Éros et Psyché/Partie 2/Chapitre V

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Éditions de l’Épi (p. 145-158).
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CHAPITRE V

Traverses


J’appris singulièrement la chasse et l’économie : mon père me faisait payer quatre sous chaque pièce de petit gibier que je rapportais à la maison, un petit écu pour un renard ou un chevreuil, un gros écu pour un sanglier ou un loup. Je n’ai pas eu d’autre argent que celui que je gagnais ainsi jusqu’au jour de mon mariage.
Prince de Ligne, Mémoires (I).


Le dîner s’achevait.

M. Paul Dué, père de Jean Dué, et Mme Paul Dué regardaient en silence la servante Angèle desservir. Preste et souple, elle plaçait devant chacun les tasses à thé pour l’infusion de verveine qui terminait tous les dîners.

Lorsqu’Angèle se fut retirée, M. Paul Dué interrogea son fils :

— Qu’y a-t-il de nouveau au lycée ?

— Rien d’important, papa. On parle d’un changement. Turlup s’en irait à Bourges, retrouver sa femme qui professe au lycée de jeunes filles. Alors, on enverrait un nouvel agrégé pour les langues vivantes.

Jamais M. Dué ne questionnait son fils sur ses succès ou insuccès scolaires. Il voulait ainsi prouver son entière confiance dans l’activité de Jean. En fait, il était strictement informé, par voie indirecte, de tous les comportements de son héritier.

Il demanda encore :

— Turlup, c’est un catholique, je crois ?

— Oh ! répondit Jean, avec des nuances personnelles dans ses conceptions religieuses.

— Comme il convient, conclut M. Dué. Une religion doit toujours s’individualiser.

Mme Dué ajouta d’une petite voix fluette :

— Une religion n’est pas une caserne.

Un silence naquit et se prolongea.

— Je te ferai lire ces jours le dossier de l’affaire Chouzuc, reprit le père. Tu étudieras cette cause. Je ne pense pas qu’il puisse en exister une plus belle pour un avocat. Lorsque tu seras inscrit au barreau, je souhaite qu’il t’en vienne une semblable.

— Dites-moi succinctement ce dont il s’agit ? demanda poliment Jean.

— Un crime abominable, dont nous n’avons pas le coupable. (M. Dué disait « nous » pour tout ce qui concernait la Justice.) Mais le Gouvernement, qui aime à voir son peuple adonné à la solution des problèmes criminels, plutôt qu’à l’étude des événements politiques, a vu là un dérivatif merveilleux des soucis d’opinion publique. Il a donc donné des instructions — secrètes — à sa presse, pour affoler ses lecteurs, et au procureur pour faire durer l’instruction et mener un coupable vraisemblable aux Assises. Mais il fut impossible de saisir non seulement le vrai coupable, mais même deux complices avérés, qui se sont enfuis on ne sait où. Il fallut donc se rabattre sur un malheureux incontestablement innocent. On peut toujours, avec un peu de casuistique judiciaire, et une argumentation convenable, mener devant des juges l’homme le plus pur. D’ailleurs, en principe, on ne condamne pas les innocents, ou alors à la peine même qu’ils ont accomplie en prévention, ce qui n’est rien, car dans nos sociétés modernes il n’y a plus de déshonneur comme jadis à avoir connu la prison. Des condamnés sont devenus ministres, grands banquiers et présidents de chambres de commerce, sans aucune difficulté. Mais, dans notre affaire, un problème s’est posé au dernier moment : celui de la condamnation possible de l’innocent par un jury stylé et intoxiqué de mensonges journalistiques. Tout le monde est contre ce malheureux, et, s’il se trouve condamné à mort, le président n’osera pas le gracier. Il craindra cette burlesque et dangereuse association, créée par un député désireux d’entendre parler de lui, et qui se nomme : « Pour la stricte loi. » Tu vois la situation : L’avocat aura à plaider une cause presque désespérée, mais par contre il dispose de la preuve que son client est innocent… Belle partie, ma foi !…


Jean, ahuri, se tut. Son sentiment de la justice et de la vérité recevait en ce moment un terrible coup de hache. Alors, c’était cela l’ordre des sociétés ?

Mme Dué dit en regardant son fils inquiètement :

— Il y a de terribles devoirs dans le monde.

— Lesquels, maman ? demanda le jeune homme.

— Celui du procureur qui va requérir la peine de mort.

— J’avoue, dit franchement le jeune homme, que je préférerais à sa place démissionner que violer ma conscience et la vérité.

Le silence revint. M. Dué était un homme de haute loyauté, mais, comme tous les spécialistes des problèmes judiciaires, il ne considérait plus cela qu’à la façon d’un jeu, une sorte de délicate situation dont il fallait se sortir élégamment, ou un problème curieux, sans importance morale, et qu’il s’agissait de juger seulement sous l’angle, en quelque sorte, diplomatique.

Il ne désapprouvait pas son fils parlant de démissionner plutôt que de requérir. Mais nulle éthique ne le guidait ici. Pour lui, une démission ne ferait que rehausser la dignité de celui qui en prendrait la responsabilité. Donc il en tirerait un jour le bénéfice. En somme, la victime importait peu à ses yeux. Seuls avaient un intérêt finesse et savoir-faire dans la solution choisie par les acteurs du drame.

Jean sentit avec brutalité que la Justice étiquetait faussement une série d’actes dépendant, en fait, des divertissements humains, de l’arrivisme et du goût qu’ont les civilisés pour les jeux de hasard. Il comprit la profondeur effrayante de ce génial Rabelais faisant jouer le sort des causes aux dés…

Mais M. Dué changea de conversation :

— J’ai vu le « ferrouillard » ce matin.

Ledit ferrouillard n’était autre que le Dué mécanicien, serrurier, forgeron et franc-maçon. On le nommait ainsi, d’un vieux mot méprisant qui, au moyen âge, désignait les petits maréchaux ferrants de village, parce qu’il fallait respecter les hiérarchies familiales.

Aux yeux de M. et Mme Dué, il y avait quatre sortes de Dué : Ceux du bord de l’eau, parents de Lucienne, ceux du coteau, auxquels on réservait une certaine estime, parce que très anciens et ayant été riches avant la Révolution ; ceux du chemin de fer, qui vivaient de leurs rentes depuis la construction, vers 1874, d’une voie ferrée les ayant expropriés. Ceux-là avaient su en effet, par les Dué magistrats, toucher une grosse indemnité. Enfin il y avait les Dué bouchon, déshonorés parce que tenant une auberge. Le reste, qui comptait une douzaine de familles encore, ne méritait même pas l’honneur d’être nommé…

Mme Dué demanda avec un sourire :

— Est-ce vrai qu’il va épouser la petite du bord de l’eau ?

M. Dué sourit à son tour :

— Il l’espère, mais Sournoy, l’agent de la sûreté, a fait un rapport disant que la petite s’était sauvée dimanche soir. Et on ne sait où elle a pu partir.

— Elle tournera mal, dit Mme Dué.

Jean écoutait de toutes ses forces, attentif de ne point dénoncer l’intérêt qu’il prenait à cette conversation.

Son père reprit :

— C’est une jolie fille. Beaucoup de garçons la suivent depuis longtemps. Mais je la plains si elle tombe entre les mains du ferrouillard.

— Il est brutal ?

— Et sans pitié.

Mme Dué dit pompeusement :

— Si tu crois qu’il doive la rendre malheureuse, il faudra voir cela. Nous ne pouvons pas laisser sciemment notre nom courir risque d’être éclaboussé dans un scandale.

M. Dué fit un signe dubitatif. Jean l’interpréta.

— Ce doit être délicat d’entrer dans un débat de ce genre et sans y être sollicité,

— Je crois bien ! affirma M. Dué.

— Et puis, les mariages mal assortis sont de tout temps et de tout pays. L’État ne saurait intervenir là-dedans ?…

M. Dué dit doctoralement :

— L’État a le droit d’intervenir partout ; et moi aussi lorsque mon nom court un risque. Mais il faut tenir compte des circonstances, de la classe sociale des acteurs, et de l’opinion publique. En France, nous avons trois sortes de lois pour régler les problèmes du mariage : celles qui concernent le monde, c’est-à-dire notre milieu et l’aristocratie politique ou commerciale. Là, les rapports d’époux ont un caractère spécial parce que des intérêts financiers considérables y sont régulièrement mêlés et que les contrats sont toujours dotaux. Une femme qui apporte des sommes de six chiffres en mariage a plus de droits qu’une ouvrière, et que le texte légal ne lui en donne. Notre interprétation des lois est ici subordonnée aux données financières de la question. Il y a ensuite le monde des artistes, gens de lettres, gens de théâtre, de presse et de politique. Ici il n’y a censément plus de lois du tout. Chacun organise un système marital à son gré et nous savons donner au Code les souplesses nécessaires pour aider cet individualisme. On trouve couramment des personnes de ce milieu qui ont divorcé cinq ou six fois et qui se transmettent une femme ou un mari comme ils se vendraient un tableau.

— Triste exemple ! dit mélancoliquement Mme Dué, car cette organisation du concubinage tend à passer dans le reste de la masse.

M. Dué fit un signe d’impuissance, puis termina :

— Il y a enfin des règles à l’usage du commun. Là c’est le rude droit romain qui règne, et il place la femme en qualité de servante et de maîtresse reconnue auprès de l’homme. Je n’ose certifier que ce soit beaucoup plus moral que le mariage entre égaux des gens de plume, de pinceau ou de grimes…

Jean se crut autorisé à commenter les explications de son père.

— Je suis vraiment étonné que le mariage, dont, depuis des siècles, on modifie sans cesse les modalités et les détails contractuels, n’ait pas encore trouvé sa formule définitive.

M. Dué leva un doigt en l’air, pour signifier qu’il allait prononcer des paroles graves.

— Dans un milieu social déterminé et en fonction des lois qui le régissent, deux forces s’exercent toujours : celle qui veut soumettre le réel à un principe et celle qui prétend extraire son principe — variable — des contingences du réel.

«Quand un État est stable, prospère et libéral, chose que chaque pays fut au moins une fois dans son histoire, on individualise les lois et on les assouplit. Mais ceci correspond à la pensée jeune et active des élites intellectuelles, qui n’ont pas encore atteint l’âge des misanthropies et des orgueils séniles. Nécessairement toute liberté engendre les abus. On doit compter sur eux comme sur toutes les malencontres sociales. Mais les hommes vieux, dont il advient, surtout dans les pays pauvres, instables et rigides, qu’ils se fassent écouter, font toujours campagne contre la norme des abus. Et leur triomphe, surtout après les guerres et les révolutions qui suppriment les meilleures têtes de la jeunesse, est presque une institution comme le retour des comètes. Alors on rend les lois inflexibles et strictes. Le fait engendre de nouveaux abus contre lesquels une élite se lève et lutte. Elle finit par abattre la tyrannie et le libéralisme renaît.

« Ce mouvement de bascule rend impossible la stabilité des institutions. Il faut ajouter que tout système de codifications sociales possède, avec ses inconvénients, de réels avantages. Lorsqu’on le détruit, on abolit tout, pêle-mêle, et voilà pourquoi, moralement, l’humanité ne progresse d’aucune façon !

— Mais Lucienne, pensait Jean. Lucienne…

Ce fut Mme Dué qui ramena sur le tapis le cher souci de son fils.

— Tout cela est bel et bon, mais il ne faut pas que nous puissions être atteints par un scandale, s’il naissait, venant des Dué les moins estimables. Au demeurant, les parentés sont nulles. Chez ceux du coteau par exemple, il n’y a pas eu un mariage depuis cinquante ans. Et les femmes ont tout de même des enfants… Peut-on considérer ceux-là comme des nôtres ?

M. Dué trancha :

— L’opinion publique les tient toujours pour nos parents. Elle répartit seule la considération sur les familles. Mais la petite fille dont nous parlions tout à l’heure, je m’empresse de le dire, m’est très sympathique. Elle est fine et mériterait d’épouser autre chose que l’homme au tablier de cuir. Je la connais bien. Elle me salue toujours.

— Moi aussi ! dit Mme Dué.

Jean retint une forte envie de rire, en même temps que ces dernières paroles de ses parents le frappaient curieusement. Ainsi, dans la vie, il peut suffire de jeter un salut dans la rue pour se créer des amitiés et des protections puissantes… Mais dans ce jeu de relations, de lois interprétées et mises à la porte des plus forts, de richesses transmises et gardées par finesse, que deviennent donc la sincérité, la franchise, l’honnêteté et le talent ?…

Il demanda, pour que le sujet ne fût point abandonné :

— Quelle est notre parenté exacte, du moins théorique, avec les Dué du bord de l’eau ?

M. Dué répondit paisiblement :

— Qui peut le définir ? Ton bisaïeul, Tancrède-Antoine Dué, notaire royal, eut en 1768 un fils, Marcellin, qui lui vola de l’argent pour une fille. Le vol de fils à père est véniel selon la loi, mais moralement il est inexcusable. Le notaire fit arrêter son fils et la fille. Elle fut mise dans un couvent à cinquante lieues. Après six mois de détention, Marcellin se trouva libéré. On le croyait amendé, mais il courut enlever du couvent sa bien-aimée et revint vivre ici dans la petite maison du bord de l’eau, que tu sais, et qui n’a pas changé.

« Il avait un frère cadet, Irénée-Hugues Dué, qui prit la charge de son père à la Révolution. À ce moment les deux frères devinrent férocement ennemis. Marcellin était royaliste et Irénée jacobin. C’est en Prairial an II qu’un commissaire envoyé de la Convention passa dans la ville et fit guillotiner Marcellin Dué.

« La petite dont nous parlons, qui se nomme, je crois, Lucienne, descend de Marcellin et de la fille mise au couvent, mais évadée, qui ne fut d’ailleurs jamais la femme légitime de Marcellin. »

Jean sentit une sourde émotion naître et croître en lui. Il le devinait à travers les détails historiques donnés par son père : Lucienne était la petite-fille de celui que son propre frère avait poussé sous le couteau. Et ce frère assassin c’était son ancêtre à lui, Jean Dué…

Ainsi leur affection devenait peut-être la réparation d’un passé sanglant. Et entre cet aïeul voleur et cet autre fratricide, qui donc pouvait cultiver l’orgueil des temps disparus ?

Il murmura, la voix blanche :

— Quels drames recèle le passé des familles !

— Pas une n’y échappe, dit froidement son père. Cette enfant dont nous parlons est fille d’un menuisier ivrogne, d’ailleurs inoffensif, et d’une femme redoutable qui se nomme aussi Dué. Son père était garde chez les la Nottière. Or le garde, nul ne l’a ignoré en son temps, ne pouvait avoir d’enfants. On ne sait donc qui est le père. Le certain aussi c’est qu’il y a dix-huit ans, serrée de près par un amoureux, la mère le tua à coups de couteau.

« Il y a d’ailleurs d’autres histoires de sang dans son passé. La fillette porte une lourde hérédité.

— C’est bien malheureux pour elle, dit Mme Dué.

M. Dué se leva.

— Ce n’est rien puisque personne n’y pense. Mais l’avenir nous intéresse. Je voudrais, Jean, après ton doctorat en droit, que tu puisses te présenter à la députation dans sept ou huit ans. Pour cela il est indispensable que le nom des Dué soit hors de tous les mauvais renoms. Ceux-ci seraient, je le sais, injustifiés, mais opérants tout de même. Or je juge pratiquement. Voilà pourquoi je ne suis pas hostile à l’idée de quelque habile intervention qui éloigne le forgeron de la fillette dont nous avons parlé.

Jean s’était levé à son tour. Il dit :

— Je vais prendre un peu l’air.

— Bon ! dit son père. N’omets pas, en rentrant, de fermer le nouveau verrou de sûreté. Tu ne vas pas rentrer tard ?

— Dans une demi-heure. Je veux réfléchir en marchant à certaines choses que m’a dites mon professeur de lettres.

— Bonsoir !

— Bonsoir !