Épitres rustiques/09

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 324-326).

IX

BILLET DE PRINTEMPS

à gaston de f.

Va, Muse, dont le pied jamais ne se repose,
Et se plaît en courant à côtoyer la prose ;
Va donner de ma part un matinal bonjour
Au poëte baron relégué dans sa tour,
Qui, d’une double tâche occupant ses journées,
Sait cultiver les fleurs et les rimes ornées !

Te souvient-il de l’âge où tu vins tant de fois
Te promener, rêveuse, à l’ombre de ses bois ?
Tu n’avais, en ces temps d’indigence et de fête,
Ni toit, ni même un arbre où reposer ta tête ;

Tu marchais les pieds nus, sœur des bohémiens ;
Mais, n’ayant pas de champs, tu possédais les siens.
Le jeudi, le dimanche, une fois par semaine,
Tu courais de la ville à son riant domaine,
Au creux d’un doux vallon, maison qui plaît à l’œil :
« Nobles hôtes, salut ! » disais-tu dès le seuil ;
Et l’hôtesse aux grands airs, à l’indulgent sourire,
Te prenant par la main, aimait à t’introduire.
L’hiver (car tu bravais alors toute saison),
L’hiver, on s’asseyait devant un clair tison,
Feu de bois odorant glané sur les collines.
Au printemps, on cherchait le buisson d’aubépines ;
Et, sous les larges pins au mouvant parasol,
On causait, heureux groupe, étendu sur le sol.
De quoi donc parlions-nous, dans cet oubli des heures ?
Des choses qu’on estime à vingt ans les meilleures :
D’un roman de Balzac, l’avant-veille édité ;
Des vers de Lamartine en leur virginité ;
D’un chant du grand Hugo, qui, charmant ou farouche,
Tout un soir entre nous errait de bouche en bouche,
Comme la coupe antique à la table des rois !…
Enfin, ceci soit dit, ô Muse, à demi-voix,
De nos propres essais, vaillantes entreprises,
Et de mes jeunes vers dont s’amusaient les brises.

Temps heureux, purs loisirs de la Muse aux pieds nus,
Rêves de l’avenir, qu’êtes-vous devenus ?
Les rapides saisons, transformant toutes choses,
Ont passé ; les hivers ont neigé sur les roses ;
Lamartine a vieilli, que c’est grande pitié ;
Rien ne survit enfin, si ce n’est l’amitié.
Va donc, Muse fidèle, aujourd’hui mieux chaussée,
Va trouver l’ancien hôte, et dis à sa pensée
Que, d’un printemps si beau qui n’eût pas dû finir,
Tu gardes une fleur, celle du souvenir ;
Et qu’après tant de jours, après tant de voyages,
Elle est comme la fleur, collée entre deux pages,
Qui conserve sa forme et qu’on aime à revoir
Dans le livre jauni qu’on feuillette le soir !