Épitre à M. Firmin Didot
Quand les muses, pleurant la gloire de la France,
Avec des souvenirs lui rendent l’espérance,
Poëte et citoyen, de quel œil peux-tu voir
Une ligue hypocrite alarmer le pouvoir,
Et, frappant au guichet de Sainte-Pélagie,
Tantôt pour la chanson, tantôt pour l’élégie,
Avec le fer des lois poursuivre sans repos
Un art dont la lumière a trahi ses complots ?
Mais de l’opinion, souveraine immortelle,
Il éclaire les pas, il triomphe avec elle,
Et le pontife-roi, fulminant un édit,
En vain sur leur empire a lancé l’interdit.
Ils ne sont plus ces temps où la sainte parole
Tonnait et foudroyait du haut du Capitole ;
Où la raison timide, en butte aux oppresseurs,
Dans l’exil ou les fers suivait ses défenseurs,
Et, comme leurs écrits, aux pieds du saint office
Les voyait quelquefois brûler en sacrifice.
Zélateurs du passé, qui vers cet âge d’or
Prétendez aujourd’hui nous repousser encor,
N’avez vous donc jamais déroulé ses annales ?
Elles offrent à peine, à de longs intervalles,
Au lecteur, fatigué de tableaux odieux,
Quelques pages de gloire où reposer ses yeux.
Comme le diamant perdu dans la poussière,
Qui n’attend pour briller qu’un rayon de lumière,
Que de talents alors méconnus, avilis,
Dans un cercueil obscur tombaient ensevelis !
Un Voltaire, un Rousseau, sous le chaume champêtre,
Ignorés de leur siècle, et d’eux-mêmes peut-être,
Expiraient tout entiers : l’étude au feu divin,
Qui, captif dans leur âme, y bouillonnait en vain,
Pour éclairer le monde eût ouvert un passage,
L’étude… Mais, hélas ! de ce trésor du sage
Les peuples malheureux ne sachant pas jouir
À l’ombre des autels le laissaient enfouir.
Ces transfuges légers de Grèce et d’Ausonie,
Ces livres, où les dieux du goût et du génie
Traçaient pour l’avenir leurs oracles sacrés,
Voltigeaient au hasard, dispersés, déchirés,
Semblables dans leur suite aux réponses qu’envoie
La Sibylle de Cume à l’exilé de Troie.
Un peuple envahissant, l’incendie à la main,
Foule aux pieds les débris du colosse romain,
Et le vent du désert sur l’Europe tremblante
Souffle, pour l’engloutir, sa poussière brûlante.
Déjà tout s’obscurcit : mais lorsque, avec effroi,
Ramenant du passé mes yeux autour de moi,
Je cherche les fléaux qu’il semblait nous prédire,
Quel contraste ! partout le Fanatisme expire ;
À la voix de la gloire et de la liberté,
Un autre enthousiasme a partout éclaté,
Plus fécond en exploits que cette frénésie
Dont l’Europe chrétienne épouvantait l’Asie,
Terrible, mais laissant aux peuples satisfaits
Après un jour d’effroi, des siècles de bienfaits.
Qui donc précipita ce mouvement rapide,
Et comme les Hébreux, quand tout marchait sans guide,
Quel nuage de flamme éclaira par degrés
Une route inconnue aux peuples égarés ?
Honneur à Gutenberg ! et puisse d’âge en âge
Son nom vivre et grandir ainsi que son ouvrage !
Honneur à toi, Mayence ! il a dans tes remparts
Découvert l’art magique utile à tous les arts.
Au lieu de fatiguer la plume vigilante,
De consumer sans cesse une activité lente
À reproduire en vain ces écrits fugitifs,
Abattus dans leur vol par les ans destructifs,
Pour donner une forme, un essor aux pensées,
Des signes voyageurs, sous des mains exercées,
Vont saisir en courant leur place dans un mot ;
Sur ce métal uni, l’encre passe, et bientôt,
Sortant multiplié de la presse rapide,
Le discours parle aux yeux sur une feuille humide.
O vous, que dépouillaient des vainqueurs insolents,
Muses ! ne craignez plus que vos trésors brûlants
Éclairent leur triomphe, ou que la tyrannie
Dans la prison d’un sage enferme le génie,
Ou que sur un bûcher elle étouffe sa voix :
Bravant la faux du temps et le sceptre des rois,
L’œuvre de la pensée et rapide comme elle,
Comme elle insaisissable, et comme elle immortelle.
Sans peine, l’univers s’unira bien souvent
Aux rêves du poëte, aux veilles du savant.
Le génie en courroux, qui, dans un beau délire,
Contre les oppresseurs fait révolter la lyre,
Croit voir autour de lui le monde s’assembler,
Le peuple s’émouvoir et les tyrans trembler ;
Ainsi, lorsque la Grèce, ivre de chants épiques,
À grands flots se pressait aux fêtes olympiques,
Agités par les sons du luth national,
Tous les cœurs palpitaient d’un mouvement égal,
Tous les cris menaçaient la puissance usurpée,
Tous les bras étendus imploraient une épée.
Les peuples aveuglés, frappés par le pouvoir,
Qui traînaient dans la nuit leurs chaînes sans les voir,
Se relèvent enfin, se parlent, se répondent ;
Puis, comme les douleurs, les plaintes se confondent,
Et ne forment bientôt qu’un seul cri menaçant :
Liberté ! — Si ce nom fut souillé par le sang,
S’il fut un cri de mort contre le diadème,
La gloire, la vertu… c’est que le peuple même
Des fers du despotisme armait la liberté,
Et, successeur des rois, comme eux était flatté ;
C’est qu’aux pieds des bourreaux la presse, encor muette,
N’osait à la douleur offrir un interprète.
Mais, terrible et fécond, l’orage s’est enfui,
Le ciel s’est épuré ; c’est en vain qu’aujourd’hui
D’une époque sanglante on rouvre les abîmes,
Et que pour argument on soulève des crimes ;
Liberté, c’est en vain qu’on cherche à te flétrir !
Tu ne peux maintenant t’égarer ni mourir.
Nuls abus ne pourra grandir dans le silence ;
Contre le despotisme et contre la licence
Les partis font tonner leur courroux éloquent,
Et la lumière entre eux jaillit d’un choc fréquent.
Ainsi la vérité, faible solliciteuse,
Qui, comme la prière, à la cour est boiteuse,
Moins timide et moins lente, osera quelquefois
À travers leur conseil se glisser jusqu’aux rois.
Ils entendront les cris de la douleur plaintive ;
La gloire poursuivra la vertu fugitive,
Et, quand même Thémis oublîrait de frapper,
Les forfaits au carcan ne pourront échapper.
Chaque jour, un essaim d’écrits périodiques,
Innombrables hérauts des combats politiques,
Signalant les dangers, vole à l’appui des lois
Rallier tous les cœurs, armer toutes les voix.
Le jeune citoyen, que cet écho réveille,
S’enflamme chaque jour aux débats de la veille,
Et peut-être, embrassant un avenir flatteur,
Du temps qui le vieillit accuse la lenteur,
Souffre de tous les maux de la patrie esclave,
Et rêve en contemplant le buste de Barnave.
Avec un autre siècle ils ont fui pour toujours,
Ces héros de scandale honorés dans les cours,
Qui, d’un nom glorieux subissant l’ironie,
Savaient au plaisir seul sacrifier leur vie.
Le Français, jeune encore, échappant au repos,
Verse, pour l’ennoblir, son sang sous les drapeaux,
Et lorsque avec la paix les muses consolantes
Viennent jeter des fleurs sur des palmes sanglantes,
Tantôt associant l’étude à ses plaisirs,
Des jeux de Melpomène il charme ses loisirs ;
Tantôt, ivre d’espoir, à la tribune il vole
D’une bouche éloquente épier la parole ;
Tantôt, dans un convoi, suivant la gloire en deuil,
Il dispute l’honneur de porter le cercueil.
Qu’on tremble d’étouffer ces flammes généreuses !
C’est en les irritant qu’on les rend dangereuses.
En vain le despotisme, armé du fer des lois,
Commandait le silence à la presse aux cents voix,
Éteignant les fanaux sur le bord de l’abîme,
De son triomphe même il fût tombé victime ;
Et, s’il faut d’un exemple appuyer mes discours,
Voyez de l’Orient les peuples et les cours :
Au lit du souverain, là, le sabre qui veille
D’un murmure indiscret préserve son oreille ;
Inaccessible même à la voix du remord,
Au sein des voluptés il se plonge et s’endort.
Il dort… mais tout à coup la révolte hardie
Dans son palais en feu gronde avec l’incendie ;
Lui-même tombe aux pieds de ce peuple rampant,
Et l’orage imprévu l’éclaire en le frappant.
Contre les attentats d’une aveugle puissance
Déjà que de douleurs se soulevaient en France !
Menacés par les lois, que d’artisans obscurs
S’entretenaient tout bas de leurs destins futurs,
Et, loin de la patrie esclave et désolée,
Se choisissaient d’avance une tombe exilée !
Jeune encore et tremblant pour l’art qui m’a nourri,
Moi, j’ai pleuré comme eux, et comme eux j’ai souri,
Lorsque de nos cités, à la douleur en proie,
S’élevèrent des feux et des concerts de joie.
Non, sur des bords lointains il ne faudra jamais
Devant ses ennemis rougir du nom français,
Et, dans l’état obscur où le ciel nous fit naître,
Notre sort coulera paisible, heureux peut-être !
Quand l’art hospitalier nous laisse des loisirs,
Ainsi qu’à nos besoins, il veille à nos plaisirs.
Et qui donc n’a jamais puisé dans la lecture
Un oubli consolant, une volupté pure ?
Les livres, autrefois vendus au poids de l’or,
Dont l’avare opulence amassait le trésor,
Des cloîtres, des palais secouant la poussière,
Se sont enfin glissés jusque dans la chaumière ;
Pénates vigilants, en tous lieux aujourd’hui
Ils bercent les douleurs et dissipent l’ennui ;
Souvent ils sont fêtés même par l’ignorance.
Notre cœur languit-il en deuil d’une espérance,
Détrompé d’amitié, désenchanté d’amour,
Walter Scott à nos yeux fait passer tour à tour
Les brigands féodaux qui couraient, pleins de zèle,
Purifier leurs mains dans le sang infidèle,
Ou ses gais bohémiens, ou ses chefs belliqueux,
Et des temps, des climats aussi bizarres qu’eux.
Le lecteur, franchissant l’espace des années,
Vit de leurs passions et de leurs destinées,
Et de ces grands malheurs, qu’il essaye un moment,
Vers les siens plus légers il revole gaîment.
Hélas ! pourquoi faut-il qu’aveuglant la jeunesse,
Comme tous les plaisirs, l’étude ait son ivresse ?
Les chefs-d’œuvre du goût, par mes soins reproduits,
Ont occupé mes jours, ont enchanté mes nuits,
Et souvent, insensé ! j’ai répandu des larmes :
Semblable au forgeron qui, préparant des armes,
Avide des exploits qu’il ne partage pas,
Siffle un air belliqueux et rêve des combats…