Éphémérides du Citoyen

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Miscellanea philosophiques, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 80-85).


ÉPHÉMÉRIDES DU CITOYEN[1]


1769.




TOME V.


Après avoir fait une vingtaine d’extraits à ma manière, il serait honnête, mon ami, d’en faire un à la vôtre, et je vais m’en acquitter sur les Éphémérides du citoyen, qui sortent d’une boutique un peu décriée dans votre quartier. Ce cinquième volume que j’ai sous les yeux contient une notice abrégée des ouvrages sortis de l’école économique pendant l’année 1766 ; un résumé général des Lettres sur l’ordre légal ou secret pour faire un demi-volume à peu de frais ; la suite de l’Histoire des finances d’Angleterre sous les rois normands ; l’analyse du quatrième chant du Poëme des Saisons, qui vient là je ne sais pourquoi ; quelques Lettres sur le commerce des grains, l’Histoire de Sparte, et autres sujets. Le volume est terminé par l’examen et l’éloge du Prospectus d’un Dictionnaire du Commerce, par M. l’abbé Morellet. Il y a dans ce volume une fable de mon ami Diderot, qui montre qu’il aurait le cœur assez honnête et la tête assez folle pour entrer compagnon dans la boutique économique ; mais soit à jamais bénie la Providence qui l’en a garanti ! Voici la fable.

Il y a quelque temps qu’il débarqua dans l’île de Bornéo un marchand assez entendu. Il débitait un spécifique contre un grand nombre de maladies du pays. Quand il eut vendu toute sa cargaison et qu’il fut sur le point de remettre à la voile, il assembla les habitants, et, par un tour de tête qu’on n’entend pas, il se mit à leur démontrer que son prétendu spécifique n’était bon à rien… C’était un coquin que ce marchand-là… Vous avez raison. Aussi le souverain du pays, indigné, prit connaissance de son affaire, et le fit étrangler… Et fit bien… Oui ; mais vous ne savez pas que ce marchand était un philosophe qui s’amusait sur ses vieux jours à prêcher contre l’évidence.


TOME VI.


Après la notice abrégée des pièces du recueil entier, on trouve un discours prononcé par l’auteur du livre des Délits et des Peines, M. le marquis Beccaria, lorsqu’il prit possession de la nouvelle chaire d’économie politique, fondée par Sa Majesté l’impératrice-reine, dans les écoles de Milan.

Il y a dans ce discours de l’éloquence et des idées grandes et fortes. Il a pour objet la science même. L’éditeur n’est pas toujours d’accord avec Beccaria. Il a fait quelques notes critiques sur différents endroits du discours, et j’avoue que je voudrais bien voir une bonne réponse à ces notes. On y soutient, par exemple, qu’il en est de la science économique tout au rebours des autres sciences, où l’on passe de l’étude des faits particuliers aux maximes générales, au lieu que dans la science économique il faut laisser de côté les faits particuliers ; et partir des principes généraux qui ont par eux-mêmes toute la clarté dont nos connaissances sont susceptibles, et dont il n’est question que de tirer des conséquences justes. On soutient aussi dans ces notes la suppression absolue de tous droits d’entrée et de sortie, et la liberté du commerce extérieur aussi illimitée que celle du commerce intérieur sans aucune distinction de matières premières et brutes, ou de matières ouvrées. Cet endroit de l’annotateur est terminé par une apostrophe au marquis Beccaria, très-vive, très-chaude et très-pathétique. On trouve dans un autre endroit une des plus violentes sorties qu’on puisse se permettre contre le siècle de Louis XIV et l’administration de Colbert. On reproche à la fin à Beccaria d’avoir omis dans son éloge des auteurs de la Science économique quelques grands noms, tels que ceux de La Rivière, de Quesnay, de Mirabeau et autres, et l’on y joint une satire très-amère de quelques hommes qu’il a cités, tels que Melon[2], par exemple. Je ne fais pas un cas infini de Melon ; je le crois très-superficiel, je suis bien loin d’assurer la justesse de ses idées ; mais un mérite qu’on ne saurait lui contester, et ce n’est pas un petit mérite, c’est d’avoir été le premier, dans ces derniers temps, qui ait remué les matières économiques. Sans lui peut-être toute l’école économique serait encore à naître.

Viennent ensuite des Dialogues entre un enfant de sept ans et son mentor. Le mentor n’est pas assez clair, et manque de grâces, de légèreté, de gaieté et d’esprit, et l’enfant en a trop. Il paraît que ce sont les préliminaires du catéchisme de l’école ; il faut voir ce que cela deviendra.

Après ces dialogues, on trouve l’annonce et l’analyse d’un ouvrage intitulé : Représentations aux magistrats, ou Apologie de leurs réclamations dans toutes les affaires majeures. Je ne connais pas cet ouvrage, mais l’objet en est hardi ; il faut que l’auteur, M. l’abbé Roubaud, ait renoncé bien formellement à tout bénéfice.

Le reste du volume est composé de différentes pièces peu importantes, telles que l’Examen de l’ouvrage de notre ami M. de Lormes, qui y est beaucoup loué ; l’Art de semer le trèfle en prairies ambulantes ; l’Annonce des Lettres du fermier[3] ; une Distribution gratuite de la graine de la garance, dont la culture, autrefois florissante parmi nous, s’y est totalement éteinte ; l’Augmentation du prix proposé par la Société d’Agriculture d’Orléans, à celui qui démontrera le mieux l’avantage ou le désavantage pour un peuple qui le premier accordera au commerce une immunité absolue ; et puis quelques petites rabâcheries sur la matière économique.

Ce qui me plaît le plus de cette nouvelle école de Quesnelistes, c’est que, très-protégée, elle dit tout ce qu’il lui plaît, qu’elle parle avec une liberté que nous ne connaissions pas, et qu’à la longue la police, la cour et les magistrats s’accoutumeront à tout entendre, et les auteurs à tout dire. La nation se familiarisera peu à peu avec les questions de finance, de commerce, d’agriculture, de législation et de politique. Les objets les plus importants au bonheur de la société, à force d’être agités pour et contre, s’éclairciront ; et une fois éclaircis, pour le peuple, pour ceux qui gouvernent, pour ceux qui, jeunes encore, doivent avec le temps remplir les places de la magistrature et du ministère, on fera peut-être un peu moins de sottises, ou on les fera moins intrépidement. Prions Dieu pour que cette école se soutienne, tout ignorante et toute bavarde que notre abbé napolitain la suppose. Ces hommes sont bons, têtus, enthousiastes et vains ; et quand ils se tromperaient en tout, ils ne peuvent être blâmés que par ceux qui ignorent que nous sommes presque toujours condamnés à passer par l’erreur pour arriver à la vérité. Nous devons beaucoup sans doute à ceux qui nous éclairent ; nous devons aussi quelque chose à ceux qui cherchent à nous éclairer. Malebranche et Leibnitz ont donné naissance à Locke et Newton ; Platon, Bodin et d’autres illustres fous au sage Montesquieu. En vérité, plus j’examine le cours des choses de ce monde, plus je suis convaincu que la Sagesse, fille de Jupiter dans la fable et au ciel, est ici-bas fille de Momus et de la Folie.


TOME VII.


Première pièce. Réclamation d’un propriétaire de vignes en Bourgogne, contre une requête des marchands de vin de Paris, pour qu’il soit défendu d’enarrher le vin sur le cep et dans les caves. Un État est bien mal administré partout où un corps a le front de former une pareille demande.

Seconde pièce. Suite des Dialogues de l’Enfant et de son Gouverneur. Sujet charmant, mais traité avec une raideur, une pesanteur et une pédanterie insupportables. Monsieur l’auteur, pour qui vos dialogues sont-ils destinés ? Pour un enfant. Mettez-y donc une clarté, une grâce, un intérêt propres à l’attacher. Qui diable voulez-vous qui lise cela ?

Troisième pièce. Suite de l’Histoire des finances d’Angleterre. Comme je n’ai pas la capacité nécessaire pour apprécier ce morceau, je me dispenserai de le lire.

Quatrième pièce. Avis au Roi sur la libre circulation des grains et la réduction naturelle des prix dans les années de cherté. On dit que cela est très-beau ; mais quand les dialogues de notre abbé Galiani auront paru, j’espère que nous n’aurons plus rien à apprendre là-dessus.

Cinquième pièce. Usage nuisible à l’agriculture, ou Mémoire contre la dîme des agneaux provenant de races étrangères.

Sixième pièce. Bienfaisance vraiment pastorale. C’est la copie d’ une lettre d’un curé qui ne s’en tient pas seulement à sauver ses paroissiens des peines de l’autre monde, mais qui s’occupe en attendant à les garantir de la misère dans celui-ci.

Septième pièce. Bienfaisance royale, ou Abolition du droit d’aubaine entre la France et la Toscane.

Et puis, pour huitième pièce. Un petit mot d’approbation sur l’extinction du privilège exclusif de la Compagnie des Indes.

En vérité, ces économistes sont de bons diables qui font de leur mieux. Savez-vous à qui ils ressemblent ? À la plupart de ceux qui donnent des leçons à Paris. Ils montrent ce qu’ils ne savent pas ; mais ils apprennent en montrant, et finissent par être de bons maîtres et par faire de bons écoliers. Et puis j’aime mieux qu’on dise des sottises sur des matières importantes que de s’en taire. Cela devient sujet de discussion et de dispute, et le vrai se découvre.


TOME VIII.


Puisque j’ai parlé de cet ouvrage périodique, il faut que je continue. Lorsque vous aurez repris le tablier[4], vous le laisserez pour ce qu’il vaut, si cela vous convient.

Première partie. Première pièce. D’un pays florissant où il n’y a point de villes. Ce pays, c’est la Virginie. Le panégyriste de cette contrée villageoise et de ce bel État patriarcal croit bonnement qu’il peut subsister. Hélas ! j’en suis fâché ; mais toutes les grandes villes ont commencé par un hameau. Le nombre des maisons va toujours en s’augmentant. La crainte d’un peuple voisin élève autour de ces maisons une muraille, et creuse au pied de la muraille un fossé ; et puis voilà une ville et tout ce qui s’ensuit. Je m’accommode encore des rêves en poésie ; mais je ne peux plus les souffrir en politique ni en philosophie, à moins que ce ne soient les miens.

Seconde pièce. Suite des Dialogues de l’Enfant et de son Gouverneur. Faits de la même main, ils n’auront pas plus de naturel ; passons à d’autres choses.

Troisième pièce. Procès occasionnés par la défense contre les enarrhements de vin. Ce que je vous en ai dit ci-dessus suffit.

Seconde partie. Première pièce. Critique de la brochure de M. Dupont sur les corvées et les grands chemins. Peu m’importe de quelle manière se fassent les grands chemins, pourvu que, primo, ils ne ruinent pas les habitants de la campagne en attendant qu’ils leur soient utiles ; et que, secondement, on n’y mette pas le plus pernicieux de tous les luxes, comme on a fait ; qu’au gré d’un homme puissant on ne couvre pas de pierres une grande lisière de terre précieuse ; qu’on les proportionne enfin, dans les endroits où l’avantage public les exige, à la fréquence des voitures qui doivent y passer. Il ne serait pas difficile de démontrer à MM. des ponts et chaussées, que par une condescendance très-répréhensible, et par le faste le plus mal entendu, leurs travaux coûtent et coûteront à jamais des sommes immenses à la nation.

Seconde pièce. Éloge et critique de l’ouvrage de notre ami, Boesnier de Lormes. Je vous en ai dit mon avis ailleurs[5].

Troisième partie. Première pièce. On dit ici que notre Dauphin s’est instruit de tous les détails pratiques de l’agriculture, et qu’en 1768, le 15 juin, il mit lui-même la main à la charrue. Laboure, laboure tant que tu voudras ; je te promets que tant que les choses resteront dans l’état où elles sont, l’épi de blé qui naîtra sous ta main royale ne nourrira pas tes paysans.

Seconde pièce. Du Commerce et de la Compagnie des Indes. Oh ! j’en ai déjà tant lu et tant parlé que j’en suis las ! Depuis que ces gens m’ont bien fait concevoir que la solution du problème était au-dessus de toute humaine capacité, et qu’il ne pouvait être résolu que par l’expérience, j’ai pris mon parti, et je dors là-dessus. Si les défenseurs de la liberté illimitée ont rencontré juste, tant mieux pour eux et pour nos neveux. S’ils se sont trompés, on jettera feu et flamme contre eux ; mais ou ils n’y seront plus, ou ils ne s’en soucieront guère s’ils y sont encore. Pour moi il y aura longtemps que j’aurai fait mes adieux au soleil, à la lune et aux étoiles. J’ai eu le malheur de voir mon extrait baptistaire ; j’ignorais mon âge, et je ne saurais vous dire quelle a été ma surprise de me trouver si vieux. Si vous savez le secret d’oublier son âge, apprenez-le-moi ; vous m’obligerez.



  1. Article publié pour la première fois dans l’édition Belin des Œuvres de Diderot. C’était l’abbé Baudeau le rédacteur du recueil économique analysé.
  2. Voltaire faisait grand cas de Melon. Voyez Siècle de Louis XV, ch. iii, et Questions sur l’Encyclopédie. Melon avait été secrétaire du Régent.
  3. Lettres d’un fermier de Pensylvanie. Voir ci-après, p. 86.
  4. Quitter le tablier, prendre le tablier, termes convenus entre Grimm et Diderot pour dire quitter ou prendre le travail de la Correspondance.
  5. Voyez ci-dessus p. 39.