Épitres rustiques/07

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 314-317).

VII

FIGURE À PEINDRE

à gustave ricard.

Quoi ! dans ce dur labeur jamais un jour de trêve !
Le portrait qui s’ébauche au portrait qui s’achève
Fait suite, et je les vois, au mur de l’atelier,
L’un par l’autre éconduits, défiler par millier.
Maréchaux, sénateurs, dont la face fleurie
S’encadre en un collet massif de broderie ;
Princes russes, boyards, lords, barons allemands,
Hommes de tous pays, de tous signalements ;
Bourgeois qui, fagotés des mains de la fortune,
Ayant fait leur bilan, jugent l’heure opportune

De léguer leur image aux arrière-neveux ;
Artistes au front pâle, ondoyants de cheveux ;
Docteurs en habit noir, aux expressions fades,
Que l’on expose au Louvre à leurs futurs malades ;
Avocats renommés, qui, par plus d’un plaideur,
Seront en effigie accusés de laideur ;
Nobles dames, beautés de tout rang, de tout âge,
Qu’à ta porte modeste attend leur équipage,
Et qui, pour inspirer l’artiste en son travail,
De cent colifichets apportent l’attirail ;
Difficiles, du reste, on en sait quelque chose,
Sur ceci, sur cela, sur le teint, sur la pose,
Sur un œil dont le coin ne sourit pas assez,
Un velours dont les plis semblent un peu froissés,
Enfin, sur la main blanche ou sur l’épaule nue,
Encor trop dérobée, au gré d’une ingénue :
Quand tous auront fini de poser devant toi,
Si tu veux, mon ami, te confiant à moi.
Accepter de ma main un motif de peinture,
Tu seras de mon choix satisfait, je te jure.
C’est une pauvre enfant, beauté de ces cantons,
Qui, parmi nos rochers, mène quatre moutons.
Qu’en dirai-je de plus ? la pauvre bachelette,
Vrai Dieu, ne passe pas longtemps à sa toilette ;

Elle n’a jamais eu, même dans les grands jours,
Qu’un jupon de futaine à plis simples et lourds,
Qui n’exagère pas les contours de la hanche.
Son petit bras mignon sort d’une toile blanche ;
Ses petits pieds charmants ont des souliers de bois.
J’en fais l’aveu pourtant, on put voir une fois
Pendre sur sa poitrine un collier, une chaîne :
Il était fait de glands ramassés sous un chêne !
Sa quenouille à la main, dans quelque ancien tableau,
As-tu vu Geneviève assise au bord de l’eau,
Et d’un rayon du ciel, dans l’ombre, illuminée ?
Ma bergère ressemble à cette sœur aînée ;
Elle a ce charme exquis et virginal, cet air
Sauvage, un peu timide et pourtant presque fier ;
Elle a… Mais je m’arrête et n’ai pas le courage
D’achever le profil sur cette froide page.
Difficile secret, celui de faire voir !
Est-ce que la parole eut jamais ce pouvoir ?
Est-ce que la couleur dont l’écrivain se vante
N’est pas toujours de l’encre épaisse et décevante ?
Non, la ligne qui fuit, non, le rapide éclair,
L’accent, le chaud reflet de l’âme sur la chair,
Tout ce je ne sais quoi dont se compose un être,
Tout cela n’appartient qu’au peintre, qu’à toi, maître,

Que l’on vit de bonne heure, épris de l’art ancien,
Approcher de Van Dyck, rappeler Titien,
Et fondre tour à tour, sur ta palette heureuse,
Le soleil de Rembrandt et la lune de Greuze !

Viens donc, cher compagnon, peindre la belle enfant.
Choisis pour atelier la colline en plein vent :
Les bouvreuils chanteront, t’accordant leur suffrage ;
Et, le portrait fini, pour te payer l’ouvrage,
Elle t’apportera, riante, un pot de lait
Qui mêle à son écume un goût de serpolet !