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Épitre au marquis de La Fare, en 1701

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Épitre au marquis de La Fare, en 1701
Œuvres de ChaulieuPissotTome 1 (p. 97-100).


ÉPITRE À M. LE MARQUIS DE LA FARE,
Étant à Fontainebleu, en 1701.


Depuis votre départ de la bonne Ville, un enchaînement de plaisirs m’a bien laissé le temps de penser à vous, mais non pas celui de vous écrire. Vous croyez peut-être, parce que depuis la destruction du Paganisme, vous avez pris la place de Comus, et le faites adorer sous le nom de la Fare, qu’il ne nous étoit pas permis, en l’absence du Dieu des Festins et de la Joie, de faire des soupers agréables : nous en avons fait, ne vous en déplaise, les meilleurs et les plus délicieux qu’on puisse faire, chez M. le duc de Nevers ; la compagnie exquise et peu nombreuse, qui rejoignoit seulement les graces de Mortemar à l’imagination de Mancini ; tout eût été parfait, si le luxe et la magnificence de ces repas n’eût été indigne du goût des Convives. Il a fallu tout leur enjouement, pour m’empêcher de sentir le dégoût de l’Abondance ; malgré tout cela, je n’ai pu m’empêcher de m’écrier, en pensant à vous :

Quand verrai-je ma pauvreté,
Honorable et voluptueuse,
Te donner avec liberté
Un souper où la propreté
Fait, loin d’une foule ennuyeuse,
Une chere délicieuse
De beaucoup de frugalité ?

Là le nombre et l’éclat de cent verres bien nets
Répare par les yeux la disette des mets ;
Et la mousse pétillante
D’un vin délicat et frais
D’une fortune brillante
Cache à mon souvenir les fragiles attraits.

Quelle injure à l’Abondance,
Lorsqu’avec volupté ton appétit glouton
Borne ton intempérance
À l’épaule de mouton ;
Et qu’avec des cris de joie
On voit toujours sur le tard
Venir l’omelette au lard,
Qu’au secours de ta faim le Ciel propice envoie !

Alors l’imagination,
Par ce nouveau mets éguisée,
De mainte nouvelle pensée
Orne la conversation.
À des maximes de sagesse

On mêle de joyeux propos ;
Et l’on jette sur quelques mots
Ce sel que produisoit la Grèce,
Qui nous fait la terreur des sots.

Mais, hélas ! le Temps fuit avec tant de vitesse,
Que, parmi ces discours de Morale et d’Amour,
Nous attrapons bientôt la naissance du Jour.
L’Aurore, pour nous voir, prend sa face riante ;
Elle rougit, de peur de troubler nos plaisirs ;
Et, pour plaire à nos yeux, met sa robe éclatante,
Faite des mains de Flore et des jeunes Zéphyrs.

Pour honorer la Déesse
Nous n’allons point semer des fleurs sur son chemin :
Mais chacun avec Allégresse
Court pour y répandre du vin :
On voit ces jours-là le Soleil
Sortir plus brillant de l’onde ;
Et la Rose aux yeux du monde
En a le teint plus vermeil ;
Le Lys quitte sa face blême,
La Violette elle-même

En a perdu sa pâleur ;
Et cette liqueur divine
Ne fait plus germer de fleur
Que de couleur purpurine.

N’est-il pas vrai que cela se passe ainsi souvent au Temple ? Messieurs les Poëtes de la Cour, vous devriez répondre à de pauvres Poëtes de la Ville : voilà un cartel que je vous envoie de la part de tous mes Confreres. Adieu, Monsieur le Marquis ; aimez-moi toujours, et ne me faites point de réponse, si vous ne voulez.



RÉPONSE DE M. LE MARQUIS DE LA FARE.


Vous insultez, maître fripon,

Au peu d’imagination
Que la Nature m’a donnée :
Ces traits brillans, la fiction,
Dont votre lettre est tant ornée,
Vont à ma veine infortunée
Faire abandonner Apollon.