Épaves (Prudhomme)/Amour d’Enfance

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ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 19-22).


AMOUR D’ENFANCE


Si loin que de mes ans je remonte le cours,
J’ignore en quel avril mes premières amours
Sont pour ma joie au monde et ma douleur écloses.
Ces penchants de l’enfance ont d’insondables causes :
Serait-ce que, là-bas, dans l’inconnu séjour
Où nous nous préparions au baptême du jour,
Pendant que j’y dormais peut-être à côté d’elle,
De son cœur assoupi quelque vague étincelle
En tombant sur le mien l’a brûlé pour jamais ?
Je suis né, je l’ai vue, et déjà je l’aimais.


Je n’oublierai jamais l’aurore de ma vie
Où dans un sombre enclos mon enfance asservie
Devinait au dehors la splendeur des étés
Et le concert tentant de leurs libres gaîtés.
Alors, comme un oiseau qui traîne sous son aile,
Résigné, le fardeau d’une flèche mortelle,
J’allais sur le vieux banc, sans murmurer, m’asseoir :
« Je pleurerai, pensais-je, avec elle ce soir. »
Muette et sans témoin, ma timide souffrance
Avait pour confidente une longue espérance :
La voir dans quinze jours ! si d’indulgents hasards
Conspiraient au festin qu’attendaient mes regards.
Enfant sauvage et pâle, effrayé par le maître,
Je veillais pour la faire en mon âme apparaître
À l’heure où les nouveaux, dans l’horreur du dortoir,
Sous leurs suaires froids couvent leur désespoir.

Sourd au précoce appel de la Muse indomptable,
Je m’appliquais penché sur cette aride table
Où le vieux Pythagore, avec un doigt d’airain,
Grava de ses calculs le monument chagrin ;


Mais, malgré moi, sans cesse, une plus chère image
Traversait doucement l’obscure et froide page.
Celle pour qui mon âme explorait ces déserts
Sous leur sable ennuyeux faisait sourdre des vers,
Et les vers jaillissaient, source fraîche et dorée,
Harmonieux miroir de sa grâce adorée ;
Et, néfaste au labeur dont elle était le prix,
Elle effaçait en moi ce que j’avais appris.

Mon brave cœur d’enfant rêvait avec délices
Que d’atroces bourreaux m’infligeaient des supplices
Pour me faire abjurer mon invincible amour.
Ils serraient les écrous : à chaque horrible tour,
Fier, je chantais : « Je l’aime ! » Ils versaient l’eau bouillante :
Je confessais plus haut ma tendresse vaillante.
Mes os craquaient, tant mieux ! J’insultais la douleur !
« Je l’aime ! » De la poix l’infernale chaleur
Dans mes veines courait, je criais : « Je l’adore ! »
Mes yeux en s’éteignant le savaient dire encore.
Mais je rêvais aussi qu’émue elle était là,
Et qu’à ses pieds, mourant, je râlais : « Me voilà,

Voyez ! meurtri, rompu, broyé par la torture,
Parce qu’ils veulent tous que je vous sois parjure.
Ils m’ont dit : « Meurs ou cède ! » et j’ai répondu : « Non !
« J’ai pour ciel un regard et pour symbole un nom. »

Qu’il est loin, l’écolier ! Qu’elle est loin, son idole !
Ah ! combien cette idylle innocente était folle !
Pourtant (hélas ! en vain mon orgueil s’en défend)
Quand j’y pense aujourd’hui je redeviens enfant.