Ériphyle, suivi de quatre Sylves/Texte entier

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Ériphyle, suivi de quatre Sylves
Ériphyle, suivi de quatre SylvesBibliothèque Artistique & Littéraire (p. 3-np).
JEAN MORÉAS
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ÉRIPHYLE
Poème
Suivi de quatre Sylves
PARIS
BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE & LITTÉRAIRE
31, rue Bonaparte, 31

1894

ÉRIPHYLE

Suivant la docte trace
Du Mantouan fameux qui m’a nourri de sa grâce,
Sur le Styx odieux et l’Achéron avare,
Ériphyle, je viens au fond du noir Tartare.


Ne me dédaigne pas, Mâne charmante, laisse
Brûler devant mes yeux ton antique tristesse,
Et tes larmes couler dans mon esprit pieux,
Comme en un vase pur un baume précieux.


« Essence pareille au vent léger,
« J’erre
« Depuis que la vie a quitté
« Mon corps.
« Mais les souillures et les maux du corps,
« La mort ne les efface.

« Ainsi, écoute : Le souci
« D’une ceinture dorée
« Ne m’a vaincu’, comme l’ont conté
« Des bouches abusées.
« Mais c’est Cypris aux crins dorés,
« Déesse des trophées.


« Mon époux, c’était un héros,
« Il était fils d’Oïclée ;
« Il avait ramé sur le navire Argo
« À côté de Thésée.
« De Phébus aux longs traits, d’Apollon,
« Il était augure ;

« Mais sa barbe était à son menton
« Chenue et dure.
« Et l’autre, quand il vint, il était
« Dans sa jeunesse tendre ;
« Sur sa joue à peine un blond duvet
« Commençait à s’étendre.
« Le tambour Bérécynthian
« N’emporte l’âme
« Comme faisait sa voix disant :
« Les Dieux vous gardent, noble Dame.
« Alors je sentis que ma pudeur
« Était la feuille tombée,
« Et mon désir semblable à la fureur
« Rapide de Borée.



« Ô jeunesse, tes bras
« Sont comme lierre autour des chênes,
« Mais la vieillesse, hélas !
« Est une foule d’ombres vaines. »


Elle dit, puis se tait, déçue en son courage.
Tel un coursier rétif qui soudain prend ombrage,
Ta mémoire recule, ô spectre épouvanté,
Et jamais de ta bouche il ne sera conté

Qu’un fils, pensant venger ton amour adultère,
A souillé de ton sang la terre nourricière.
Au séjour de Minos et d’Éaque inflexibles,
Ô femme, tu n’as plus tes membres corruptibles,
Ces yeux porte-lumière et l’épais de ces tresses,
Ces délicates mains, délices des caresses.
Maintenant de l’amour la tendresse divine
Décrirait un vain cercle autour de ta poitrine.
Mais du bras d’Alcméon la parricide offense
Trouve tangible encor’ ta trompeuse apparence.
Ainsi frappe le coin une yeuse abattue
Au profond des forêts pour former la charrue.
Hélas ! mortels, fuyez comme un port dangereux
Les perfides conseils d’un soin ambitieux.
Que diverse est la chance et l’attente peu sûre,
Alors que nous passons la commune mesure !



D’un cœur jamais surpris la sage volonté
Ressemble ce beau char qu’un bras adextre guide,
Mais l’aveugle courroux, comme un taureau stupide,
Souvent manque le but et s’élance à côté.


Ô ma Muse, quittons ce fleuve et ces campagnes,
Et Pluton, et les sœurs que l’on n’ose nommer,
Et que cette Ombre enfin rejoigne ses compagnes
Qui sont mortes d’aimer.


Je vois la triste Phèdre, innocente et coupable.
Myrrhe qui consomma son désir exécrable.
D’un funeste présage Aglaure déchirée.

Et Canacé, épouse et sœur de Macarée,
La reine de Lemnos, qui brûla pour son hôte,
Le parjure Jason, l’intrépide Argonaute,
Héro, Laodamie, Hermione, Eurydice,
Cydippe, prise aux lacs d’un fatal artifice,
Procris au tendre cœur, jalouse de l’Aurore,
Hypermnestre, Évadné, cette Phyllis encore,
Et la sage Didon, que le pieux Énée
Pour obéir aux dieux avait abandonnée.


Comme ce pâle essaim de malheureuses Ombres,
Du Styx au triple tour couvrant les rives sombres,
Au penser doux-amer de son ancien martyre
S’agite tristement et doucement soupire !

Ainsi par un beau soir, au milieu de la plaine,
La tige que le vent bat d’une tiède haleine.


 


Grand honneur mantouan, harmonieux Virgile,
Telle sur son passage une onde au cours tranquille
Favorise les plants de son humeur nourris,
Telle la docte voix de ton plectre rendue.
D’âge en âge épandue,
Élève la vertu des intègres esprits.

Et toi Dante qui sus, égalant les antiques,
Hausser le faible essor de tes Muses gothiques,
Tant tu avais le cœur de Calliope plein.
Dans la grave douceur de tes divines rimes,
Du grand Parnasse saint tu gravis les deux cimes
Pour chercher le chemin du paradis chrétien.
Ô mes maîtres chéris, à vos leçons docile,
J’osai faire parler les mânes d’Ériphyle ;
Veuille donc Apollon, illustre entre les dieux,
Renflammer tout soudain ma fureur languissante,
Que sur le luth français j’accorde pour vous deux
Les paroles que dit dans la Cité dolente,
En langage toscan, le plus jeune au plus vieux :


Ô fonts de poésie, ô pères, fameux sages,

Ô des autres chanteurs ornement et clarté,
Soutenez ma faiblesse et que me soit compté
Le désir qui m’a fait rechercher vos ouvrages.

LA PLAINTE D’HYAGNIS

Substance de Cybèle, ô branches, ô feuillages,
Aériens berceaux des rossignols sauvages,
L’ombre est déjà menue à vos faîtes rompus,
Languissants vous pendez et votre vert n’est plus.
Et moi je te ressemble, automnale nature,
Mélancolique bois où viendra la froidure.



Je me souviens des jours que mon jeune printemps
Ses brillantes couleurs remirait aux étangs,
Que par le doux métier que je faisais paraître
Dessus les chalumeaux,
Je contentais le cœur du laboureur champêtre
Courbé sur ses travaux.


Mais la Naïade amie, à ses bords que j’évite,
Hélas ! ne trouve plus l’empreinte de mes pieds,
Car c’est le pâle buis que mon visage imite,
Et cette triste fleur des jaunes violiers.



Chère flûte, roseaux où je gonflais ma joue,
Délices de mes doigts, ma force et ma gaîté,
Maintenant tu te plains : au vent qui le secoue
Inutile rameau que la sève a quitté.

ASTRE BRILLANT

Astre brillant, Phébé aux ailes étendues,
Ô flamme de la nuit qui croîs et diminues.
Favorise la route et les sombres forêts
Où mon ami errant porte ses pas discrets !
Dans la grotte au vain bruit dont l’entrée est tout lierre,
Sur la roche pointue aux chèvres familière,
Sur le lac, sur l’étang, sur leurs tranquilles eaux,
Sur leurs bords émaillés où plaignent les roseaux,

Dans le cristal rompu des ruisselets obliques,
Il aime à voir trembler tes feux mélancoliques.


L’injustice, la mort ne dépitent les sages ;
Aux yeux de la raison le mal le plus amer
N’est qu’une faible brise à travers les cordages
De la nef balancée au milieu de la mer.
Et mon ami sait bien que le vert ne couronne
La ramée toujours, mais ni toujours l’automne ;
Que c’est des jours heureux qu’il faut se souvenir ;
Que même le malheur, comme humain, doit mourir.
Or le dessein plus fier, la plus docte pensée,
À la quenouille où est la Parque embesognée
Se prennent comme mouche aux toiles d’araignée !

Ô hélas ! qui pourra que les étés arides
Ne viennent aux jardins sécher les fleurs rapides,
Que le funeste hiver, son haleine poussant,
Ne fasse du soleil un éclat languissant ;
Que sous le tendre myrte à la rose mêlé
L’agréable plaisir n’aille d’un pas ailé,
Ou que le temps aussi, d’un vol plus prompt encore,
Sur nos têtes ne passe et ne les décolore !


Phébé, ô Cynthîa, dès sa saison première,
Mon ami fut épris de ta belle lumière ;
Dans leur cercle observant tes visages divers,
Sous ta douce influence il composait ses vers.

Par dessus Nise, Eryx, Scyre et la sablonneuse
Iolcos, le Tmolus et la grande Épidaure,
Et la verte Cydon ; sa piété honore
Ce rocher de Latmos où tu fus amoureuse.


Puisque douleur le point et l’ennui de tristesse,
Ne l’abandonne pas, toi sa chère déesse :
Allège son souci, que dans son âme passe
Cette éclatante paix qui règne sur ta face !
Alors ses chalumeaux, en leurs rustiques sons.
Hardis surmonteront les antiques chansons
Des cithares et luths, des poëtes et pères
Qui les yeux ravissaient des monstres et Cerbères ;

Car de ton frère archer la prophétique rage
Qui agite les rains du pénéan feuillage,
Jamais enfant mortel ne la porta si forte
Comme mon ami doux dedans son cœur la porte.

À MAURICE DU PLESSYS

Une même fureur n’agite tout poëte,
Combien qui sont faconds ont la bouche muette !
La plupart sont chétifs et rampent bassement
Aux arbrisseaux pareils ; quelques-uns seulement,
De naturel bien né, sans ruses et sans peine,
Passent incontinent cette commune voix :
Tel un chêne élevé qui par dessus le bois
Élance dans l’azur sa cime aérienne.



Ami cher, si le dieu qui confond l’ignorance,
Phébus qui m’a nourri dès la première enfance,
M’a bien prophétisé que c’est du labeur tien
Que Permesse courra sur les françaises rives,
Et si tu es toujours amoureux du lien
Que forme le laurier avec ses tresses vives,
La sainte Poésie, et de jour et de nuit,
Soit en toi comme un feu qui dans un chaume bruit.


De l’aveugle qui dit le courage homicide
De ce divin guerrier, fils de la Néréide,
Du vieillard de Téos et du thébain Pindare,
De ce magicien que Mantoue a vu naître,

De ce Toscan pensif qui au fond du Tartare
Suivit encor’ vivant la trace de son maître,
De Ronsard qui Vendôme et la France décore,
De ce Sophocle, honneur de la Ferté-Milon,
De celui, bien appris, qui dedans la Champagne
Tira Pinde, Dodone et le sacré vallon,
Et du charmant Chénier dont deux fois je m’honore :
Nouveau Mercure, ayant pour ta verge brillante
Un plectre harmonieux, assemble et guide encore
Les substances qui sont sur la Lyre volantes.

PROSERPINE
CUEILLANT DES VIOLETTES

Dans ce riant vallon, cependant que tu cueilles
La douce violette aux délicates feuilles,
Ô fille de Cérès, hélas ! tu ne sais pas
Que le sombre Pluton poursuit partout tes pas.
Il ne supporte plus d’être nommé stérile,
Car Vénus l’a blessé soudain des mêmes traits
Dont elle abuse, au fond des antiques forêts,
La race des oiseaux et le beau cerf agile.

Entends les cris du dieu ! sous son bras redouté
Se cabrent les chevaux qui craignent la clarté,
Rompant sous leurs sabots le roseau qui s’incline
Aux marais paresseux que nourrit Camarine.
Dans ses grottes gémit Henna, mère des fleurs,
Et Cyane ses eaux fait croître de ses pleurs.
Parmi les pâles morts bientôt tu seras reine,
Ô fille de Cérès, et Junon souterraine.
Ainsi, toujours la vie et ses tristes travaux
Troubleront le Néant dans la paix des tombeaux,
Et désormais en vain les Ombres malheureuses
Puiseront du Léthé les ondes oublieuses.

TABLE DES MATIÈRES

achevé d’imprimer
À Annonay (Ardèche), le 20 Mai 1894.
par Joseph Royer.