Éros et Psyché/Partie 1/Chapitre III

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Éditions de l’Épi (p. 41-54).


CHAPITRE III

Puérilités


Eh bien, tout coup vaille, quand ce serait de l’inclination ! Quand ce seraient des passions, des soupirs, des flammes, il n’y a rien de si gaillard. On a un cœur, on s’en sert, cela est naturel.
Marivaux, Les Surprises de l’amour. (Acte III, sc. 2).


Ils étaient là, les deux enfants, étonnés et heureux vraiment de cette romanesque rencontre. En Lucienne naissait pourtant un sens exact de l’aventure prochaine. Sa vue déjà se montrait plus stable et nette parce que la douleur affine. Elle regarda toutes choses avec une curiosité volontaire et trouble. La simplicité austère du lieu l’étonna. Elle croyait naïvement que chez les riches tout est doré et magnificent. Elle attendait de voir des portraits de famille dans des cadres immenses, des tentures de velours rouge et des tapis épais d’une main.

Et l’attitude de son cousin la stupéfiait aussi. Elle le croyait un de ces garçons, audacieux de ne craindre rien, qui troussent les jupes des femmes, dans les venelles, le soir à peine venu. Elle ne savait ce qu’elle lui eût permis. Les femmes ne théorisent pas leurs volontés. En tout cas elle attendait de lui quelques-unes de ces paroles sucrées, à l’audition desquelles les jeunes femmes n’osent plus se défendre. Mais Jean ne ressemblait aucunement aux adolescents de son âge. Il était timide. Comment pouvait-on être timide et riche ? Ce problème tourmentait Lucienne Dué. La timidité lui avait toujours semblé être l’accompagnement de la faiblesse et de la pauvreté. Que d’étonnements encore ! Il serait avocat, ce puissant gaillard, et il paraissait incapable de trouver ses mots. Elle l’avait même déjà vu rougir…

Quant à lui, il cultivait, sans en formuler aucune interprétation verbale, un bonheur très fin et que seul le silence lui paraissait devoir compléter. Il sortait donc comme en trébuchant, de cette félicité, chaque fois qu’il lui fallait répondre. La présence parfumée et féminine réveillait en sa pensée surnourrie de classiques toute une littérature dont jamais il n’avait jusque-là compris le sens et la beauté formels. Cette fois il pénétrait l’arcane. Il pourrait désormais lire les poètes avec le juste sentiment de la passion qu’ils exprimèrent. Il n’avait d’ailleurs aucun désir sensuel.

Son ambition consistait à faire durer ce bonheur, égoïstement, le plus possible. Il restait incapable de deviner ce qui s’agitait en ce moment même dans la jolie petite tête qui lui faisait face. Il y voyait simplement fermenter toute la littérature amoureuse de ses auteurs favoris. Sans doute était-elle exprimée en termes moins précieux et choisis que dans les grands écrivains, car il avait le sens des hiérarchies sociales, et n’ignorait point que sa cousine fût de petite culture. Mais peu importe le mode d’expression des idées. Ce qui l’intéressait résidait moins dans les mots et la noblesse des syntaxes que dans les sentiments traduits. Or il croyait connaître ceux-ci.

Enfin Lucienne Dué dit :

— Mon cousin, je ne voudrais pas vous avoir causé un ennui. Vous avez l’air si étonné ! En elle-même elle disait « penaud »…

— Mais non, ma cousine. Qu’allez-vous croire là ?

— Vous n’attendiez pas une autre personne, je pense ?

Cette idée que lui, Jean Dué, pût attendre à minuit quelqu’un, fit rire le jeune homme.

— Qui aurais-je attendu ?

Elle rit aussi, l’air félin et tourna à demi la tête avec une affectation de pudeur :

— Dame, je ne sais pas, moi, une jolie femme ?

Jean rougit violemment. Les idées se heurtèrent un instant dans sa tête. Il ne sut que répondre. Il était assez averti pour le comprendre : rien n’est plus naturel pour un lycéen de rhétorique que de fréquenter secrètement une jolie femme. Certains de ses camarades se vantaient déjà d’intrigues complexes et de séductions exercées gaillardement. Il devinait donc le ridicule de sembler effarouché par cette pensée seule. Mais que sa cousine pût parler de telle chose avec ce sang-froid lui était pénible.

— Non, ma cousine ! je n’attendais pas une jolie femme !

Un accès de sincérité lui vint. Il aurait voulu tout dire de soi en une minute et éviter ce sourire un tantinet narquois qu’il lisait sur les lèvres de Lucienne.

— Ma cousine, je n’ai jamais amené de femme ici.

Elle rit, devina son embarras et voulut l’aggraver.

— Ici, peut-être, et encore n’êtes-vous pas obligé de me le dire, mais ailleurs…

Il resta coi. Sa volonté de franchise, fruit héréditaire d’une pensée qui détestait le mensonge, poussa Jean à répondre néanmoins :

— Ma cousine, vous savez que je fais mes études, je ne suis pas un séducteur.

Elle rit très haut avec un air coquin. Elle avait fort bien compris.

— Je vous trouve un peu trop surpris, Jean, pour ne pas croire que je vous apporte un dérangement.

À son tour il dit, reprenant son aisance :

— On ne peut pas me déranger, de jour ou de nuit, Lucienne. Je suis chez moi ici. Mais je n’ai pas l’habitude…

Il marqua une hésitation.

— … l’habitude de recevoir de si belles personnes et, qui plus est, assez parentes pour pouvoir être familières avec moi. Alors je ne sais pas, faute d’expérience, comment dire et comment agir.

Lucienne suivait sa pensée avec sérénité. Au début, elle eût beaucoup permis à ce cousin joli garçon qui l’accueillait si facilement. Maintenant qu’il avouait sa gêne, elle s’en éloignait et une subtile malice glissa dans son âme.

— Jean, voulez-vous me permettre de vous dire pourquoi je suis ici ?

Il devint à nouveau écarlate. Ainsi il n’avait pas songé poser une question si naturelle, la première ! Ce fut comme s’il avait commis une faute devant les siens et son humiliation crut. N’y a-t-il pas un ordre de choses à respecter dans les conversations ? On le lui avait dit cent fois pourtant.

— Dites-moi, Lucienne, ce qui vous amène chez moi. Si je vous le demande tard, il vous faut comprendre que le seul plaisir de votre présence me faisait oublier le reste.

Le compliment porta. Une légère confusion passa sur le joli visage féminin.

— Vous êtes galant, Jean !

— Pas du tout, ma cousine. Si je l’étais, je vous aurais dit bien des choses que je pense…

— Dites-les, je n’y crois pas d’avance.

Elle disait cela pour le fouetter, mais l’effet fut opposé.

— Ma cousine, je ne mens jamais.

Il avait parlé sèchement.

Elle corrigea sa phrase précédente.

— Voudriez-vous, Jean, que je reconnaisse croire toujours les galanteries ?

Il n’avait aucun sens de l’escrime verbale des femmes et repartit avec dignité :

— Quand une chose est pensée comme elle est dite, il faut y croire.

Elle éclata d’un rire un peu aigu.

— Jean, c’est qu’on m’en a dit déjà, des galanteries. Je suis payée pour n’y pas croire.

— Votre cousin Jean, ma chère Lucienne, ne vous a jamais rien dit qui puisse autoriser à douter de ses paroles.

La conversation se trouvait aiguillée sur une mauvaise voie. Elle le comprit.

— Écoutez, Jean, traitez-moi comme une pauvresse errante et un peu folle, mais non pas comme une jeune fille de votre monde.

— Vous valez les femmes de ce que vous nommez mon monde.

Le chemin était encore périlleux. Elle n’insista pas et habilement, changea encore d’armes.

— Une pauvresse, Jean, on lui donne un morceau de pain.

Il ne comprenait pas.

— Jean, vous savez que je me suis sauvée de chez moi et n’ai pas dîné…

Il se leva d’un bond. Était-il bête ! Était-il stupide !…

Ainsi, sa cousine arrivait à la suite de quelque accident et non seulement il n’avait pas su encore le lui faire dire, mais il ne lui offrait même pas quelques gâteaux.

— Attendez, ma cousine, je vais faire chauffer un peu de café et vous apporter les petits fours. Est-ce que cela suffira ? Vous savez, je ne suis pas cuisinier…

Gourmande, elle approuva.

— Oui, Jean ! des petits fours. Je n’en range pas souvent.

Il apporta les boîtes de fer blanc et les ouvrit.

— Attendez. Je vais vous donner une assiette.

— Mais non, mon cousin. Pas besoin d’assiette pour manger des petits fours.

Elle mangea. Il la regardait avec avidité. Cette fois elle était désarmée devant son regard. Il put admirer le mince corps vêtu de cotonnade bon marché et pourtant élégant. Les chaussures étaient neuves, car Lucienne Dué portait en ce moment sur elle sa plus belle vêture. Il comprit enfin ce que son attention curieuse avait d’offensant pour cette jeune fille pauvre. Il éteignit son regard ardent.

Elle dit :

— Jean, vous savez que je suis une fille du peuple, tout en me nommant comme vous.

Il ne suivait pas l’idée :

— Eh bien, Lucienne. Que voulez-vous dire ?

Elle chuchota, rougissante :

— Je voudrais boire un verre de vin, plutôt.

Il se précipita à la cuisine.

— Voilà, ma cousine. C’est du porto !

Elle but. Son regard s’alluma. Avec une gauche hésitation, au bout d’une minute, elle se décida lentement à boire de nouveau. Jean n’avait apporté qu’un verre, elle s’excusa habilement :

— Vous n’en prenez pas, Jean ?

Il savait que dans le peuple tout se traite le verre en main et devina qu’il serait très mauvais, orgueilleux et prétentieux de refuser.

Il alla chercher un verre et vint boire.

— Vous aimez cela, le porto, Jean ?

Il se prit à rire.

— Je n’en bois jamais.

— Comment, vous pouvez avoir à votre côté toutes ces bonnes choses sans y goûter ?

— Que voulez-vous, ma cousine. On désire surtout ce qui vous manque. Je désire bien des choses parfois, mais je vous assure que les vins et les gâteaux n’y jouent aucun rôle.

Elle eut un sourire triste.

— Bien sûr, moi, ce n’est pas de même.

Il fut touché au cœur par la plainte discrète enclose dans cette réflexion.

— Ma cousine, je ne veux vous dire rien de froissant. Moi, je donnerais souvent tout ce que j’ai pour être libre.

— N’êtes-vous pas libre ?

Il hocha la tête, incapable de donner une explication nette de ses sentiments. Il savait bien ce que c’est que cette liberté dont il rêvait au lycée en expliquant Homère ou Horace. Il n’aurait pourtant, par pudeur, pas voulu exposer en quoi il était l’esclave de ses titres universitaires à conquérir et d’une tradition qui le ligotait étroitement.

— Non ! je ne suis pas libre, ou bien le mot liberté n’exprime pas la même chose pour vous et moi. Mais vous êtes libre, vous, Lucienne.

Elle crispa ses mains fines avec un geste de désespoir.

— Moi, Jean ! Ah ! toute la misère du monde est sur mol.

La phrase était belle. Jean fut ému comme si la jeune fille fût tombée morte à l’instant.

— Oh ! Lucienne !

— Jean ! Jean ! Mes parents veulent me marier à Pierre Dué…

Lui connaissait le redoutable forgeron. L’idée que cette gracieuse enfant pût appartenir corps et âme — corps surtout — à cet homme sale et violent le pinça au cœur, mais il ne dit rien.

Il avait été élevé dans le respect des traditions de famille et l’indépendance de l’être humain dans la société ne lui apparaissait pas comme un corps de doctrine.

Elle le regarda, effarée qu’il ne protestât point, qu’il ne criât point son indignation. Quoi, lui aussi trouvait naturel que Lucienne Dué, à dix-huit ans, jolie et fine comme elle était, fût donnée à ce forgeron quinquagénaire qui disait partout son besoin de femmes ?

Elle reprit, avec une fureur dense et sourde :

— Je l’ai rencontré ce soir dans une ruelle du petit Quaroy. Il faisait nuit et on n’y voit pas. Alors il m’a prise et il a…

Elle se mit à pleurer à gros sanglots lents, sans baisser la tête, et lui regardait cette blanche face de statue, où coulait un mince ruisseau lumineux. Il pensa : Niobé…

— Ah ! Jean, Jean, comprenez donc que ce Pierre Dué…

Il leva le doigt en l’air, plein de colère.

— Il faut avertir mon père. Il le fera arrêter.

— Mais non, Jean, mais non. Je me suis défendue. Il n’a que déchiré mon corsage, mon autre… Mais en me quittant quand il a vu qu’il ne ferait rien, il m’a dit que le mariage était rompu. Pour se marier avec moi, il voulait que je sois à lui au milieu… de… la… rue…

— Ma pauvre Lucienne !

— Ce n’est pas tout. Je suis rentrée chez nous. J’ai raconté tout. Savez-vous ce qu’ils m’ont dit ?…

Il devina bien ce qu’avaient dit les parents de Lucienne Dué…

— Ils m’ont insultée, traitée de tous noms. Maman m’a juré que si Pierre ne revenait pas sur la rupture elle me tuerait.

La jeune fille avoua encore :

— Elle le ferait. Je l’entends parfois parler de celui qu’elle a tué, quand elle était avec son père.

— Et puis ? dit Jean, que l’indignation clouait sur sa chaise et rendait incapable de s’exprimer.

— Eh bien, Jean, je me suis enfermée dans ma chambre. Quand ils ont été endormis je me suis sauvée.

— Ils n’ont rien entendu ?

— Non ! Pierre leur avait donné de l’eau-de-vie. Ils en avaient bu. Ils étaient…

Elle se tut.

Il regardait les grands yeux maintenant secs et le joli visage têtu. Un immense besoin de se dévouer tenait Jean Dué. Il ne savait comment l’exprimer et comment lui donner réalité. Mais ce besoin le brûlait puissamment. Maintenant, devenu en quelque façon le protecteur de sa cousine, il retrouvait sa maîtrise de pensée. La vieille tradition des Dué de magistrature s’affirmait dans ce cœur adolescent. Il ferait pour Lucienne tout ce qui serait humainement possible. Quoi ? Il ne savait encore, mais il déblayait le chaos des objections.

— Lucienne, dit-il avec quelque solennité, vous êtes sous ma protection.

Il devina l’esquisse d’un sourire sur le fin visage. Comment exprimer la chose de façon juste et saisissante ?

— Lucienne, je ne sais ce que je vais pouvoir faire, mais enfin comptez sur moi.

Elle le regardait avec des traits illisibles, où il crut pouvoir deviner :

« Que peux-tu, mon pauvre lycéen ? »

Pour donner plus de poids à sa pensée, il dit encore :

— En parlerez-vous à mon père ?

Elle eut un geste d’épouvante et les larmes revinrent.

— Non, Jean. Je veux que personne n’intervienne. Je vous demande asile cette nuit…

— Vous êtes chez vous.

— Et je tâcherai en quelques heures de repos de trouver une solution. Je m’en irai à Paris…

— À Paris, Lucienne ! Qu’y ferez-vous ?

Elle dit avec un air languissant :

— On m’a dit que je réussirais au cinéma.

Il haussa les épaules. Son ignorance était entière de toutes les matières et des problèmes posés par le cinéma. Il professait un grand mépris pour cet art inférieur, qui, disait-il, n’est que le théâtre du pauvre.

— Il vous faudra de l’argent pour aller à Paris.

Elle devint brutalement rouge.

— Lucienne, je dépense peu. À vrai dire on ne me refuse rien ici. Je vous offre ce que j’ai et ce que je pourrai avoir.

Il était heureux de faire un sacrifice et sa face s’épanouit.

Alors, comprenant qu’elle avait gagné sa cause, elle se leva et sauta sur les genoux du jeune homme.

Il l’accueillit avec un embarras timide, tôt d’ailleurs disparu. Non point qu’elle fût impudique. Elle était seulement femme, et déjà habituée à compter sur ses charmes dans la vie pour réussir.

Cela lui dictait donc d’instinct un comportement très souple et délicat.

Elle embrassa son cousin. Lui, les bras tombants, évitait, sans le savoir, ce type de jeux manuels qui coupent les effets des femmes occupées de séduction. N’ayant rien d’autre à faire que de l’embrasser, elle y mit tout son art. D’abord un baiser sur la joue droite, puis un autre sur la joue gauche, puis un autre, hésitant où se poser. Enfin, pour couronner, Jean connut le baiser sur la bouche. Le contact resta furtif et léger, et pourtant la réaction fut nette en lui, sa tête s’inclina en arrière. Alors Lucienne, intuitive, appuya violemment ses lèvres entr’ouvertes sur celles du jeune homme et il crut qu’un tison ardent lui parcourait l’échine, en même temps que ses bras vinrent se refermer sur le corps léger. Lucienne Dué se laissa imperceptiblement étreindre, puis s’éloigna.…