Épaves (Prudhomme)/Après la lecture de Kant

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ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 104-105).


APRÈS LA LECTURE DE KANT


Ainsi je ne sais rien, je n’ai rien deviné.
Avec le grain de sable, avec le météore,
Je suis l’œuvre d’un Sphinx dans la nuit confiné.
Un fantôme qu’en nous l’illusion colore,
Tel est le monde aux yeux ébranlés par l’éther.
Riez, enfants, vieillards que ce mirage égaie ;
Dupes sages, riez du rideau qui m’effraie ;
Qu’importe s’il vous ment ! ce voile vous est cher.
Ah ! que les jeunes gens plaisent aux jeunes filles !
Que les hommes épars s’assemblent en familles !


Que la terre soit ferme et porte des cités !
Que les printemps soient doux et riches les automnes !
L’amour, la joie et l’or, ces choses sont si bonnes !
Mon doute les bannit de mes jours agités ;
Ce doute insidieux m’emprisonne en moi-même.
Je ne sais plus choisir ni goûter ce que j’aime :
L’Univers ne m’est plus qu’un immense étranger.
Abolissez en moi le don d’interroger,
Ce privilège auguste et décevant de l’homme,
Ou que je sache au moins comment il faut qu’on nomme :
Force aveugle et sans but ou Dieu devenu fou,
Ce maître que j’accuse en pliant le genou.


1863.