Épitres rustiques/13

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 342-347).

XIII

MAIRIE DE VILLAGE

au comte a. de pontmartin.

Ce n’est pas à l’esprit, cher à tant de lecteurs,
Qui du mont littéraire a gagné les hauteurs,
Que j’adresse aujourd’hui, d’une plume empressée,
Une page où le vers s’ajoute à la pensée ;
Ce n’est pas au conteur de maint conte charmant,
Qui sait l’art d’allier — rare accommodement —
L’intérêt de l’intrigue aux préceptes moroses,
Sans que l’ennui jamais y rampe sous les roses ;
Ce n’est pas au critique à bon droit renommé,
Haï de quelques-uns et de beaucoup aimé,

Qui sur nos beaux esprits, vassaux de son domaine,
Rédige sa sentence une fois par semaine ;
Qui, sans faiblesse au cœur et sans trouble au cerveau,
Dit son mot, dit son fait à tout livre nouveau,
Mêlant beaucoup de grâce à beaucoup de malice,
Des faux dieux quelquefois faisant bonne justice,
Sévère par boutade et cruel par hasard,
Plus souvent généreux, — et de qui, pour ma part,
Au sujet de telle œuvre, hélas ! peu méritoire,
Je fus trop caressé de louange et de gloire ;
Ce n’est pas à cet homme ondoyant et divers
Que j’envoie une prose à cadences de vers :
C’est au sage, au penseur qui du monde s’exile
Par intervalle, et cherche au désert un asile ;
C’est au maire d’un bourg solitaire, inconnu,
Tranquille, où de Paris jamais bruit n’est venu !

Oui, maire de village, un archonte champêtre ;
Tu l’es, ami, tu l’es… et tu fais bien de l’être !
Il est bon que parfois, noble esprit et grand cœur,
Et fort sur l’épigramme à narguer tout moqueur,
Un homme aille trouver une pauvre Commune,
Et, touché de ses maux, prenne en main sa fortune.
Le pays n’a que trop de ces lourds magistrats,

Et je t’en nommerai, mon cher, quand tu voudras,
Qui — d’ailleurs braves gens — forts en agriculture,
Sont moins initiés dans l’art de l’écriture,
Président leur conseil, flanqués de leurs adjoints,
Au hasard, — sur les i ne mettent pas les points,
Et, la séance close, ornent d’un lourd parafe
Quelque pièce où le sens cloche avec l’orthographe :
Ou bien — pire fléau — de ces beaux esprits vains
Qui du droit et du fait parlent entre deux vins,
Prennent le cabaret pour la Maison de ville,
À propos d’une loi citent un vaudeville ;
Et qui de la patrie auront bien mérité,
S’ils ont blessé d’un mot, en un jour de gaîté,
Le bon prêtre du lieu, cœur pur, sainte parole,
Et s’ils ont mis l’écharpe en guerre avec l’étole !

De cette écharpe, toi, méritant mieux l’honneur,
Tu vis donc au hameau, veillant à son bonheur :
Village aérien qui, bâti sur la roche,
Au voyageur, dit-on, paraît de rude approche,
Et, dans une vallée aux spacieux contours,
Voit du Rhône écumant se dessiner le cours !
Là, tu règnes, jaloux d’illustrer ta mairie :
Au gré de la saison et du jour qui varie,

— Salle d’asile, école, utile emploi d’impôts —
Tu remplis vaillamment tes soins municipaux.
Tandis qu’un fils du lieu, près de toi secrétaire,
Inscrit l’enfant qui naît ou le mort qu’on enterre ;
Au paysan qui part, tenté d’un autre sort,
Tandis qu’avec regret il donne un passe-port,
Toi, sans cesse entouré de fermiers, d’humbles femmes,
Tu songes aux besoins des choses et des âmes ;
Tu sais que le pays, malgré plus d’un devin,
Manqua toujours d’eau claire à mettre dans son vin ;
Tu rêves à cette eau, d’âge en âge promise,
Qu’il faut tirer du roc en invoquant Moïse ;
À l’erreur, à l’abus qu’il convient d’arracher ;
Aux sols comme aux esprits qui sont à défricher.

C’est le jour de conseil : le groupe vénérable
Se rassemble ; on s’assied sur quatre bancs d’érable ;
On prend des arrêtés, on discute des baux…
Vient ton garde champêtre, homme à procès-verbaux ;
Il signale un délit, il parle d’un sinistre.
Une lettre est lancée à monsieur le ministre ;
Et monsieur le ministre, illustre homme d’État,
S’étonne qu’on écrive, au pays du Comtat,
Une langue si belle et si rhétoricienne,

Une langue, en un mot, qui fait honte à la sienne.

Homme rare, qui joins l’esprit au dévoûment !
J’irai te voir, un jour, dans ton gouvernement.
D’un long désir, d’ailleurs, j’aspire à les connaître,
Ces ombrages, ces champs qui te nomment leur maître,
Ces hauteurs d’où tu vois les monts, rideau vermeil,
Et les tours d’Avignon si blondes au soleil !
À tes graves labeurs mêlant nos causeries,
Nous irons, un matin, parcourant les prairies.
Tu me diras alors, le long du vert sentier,
Quel est le plus ingrat ou le plus doux métier,
Quelle tâche, à ton sens, est la moins difficile,
D’apporter la raison au village docile,
D’extirper des cerveaux cent préjugés anciens,
D’accorder tous les droits, en maintenant les siens ;
De tenir un budget, où l’équilibre est rare,
Sans prodigue dépense et sans épargne avare ;
D’exécuter beaucoup avec très-peu d’argent ;
Que dirai-je de plus ? en un péril urgent,
Pont qui s’écroule, ou toit d’église qui s’enfonce,
D’obtenir du ministre une prompte réponse ;
Ou bien d’être à Paris un brillant écrivain
Qui s’élève au succès et n’en est pas plus vain ;

Des mille auteurs du jour s’étant posé l’arbitre,
À ce siége d’honneur de produire son titre ;
De savoir discerner, dans ce monceau d’écrits
Que chaque mois apporte et balaye à Paris,
Le vrai du faux, le grain de la stérile paille ;
D’assigner à chacun son rang selon sa taille ;
Ingénieux, adroit à tout concilier,
De dépouiller un sot sans trop l’humilier ;
Ou, si l’homme à juger est un de ces illustres
Qui règnent parmi nous, rois depuis tant de lustres,
Qui du monde charmé, dès leur commencement,
Ont goûté la louange et l’applaudissement,
De venir à ses pieds courber toutes les têtes,
D’effeuiller sur ses pas la gloire en épithètes,
De saluer en lui la raison, l’esprit fin,
L’éternelle vigueur de la jeunesse ; — enfin,
L’élevant au-dessus de notre humaine sphère,
De lui bâtir un temple… et de le satisfaire !