Éros et Psyché/Partie 2/Chapitre I

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Éditions de l’Épi (p. 85-100).
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DEUXIÈME PARTIE

Deux Cœurs


Je pris congé de la Marquise, qui me remercia sans embarras, et avec une effronterie supérieure, du service que je lui avais rendu, ajoutant, avec un coup d’œil expressif, qu’elle épargnerait à ma modestie d’en faire le récit devant le monde…
Abbé Terray, Les Lauriers ecclésiastiques.



CHAPITRE PREMIER

Le Joli Gouffre


Quelle aimable friponne ! Le plaisir est son but. Elle l’affiche, sa gloire d’exciter des désirs et le premier devoir qu’elle s’impose c’est de les couronner. L’Amour, le Plaisir, voilà les arbitres du sort de l’aimable Madelon Baron.
Restif de la Bretonne, Le Paysan perverti (Lettres).


Jean entendit la clef que la servante Angèle introduisait dans la porte d’entrée. Il jeta un prompt regard autour de lui pour voir s’il n’oubliait rien qui dénonçât l’étrange visite de sa cousine. Rassuré, il se précipita dans l’escalier.

Quand il fut devant la porte de sa chambre il hésita. Fallait-il frapper, ou pénétrer d’autorité ? Peut-être même Lucienne avait-elle refermé au verrou après la sortie de son cousin…

Jean, la main levée, hésita un instant, puis d’un coup de volonté il poussa l’huis.

Lucienne endormie tournait le dos à l’entrée. On percevait, tendant les draps, la rotondité des hanches. Le visage, perdu dans l’oreiller, restait invisible.

Jean vint au bord du lit.

— Lucienne ?

Il avait à peine chuchoté. Elle n’entendit pas.

Il redit :

— Éveillez-vous, Lucienne !

Sans doute perçut-elle le bruit léger d’une voix. Cette sensation resta inconsciente, mais la fit agir. Elle se plaça alors sur le dos. Jean vit un visage boursouflé et laid, mais d’une puérilité merveilleusement attendrie.

Il se connut d’une indiscrétion écœurante et faillit se retirer. Mais le moment était trop grave. Il la toucha enfin légèrement à l’épaule.

— Lucienne ?…

— Quoi… Quoi ?

Elle se réveilla, la face hagarde, effarée et sinistre.

— Lucienne !…

Elle le regarda sans d’abord le reconnaître, puis ses traits se détendirent.

— Ah ! mon cousin, vous m’avez fait une peur…

Elle riait maintenant, redevenue gracieuse et charmante.

— Bonjour, Jean !

— Bonjour, Lucienne ! Vous savez que la bonne vient de rentrer.

— Elle est rentrée ?…

Ne se souvenant plus de ce qui lui avait été dit avant son coucher, elle crut à quelque catastrophe et se leva avec épouvante.

— Elle est…

— N’ayez pas peur, Lucienne.

— Mais elle va me trouver…

Le joli visage exprima soudain une terreur folle. Jean en fut douloureusement surpris. Faut-il que de pauvres êtres sans maîtrise d’eux-mêmes se laissent ainsi défaire et abêtir ?

— Ne tremblez pas, Lucienne. Habillez-vous et je vais vous mener là où j’avais dit. Vous redescendrez pour déjeuner et nous serons seuls à nouveau.

— Elle n’a rien vu ?

— Mais non, Lucienne. Je ne l’ai pas vue moi-même. J’ai entendu qu’elle arrivait.

Tout cela s’ordonnait mal dans ce cerveau de fillette. Elle ne concevait pas la discipline ancillaire, et imaginait Angèle rôdant désormais dans la maison.

— Allons, Lucienne, habillez-vous vite.

Il avait dit cette phrase en riant, mais elle y vit un ordre si catégorique que sa terreur revint.

— Oui… Oui.

Elle sortit du lit, sans embarras, d’une secousse. Elle était nue, ayant sans doute, comme beaucoup de fillettes, quitté sa chemise en dormant.

Jean, effarouché, mais tenu par un instinct profond, recula avec des yeux ardents et cupides.

— Je vous laisse trois minutes seule, Lucienne…

Elle eut un frisson d’effroi.

— Non… Jean, restez, je vous veux ici… Si on me trouvait…

Il dit en riant :

— Ma cousine, on trouverait bien plus malséant que je sois là. Pas la bonne, bien sûr, à qui c’est égal…

Mais il n’avait pas compris la pensée de la jeune fille et elle l’interrompit pour rétorquer avec des yeux inquiets :

— Jean, j’aime mieux, si on vient, qu’on croie…

— Qu’on croie quoi donc, cousine ?

Elle eut un demi-rire nerveux et son regard s’abaissa. — … que nous nous sommes aimés, que…

— Que ?…

Elle parut n’oser s’expliquer. Il questionna encore :

— Que ?…

Elle articula tout à trac :

— Mais, Jean, une femme seule, on croirait qu’elle est venue voler…

Il resta ahuri et la bouche close. Cette supposition paraissait si extravagante que les mots lui manquèrent.

Cependant, car elle avait repris son activité de femme surprise nue et qui s’habille en hâte, les gestes prompts de sa cousine fermaient peu à peu les regards vers sa chair.

Il avait senti son regard brûler, et ses paumes, lorsque sans honte la jeune fille sauta hors des draps entortillés. Aucune analyse ne donna alors à ses sensations une forme nette et doctrinale. Il n’eut même pas le sentiment d’une impudeur commise. Il était comme une vierge qui verrait devenir chair un marbre d’homme sexué. La ligne de démarcation du chaste et de l’impur se trouva sautée si vite que Jean Dué fut placé devant un corps de femme nu, strictement pourvu de tous les détails de son sexe, et ignorant même toutes réserves, avant que son intelligence eût le temps de comprendre le fait.

Il resta donc une minute dans cette sorte de transe physiologique que recherchent, presque toujours sans y parvenir, les amants trop loin de l’instinct pur.

Mais il se domina et voulut enfin rassurer Lucienne qui craignait d’être prise pour une voleuse.

— Personne ne l’aurait pensé, cousine.

Il devina pourtant que cette enfant du peuple tînt l’amour pour chose excusable et naturelle, morale même, sans doute, et qui s’excluait seule des situations inconnues ou très étranges. Trouver une femme chez soi, c’est arrêter une voleuse.

Lucienne se vêtait donc prestement. Jean, debout, aurait voulu s’asseoir. Il se sentait las. Il craignait tout de même un peu qu’Angèle ne montât. Pour rien au monde il n’eût d’ailleurs exposé ce souci. En sus, il pensait que regarder, assis, une femme s’habillant dût être d’une suprême insolence.

Lucienne, elle, songeait à toute autre chose qu’au savoir-vivre spécial devers les femmes en chemise. Elle se crispait sur ses jarretelles et maudissait les boutons-pressions de son corsage avec autant de naturel que si elle eût été seule.

Pour ce, le spectacle n’aurait pu manquer d’être original aux yeux d’un Don Juan un peu informé… Les femmes, en effet, s’habillent rarement avec simplicité en présence des hommes. Mais Jean restait un lycéen émerveillé devant une petite fille pourchassée, désireuse de tôt s’enfuir…

Le jeune homme, voyant pour la première fois une toilette féminine, goûta mal son charme et sa grâce. Il eut même, en contemplant sa cousine nue, une déception. C’est qu’il ne connaissait le corps de l’autre sexe qu’à travers les mythologies sculptées. Il vit donc Lucienne vraiment trop différente de la familière Vénus de Milo. Où trouver en elle l’incurvation des hanches et la sphéricité de formes tenues pour canons mêmes de l’esthétique ? Sa cousine avait un corps sec et garçonnier. Jean en perdit la curiosité avec le désir. Une seule chose le toucha toutefois au plus profond de sa sensibilité : la vue des aisselles ombreuses et d’une mince toison transparente aperçue lorsque Lucienne terrifiée avait jailli du lit.

Elle sut d’ailleurs, sitôt un peu de sang-froid revenu en sa petite âme, si bien se dissimuler que nue encore, et s’agitant, et se vêtant, elle ne manifesta plus ces nudités-là.

Sitôt habillée, elle regarda son cousin avec angoisse.

— Vous y êtes, Lucienne ?

— J’y suis, mais je ne suis pas peignée.

— Il y a là-haut tout ce qu’il faut.

Elle se rassura.

— J’ai eu peur…

— Mais de quoi donc ?

— Je ne sais pas… Je croyais que…

— Allons, cousine, c’est fini. Quand je suis avec vous, n’ayez donc peur de rien. Et maintenant, suivez-moi.

Il sortit le premier. Elle le suivait, docile et tremblante. Il la mena sous le toit dans un petit local éclairé par un œil-de-bœuf ; deux lits non faits occupaient les angles. Des meubles anciens, qui sans doute n’avaient pas trouvé place ailleurs, se trouvaient disposés sans ordre autour du reste de la pièce.

— Comme c’est joli ici.

— Vous trouvez, Lucienne ?

— Oui…

Elle n’en pensait point un mot, mais la diplomatie féminine faisait en elle ses premiers pas. Jean ne fut pas dupe.

— Lucienne, vous allez vous étendre sur ce lit. Couvrez-vous avec la pelisse de mon père.

— Vous me laissez, Jean ?

— Il faut bien qu’Angèle me trouve au lit lorsqu’elle va m’apporter le chocolat, que je vous monterai d’ailleurs aussitôt…

— Je ne voudrais pas vous priver.

— Me craignez rien. Tout ici est à ma disposition, si j’ai faim… et ça fait beaucoup de choses…

— Personne ne viendra ?

— Il n’y a ici qu’Angèle et moi. D’ailleurs ce gîte ne possède qu’une seule clef, et je vous enferme en la gardant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il redescendit et se mit au lit en hâte. Le parfum de Lucienne y flottait. Une nervosité étrange crût dans son corps.

Il songea :

« Ce parfum est terrible. On dirait qu’il pense. Il me faut l’abolir. »

Il répandit un flacon d’eau de Cologne à terre et sur ses draps. La vireuse odeur de néroli envahit tout, agit sur lui comme un anesthésique et il s’endormit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean s’éveilla plus tard, dans la hantise d’un cauchemar à répétition qui lui tordait les nerfs sans qu’il comprît le rapport de cette action douloureuse et de la fable banale.

Il était condamné à mort par quelque tribunal étrange et sauvage, mais catégorique. Seule, une chose pouvait encore sauver sa vie : rattraper une femme qui le provoquait d’agaceries. Il la poursuivait donc, et c’était une course folle, décourageante, entourée des cris d’une foule qui réclamait son condamné. Enfin, comme au bord d’un gouffre, il parvenait à saisir la femme, il voyait une vieille aux yeux chassieux et à la figure immonde. Alors, de lui-même, il se jetait dans le gouffre pour échapper à cette mégère… Au fond, sa cousine l’appelait…

Comme, somnolent, il tentait cependant de classer ses idées, il vit le chocolat fumant, sur le guéridon de nuit, dans une tasse bleu et or. Il comprit que la bonne n’avait pas voulu l’éveiller, et il en fut heureux, sans raison.

Rapide, il endossa un pyjama, mit des sandales, et monta avec la tasse retrouver Lucienne.

En le voyant elle poussa un cri émerveillé.

— Ma cousine, il ne faut pas crier comme cela.

— C’est ce costume, Jean !…

— Hé bien. Il n’est pas joli ?

— Si, certes. Je n’ai jamais vu d’homme habillé pareillement, de toutes les couleurs.

— Je l’espère bien, Lucienne !

Elle devina l’ironie et son front se plissa.

— Mangez, Lucienne !

Elle regardait tout avec stupeur.

— Allez, Lucienne, ne restez pas à bader ainsi. La camelote va refroidir.

Elle le regarda avec des yeux pleins de reproches.

— La camelote ?

— Oui… Que diable ! c’est on ne peut plus banal tout ça. Vous savez bien ce que c’est que du chocolat.

— On voit que vous êtes habitué…

— Vous voulez dire que je respecterais bien ces trucs-là si je n’en usais jamais. Vous avez tort, Lucienne.

— Vous êtes un type compliqué…

— Pas tant que vous, ma jolie cousine.

Après un regard aigu à son cousin elle mangea, puis ayant reposé la tasse avec précaution sur une table, glissa sous la pelisse.

— On est bien là-dessous, Jean. J’aimerais vivre ici cachée tout le temps.

— Toute votre vie ?

— Oh non ! Mais quelques jours.

— Que feriez-vous ?

— Je dormirais sous la pelisse.

— Comme emploi du temps…

— Vous viendriez me voir et nous causerions.

— De quoi ?

Elle eut un regard en coin et ne répondit pas.

— De quoi, ma cousine ?

— De ce qui vous plairait. Vous êtes le plus instruit, vous dirigeriez la conversation.

Jean, jusqu’ici, n’avait pas retrouvé ses émois troubles et inquiétants de la nuit et du lever de Lucienne. Mais la pente des mots prononcés l’aiguilla comme malgré lui sur la voie redoutable.

— Écoutez, Lucienne, ma conversation vous ennuierait peut-être, mais la vôtre, elle…

Lucienne se mit à rire franchement. Repue et satisfaite de vivre, elle retrouvait son audace quotidienne que justifiait ce grand garçon aux gestes de nonne et qui semblait craindre de l’approcher.

— Ma conversation, Jean, c’est une conversation de femme, ça vous… ça vous offusquerait.

Il fut suffoqué.

— Comment, ça m’offusquerait ! Vous me croyez donc tout à fait ingénu ?

Elle fit « oui » de la tête avec un demi-sourire subtil.

Il devint écarlate, autant de colère que de honte.

— Si je voulais, pourtant, je vous en dirais…

— Dites, Jean.

— Je vous ferais sauver…

— Sauver, pourquoi ça ?

— Parce que vous seriez trop honteuse.

Elle s’amusait beaucoup.

— Peut-être bien, après tout. Faites voir si je vais me sauver.

Pris au piège il se trouva sot.

Au bout d’une minute, il s’approcha courageusement du lit où reposait Lucienne sous la pelisse et s’assit à hauteur des hanches. Son cœur se mit à battre.

— Lucienne !

Le ton implorant la surprit, elle se connut maîtresse de ce grand flandrin à la fois timide et audacieux.

— Dites-moi, Jean, que dites-vous à vos cousines Dué, les riches, lorsque vous conversez avec elles ?

— On parle… d’amour.

— Vrai ?

— Mais oui. Elles sont toutes très informées.

— Que nommez-vous informées ?

— Elles ont beaucoup lu.

— Comme vous ?

— Oui !

— Croyez-vous, cousin, que la lecture rende bien instruit en matière d’amour ?

Il ne répondit pas, puis au bout d’un instant demanda :

— Lucienne, lisez-vous beaucoup ?

— Non, presque jamais. Et puis, ça ne m’apprendrait rien.

Il renonça à lutter, et se pencha vers l’adolescente.

— Ma cousine, vous êtes trop savante pour un petit…

— … cousin…

— … innocent comme moi.

Il passa en tremblant sa main sous la fourrure.

— C’est tiède là-dessous.

Il eût voulu saisir le corps de Lucienne et sa face tendue révélait quel effort il faisait contre lui-même pour tenter cet attouchement.

Elle lui écarta brutalement la main.

— Hé bien, Jean, vous en avez des façons ! Qui vous apprit cela ?

Il sentit que jamais il ne saurait parler à cette femme, ni l’étreindre, et ce sentiment lui fut terriblement douloureux, mais il se releva avec dignité et froideur.