Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Le naturalisme moral

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Le Naturalisme moral

Ces deux mots jurent ensemble, mais pour accentuer plus vigoureusement leur incompatibilité, je les force un instant à s’accoupler, ne doutant pas que de cet accouplement contre nature, il n’en sorte ce monstre littéraire qu’on nomme : l’immoralité.

Le romancier, avant de lancer dans l’action son personnage, l’analyse, ou plutôt lui constitue un dossier de tous les éléments dont il est pétri. Décrire l’homme dans l’histoire, ou, comme on dit, dans le milieu ambiant et dans le climat historique et géographique, tel est le summum du travail analytique et critique du xixe siècle. L’auteur qui étudie seulement l’homme, invente les caractères, scrute et analyse les sentiments, ne fait qu’un roman psychologique, et celui qui le fait mouvoir et vivre dans son milieu ambiant fait un roman historique. Les écrivains qui, mêlant ces deux genres, tendent, dans leurs analyses psychiques et historiques, à sortir l’homme de son isolement abstrait et à le faire vivre dans la réalité de sa nature et de son milieu historique, sont des réalistes qui cultivent encore un reste d’idéal de convention qu’ils regardent comme de l’art : ils inventent des situations merveilleuses, des actions généreuses et des passions grandioses ; ils retouchent légèrement la réalité, en lui donnant un certain coloris ; ils font vibrer la passion patriotique et entretiennent dans l’humanité le feu sacré de la solidarité sociale. Ils ne touchent à la boue humaine que pour faire aimer le vrai, le bon et le beau, en peignant le faux, le mal et le laid. Ainsi Balzac, G. Sand, dans quelques romans champêtres, Ohnet, dans le Maître de Forges, etc. ; ou des naturalistes qui, plus réalistes que la réalité, cherchent l’art dans la boue et ne choisissent leurs sujets artistiques que dans les bas-fonds de la société. Zola a donné à cet art, ou à cette science du laid réalisé ou idéalisé jusqu’à l’exceptionnellement laid, le titre suffisamment caractéristique de naturalisme, bien qu’il n’y ait rien de moins naturel que cette vie laide, vulgaire, exagérée et dénaturée. Ce n’est pas une évolution littéraire, c’est une révolution anarchique ; il y avait dépravation accidentelle dans la réaction réaliste, il y a dépravation absolue et voulue dans l’action naturaliste. Ce n’est pas seulement une négation de l’idéalisme ou une modification du réalisme, c’est la prétention à un progrès artistique correspondant à ce progrès scientifique qui met au rang des sciences l’anthropologie et la pédagogie : un romancier n’est plus un vulgaire littérateur, il est un expérimentateur moral. Un maître en naturalisme, dont, à ce titre, Zola se réclame souvent, a dit : « Cette phraséologie, toute en sonorité lexicographique, dissimule, dans les prétendues sciences philosophiques modernes, le système ancien du matérialisme augmenté de quelques variantes plutôt grammaticales que scientifiques. Le darwinisme, le rationnalisme, le positivisme, le déterminisme, le naturalisme ne sont que des enfants, plus ou moins émancipés, de Démocrite, d’Épicure et de Lucrèce. L’Homme se pipe », dit Montaigne, mais il se pipe surtout lorsqu’il se matérialise jusqu’à s’animaliser ; qu’est-il, en effet ? un animal moral. Supprimez l’adjectif, il ne reste plus que le substantif. Toute idée a son équivalent moral. À la vie animale correspond le naturalisme ; à la vie indifférente, le positivisme ; à la vie humaine, le spiritualisme. Toute philosophie a sa morale, toute doctrine ses mœurs. Tout homme est une philosophie vivante ; à sa doctrine correspond son genre de vie.

De ces considérations philosophiques, il m’est bien permis, malgré leur brièveté, de conclure que Zola, étant naturaliste, c’est-à-dire matérialiste, dans la pire acception du mot, il ne pouvait pas être un autre écrivain que celui qu’il se défend d’être, un immoral qui, sous le masque de la science, pousse l’analyse anatomique du document bestial jusqu’aux catastrophes irréparables de la contagion. Sous sa plume, trempée de déjections populacières et chargée du pus pestilentiel de toutes les plaies humaines et sociales, le naturalisme est, non seulement l’art de chatouiller et d’exciter les goûts dépravés du public, mais d’enfiévrer et de congestionner leurs appétits sensuels jusqu’à l’hyslérie, jusqu’à la folie érotique. Que Zola fasse le sacrifice honnête des descriptions voluptueuses, des scènes de ribauderie qui, hors-d’œuvre voulus et cherchés, nuisent plutôt qu’ils ne servent à l’action du roman, et il verra aussitôt la dépréciation commerciale que subira son œuvre. Mais l’exciter à être honnête, moral, c’est lui demander de renoncer à l’argent et à l’honneur littéraire, ce qu’il ne fera pas.

Donc, son genre est une spécialité comme une autre, non, plus dangereuse qu’une autre ; il faudrait donc fortement l’imposer comme l’alcool, ou se précautionner minutieusement contre elle, comme on le fait pour la dynamite, et non la tolérer, comme certains vices légalisés, ou la récompenser, comme l’action héroïque qui concourt au salut de la patrie, ou l’œuvre remarquable qui l’illustre ou l’enrichit. Quel siècle et quelles mœurs ! On poursuit Madame Bovary, un chef-d’œuvre romantico-réaliste ; on condamne Les deux amies, un pastiche de Mademoiselle Maupin et de Mademoiselle Giraud ma femme ; Les Gueux de Richepin, une épopée vadrouilleuse imitée des Misérables de Victor Hugo ; on proscrit Gamiani, l’œuvre naturaliste et anonyme d’un poète illustre…, et on a déposé sur Nana, sur le Ventre de Paris, sur Pot-Bouille, sur la Curée, sur la Faute de l’abbé Mouret, sur l’Assommoir, sur la Terre, sur la Bête humaine… la croix d’officier de la Légion d’honneur, et on sollicite leur entrée à l’Académie !… Elles y entreront, ces saletés, n’en doutez pas ; cette descente éhontée, canaille de truands ivres et de ribaudes en rut, ne peut refuser aux admirateurs de Zola le spectacle de leurs orgies sous la coupole de l’Institut. Balzac, le géant réaliste, qui a peint tous les vices, avec la science profonde du physiologue et la réserve littéraire d’un moraliste soucieux de la dignité humaine, avait droit à cette revanche ; il ne fut rien, ni décoré, ni académicien.

Ici, pour appuyer ma thèse par des exemples, je devrais citer des extraits des romans de Zola, et, en cela, il y aurait plutôt embarras du choix qu’insuflisance de modèles pornographiques ; un tiers au moins de chacun de ses livres est consacré à des scènes érotomanes. On peut affirmer qu’il n’existe pas un vice, une passion, une monstruosité sensuelle dont il n’ait donné l’anatomie et l’analyse avec un raffinement de détails voluptueux et une pimentation de mots orduriers et salés qui ne soient de nature à éveiller la curiosité la plus naïve et à satisfaire les goûts des plus blasés. Qu’on publie sous le titre… adouci de Polissonniana toutes les c… de Zola, je défie qu’on puisse trouver, en aucune langue, un ouvrage plus obscène que celui-là. Mais que voulez-vous ? les actes des naturalistes sont des actes inconscients, qui ne sont ni beaux ni laids, ni moraux ni immoraux, ce sont des actes naturels. Ils peignent le réel tel qu’il est, avec une minutie voisine de la manie ; ils le reproduisent dans son objectivité, avec toute l’exactitude et toute la sagacité de l’observateur, l’analysant avec une parfaite indifférence, comme s’ils analysaient une pièce anatomique ; ils se servent de mots canailles et de couleurs crues pour piquer plus vivement l’attention et provoquer un intérêt de curiosité. La putréfaction sociale passe, sans les surprendre, sous leur nez et sous leurs yeux ; ils n’ont qu’un souci : rendre cette pourriture dans sa nudité et sa crudité, non pas avec l’horreur indignée du moraliste, mais avec la complaisance du matérialiste qui se délecte dans l’orgie du vice. Cette corruption peinte sans voile et sans pudeur épouvante notre imagination, indigne notre respect de la dignité humaine et irrite notre sens moral, mais elle plaît à Zola qui lui réserve ses peintures les plus nues et les plus crues. Il ne craint pas de soutenir que ses tableaux, sales et provoquants, restent hautement moraux ; que plus le tableau est bestialement laid, plus se révolte et réagit la conscience de l’homme ; cela revient un peu à dire qu’on ne sera chaste que lorsqu’on aura épuisé toutes les impudeurs ; sobre, que lorsqu’on aura abusé de toutes les ivresses, et moral que lorsqu’il ne restera plus d’immoralité à commettre. « Nous mourrons, dites-vous (Documents littéraires, p. 370), de fausse vertu et de fausse pudeur, et non d’obscénité… Dans l’évolution scientifique qui révolutionne notre siècle, l’obscénité est dans le mouvement général des esprits comme une puce gaillarde qui gambade dans la machine d’un train. Le machiniste s’affole-t-il et croit-il le train brisé pour cela ? Nous mourrons de tartuferie. » Comparer l’obscénité à une puce et surtout à une puce gaillarde qui gambade dans la machine d’un train, c’est avoir la prétention de résoudre une question fondamentale de haute moralité sociale par une comparaison ridicule et fausse. Si l’obscénité n’est, par rapport à la morale, qu’une puce gaillarde, je crains bien que Zola ne soit, par rapport à la littérature, qu’un puceron orgueilleux.

Il écrit encore (Documents littéraires) : « Travailler dans la vérité n’est pas travailler dans l’ordure (p. 408). Tout mensonge, eût-il une apparence de grandeur, apporte le mal avec lui, mais toute vérité fût-elle ignoble, fût-elle le mal même, apporte un enseignement, une morale avec elle » (p. 409). Le vidangeur travaille dans la… vérité, est-ce propre ? Le chirurgien dans un chancre, n’est-ce pas une ordure ? De Sade, idéaliste, vautre l’homme sous l’étreinte épouvantée et voluptueuse de passions monstrueuses, il est immoral ; — Zola, naturaliste, dissèque, analyse longuement la Bête humaine, pantelante de vices, crevée de pourriture, il est moral. De qui se moque Zola ? de ses lecteurs ou de lui-même ?

Il n’existe pas d’indifférence morale à défaut de conscience ; l’homme a l’instinct moral, et il ne le diminue en lui qu’en s’abrutissant. On ne trouverait pas un être raisonnable, je ne dis pas sans moralité, mais sans conscience de son immoralité ou au moins de l’immoralité des autres. Écrire l’immoralité, c’est tuer la morale, c’est détruire la vertu. La vraie cause du mal est dans les entrailles mêmes de notre nature ; pourquoi les remuer ? Pourquoi étaler devant l’homme sa dégradation morale ? L’écrivain qui veut moraliser ne moralise pas en nous mettant en face d’une nature exceptionnellement laide et en spéculant sur nos mauvais penchants par la peinture de lascivetés croustillantes. Je ne crois pas à l’effet moralisateur de l’analyse du vice ; on n’acquiert pas un sentiment plus élevé du devoir en se repaissant de tableaux voluptueux. Les réalités morales sont seules moralisatrices ; la matière même est moralisante quand Dieu et l’âme l’éclairent et que l’esprit humain voit Dieu à travers la nature ; il l’analyse et la juge plus sainement qu’en la voyant à travers un tempérament.

La décadence des mœurs est, dans l’ordre moral, ce qu’est le coma dans la maladie : le signe certain de la ruine, ou plutôt de la mort d’une nation. La manie de rénovation positiviste, matérialiste, naturaliste, est la maladie de notre temps. Le monde moral a son centre de gravitation comme le monde physique ; c’est la science du sens commun qui a pour objet l’analyse et la coordination raisonnée des lois de notre entendement dans toutes leurs applications. Les notions acquises et complétées par cette science ne doivent être ni au-dessus de notre entendement, ni en dehors, ni contraires à ses lois. Mais le monde, disent les célébrateurs du naturalisme, mourrait d’un trop plein de civilisation si tous les quatre ou cinq cents ans l’homme ne revenait pas à la nature, ou plutôt n’y retournait pas. L’humanité échappe-t-elle à la décadence, à la mort, en remontant brusquement à son berceau et en reprenant à rebours le circulus de sa vie morale et intellectuelle ? C’est une hypothèse assez hardie pour qu’on en laisse la responsabilité à Zola ; il n’est pas douteux cependant que, si la rénovation civilisatrice du monde est en raison de la puissance de réaction contre le progrès et d’un retour plus complet à la prime nature, il ne sorte du naturalisme, cet engrais perfectionné de la littérature moderne, une floraison toute particulière de civilisation naturaliste… Pour nous, peu habitués encore à ce genre de culture humanitaire, qu’il nous soit permis de dire qu’après seulement la lecture de quelques pages naturalistes, un immense mal de cœur moral nous envahit et nous donne la souffrance du vomissement âcre et douloureux de toutes ces turpitudes littéraires. Et, repus et saouls de toute cette matière, nous nous échappons de cette lecture faisandée comme d’un musée Dupuytren, emportant avec nous et en nous, l’odeur et le dégoût de ces dissections anatomiques et l’horreur de ces académies de tripot. Quels nez, quels sens, quels goûts peuvent bien avoir ces grosses et grossières natures — je parle des naturalistes — pour que non seulement ils ne reculent pas, répugnés et dégoûtés, devant cette immonde volupté, mais qu’ils se grisent de ses âpres ardeurs et qu’ils en aient, pour ainsi dire, la chair et le sang en rut, j’espère, pour l’honneur de l’humanité, qu’ils n’apprivoiseront jamais les esprits délicats à cette littérature de ruisseau et qu’ils n’auront jamais comme lecteurs que les névropathes et les curieux qui ont besoin des moxas littéraires et des cantharides naturalistes pour galvaniser un instant leurs cadavres érotiques. Certaines pudeurs sont des questions de mode et de temps, je le veux bien, mais certaines impudeurs n’ont jamais leur temps et ne doivent jamais avoir de mode.

Le naturalisme, par son débraillé lubrique, par sa représentation ou plutôt sa reproduction de l’amour canaille, a plus d’influence encore sur la femme que sur l’homme ; elle se perd, bien plus par l’obscénité qu’elle lit que par l’obscénité qu’elle voit ou qu’elle entend ; elle se garantit de celle-ci par pudeur ou par peur des convenances, mais elle s’abandonne à celle-là, heureuse de savourer en secret un livre complice de ses instincts passionnels. Le cynisme des mots, la dépravation des expressions révoltent d’abord sa délicatesse féminine, qui se façonne vite à leur crânerie immorale et finit par les adopter comme une excuse et une amorce nouvelle. La pire débauche est celle acquise par les livres ; elle possède la science du mal : on ne rougit plus et on guérit rarement de la passion qu’on discute et qu’on raisonne. On a honte du premier volume mauvais qu’on lit, on s’amuse du second, on a besoin des autres.

Si le bien général de la société ne vous émeut pas et n’arrête pas votre plume malfaisante, avant d’écrire, naturalistes, pensez du moins à la femme et à l’enfant, ces deux faiblesses gracieuses et charmantes qui ont droit à votre respect ; n’y touchez pas, car qui sait ? votre livre d’hier a peut-être flétri une femme dans sa pudeur, et votre livre de demain tuera un enfant dans son innocence ; ils en flétriront et en tueront des milliers, car ils sont le torrent qui grossit et l’avalanche qui grandit, emportant, écrasant, brisant et broyant tout dans leurs ondes fangeuses et empoisonnées. On ne guérit pas le vice par la peinture des vices, on n’enseigne pas la moralité par l’immoralité ; bel enseignement moral : l’immoralité contre l’immoralité. La littérature n’est pas une homéopathie dosimétrique qui soigne le mal en déterminant un mal semblable ; au reste, ce n’est pas infinitésimalement, mais infiniment, que vous servez le poison de la corruption.