idées positives de la morale, sans lesquelles la société ne peut exister, et t’inspirer le goût des hautes sciences qui honore l’homme qui les cultive !

P.-L.

Et son libraire et ami Barba raconte ceci :

Il aimait Emile. Un an avant sa mort, il vint chez moi dès sept heures du matin ; il pleurait, mais de joie.

— Je crains de vous déranger, mais c’est que j’ai une grande nouvelle : notre enfant, notre Emile a un second prix de version grecque !

« Notre Emile » reçut d’autres prix à Paris où il fut le condisciple du Duc d’Aumale. Ensuite, son père le plaça dans une étude d’avoué. On le destinait au Barreau. Les garçons :

… Quand on ne sait qu’en faire,
On les fait avocats ! Et vogue la galère ![4]

Mais, de même que Victor Augier rimait à dix-huit ans, Emile écrivait, au même âge, des tragédies. L’avoué, son patron, ne put manquer de s’en apercevoir et lui dit un jour :

— Vous vous ennuyez à l’étude, monsieur Augier ?

— Dame, monsieur… pas trop.

— Assez, n’est-ce pas ?… Eh bien, n’y revenez plus. Je n’en dirai rien à votre père.

Ecrivons ici le nom de ce bon avoué : il s’appelait Francis Masson.

Sans être avocat, Augier put donc laisser voguer la galère, et la laisser voguer en l’abandonnant aux impulsions de ceux qui l’avaient lancée.

Sa vie fut le développement harmonieux des vertus et des forces ancestrales. Son aïeul avait été magistrat austère : il eut de l’austérité, mais avec mesure. Son grand-père avait été un écrivain hardi et irréligieux : il eut de la hardiesse avec modération et ne fut qu’anti-clérical. Le même grand-père, ayant épousé la sœur d’un acteur, fut régisseur et se lit jouer au Théâtre-Français : Augier se fit jouer au Théâtre-Français et ne laissait pas à d’autres le soin de mettre ses pièces en scène.

Son père écrivait des vers, il en écrivit, et, à vingt-quatre ans, il faisait représenter, à l’Odéon, sa première pièce : La Ciguë, qui porte cette dédicace :

A la mémoire vénérée

de mon grand-père

Pigault-Lebrun.

Il avait tenu à entrer dans la vie littéraire sous l’égide de celui qui avait fait imprimer son nom pour la première fois.

Augier ne devait pas, ne pouvait pas être un romantique. N’avait-il pas lu, dans les Contes à mon petit-fils :

— J’ai été hier aux Français, dit Mme Duperron, et j’y ai entendu un ouvrage fort extraordinaire. Le sublime y est mêlé au langage des halles. Le théâtre doit grandir les situations et j’ai vu des positions mesquines à côté de meurtres peu motivés et par conséquent révoltants.

— Hé, Madame, c’est le genre à la mode, c’est du romantisme.

— Le romantisme ! Le romantisme ! on en parle partout et je ne l’ai pas encore entendu définir.

— Madame, c’est l’absence du génie, du goût et du jugement

Duvergier de Hauranne ne venait-il pas d’écrire : « Le romantisme n’est pas un ridicule, c’est une maladie comme le somnambulisme et l’épilepsie. Un romantique est un homme dont l’esprit commence à s’aliéner. »

Au moment où Augier prit la plume, le règne du romantisme était d’ailleurs à son déclin. Les Margraves venaient d’être sifflés, et Célestin Nanteuil avait dû répondre aux envoyés de Victor Hugo qui lui faisaient demander de mobiliser les gilets rouges de Hernani : « Jeunes gens, allez dire à votre maître que la jeunesse est morte. »

Augier ne devait pas regretter la mort de cette jeunesse-là. Elle représentait, à ses yeux, l’exaspération de l’individualisme, l’amant élevé sur le pavois, l’adultère exalté, la morale méprisée ; Antony, le séducteur, triomphant et acclamé, Chatterton, le beau ténébreux, et René, et Werther, Indiana et Valentine se réclamaient du droit à l’amour, souverain maître ; ces héros et ces héroïnes se plaçaient au-dessus des lois, au-dessus de l’honneur banal ; ces êtres orgueilleux se dressaient en face des traditions et de l’ensemble social. « Or, dans la lutte de l’individu contre la collectivité, c’est pour la collectivité qu’Augier se prononce[5]. »

Il n’en devait pas moins écrire les deux actes en vers de la Ciguë, dont l’action est située à Athènes. On ne se soustrait pas aisément, quoi qu’on fasse, aux influences de l’air qu’on respire, et la Ciguë put passer pour romantique, bien qu’elle ne le fût pas, nous essaierons de le montrer. Théophile Gautier lui-même s’y trompa. Mais Théophile Gautier était si bon !

Par un jeu de l’esprit, on peut lire, dans la Ciguë, comme un sommaire de toute l’œuvre d’Augier, et même y pressentir son évolution. Il y faut peut-être un peu de complaisance, mais qu’importe ? Clinias, c’est un romantique qui se convertit, c’est un débauché qui devient pur, c’est un Rolla qui se marie ; c’est, toutes proportions observées bien entendu, René, Werther et Chatterton qui s’embourgeoisent dans un mariage, — d’amour, c’est vrai, mais raisonnable aussi, — en vue de fonder une famille.

Clinias, au lever du rideau, s’ennuie. Il est las des plaisirs, de tous les plaisirs :

Je ne suis plus gourmand pour trop l’avoir été
Et pour avoir trop ri, je n’ai plus de gaîté.

Le jeu ne l’émeut pas, et il croit tout savoir de l’amour, dont il a reçu cependant la seule révélation qu’en peuvent donner les courtisanes. Il va se tuer, « las du vice… » il s’en va de la terre « où plus rien ne l’amuse. »

Pour essayer de « s’amuser » une dernière fois, il a cependant convoqué deux amis, plus âgés que lui et qui furent ses initiateurs à la vie « joyeuse. » Il leur déclare que celui-là sera son héritier, qui aura su plaire à une jeune esclave nommée Hippolyte qu’il vient d’acheter et qui est toute jeune et fort belle. Ce n’est pas par bonté qu’il leur offre ce legs : c’est par mépris de l’humanité, c’est pour se donner le spectacle de leur bassesse, et il le leur dit :

… Je veux que, rencontrant l’un dans l’autre un obstacle,
Tous deux, âpres au gain, sur la proie acharnés,
Dans de honteux débats vous soyez entraînés.


Lorsque les deux amis se sont en effet avilis à cette poursuite intéressée, il s’en réjouira :


Bien. Raffermissez-moi dans le mépris de l’homme.


Clinias, plus tard, s’appellera le marquis d’Auberive, se donnera lui aussi le plaisir de voir s’épanouir le spectacle d’une bassesse qu’il aura provoquée et criera : « Crève donc, société ! »

Avant que vivent doña Clorinde, Séraphine Pommeau et Olympe Taverny, Clinias sait tout le mal que la femme d’amour peut faire lever autour d’elle, et s’il affranchit la belle Hippolyte, c’est afin que, dans la mesure possible, elle aille jouer parmi la société d’Athènes le rôle d’une aventurière, d’une lionne pauvre, d’une femme fatale, d’une Olympe. S’il l’affranchit, c’est qu’il la sait


Une femme pour tous dangereuse à connaître.


Et il insiste :


Je la veux affranchir pour que sur mes neveux
Elle exerce à son gré le charme de ses yeux ;
Que loin de leur foyer domestique elle entraîne
Tous les fils de famille à sa voix de sirène,
Et pousse incessamment mes chers concitoyens,
A perdre leur santé, leur repos et leurs biens…
Je l’affranchis, enfin, parce qu’elle est funeste,
Et que, si je pouvais, j’affranchirais la peste !


Et voulez-vous entendre déjà les jeunes hommes sympathiques troublés par la « blague, » dévoyés par la vie de luxe, saisis par la Contagion ? écoutez Clinias invectivant ses compagnons de fête :


… Vous avez surpris mon innocence
Au seuil du bon chemin que déjà je suivais,
Et m’avez sans respect poussé dans le mauvais
Grâce à vous ma fierté native s’est flétrie ;
Vous l’avez froidement tournée en raillerie,
Et mon honneur, tremblant sous votre cuisant fouet,
À force de se taire est devenu muet !

Grâce à vous, la débauche, effroyable maîtresse
Qui vieillit promptement tous ceux qu’elle caresse,
Et ne les lâche plus quand elle les a pris,
Enveloppe mon cœur de ses mille replis.

André Lagarde s’écriera plus tard :

Vous pensiez bien avoir mis la gangrène dans mon honneur… Mais votre piqûre se guérit comme les autres… avec le fer rouge… Adieu, messieurs ! Conscience, devoirs, famille, faites litière de tout ce qu’on respecte !… Adieu, je ne suis pas des vôtres !

Clinias, déjà, défend la famille. Non seulement Hippolyte, à qui Clinias veut imposer son amour, jette un cri d’appel à sa mère absente, mais Clinias, en faisant des vœux pour son bonheur, lui dit, — non sans quelque anachronisme :

Soyez mère féconde au bras d’un autre époux ;

mais encore, lorsqu’il s’est décidé à l’épouser, il ajoute :

Ta mère m’aimera, n’est-ce pas, Hippolyte ?
Une famille à moi ! Quelle joie ! Et comment
Ai-je pu jusqu’ici vivre différemment ?

Il eût pu conclure, comme le mari de Gabrielle :

Il n’est point de bonheur hors des routes communes.

On le voit, dans un cadre romantique, La Ciguë annonce, malgré l’auteur présent, l’auteur futur. La Ciguë annonce, de plus, un dramaturge d’une surprenante habileté (à vingt-quatre ans ! ) Il y a dans ces deux actes une ingéniosité, un tour de main, une habileté dans la conduite des scènes et leur rebondissement qui expliquent la prescience de Ponsard écrivant à Bocage, au lendemain de la première représentation, au sujet de celui qu’il croyait son disciple, qui le fut, il est vrai, mais ne le fut pas longtemps : « Je crois qu’il est destiné à être aux premiers rangs, sinon au premier. Vous verrez que ce sera par lui que le théâtre se relèvera… Je soutiens que c’est l’héritier de Molière… Rappelez-vous ma prophétie… C’est un gaillard qui ira loin. »

Le chef de l’école du bon sens ne manquait pas de jugement, il faut le reconnaître.

Le succès de la Ciguë fut tel, à l’Odéon, que la Comédie-Française demanda une pièce au jeune auteur. Celui-ci, ému sans doute à l’idée de travailler pour cette solennelle maison, décida de faire un chef-d’œuvre, et n’y réussit pas avec l’Homme de bien.

Dire qu’Emile Augier se rattache à Molière n’est pas suffisant, il faut préciser qu’il voulut s’y rattacher ; la preuve en est dans le tour de ses vers où l’imitation va jusqu’au pastiche. Comparez, par exemple, et pour ne citer que ceux-là, ces deux vers de la Ciguë :

… En scrupules surtout la saine raison veut
Qu’on fuie également le trop et le trop peu

avec ceux du Misanthrope :

La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.

Il pensa continuer Molière et, par ses beaux côtés voulant lui ressembler, il entreprit, dans la jolie présomption de ses vingt-quatre ans, de faire un nouveau Tartuffe. Molière avait montré l’Imposteur devant les autres, Augier voulut dessiner celui qui se dupe soi-même. Tartuffe se souciait peu de sa propre conscience : il se savait approuvé par elle, quoi qu’il fit. Le Tartuffe d’Augier y met plus de raffinement. Il tient à s’excuser à ses propres yeux, et auprès d’elle, du mal qu’il entreprend et à le justifier par des arguments spécieux. L’ambition était belle, mais malheureusement irréalisable au théâtre, puisque le débat entre le personnage et sa conscience ne s’y révélerait que par des monologues, et que, d’ailleurs, l’issue de ce débat ne pouvait faire de doute. Il ne reste donc plus qu’un homme qui commet de mauvaises actions, après avoir hésité plus ou moins longtemps. Dans un dialogue qu’il écrivit, nous ignorons à quelle date, mais certainement avant l’Aventurière et avant l’Homme de Bien, et qui s’appelle la Conscience de M. Piquendaire, Augier fut beaucoup plus net parce que, dans ce Proverbe non destiné à la scène, il put nous donner la conversation entre l’ « Homme de Bien » et sa conscience.

M. Piquendaire se couche, content de soi et croit qu’il va pouvoir se livrer au sommeil du juste. « Le sommeil du juste n’est pas fait pour vous, lui dit sa conscience. — Encore de vos susceptibilités, ma mie, » lui répond-il. — La Conscience : « Vous êtes un coquin et je vais vous le prouver, » Les arguments ne lui manqueront pas. M. Piquendaire, en effet, subit et cajole un oncle à héritage. Une gracieuse petite nièce paraissant devoir lui couper l’herbe sous le pied, il favorise et conseille même, hypocritement, un séducteur, dont le succès aurait pour résultat de faire chasser la pauvre enfant. Il s’excuse : ce qu’il fait, c’est par amour paternel, pour gagner une dot à sa fille. « Plus mon entreprise est ignoble, plus mon amour paternel est magnifique. » Dans la comédie, Piquendaire s’appelle Féline. Ses premiers mots sont :

Ah ! qu’une conscience est un grand embarras
Et qu’on serait heureux si l’on n’en avait pas !

Et après dix infamies, il termine par ce vers :

Parbleu, j’étais bien sûr que je suis honnête homme.

L’insuccès de cette pièce fit sans doute réfléchir Augier, car il garda le silence pendant trois ans. Mais la période de ses tâtonnements était terminée, et, si l’on en excepte Diane qui fut son Don Garcie de Navarre, il va marcher d’un pas ferme dans la voie qu’il a choisie. Rejetant tout à fait les souvenirs du romantisme, pas assez ceux de Scribe, il va travailler lentement, sûrement, solidement à la création du théâtre réaliste et continuer pour la scène la renaissance dont Balzac, qui vient de mourir, a fait profiter le roman.

Il ne fut pas seul ; pour plusieurs de ses pièces il eut un collaborateur. On le lui reprocha et le jour de sa réception à l’Académie, — à trente-sept ans, — Lebrun lui dit, avec plus d’esprit que de bienveillance : « Une grande comédie en prose est assurément une œuvre très littéraire, surtout si elle est l’œuvre d’un seul auteur. »

Quelle fut donc la part des collaborateurs dans l’œuvre d’Augier ? Que répondre à cela ? Ceci :

La question est d’autant plus délicate que la plupart sont des hommes de beaucoup d’esprit et de talent, que la plupart ont eu de grands succès sans lui. Mais je remarque que les pièces qu’ils font sans lui ont la tournure toute différente de celles qu’ils font avec lui ; et qu’au contraire son répertoire à lui porte partout la même empreinte, la même marque de fabrique, reconnaissable entre mille, qui par conséquent ne peut être que la sienne propre.

Cette réponse est d’Augier. Elle fut écrite pour justifier Labiche et s’applique admirablement à lui-même.

Nous parlerons donc de son théâtre comme s’il en était le seul auteur. Qu’Edouard Foussier et Jules Sandeau nous pardonnent ; aussi bien, ce dernier ne gagnerait rien à un examen comparatif du Gendre de M. Poirier et de Sacs et parchemins.

On a dit aussi qu’Augier devait beaucoup à Dumas. Mais la Dame aux Camélias parut, au théâtre, après l’Aventurière, Suzanne d’Ange après doña Clorinde, la Femme de Claude après le Mariage d’Olympe et la Question d’Argent après Ceinture Dorée. Augier et Dumas fils ne se doivent rien l’un à l’autre, ils doivent tout à leur temps, ils furent tous les deux les peintres, l’un mystique, l’autre réaliste, des mœurs de leur époque dont Augier cependant fut plus complètement représentatif. Il défendit la famille menacée par les doctrines romantiques et par le luxe, résultat de l’effervescence financière et de l’avènement de l’industrie. Il alla plus près de la vie, plus près de la réalité ; il respira le même air qu’Auguste Comte, dont le Cours de Philosophie positive parut en 1842, que Claude Bernard, dont les Leçons de Physiologie expérimentale parurent en 1855, le même enfin que Flaubert et Taine, et, lorsqu’il commença à écrire, l’influence de Saint-Simon et de son Producteur, de Fourier et de sa Phalange, était considérable. Jeune, ne connaissant encore la vie que par ses lectures, il attaquera l’amant et la courtisane, sous leur forme schématique, si je puis dire ; plus tard, il recevra de la vie elle-même l’excitation qui lui fera combattre la puissance et le despotisme de la Fortune ; c’est de la vie aussi qu’il apprendra l’indulgence et la pitié. Il sera le chevalier de la bourgeoisie, le don Quichotte du foyer : il sera l’historien des réactions morales de la bourgeoisie à son apogée, de cette bourgeoisie encore éblouie par la grandeur de l’aristocratie qu’elle vient de renverser, inquiétée par le socialisme naissant, par l’éveil de ce nouveau Tiers qui la menace, qui rêve de prendre sa place et ses places, dont elle a peur, mais qui, malgré elle, l’attire parce qu’elle ne peut s’empêcher d’y reconnaître quelques traits de son propre passé.

Dumas fils a écrit : « Gabrielle, avec son action simple et touchante, avec son beau et noble langage, fut la première révolte contre le théâtre de convention. » Le succès en fut éclatant. « On semblait comme charmé et heureux*de respirer cette saine atmosphère, le parfum exhalé de la vie pure et régulière. » Ce triomphe parut une victoire sur les romantiques, qui, d’ailleurs, accusèrent le coup, en reprochant à l’œuvre « de caresser les bas instincts de la foule, de prendre parti contre l’idéal. » Si l’idéal est l’amour coupable, rien n’est plus vrai ; si l’idéal est l’amant, c’est tout à fait exact.

Le sujet de la pièce peut s’écrire en trois lignes. Une femme, troublée par ses lectures et par l’inaction, va faillir. Elle est retenue par son mari, qui lui montre les mensonges de la fausse poésie et le bonheur de la simple réalité. C’est tout. Mais l’habileté théâtrale d’Emile Augier est grande. Elle n’apparaît pas à une première lecture, ce qui est déjà pour elle une façon de se prouver. A l’examen, on ne peut s’empêcher d’admirer l’heureuse simplicité des moyens dramatiques mis en œuvre. Dès le lever du rideau, dès les premiers, vers, les deux principaux personnages sont posés. La femme lit un roman, le mari, avocat, cherche son Code. La lutte va se livrer entre ce roman et ce livre de travail, entre le rêve et la réalité. Augier, voulant d’autre part excuser son héroïne, donnera des torts au mari, torts que celui-ci reconnaîtra au dernier acte, et dont il s’excusera joliment :

Ai-je vraiment le droit
D’être un juge orgueilleux et dur à ton endroit ?
… Moi qui, dans mon travail absorbé sans relâche,
… Sans m’en apercevoir, ai perdu jour par jour
Les soins et le respect, ces gardiens de l’amour…

Et comme Augier veut protester non seulement contre l’amour coupable, mais contre le romantisme au langage ampoulé et pernicieux, il sera, contre ce romantisme, dès les premières pages aussi, agressif avec ostentation. Aux vers empanachés et redondants, il opposera les vers les plus plats qu’il pourra trouver. Il le fait exprès, n’en doutez pas. Ses alexandrins sont des provocations :

Je n’ai qu’à me croiser les bras jusqu’à ce soir

est le troisième vers de la pièce…

Ma mère avait aussi cette démangeaison
De serrer mes effets lorsque j’étais garçon.

Ce distique est la troisième réplique de Julien, le mari. Voici la dixième.

J’ai quinze mille francs chez Labusse, six mille
Chez Blanche, hypothéqués sur sa maison de ville…

et le vers fameux :

Fais-lui faire, tu sais, ce ragoût au fromage

n’est mis là que pour répondre à cet autre :

Vous êtes mon lion, superbe et généreux.

Voilà pour le mari. La femme lisait un roman ; il est de George Sand, c’est certain, et immédiatement avant la demande de Julien :

Hors chez nous, où voit-on
Chemise de mari n’avoir pas un bouton ?

Gabrielle, l’épouse, aura rêvé tout haut de nuits étoilées, de clairs de lune et de folles étreintes :

O nature immortelle,
Pénétrantes senteurs de la feuille nouvelle.
…. Nous nous enivrerions d’amour et de silence
Etc..

Voilà pour la femme. L’amoureux ne sera pas, dans son langage, moins significatif. S’il ramasso sur le parquet une rose qui vient du corsage de Gabrielle, il rugira :

Certes, j’aimerais mieux qu’elle me fût tombée
Dans la lice, parmi les taureaux furieux…

Il jouira du prestige d’un coup d’épée reçu au bras, dans un duel où il aura défendu l’honneur de celle qu’il aime, cet honneur même qu’il s’emploie à lui faire perdre. Pour vaincre les hésitations de cette femme, il emploiera les périodes d’Antony :

… L’avenir dont tout le monde nous flatte.
A la tranquillité d’une eau dormante et plate
Mieux vaut la pleine mer avec ses ouragans,
Ses superbes fureurs, ses flots extravagants
Qui vous font retomber du ciel jusqu’aux abîmes
Pour vous lancer du gouffre à des hauteurs sublimes.
Les bonheurs négatifs sont faits pour des poltrons.
Nous serons malheureux, mais du moins nous vivrons !

Pour un peu, déjà, il parlerait de vivre sa vie, Gabrielle, toute disposée à s’émouvoir à de tels accents, va commettre l’irréparable : elle va s’enfuir avec son amant… et son propre enfant. Le mari, celui qui réclamait au premier acte « un ragoût au fromage, » s’élèvera alors à de belles hauteurs. Il connaît le danger qui le menace. Il n’en laisse rien voir. Il commence par accabler Stéphane (l’amoureux) de marques d’amitié et de confiance, puis il évoque, devant les deux complices, le tableau des amours illégitimes :

Où les deux enchaînés, l’un à l’autre cruels,
Se reprochent tout bas leurs regrets mutuels…

la chambre d’auberge où la femme adultère vivra avec

Un étranger pensif dont la vie est ailleurs…

la jalousie rétrospective de l’amant et la honte de sa compagne. À ce tableau il opposera celui du foyer légitime, où

On a tout près de soi le sommeil d’un enfant…

L’enfant ! relisez ces vers si souvent cités, et qu’on aime à citer encore :

Nous n’existons vraiment que par ces petits êtres
Qui, dans tout notre cœur, s’établissent en maîtres,
Qui prennent notre vie et ne s’en doutent pas
Et n’ont qu’à vivre heureux pour n’être point ingrats.

Tant de bonté, de grandeur d’âme et d’éloquence réveille l’honnêteté qui n’était qu’endormie en Gabrielle ; elle s’excuse, il pardonne et elle rend justice à son mari par le vers célèbre :

O père de famille, ô poète, je t’aime !

La scène est belle.

Jules Lemaitre croit que la pièce a été faite pour elle. Quelle erreur ! Et quel n’eût pas été l’étonnement de notre cher et grand Jules Lemaître, s’il avait pu constater comme nous, sur le manuscrit original[6], que cette scène n’existait pas dans la première conception de l’auteur ! Oui, le manuscrit que nous avons feuilleté avec dévotion, ne diffère pas de l’édition définitive jusqu’à la scène IV du cinquième acte ; à partir de là seulement, tout change. Gabrielle offre à Stéphane de fuir avec lui, mais le piteux personnage ne veut pas encombrer sa propre vie. Il consentait à échanger deux fantaisies, il n’accepte pas de lier deux existences. Il est décontenancé, et pour un peu il dirait les mois que prononcera plus tard un personnage de Meilhac et Halévy : « Moi, je vous aimais en homme du monde. » Mais citons, au lieu de raconter. Gabrielle sort pour préparer la lettre qu’elle laissera à son mari.

Je vais l’écrire. Vous, préparez notre fuite.

Elle sort.

STÉPHANE, seul.

Voilà qui pour le coup passe toute limite !
Fuir ! — mais je ne veux pas ! C’est fou, c’est saugrenu,
Cela sort tout à fait du programme connu !
On fait ces rêves-là les jours où l’on est ivre,
Mais de sang-froid ! d’ailleurs, j’ai juste de quoi vivre,
Cinq mille francs de rente, et s’il faut partager…
Allons ! Est-ce qu’on peut seulement y songer ?
L’adultère de loin est une belle chose,
Mais de près il n’est pas du tout couleur de rose !
Si je puis en sortir cette fois, je promets
De n’y plus être pris jamais, au grand jamais !

Gabrielle reparaît avec la lettre qu’elle vient d’écrire à son mari :

GABRIELLE.

Quand j’ai signé cela, — pardonnez ma faiblesse,
Stéphane, — Il m’a semblé voir toute ma jeunesse
Se lever en pleurant et me tendre les bras
Comme pour me crier : ne m’abandonne pas !

STÉPHANE.

C’est peut-être un avis que le ciel vous envoie
Pour détourner vos pas d’une funeste voie.
Réfléchissez, madame, avant d’aller plus loin.

GABRIELLE.

Laissez-moi mon courage. Hélas ! j’en ai besoin.

STÉPHANE.

Non, avant d’accepter un pareil sacrifice
Je veux que votre esprit aux suites réfléchisse
Et dois vous avertir avant, de peur qu’après
Un reproche pour moi n’entre dans vos regrets.

GABRIELLE.

Mes regrets ?

STÉPHANE.

Il vous faut renoncer pour me suivre
Au luxe où vous avez l’habitude de vivre ?
Je suis loin d’être riche et la modicité
De mon bien pour nous deux sera la pauvreté.

GABRIELLE.

La craignez-vous ?

STÉPHANE.

Non pas pour moi ; j’ai du courage,
Mais vous, faite aux douceurs d’un riant entourage,
Elevée au milieu de la soie et des fleurs,
Acclimaterez-vous votre existence ailleurs ?

Il décrit l’humble existence qui leur sera possible, et c’est lui, maintenant, qui est terre à terre :

La pauvreté qu’on croit de loin si poétique,
C’est, dans tout son dégoût, le détail domestique,
C’est le trou dans l’habit qu’on doit mettre demain.
Voilà, voilà quel sort vous attend ; songez-y.

GABRIELLE.

C’est celui qui me plaît et que j’aurais choisi,
Ah ! que je quitterais ce salon avec joie
Si je n’y laissais rien que les fleurs et la soie !

Surgit un nouveau personnage, Camille, la fille de Gabrielle. Camille a six ans. La mère lui fait ses adieux. Non sans quelque remords :

GABRIELLE.

Cet être que j’adore,
On l’instruira peut-être à détester mon nom ;
Je ne serai pas là pour me défendre… Non !
Je ne puis la quitter, je ne puis !

STÉPHANE, à part.

Je respire !

CAMILLE.

Emmène-moi, maman.

GABRIELLE.

Oui, c’est Dieu qui t’inspire.
Oui, je veux t’emporter avec moi, mon trésor…

STÉPHANE, à part.

Parbleu ! Ceci manquait à ma mésaventure !
J’enlève encor l’enfant par-dessus le marché !
Quel démon lui souffla le mot qu’elle a lâché ?

GABRIELLE, revenant.

Nous partirons tous trois.

STÉPHANE.

Mais son père, Madame ?
N’était-ce pas assez de lui prendre sa femme,
Et faut-il lui porter encor les derniers coups ?…


Mais voici le mari, Julien (Lucien dans cette version). Gabrielle apprend que Stéphane, loin d’être décidé à partir avec elle, a fait solliciter par le mari, — par le mari lui-même, — une place au ministère. Stéphane essaie de mentir, n’y réussit pas : l’évidence l’accable.

C’est ainsi que Gabrielle est désabusée

Voici la fin de la pièce :

SCÈNE IX

STÉPHANE — GABRIELLE


GABRIELLE.

Je regrette, monsieur, que l’emploi vous échappe,
Mais ce qu’on perd un jour, un autre on le rattrape,
Et vous pouvez compter que votre ami Lucien
Pour vous dédommager ne négligera rien.

STÉPHANE.

Madame…

GABRIELLE.

Quant à moi, j’y ferai mon possible :
Puisqu’à l’ambition vous êtes accessible.
C’est, dit-on, la vertu des grands hommes : je vois
Que j’avais trop d’orgueil de vous prendre pour moi
Et restitue au monde un si rare génie.

STÉPHANE.

Madame, laissons là, de grâce, l’ironie.

GABRIELLE.

Ah ! j’y consens, monsieur ! à quitter l’air moqueur,
Car l’indignation me déborde du cœur !
Car vous êtes un lâche et vous n’avez pas dame !
Comment ! Cet homme à qui vous dérobez la femme,
Dont c’était déjà trop que vous fussiez l’ami,
Trahissant son honneur sur le vôtre endormi
Et dont vous auriez dû souhaiter quelque offense
Pour le soulagement de votre conscience,
C’est lui dont vous vouliez vous faire un marchepied,
Traître envers le bienfait comme envers l’amitié !

STÉPHANE.

Si moins d’emportement contre moi venait fondre…

GABRIELLE.

Il ne sent même pas qu’il n’a rien à répondre !
Voilà l’homme pour qui je ne regrettais pas
Tout ce qu’a de plus cher une femme ici-bas !
Mon repos, ma pudeur, mes amis, ma famille,
Ma réputation, — cette dot de ma fille,
Le lâche me laissait lui tout sacrifier
Sans avoir dans le cœur rien qui put m’en payer !
Et dans cette ruine- entière de ma vie,
C’était sa volupté qu’il cherchait assouvie !
Pour lui mon déshonneur était tout simplement
Une bonne fortune, un divertissement.

(Lucien parait sur le seuil de la porte, une lettre ouverte à la main.)

STÉPHANE.

Si vous vouliez m’entendre…

GABRIELLE.

Ah ! c’est trop d’impudence.

STÉPHANE.

Je ne mérite pas…

GABRIELLE.

Sortez de ma présence !
Sortez !

(Entre Lucien.)

STÉPHANE, à part.

Je serais sot de me justifier.
Son mépris après tout me tire du guêpier.


SCÈNE X

LES MÊMES — LUCIEN


LUCIEN, s’avançant.

Ne sortirez-vous pas sans qu’on vous le répète ?

GABRIELLE.

Ma lettre ! Il sait tout.

STÉPHANE, à part.

Bon ! l’aventure est complète.
Votre femme n’est pas coupable, sur ma foi, —
Vous n’avez de vengeance à tirer que de moi.

LUCIEN.

De quoi vous mêlez-vous, monsieur ? Qui vous consulte ?
Sachez que je suis seul juge de mon insulte.

STÉPHANE.

Mais s’il vous faut mon sang…

LUCIEN.

Je l’aurais déjà pris.
Elle me venge assez de vous par son mépris.
Sortez.

STÉPHANE.

C’est bien, monsieur ; les choses sont de sorte
Que vous avez le droit de me mettre à la porte.

(Il sort.)


SCÈNE II

LUCIEN. — GABRIELLE.



GABRIELLE.

Je ne vous aime plus, monsieur, vous le savez.
Satisfaites-vous donc comme vous le devez ;
Je ne me défends pas et j’ai l’âme trop haute
Pour détourner de moi la peine de ma faute.

(Lucien brûle la lettre en silence, puis il s’approche de Gabrielle et, lui remettant un portefeuille.)

LUCIEN.

A la dot de ta fille ajoute cet argent.
Mon client s’est montré débiteur diligent,
Et si tous me payaient avec cette largesse,
Camille aurait bientôt une dot de duchesse.
Va, va ! J’ai bon espoir de la bien marier ;
Dieu bénit le travail de l’obscur ouvrier
Et si mon existence est triste et fatiguée,
Celle de notre enfant sera facile et gaie.

(Gabrielle tombe à genoux.)

LUCIEN.


Que fais-tu ?

GABRIELLE.


Laissez-moi, laissez à vos genoux
Celle qui n’ose plus lever les yeux sur vous !

(Lucien la relevant.)

LUCIEN.


C’est trop d’honneur pour moi, mais puisque tu me loues
De ce peu que je vaux, apporte-moi tes joues.

GABRIELLE, se jetant dans ses bras.


Lucien !

Et cette première version se termine par le même mot de Gabrielle :

« O poète, je t’aime ! »

Dans sa vertueuse et jeune indignation, Augier croyait ne pouvoir jamais marquer de traits assez noirs le portrait de l’amant néfaste et détesté. Il ne l’a pas ménagé, on vient de le voir, et il est difficile de se représenter un être plus pleutre, plus vil, plus cynique. Stéphane savait trouver de belles phrases pour troubler l’épouse de celui qui l’accueillait comme un fils, mais lorsque celle-ci, se refusant au mensonge, lui offre sa vie, il recule devant les responsabilités, il compte ses ressources, il est lâche, hypocrite, et se dérobe avec les plus viles excuses. Voilà donc ce qu’était en réalité cet amant dont les livres et le théâtre vantaient la noblesse et la beauté, à qui l’on reconnaissait tous les droits, dont on ennoblissait tous les crimes au nom de l’Amour-Roi, au nom de la Fatalité. Augier lui arrachait le panache, la cape et l’épée, les oripeaux brillants, et jetait à la foule ce pantin dépouillé dont elle n’avait plus qu’à rougir.

Cette première conception de Gabrielle était certainement la plus logique, mais théâtralement, elle était impossible. D’abord, au dénouement, le danger n’était pas écarté. Gabrielle avait reçu la preuve que Stéphane était un goujat, mais son imagination pouvait la porter à attendre un héros plus magnifique. Puis, le mari restait un peu ridicule, trop anodin, banal, et « prédestiné, » comme dit Balzac. Gabrielle était ridicule de ne pas deviner plus tôt la bassesse de Stéphane ; odieuse de partir sans regret ; et de voler au mari l’enfant aimé. De plus, le revirement de Gabrielle était provoqué par un moyen de comédie.

Satisfait d’avoir foulé aux pieds l’amant romantique, Augier vit que sa tâche n’était qu’à moitié accomplie, puisqu’il laissait le mari sans auréole et que le foyer n’était pas définitivement exorcisé. Il eut alors la belle idée d’humilier les coupables sous la beauté morale de la victime, de montrer en ce notaire les plus belles qualités de droiture, de courage et de générosité, et de lui faire ainsi mériter le beau nom de poète que lui donne sa femme reconquise et désabusée.

Nous allons maintenant voir Emile Augier se dresser contre la courtisane, la poursuivre, la chasser de la famille et la jeter sous le pistolet du marquis de Puygiron. Nous allons le voir d’abord intransigeant, absolu, âpre, implacable, puis nous le montrerons moins dur pour la faiblesse humaine, parce qu’ayant vécu plus longtemps, il aura vu plus longtemps souffrir.


II

Née en Espagne au XVIe siècle, orpheline à seize ans, n’ayant pour toute famille qu’un frère bretteur, escroc et ruffian, Clorinde, dans la misère, entendant ce que

La pauvreté murmure à de jeunes oreilles,

a dû « renoncer à l’honneur pour un morceau de pain. » Mais sa beauté, son intelligence, sa distinction naturelle l’ont empêchée de se plaire dans la fange. Elle se serait peut-être même affranchie et relevée, si elle n’avait eu, à côté d’elle, ce frère spadassin, qui a pour emploi, dit-on,

De surprendre l’amant et le mettre à rançon.

Ses sentiments à l’égard de ce sacripant, elle les lui exprimera ainsi :

Je te hais, te maudis et je voudrais pouvoir
Te remplir de ma honte et de mon désespoir.

Elle a réussi cependant à se relever un peu, elle est entrée au théâtre, sans pouvoir cependant cesser tout à fait d’être une courtisane. Mais elle doit fuir l’Espagne, Franca-Trippa son frère ayant donné

Une estocade
A travers l’héritier présomptif d’un alcade.

Tous deux se dirigent vers l’Autriche, où elle compte reprendre son métier de comédienne.

Elle méprise l’argent, et, bien qu’elle en ait reçu beaucoup, il ne lui reste rien. C’est une cigale :

J’ai toujours lavé l’or de mes prospérités
Au rapide courant des prodigalités.

Mieux : elle a honte d’elle-même. La vie à laquelle elle est contrainte l’écœure. Elle a vingt-cinq ans.

Sur son chemin, à Padoue, un vieux bourgeois de soixante ans passés s’éprend d’elle et lui offre de l’épouser. Elle est tellement lasse d’aventures qu’elle accepte. Pour devenir riche ? Non. Elle a gaspillé des richesses et les méprise. D’ailleurs, le bonhomme est simplement à l’aise. Ce qu’elle convoite,

C’est le pardon,
C’est la douceur de vivre en épouse pudique,
C’est la sérénité du foyer domestique,
Un sort de modestie et de paix revêtu ;

ce qu’elle convoite enfin, « c’est la vertu. » Elle porte envie au monde régulier, elle veut son rang parmi les femmes sérieuses, elle est résolue à se conduire « en honnête personne. » Elle a, elle, la nostalgie de l’honnêteté. Et le mariage qu’elle accepte pour rentrer dans la vie régulière, loyalement, ce mariage n’est pas sans mérite. Non seulement, Mucarade, le vieillard qui l’aime, est un barbon, mais (dans la première version au moins) c’est un barbon ridicule, échappé de la comédie italienne, un Cassandre, destiné à être berné par tous. C’est un vaniteux qui veut paraître jeune et dont les « vieux cheveux empestent la pommade, » au nez rouge, aux yeux éraillés. N’importe, Clorinde est tellement écœurée par son passé, et par l’avenir qu’elle entrevoit à côté de son frère, — que ce mari, — à qui elle entend bien rester fidèle, — lui parait préférable aux jeunes gentilshommes dont il lui faudrait subir les profitables caprices. Elle n’a pas pu dire à Mucarade la triste vérité, elle a laissé Franca-Trippa déclarer qu’il allait demander du service à l’Autriche et placer sa sœur, près de lui, dans un couvent.

Nous en sommes là, au lever du rideau. Mucarade est père d’une toute jeune fille de seize ans, fiancée à son cousin. Clorinde la respecte profondément, elle est disposée à l’aimer. Elle veut l’aimer, elle l’aime déjà : « Je l’aime, cette enfant innocente, » dit-elle. Mais voici que le fils de Mucarade, parti depuis dix ans, revient, sans avoir prévenu personne. Ce fils, nommé Fabrice, n’a pas trouvé le bonheur loin du foyer :

J’ai fortement gâché ma vie à le poursuivre,
J’ai fatigué mon cœur à tous les carrefours.

Il a fait des dettes, il a vécu du jeu, avec des donzelles et des spadassins ; il le dira lui-même :

J’ai beaucoup fréquenté parmi cette canaille.

Apprenant les projets de son père, Fabrice est subitement envahi par la vertu. Il empêchera ce mariage. Comment ? Ses fréquentations antérieures n’ont pas disposé son esprit à l’emploi de moyens directs et francs. Tout de suite, c’est à l’intrigue qu’il pense, c’est à la supercherie. Il mentira à tous, à son père comme aux autres. Justement, Mucarade est presque aveugle. Voilà qui est bien et qui servira. Fabrice ne se lamente pas sur cette quasi-infirmité, mais il en tire parti : il se fait passer aux yeux, presque éteints, de son père, pour un ami de l’enfant prodigue, comptant ainsi éveiller moins de soupçons en Clorinde et Franca-Trippa. Clorinde, elle, pendant toute la pièce, ne mentira pas une seule fois ; Fabrice, l’honnête homme, roulera d’imposture en imposture. Il s’attaque au frère. Pour le faire parler, il le grise. Fabrice a l’habitude de ces combats et sait que nul ne lui tiendra tête. Il a raison. Dans l’ivresse, son partenaire laisse échapper que Clorinde est connue au théâtre sous le nom de doña Cléopâtre. Fabrice triomphe, et devant son père et devant Clorinde, jette à celle-ci son nom de comédienne en pleine figure[7]. Le père s’écroule de douleur. Fabrice fait l’innocent et dit : « Quoi, vous ne saviez pas ? Oh ! pardon ! » Clorinde, elle, avoue et fait mine de partir.

La douleur de Mucarade est profonde. Il tombe dans un fauteuil :

C’est fini
Et, sous mon toit par elle un instant rajeuni,
Je sens de toutes parts revenir la vieillesse.

L’honnête Fabrice lui-même en est tout ému :

Pauvre père,
Suis-je bien dans mon droit quand je le désespère ?

se demande-t-il un peu trop tard. D’ailleurs, son doute dure peu, et, sans qu’on puisse tout à fait s’expliquer sa conduite, il veut perdre une première manche et

…piper les dés pour la revanche.

Piper les dés ! Passons. Sur ce simple espoir, il va replonger son père dans la honte d’où il l’avait à moitié tiré, et voilà qu’il prend la défense de Clorinde ;

Qu’est-il donc entre vous de changé ?
Rien… sinon que tantôt, chez votre fiancée,
Vous aviez lieu de craindre une arrière-pensée.

Car Clorinde est habituée au luxe, et ne peut avoir été séduite par la modeste fortune de Mucarade. Il va plus loin, Fabrice :

Ah ! que puisse le ciel me garder une femme
Comme vous éprouvée et passée à la flamme !

Et s’enfonçant avec volupté dans le mensonge, voulant maintenant ramener son père à Clorinde :

Eh ! Seigneur,
Sont-ce des sûretés qu’il faut à votre honneur ?
Le repentir en offre autant que l’innocence…

Clorinde se refuse à servir encore « de proie aux riches libertins. » « Je ne pourrai jamais, plutôt la mort ! » s’écrie-t-elle en éclatant en sanglots sincères et en tombant aux pieds du vieillard, qui naturellement la prie de rester. Et Clorinde, naïve et confiante, d’appeler Fabrice « son véritable ami. »

Fabrice, après avoir renoué les liens entre Clorinde et Mucarade, va de nouveau s’employer à les rompre. Comment ? Par de nouveaux mensonges, par une autre comédie dans laquelle la douleur et la honte de son père seront en jeu. Même il y mêlera sa sœur Célie, qu’il respectera moins que ne le fait Clorinde. Il se donne pour un prince original et richissime qui voyage afin de trouver à se marier, et ne regarde ni au bien ni à la naissance. « Ne laissez pas échapper une si belle occasion de marier ma sœur, » écrit-il dans une lettre qu’il dit tenir (lui qui s’est fait passer pour un ami de Fabrice) de Fabrice lui-même. Il manœuvre en sorte que Clorinde connaisse cette lettre. Clorinde doute :

…Votre fils vous fait une plaisanterie.

Mais Mucarade d’observer :

Il n’y mêlerait pas sa sœur, croyez-le bien.

Il se trompe, le vieillard.

Quel est le but de Fabrice ? D’éblouir Clorinde par ce titre et par cette fortune et de se faire aimer d’elle. Il y ajoute des œillades qu’il croit irrésistibles. Il est, d’ailleurs, élégant cavalier. Mais ni sa bonne mine, ni sa noblesse, ni ses richesses ne troublent Clorinde. Fabrice lui a cependant fait comprendre qu’elle lui plaît. Elle ne se laisse pas tenter :

Eh bien, non ! Ce serait plus mal que tout le reste…
Rendons à ma famille un éclatant service,
Rachetons le passé par un vrai sacrifice…

Elle s’emploie à donner à Célie ce riche parti qu’elle pourrait prendre pour elle et dont, malgré tout, elle ne veut pas. Elle est heureuse de cette belle action par laquelle il lui semble inaugurer sa nouvelle existence :

C’est moi, c’est ma réalité
Qui respire à son aise en pleine honnêteté.

Elle entreprend d’amener Célie à ce mariage. Elle débute ainsi :

Vous ne me fuyez pas, mon enfant, aujourd’hui..
Si vous saviez combien vous me faites de joie !

Célie qui est âgée de seize ans seulement, mais qui possède déjà des « clartés de tout » à un degré surprenant, laisse tomber sur Clorinde un flot de paroles méprisantes, lui reproche

… d’avoir préféré par un honteux effort
L’infamie au travail, à la faim, à la mort.

et la plaint « de ne plus mériter de pitié. » En vain, Clorinde se défend :

Oui, ma vie est coupable, oui, mon cœur a failli…
Mais vous ne savez pas de quels coups assailli !
Comment le sauriez-vous, âme chaste et tranquille,
A qui la vie est douce, et la vertu facile,
Enfant, qui pour gardien de votre tendre honneur
Avez une famille et surtout le bonheur !…

Et comme la malheureuse parle de la miséricorde de Dieu, la jeune personne lui répond, du tac au tac :

Dieu ! dites-vous ? Sachez que les honnêtes gens
Trahiraient sa justice à vous être indulgents.

Clorinde, ainsi repoussée, se décide à accueillir les hommages du faux prince, et. Fabrice, qui le sait, prépare un enlèvement. Il joue à Clorinde la comédie de la grande passion. « Tu m’aimes ? » lui demande-t-il :

Tu m’aimes ! j’en atteste
Le trouble que je lis dans ton regard céleste !
A quoi bon les combats et les vaines pudeurs ?
L’amour a d’un seul coup foudroyé nos deux cœurs !

Clorinde hésite, car elle répugne à la trahison. Elle pense au chagrin que sa fuite va causer à Mucarade. C’est elle qui y pense et non Fabrice, mais celui-ci sait si bien feindre la passion, qu’elle cède. Elle va partir avec lui. Mucarade les surprend, veut tuer Fabrice qui se démasque ; le vieillard jette son épée, et « cachant son visage dans ses mains : »

Mon fils !… Devant mon fils faut-il que je rougisse ?

Bientôt réconciliés, Fabrice et Mucarade s’unissent pour accabler Clorinde :

Vous avez démasqué cette fille : merci.

Clorinde, qui peut croire encore que Mucarade l’épousera, dit à Fabrice qui l’insulte :

Que mon honneur ou non vous semble une chimère,
Songez bien que je vais remplacer votre mère.

À ce mot, Fabrice éclate de colère : elle est à ses genoux, il va la frapper… se retient :

Je m’en vais pour ne pas déshonorer ma main.

Mais Clorinde a été tout à fait prise au piège qui lui était tendu. Elle aime Fabrice, elle tient tête, pour le sauver, au brigand Franca-Trippa son frère, elle brûle la lettre de change extorquée par celui-ci, et s’en va reprendre sa vie d’aventures, puisque les honnêtes gens n’ont pas voulu l’accueillir.

Mais elle ne part pas sans soulager son cœur. Et, non sans quelque raison, elle dit à Fabrice :

Pour vous, monsieur, souffrez que je vous félicite
De votre fourberie et de sa réussite ;
Vous avez des talents pour aller à vos fins,
Qui feraient des jaloux parmi les aigrefins.
Eh bien ! vous m’écoutez tous deux la tête basse,
Et c’est moi qui m’en vais le front haut, moi qu’on chasse,
Moi pour qui l’on n’a pas de mots trop outrageants !
Allons ! Relevez donc les yeux, honnêtes gens !

Et à tous :

O race des heureux, phalange impénétrable
Qui rendez le retour impossible au coupable,
Faisant au repentir un si rude chemin
Qu’on ne peut y marcher avec un pied humain,
Vous répondrez à Dieu des âmes fourvoyées
Que vos rigueurs auront au vice renvoyées !

C’est dans cette forme que l’Aventurière a été jouée et publiée en 1848, en pleine révolution.

Le public d’alors vivait dans de telles angoisses qu’il lui fut impossible d’approuver et même seulement d’entrevoir la thèse présentée par l’auteur. Il ne vit là qu’une comédie d’intrigue, amusante, émouvante parfois, mais ne se douta pas qu’Émile Augier avait eu l’intention de défendre la famille contre la courtisane. Le public d’aujourd’hui va plus loin ; s’il ne prend pas nettement parti pour Clorinde, il est tout au moins troublé ; il se plaît à l’applaudir ; il se retient pour ne pas voir en elle le personnage sympathique de la pièce, et l’on a pu constater qu’il serait excusable de s’y tromper. Le spectateur est surtout déconcerté par ce que peut avoir de gênant la situation de ce père ballotté sur le flot des mensonges de son fils, jouet de ses intrigues, bienfaisantes sans doute, mais qui, tout de même, lui déchirent le cœur et lui mettent devant tous la rougeur de la honte au front.

Augier dut le pressentir par la surprise que lui causa certainement le public, qui refusa de le suivre. Il dut se rendre compte bien vite, que, dans sa jeunesse, dans sa générosité, dans son inexpérience (d’après le journal d’Edmond Got, il était âgé de vingt-cinq ans lorsqu’il écrivit la pièce), il avait fait la part trop belle à ce qu’il voulait combattre. Il en éprouva sans doute quelque dépit, dépit que dut accroître la situation de plus en plus prépondérante prise par la courtisane dans la société, et encore plus le succès de la Dame aux Camélias.

Alors, il retroussa ses manches, reprit son sujet, se jurant bien que cette fois nulle sympathie ne pourrait s’égarer sur la courtisane qu’il allait mettre à la scène, et il écrivit le Mariage d’Olympe. Mais, après s’être trompé une fois par trop d’indulgence, il se trompera de nouveau, par excès de sévérité. Tel le tireur qui veut rectifier son tir, et manque encore le but, mais de l’autre côté.


L’indignation d’Augier fut portée à son paroxysme par une série de scandales qui éclatèrent à cette époque. On pourrait citer les noms de douze ou quinze aventurières qui parvinrent à se faire épouser et pénétrèrent dans des familles titrées, connues, respectées. Nous ne citerons pas ces noms qu’on pourra trouver ailleurs, car beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui honorablement portés. Mais nous pouvons dire que plusieurs de ces courtisanes triomphantes sortaient du monde de la basse galanterie, et que telle ou telle comtesse, par exemple, n’avait fait qu’un saut du bal Mabille au faubourg Saint-Germain. Emile Augier en fut saisi d’une sainte colère. La colère, même lorsqu’elle est sainte, est un état qui met en bonnes dispositions pour frapper fort, mais moins pour frapper juste. Le Mariage d’Olympe s’en ressentit.

La pièce est en trois actes courts, véhéments, brutaux, secs comme coups de trique, oserais-je dire si cette comparaison pouvait être permise ici. Au premier acte, nous voyons Olympe Taverny, venue elle aussi du bal public et ayant réussi à se faire épouser par le comte de Puygiron, parvenir, de plus, à pénétrer dans la famille, noble à tous égards, de son mari. Au deuxième acte, elle se conduit comme une drôlesse, au troisième, comme un monstre, et l’oncle de son mari l’abat d’un coup de pistolet, comme une chienne enragée. La scélératesse d’Olympe rend ce meurtre cent fois excusable ; cependant le public siffla et la pièce tomba sous les huées. Cherchons pourquoi. Augier a traité ce sujet sans nuances, ni ménagements. Dès les premiers mots, il nous montre crânement où il va frapper, sans laisser ignorer que sa pièce sera une risposte à la Dame aux Camélias.

— Pour vous montrer d’un mot à quel point ces demoiselles ont pris droit de cité dans les mœurs publiques, le théâtre a pu les mettre en scène.

— Comment ! En plein théâtre, des femmes qui ?… Et le parterre supporte cela ?

— Très bien.

— Non seulement on les montre au théâtre, mais encore elles trouvent à se marier.

— Avec des chevaliers d’industrie ?

— Non pas, avec des fils de bonne maison.

— Des idiots de bonne maison.

— Mon Dieu, non. La turlutaine de notre temps, c’est la réhabilitation de la femme perdue… déchue, comme on dit : nos poètes, nos romanciers, nos dramaturges remplissent les jeunes têtes d’idées fiévreuses de rédemption par l’amour, de virginité de l’âme, et autres paradoxes de philosophie transcendante… que ces demoiselles exploitent habilement pour devenir dames, et grandes dames.

Pour ces « filles » ainsi mariées, Augier ne demande rien moins que la peine de mort, quoi qu’en dise le Code pénal :

— Je me moquerais bien du Code pénal en pareille circonstance ! Si vos lois ont une lacune par où la honte puisse impunément s’introduire dans les maisons, s’il est permis à une fille perdue de voler l’honneur de toute une famille sur le dos d’un jeune homme ivre, c’est le devoir du père, sinon son droit, d’arracher son nom au voleur, fût-il collé à sa peau, comme la tunique de Nessus.

Nous avons dit déjà que le marquis de Puygiron, qui s’exprime ainsi au premier acte, applique ses théories aux dépens de celle qu’a épousée son neveu.

La pièce est tombée brutalement en 1855 et les reprises de 1863, 1881 et 1895 n’ont pas réussi. Augier était trop loyal pour ne pas reconnaître ses torts. Il écrivit à un journal :

« Je me range complètement à l’avis de la presse et du public… J’ai senti, comme la salle, que la pièce laisse une impression pénible… La première condition de notre art est de s’emparer de l’auditoire, c’est la seule à laquelle on ne manque pas impunément. J’y ai manqué, je ne réclame rien[8]. »

Si l’auditoire ne s’est pas laissé conquérir, c’est qu’il n’a trouvé aucun personnage à qui s’attacher, c’est qu’une implacable monotonie plane sur ses trois actes ; c’est, surtout, que l’héroïne, Olympe Taverny, est un monstre d’une déconcertante uniformité. Elle est vite d’un bout à l’autre, vite au premier acte par son passé et par ses mensonges, vite jusqu’à l’invraisemblance au deuxième et vite au troisième acte jusqu’à l’absurde. Le monstre, qui est un monstre et rien de plus, et rien autre, n’inspire même pas la curiosité. D’ailleurs, Olympe est si complètement monstrueuse qu’on n’y croit pas. On doute de son existence. Et en effet, sur dix mille femmes galantes, on n’en trouverait peut-être pas une qui fût aussi perverse. Son caractère de « courtisane » disparaît. Ce n’est pas parce qu’elle est une courtisane qu’elle a l’idée de voler un cahier dans lequel une pure jeune fille écrit ses secrets, et de faire « chanter » la famille en menaçant de le publier ; ce n’est pas parce qu’elle est une courtisane qu’elle fait cela, c’est parce qu’elle est le rebut de l’humanité, et si de pareils actes sont possibles ils peuvent être commis tout aussi bien par une vieille fille, par un homme ou par une femme mariée. Olympe n’est pas une courtisane, c’est un troisième rôle. Or, les traîtres par eux-mêmes ne sont pas intéressants. Ils ne peuvent nous émouvoir que par leurs victimes. Dans le Mariage d’Olympe, les victimes ne souffrent pas devant nous. Le mari, d’autre part, est trop naïf et trop sot. Pendant ces trois actes, il a plutôt l’apparence d’un monsieur très ennuyé que celle d’une victime. Le marquis et la marquise ne commencent à souffrir qu’au baisser du rideau du dernier acte, deux minutes avant la bruyante exécution de leur bourreau. Enfin, les nombreuses invraisemblances, assez habilement dissimulées cependant pour ne pas sauter aux yeux, n’en sont pas moins présentes et contribuent à jeter l’esprit du spectateur, sans qu’il se rende bien compte pourquoi, dans une confusion, dans un état de non-réceptivité, de résistance confuse et de malaise évident[9].


Après cet échec, Augier va-t-il lâcher sa proie ? Non. Il est trop convaincu de la noblesse et de l’utilité de la tâche entreprise. Il est un apôtre débordant de courage et de ténacité, audacieux et robuste. Une fois de plus il reprendra le même sujet. Il va imaginer une autre courtisane mariée, devenue courtisane au foyer conjugal même ; et comme, cette fois, il nous montrera la victime pantelante, le mari, il réussira, et il aura écrit sa pièce la plus forte, la plus originale, la plus douloureuse et la plus belle, sous ce titre : les Lionnes Pauvres. Est-il nécessaire d’en rappeler le sujet ? C’est la désorganisation d’une famille de petits bourgeois par l’amour du luxe chez une jeune épouse. C’est une femme qui fait vivre son mari dans un luxe dû à son inconduite, ignorée de lui.

La pièce pouvait être traitée de deux façons. La première eût consisté à nous révéler la dégradation progressive de la petite bourgeoise empoisonnée par l’atmosphère de luxe dont tout le monde était alors enveloppé. La seconde est de nous attendrir par le spectacle des malheurs qu’une semblable conduite aura déterminés. C’est celle-ci qu’a choisie Augier. Il eût été plus beau de s’attaquer à l’autre, parce que c’eût été plus dangereux. Mais peut-être était-ce impossible en 1858. Augier l’a cru tout au moins. Il l’avoue dans sa préface : « La peinture de la dépravation graduelle de Séraphine nous a paru aussi dangereuse que tentante. Nous avons craint que le public ne se fâchât tout rouge à la transition de l’adultère simple à l’adultère payé. »

Augier nous présente donc une héroïne qui, avant, même le premier acte, a touché le fond de l’infamie où elle restera après le baisser du rideau. C’était se condamner à la regrettable monotonie qui causa la chute du Mariage d’Olympe. Et il en est advenu, en effet, du personnage de Séraphine comme de celui d’Olympe. Il a paru sans intérêt, sans vie, sans réalité ; à tel point qu’aucune actrice, fût-elle Desclée ou Réjane, n’a pu le réaliser.

Lorsque nous voyons Séraphine pour la première fois, elle est dans la fange, et elle y restera. Tous ses efforts tendront à s’y installer aisément. Orpheline et pauvre, elle a été épousée par un excellent homme, plus âgé qu’elle, il est vrai, mais qui l’enveloppe de bien-être et de tendresse. Cet homme, quoique simple, est fier : elle le sait. Il l’adore : elle le sait. Il mourra de la révélation de son ignominie : elle ne peut pas ne pas le savoir. Et cependant, au cours de toute la pièce, alors qu’elle voit insensiblement la vérité se dévoiler devant ce malheureux, elle ne sera effleurée ni par un sentiment de pitié, ni par un remords, pas même par un regret. Elle est, comme Olympe, au-dessous de l’humanité. Elle n’a aucun point de contact, avec nous. Au lever du rideau, elle achète des dentelles ; au second acte, elle cherche de l’argent pour les payer : au troisième, c’est son amant qui en cherche pour elle ; au quatrième, elle assiste à l’effondrement de son mari à qui on. a réclamé cet argent ; c’est tout : nous ne la reverrons plus. Il n’y a, en elle, pas plus de tempêtes que dans un égout[10].

On a beaucoup reproché à Augier de ne nous avoir montré ainsi que le profil de son héroïne. A la réflexion, on s’aperçoit qu’il l’a fait de propos délibéré, et qu’il n’a peut-être pas cédé uniquement aux craintes exprimées dans sa préface.

Et, en effet, quel a été son point de départ ? Montrer « cette plaie du luxe dans une région où le luxe n’était pas encore descendu avant nos jours. » Quel a été, jusqu’ici, le but de sa vie ? Combattre l’amant et la courtisane. Pour lui, la courtisane est la courtisane, rien de plus. Il n’a pas à l’expliquer autrement, à scruter son caractère, Son caractère, c’est d’être une courtisane. Sa fonction, c’est de faire le mal.

Il suffit donc de montrer ses œuvres pour la flétrir. C’est seulement par la désorganisation qu’elle cause qu’elle existe. Ici, elle brise un jeune ménage, jette son amant à la honte et au suicide, son mari au désespoir et à la mort. Augier n’a pas voulu faire une comédie de caractère, mais une comédie de mœurs.

Il s’en suivra ceci : ceux qui, dans les Lionnes pauvres, regardent seulement Séraphine, trouvent le drame insuffisant ; et ceux qui regardent seulement les honnêtes gens dont elle a fait le malheur, affirment que la pièce est admirable.

Parlons donc de ces honnêtes gens.

Pommeau, le mari, c’est Julien, le mari de Gabrielle, vieilli, et devenu un « patriarche de la basoche. » Même honnêteté, mêmes travers professionnels, même médiocrité d’allures, même application au travail, même grandeur d’âme, même simplicité. Il s’était fait une petite existence de célibataire et s’y complaisait lorsque les hasards lui ont donné une pupille, Thérèse, qu’il s’est mis à aimer comme si elle était sa fille, qu’il a mariée à un avocat, Léon Lecarnier, et qu’il a dotée. Puis, à cinquante ans passés, se trouvant « bien seul et bien inutile, » il a rencontré Séraphine qu’une mère malade allait bientôt laisser sans appui, sans ressources. « Il me restait quatre-vingt mille francs de mon patrimoine et de mes économies… Je n’étais plus jeune, dit-il, mais je n’étais pas vieux ; elle consentit à m’épouser, et je recommençai à vivre. » Il vécut dans l’adoration de sa femme, se tuant de travail pour subvenir à ses besoins de luxe, imitant les Italiens : « Je rogne sur la toilette pour parer la madone. »

Il apercevait ; bien que les dépenses de Séraphine étaient exagérées, mais celle-ci endormait ses inquiétudes par des histoires d’occasions extraordinaires qui trompèrent longtemps le bonhomme, peu habile à estimer la valeur d’une dentelle, d’une robe ou d’une paire de rideaux. Et c’est Léon Lecarnier, le mari de la pupille, qui entretient la femme de son bienfaiteur.

De tels désordres ne peuvent rester longtemps cachés. Thérèse, la première, en a la révélation. Sa douleur est grande, son héroïsme plus grand encore. Elle n’a qu’une pensée : empêcher que Pommeau n’apprenne l’horrible chose. Malgré tout, il connaît, d’abord par les révélations d’une marchande à la toilette, que sa femme a des dettes. C’est presque un soulagement pour lui, car des chuchotements l’avaient porté à douter de la fidélité de Séraphine. Ensuite, par les mensonges de celle-ci, il apprend tout, tout sauf le nom du bailleur de fonds : « Qui défraye ton luxe, dis ? Car, chose horrible, j’en suis à ne plus compter avec la chute, tant la faute disparait devant l’énormité de la honte ! Tu n’es pas même la femme adultère, tu es la courtisane ; ce que tu as fait de moi, ce n’est pas un mari trompé, c’est le mari d’une femme entretenue, le complice de tes ignominies, le receleur !… Je ne suis pas ridicule, je suis déshonoré ! »

- i Ces cris de douleur n’émeuvent pas Séraphine, et lorsque le pauvre homme lui offre le pardon à la condition de vivre pauvrement du produit de ses appointements de premier clerc, après avoir jeté à l’amant tout ce que possède le ménage, Séraphine refuse avec ces mots effroyables :

— Je ne veux pas être pauvre !…

Pommeau fuit cet intérieur où tout lui crie sa honte, et va demander asile à qui ? A sa pupille, à sa Thérèse Lecarnier ! Le dernier coup l’y attend. L’embarras de Thérèse l’étonné d’abord :
POMMEAU.


Est-ce que je te dérange ?

THERESE.


C’est que….

POMMEAU.


Tu n’as pas un coin à me donner ? Ce fauteuil me suffira. Pour une seule nuit ! Tu baisses les yeux ?… (Bas à Thérèse) Est-ce que Léon s’y oppose ? (à Léon) Ne me séparez pas d’elle, mon ami, mon fils… (Il ouvre les bras comme pour se jeter dans ceux de Léon. Thérèse, par un mouvement instinctif, l’arrête. Pommeau regarde ; autour de lui, passe sa main sur son visage, les yeux fixés sur Léon, puis : } Ah ! bandit, c’était toi !

Il ne peut tuer le mari de celle qu’il considère comme sa fille. Et il s’en va dans la nuit, seul, écrasé de douleur et de honte, mourir dans quelque coin obscur.

Dans tout le théâtre moderne, il n’est pas de dénouement plus audacieux, plus simple et plus poignant. Montrer le résultat des vices de Séraphine est une leçon autrement puissante que de tuer Olympe.

Telle est cette œuvre admirable. On a reproché à Emile Augier de devoir quelques traits de sa Séraphine à la Mme Marneffe de Balzac. Mais qui donc, ayant écrit après Balzac, ne lui doit pas quelque chose ?

Il y aurait toute une étude à faire sur l’habileté théâtrale d’Emile Augier, habileté bien supérieure, à mon sens, à celle de Victorien Sardou, laquelle n’était qu’une dextérité scribesque de prestidigitateur. Jamais peut-être elle ne fut aussi grande, aussi constante que dans les Lionnes Pauvres. Sans doute, on y regrette une histoire fâcheuse et inutile de portefeuille perdu, sans doute les tirades, et les mots d’esprit du raisonneur sont parfois agaçants, mais, que sont ces légères imperfections en regard de la beauté de l’ensemble ? Aujourd’hui encore, l’œuvre nous paraît audacieuse. Quelle hardiesse ne fallut-il pas pour l’écrire en 1858 ! C’est surtout parce qu’il est l’auteur des Lionnes Pauvres qu’Emile Augier peut être salué comme le Père du Théâtre Contemporain.


BRIEUX.

  1. Les Lionnes pauvres, préface.
  2. Les Fourchambault, acte IV, scène 8.
  3. Gendre et beau-père, 2 volumes. Barba, 1822.
  4. Un homme de bien.
  5. René Doumic, Portraits d’écrivains.
  6. Archives de la Comédie-Française.
  7. Version de 1860.
  8. Cité par M. Gaillard de Champris dans son excellente et copieuse étude sur Emile Augier.
  9. Et qu’eût-ce été si la Censure, bienfaisante cette fois, n’avait amené l’auteur à modifier son premier dénouement ?
    Ce premier dénouement, nous ne le connaissons que par le rapport des censeurs, trouvé dans les papiers des Tuileries, je crois, et publié par un indiscret à qui notre curiosité doit un remerciement. Voici le passage qui concerne le Mariage d’Olympe :
    « Un vieillard représentant l’idéal de l’honneur et de la vertu, ne peut pas être montré se suicidant après s’être fait justice par un meurtre, pendant que sa femme, qui l’a poussé à cette action coupable, comme à un devoir, assiste, à genoux et en priant Dieu, à la catastrophe. »
  10. Nous devons dire que, dans une première version, elle s’expliquait un peu, se défendait un peu :
    « Quels enseignements ai-je reçus, moi ? disait-elle. Que m’a appris ma mère ? Qu’il faut être riche pour être heureux. Que m’a appris le monde ? Qu’il faut être riche pour être considéré. Les plaisirs et le luxe sont les dieux qu’on nous prêche de parole et d’exemple. Quand nous les adorons, on nous traite de monstres, — monstres, soit ! Si j’en suis un, prenez-vous-en à qui de droit. »