Établissements russes dans l’Asie occidentale/01

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DES
ÉTABLISSEMENS RUSSES
DANS L’ASIE OCCIDENTALE.

Travels in Circassia, Krim-Tartary. etc., by Edmund Spencer, esq.,
in two volumes. London, 1838.
Reise auf dem Caspischen Meere und in den Caucasus, von
Dr Eduard Eichwald. Stuttgart, 1834-1837.

La Russie a passé si rapidement d’une position subalterne et d’une existence à peine remarquée de l’Europe au rang de puissance du premier ordre ; elle a joué un rôle si important dans tous les grands évènemens de ce siècle, que les regards des peuples ont dû se tourner avec inquiétude vers ce nouvel empire dont les accroissemens successifs n’ont jamais été qu’un acheminement à des accroissemens nouveaux et plus importans. Depuis la chute de Napoléon, il s’est établi dans les esprits une idée vague et exagérée de la puissance de la Russie et des dangers dont elle menace l’indépendance de l’Europe, qui a donné naissance à beaucoup de lieux communs sur le colosse du Nord, sans conduire toutefois à une connaissance tant soit peu exacte de ce qui serait nécessaire pour bien apprécier sa force et son influence présentes, et pour établir des conjectures raisonnées sur ses destinées futures. En France spécialement, on n’a en général que des notions très confuses sur ce grand empire, sur son histoire, son état moral, ses ressources matérielles, sa position à l’égard de ses voisins, ses plans d’agrandissement et leurs chances de succès[1]. On se souvient en revanche de la campagne désastreuse de 1812, des Cosaques campés dans Paris, de la sainte-alliance organisée par Alexandre pour arrêter toutes les tentatives du libéralisme européen ; quant à son successeur, on ne voit en lui que l’oppresseur de la Pologne, le grand-prêtre du despotisme, l’ennemi le plus déclaré des idées les plus populaires en France. De là vient que l’opinion publique, par rapport à la Russie, reste sous l’influence d’une politique de sentiment qui a sans doute le droit d’être prise en considération quand il s’agit de questions continentales et européennes, mais qui pourrait conduire à d’étranges illusions si on l’appliquait à la question d’Orient qui doit être régie dans des principes fort différens et où s’agitent des intérêts d’une tout autre nature.

Comme il est important qu’il se forme sur ce point une opinion publique éclairée et qu’on se mette à juger ces sortes de questions non sur des sentimens et des impressions, mais sur des faits et des données positives, nous croyons faire une chose utile en recueillant et coordonnant une masse assez considérable de renseignemens sur les conquêtes et les établissemens des Russes dans l’Asie occidentale. Tout ce qui concerne Constantinople et la Turquie d’Europe est assez connu, ou du moins ceux qui veulent s’instruire ont à leur portée des documens en abondance. Il n’en est pas tout-à-fait de même de ce qui a rapport à la Perse et à la Turquie d’Asie. Les traités de Goulistan et de Tourkmantchaï, qui ont enlevé au Chah des portions si importantes de son empire, ne se présentent vraisemblablement que d’une façon bien peu distincte à la mémoire des hommes les plus occupés de politique. Quant au traité d’Andrinople, on a accordé une attention trop exclusive à ce qu’il a réglé touchant les provinces danubiennes, pour se souvenir de trois ou quatre bicoques au nom barbare, seul accroissement de territoire qu’il ait valu à la Russie sur le rivage opposé de la mer Noire. Ces résultats ne sont cependant ni sans intérêt ni sans importance, et ils jettent une vive lumière sur l’ensemble de la question d’Orient et sur l’avenir de l’islamisme. C’est seulement depuis qu’elle a franchi le Caucase que la Russie menace sérieusement le monde mahométan. Ses positions au-delà de cette puissante barrière lui ont coûté bien du sang et bien de l’or ; ses efforts d’un demi-siècle pour assujettir les tribus guerrières qui en défendent les passages, n’ont pas encore obtenu un plein succès. Toutefois elle s’est assuré l’empire presque absolu de la mer Noire et de la mer Caspienne ; assise sur les montagnes de l’Arménie, elle tient les clés de la Perse et menace à la fois Tauris et Erzeroum, la route de l’Inde par Hérat et les sources de l’Euphrate. L’Angleterre le sait bien, et comme elle tremble de perdre les importans débouchés qu’offre à son industrie l’Asie occidentale, elle s’émeut bien autrement des dangers de la Perse que des douleurs de la Pologne. Tout cela vaut la peine d’être connu en France ; il est bon que l’on sache au juste ce que la Russie a fait en Asie et ce qui lui reste à faire, avec quels peuples et quels gouvernemens elle a à traiter ou à combattre ; quels sont ses projets, ses espérances, et les moyens qu’elle possède de les réaliser. Ce n’est qu’avec des notions positives sur ces matières que l’on peut juger si les intérêts de la France, en ce qui touche la question d’Orient, sont les mêmes ou sont autres que ceux de l’Angleterre, et quel parti il nous conviendrait de prendre dans le cas d’une collision.

Nous espérons pouvoir jeter quelque jour sur ces divers points par l’analyse de deux ouvrages nouveaux qui ont fait sensation l’un et l’autre. Le premier est le Voyage en Circassie de M. Spencer, publié à Londres à la fin de l’année dernière ; l’autre est le Voyage sur la mer Caspienne et au Caucase, du docteur Eichwald, dont la seconde et la plus importante partie a été publiée aussi l’année dernière à Stuttgardt. L’ouvrage anglais est un véritable plaidoyer contre la Russie au nom des Circassiens et des tribus caucasiennes ; le langage en est déclamatoire et passionné, et l’on se sent porté, en le lisant, à douter que l’auteur ait conservé la liberté d’esprit nécessaire pour bien voir et pour bien juger ; mais il n’en est peut-être que plus instructif, parce qu’il nous révèle avec beaucoup de naïveté et d’abandon des sentimens très populaires en Angleterre[2], et dont il peut nous être utile de connaître les motifs. M. Spencer n’est, du reste, ni un savant, ni un profond politique : c’est un gentleman instruit et spirituel, qui voyage pour son plaisir et qui raconte agréablement ses impressions. Malgré les préventions qui résultent de son patriotisme excessif, on doit reconnaître en lui du sens et de la pénétration. L’auteur allemand est un homme d’une tout autre espèce. Professeur dans une université russe, il a fait son voyage, il y a déjà quelques années, aux frais du gouvernement. Chargé d’étudier la mer Caspienne et les pays caucasiens, sous le rapport de la géologie et de l’histoire naturelle, il a recueilli en même temps une foule de détails de mœurs, de renseignemens ethnographiques, historiques et statistiques, qui sont devenus la partie la plus considérable et la plus importante de sa relation : c’est ainsi que deux cents pages de son énorme second volume sont consacrées à un récit infiniment curieux de la guerre de Perse en 1827 et de la partie de la dernière guerre de Turquie dont l’Asie a été le théâtre. C’est un fonctionnaire public russe, qui a surtout puisé aux sources officielles, et il est bien évident qu’il ne dit pas ce que le gouvernement ne veut pas qu’on sache. Toutefois c’est un homme grave, évidemment doué de cette conscience scientifique et historique particulière aux Allemands, et qui cherche visiblement à être aussi exact et aussi complet qu’il lui est permis de l’être. D’ailleurs, en admettant qu’il taise quelques méfaits administratifs et militaires, qu’il enfle un peu les succès et atténue les revers, cela n’a pas grande importance en soi. Il ne faut s’attacher qu’aux résultats généraux, et ces résultats, le docteur Eichwald nous paraît les présenter avec clarté et les apprécier avec intelligence. Ces deux ouvrages peuvent se compléter l’un l’autre, par cela seul que l’un est écrit dans le sens le plus hostile au gouvernement russe, tandis que l’autre n’a pu être publié qu’avec son approbation. Mais il se trouve en outre que M. Spencer n’a vu que le Caucase occidental, habité par les Circassiens et les Abazes, lequel n’a pas été visité par le docteur Eichwald, dont les excursions se sont bornées au Caucase oriental, aux côtes de la mer Caspienne et aux provinces transcaucasiennes. Nous nous occuperons d’abord de M. Spencer et de la Circassie, laquelle, comme on verra, mérite d’être traitée à part ; plus tard nous suivrons M. Eichwald à l’orient et au sud du Caucase, et nous résumerons ses documens sur les dernières guerres de la Russie contre les deux grandes puissances mahométanes.

Expliquons d’abord en peu de mots quels obstacles la chaîne du Caucase a présentés et présente encore aux progrès de la Russie en Asie.

Tous les chemins suivant lesquels s’est agrandi l’empire russe avaient déjà été reconnus par Pierre-le-Grand, et aucun plan n’a été suivi par ses successeurs, qui n’ait été conçu et préparé à l’avance dans cette puissante tête. En même temps qu’il établissait sa capitale sur sa frontière comme une tête de pont contre la Suède, et qu’il se mettait en communication avec la vieille Europe par la mer Baltique, afin de faire arriver à son peuple la civilisation occidentale, il comprenait que son empire était appelé à prendre une grande extension au midi, et il lui préparait les voies de ce côté. Il voulait déjà prendre pied sur les côtes de la mer Noire et sur celles de la mer Caspienne pour observer à la fois l’empire des Sofis et celui des Ottomans, double héritage qu’il croyait ne pouvoir échapper à lui ou à ses successeurs. Mais l’heure n’était pas encore venue : le vainqueur de Charles XII échoua dans ses projets contre la Turquie, et le traité du Pruth, à la suite de sa malheureuse campagne de 1711, l’obligea d’abandonner son premier établissement sur la mer d’Azof. Il fut plus heureux contre la Perse, livrée alors à la plus affreuse anarchie, et obtint d’une dynastie expirante la cession de toute la côte occidentale et méridionale de la mer Caspienne ; conquête prématurée qui dut être abandonnée peu d’années après, quand un soldat de fortune, le brave et habile Nadir, eut relevé l’empire persan de ses ruines. Depuis ce temps, la Russie n’a cessé d’aspirer à la domination des deux mers ; elle s’est établie sur leurs côtes au nord et à l’occident, mais sans pouvoir, jusqu’à ces derniers temps, s’étendre au midi, ni mettre la main sur les plus beaux pays que baignent leurs eaux. C’est que d’une mer à l’autre, entre les steppes de la Moscovie et les fertiles contrées qu’arrosent le Phase, le Cyrus et l’Araxes, s’élève la formidable muraille du Caucase. Deux passages seulement permettent une communication difficile à travers ce rempart gigantesque : l’un à l’est, le long de la mer Caspienne ; l’autre, au centre de la chaîne, remonte la vallée du Terek, fermée autrefois par la fameuse porte caucasienne. Les Russes ont occupé l’un et l’autre ; mais celui du centre, si indispensable pour pouvoir communiquer avec leurs provinces géorgiennes et arméniennes, ne reste à leur usage qu’à l’aide d’une ligne de points fortifiés qui le dominent dans toute sa longueur, et dont les garnisons ont des combats continuels à livrer aux populations montagnardes.

Le Caucase oriental a pour habitans les Lesghis et les Kistes ou Mitzdeghis. Le Caucase occidental est occupé par les Ossètes et par les tribus circassiennes et abazes au milieu desquelles vivent quelques hordes tartares. Toutes ces peuplades, qui forment un total d’environ deux millions d’hommes[3], sont restées, à peu d’exceptions près, indépendantes de la Russie. Fières, hardies, belliqueuses, elles n’aiment que la guerre et le pillage ; mahométanes ou idolâtres, les Russes leur sont doublement odieux comme ennemis de leur religion et de leur indépendance. On comprend que si elles avaient pu s’unir contre eux et agir de concert, il leur eût été facile de fermer absolument les passages du Caucase ; mais elles diffèrent d’origine, de langage, de mœurs : elles sont sans cesse en guerre les unes avec les autres, et il y a des querelles fréquentes jusque parmi celles qui appartiennent à la même race. Grace à ces divisions, la Russie a pu établir et conserver sa ligne militaire, quoique avec beaucoup de peines et de dépenses. Il n’est rien qu’elle n’ait tenté pour neutraliser cet ennemi placé sur ses derrières et si redoutable en cas de revers pour les armées lancées au-delà du Caucase contre les Turcs ou les Persans. Elle a essayé tour à tour les voies pacifiques et les moyens violens, tantôt traitant avec les chefs et leur accordant des honneurs et des pensions, tantôt faisant des expéditions dans les vallées les plus reculées et portant partout le fer et la flamme. Et pourtant, depuis 1777, époque où la ligne du Caucase fut établie, ses efforts, quelque persévérans et quelque habiles qu’ils aient été, n’ont pu réussir encore à assurer complètement ses positions.

Parmi les populations caucasiennes, la plus connue est celle des Circassiens ou Tcherkesses. La beauté proverbiale des Circassiennes, si vantée dans tout l’Orient, la puissance des Mamelouks circassiens en Égypte, au moyen-âge, que sais-je ? le personnage si remarquable du circassien Argant, dans la Jérusalem délivrée, ont jeté sur leur nom un certain éclat poétique et romanesque, que M. Spencer et la presse anglaise cherchent à faire rejaillir sur leur lutte actuelle avec les Russes : c’est, après tout, une noble et remarquable race. Comme les Tcherkesses et les Abazes, leurs vassaux, occupent le versant méridional du Caucase, depuis l’embouchure du Kouban jusqu’aux frontières de la Mingrélie, et dominent ainsi près de cent lieues de côtes sur la mer Noire, la Russie n’aura la domination absolue et la libre disposition de cette mer qu’après les avoir assujettis. De là, le grand prix qu’elle attache à leur soumission, et de là aussi, le vif intérêt que portent les Anglais à l’indépendance de la Circassie.

Ce peu d’explications suffit, nous le croyons, pour donner une idée de l’importance de la question circassienne ; nous passerons donc, sans autre préambule, à l’analyse de l’ouvrage de M. Spencer.

Et d’abord, il faut faire connaître l’esprit qui l’anime et les vues générales qui ont présidé à la composition de son livre. La préface de la seconde édition est curieuse sous ce rapport, parce que, encouragé par le succès, l’auteur se livre avec plus d’abandon à toute la chaleur de son indignation patriotique contre la Russie. « Peu de mois se sont écoulés, dit-il, depuis la publication de ces volumes ; mais tel a été l’intérêt excité par la guerre d’extermination que les hordes rapaces de la Russie livrent actuellement aux tribus indépendantes de l’isthme caucasien, que ce court espace de temps a suffi, grace à la presse libre d’Angleterre et de France (et j’espère aussi à mes propres efforts), pour porter jusqu’aux extrémités les plus reculées du globe des notions précises sur l’état réel de ce malheureux pays. Cette lutte inégale, si honteuse pour l’agresseur et si glorieuse pour le noble peuple qui, sans secours étrangers, résiste avec succès, depuis plus de cinquante ans, à ses inexorables ennemis, a intéressé en sa faveur non-seulement les hommes politiques de toutes les opinions dans notre patrie, mais les hommes humains et éclairés de tous les pays. Les patriotiques efforts de ces braves montagnards sont appréciés comme ils méritent de l’être, et leur cause a conquis la sympathie des hommes libres dans toutes les parties du monde ; car à Paris comme à Vienne, à Berlin et à Naples comme à Madrid, la Circassie est un sujet qui revient dans toutes les conversations ; on forme les vœux les plus ardens pour le succès définitif de ses armes, pendant que l’oppresseur qui voudrait l’anéantir est flétri de toutes les épithètes que mérite la cruauté tyrannique. »

Immédiatement après ce début, M. Spencer passe à l’affaire du Vixen ; il gourmande la faiblesse du gouvernement britannique, qui n’a pas exigé de réparation pour cette audacieuse insulte au pavillon national, et s’indigne surtout contre lord Durham, qui, cajolé par le rusé moscovite, n’a envoyé au Foreign-Office que des renseignemens inexacts. Il affirme, contrairement aux dépêches du noble ambassadeur, qu’il n’y avait dans la baie de Soudjouk-Kalé aucun point fortifié occupé par les Russes, lorsque le Vixen s’y est présenté, d’où il conclut que la saisie de ce navire a été un véritable acte de piraterie. Il compare en gémissant les ministres actuels à ces ministres anglais des époques antérieures, si fiers, si énergiques, si susceptibles sur ce qui touchait à l’honneur anglais ; puis, dans une péroraison que nous citerons presque en entier, il invoque une démonstration de l’Angleterre en faveur des Circassiens, et s’efforce de prouver la légitimité et la nécessité de cette intervention, qu’il réclame à la fois au nom de l’humanité et des intérêts commerciaux de la Grande-Bretagne.

« Toute la presse ministérielle, dit-il, si violente quand la question du Vixen fut agitée pour la première fois, est devenue muette comme la tombe, connaissant bien l’erreur et les difficultés dans lesquelles l’imprudence de lord Durham a jeté ses collègues. Pendant ce temps, notre grand ennemi, après nous avoir jeté aux dents le gant du défi, après avoir trompé notre ambassadeur, poursuit sans empêchement ses projets d’agression et d’agrandissement, non-seulement dans le Caucase, mais dans les déserts reculés d’Hérat, dans le gouvernement d’Oude, etc. : dans ces divers pays, et même dans nos possessions de l’Inde, il ne s’est pas fait scrupule de nouer des intrigues politiques pour exciter des mouvemens insurrectionnels, dans le but d’affaiblir notre pouvoir en Orient. C’est pourtant là l’ami de cœur de notre ambassadeur, qui porte aux cieux sa générosité et sa magnanimité ! Grace à lui, les Circassiens, une nation indépendante de près de quatre millions d’ames, sont laissés à la merci de leur impitoyable ennemi. Quoiqu’ils aient offert plus d’une fois de se mettre sous la protection de la Grande-Bretagne, leurs avances sont restées sans réponse. Et quel pouvoir sur la terre pourrait contester notre droit d’accepter ces propositions, si l’on juge la question suivant les lois qui régissent les rapports entre nations indépendantes ? Le gouvernement turc reconnaît que le Caucase occidental n’a jamais fait partie de ses états : cette déclaration est confirmée, non-seulement par les imprimés officiels du gouvernement russe, mais par l’acte même de la guerre actuelle ; et si nous examinons les dépêches des généraux russes et les proclamations officielles adressées aux Circassiens par le ministère de la guerre, nous verrons que ces peuples ne sont jamais traités en sujets rebelles à l’empereur, mais en tribus indépendantes. J’ai fait voir, dans ce livre, que la Russie ne possède rien dans le pays, si ce n’est quelques forteresses au bord de la mer, qu’elle ne peut défendre qu’avec une grande dépense d’hommes et d’argent.

« Je voudrais savoir à quel titre la Russie s’arroge le droit de contrôle sur la navigation de la mer Noire. Le mot même dément ses prétentions. Les mers, les océans sont-ils autre chose que des grandes routes destinées par la nature à établir des rapports entre les nations éloignées ? Quand même elle posséderait ce qu’elle travaille si activement à conquérir, le littoral entier de cette mer, quand elle l’aurait peuplé de soldats et hérissé de forteresses, sa dictature dériverait de la force et non du droit. Mais dans l’état actuel des choses, quand elle n’a de prétentions légitimes à faire valoir que sur quelques lieues de la côte septentrionale, il est difficile de dire ce qui doit le plus exciter la surprise, de la hardiesse d’une puissance qui s’arroge un tel privilége, ou de la stupidité des nations qui en subissent débonnairement l’exercice. Qui peut nier qu’un établissement anglais, ou plutôt un comptoir commercial sur la mer Noire, ne produisît les conséquences les plus importantes sous le double rapport de la politique et du commerce ? Le Caucase occidental, habité par les tribus indépendantes de la Circassie, est d’une fertilité prodigieuse, et presque tous ses ports, toutes ses baies, sont accessibles en toute saison et à l’abri de tous les vents. C’est une position admirable pour arrêter les progrès de la Russie, assurer l’indépendance de la Turquie et de la Perse, et servir de barrière presque insurmontable contre toute tentative d’invasion dans nos possessions orientales. En négligeant de faire son profit d’une offre si importante, est-ce aller trop loin que de dire au gouvernement de sa majesté qu’il encourt une sérieuse responsabilité par une incurie qui peut être la source de malheurs irréparables pour notre pays ?

« La première démonstration de la part de la Grande-Bretagne, en faveur des peuples du Caucase, serait saluée par une explosion de joie simultanée dans tout l’empire ottoman et dans tout l’empire persan ; d’un autre côté, elle ébranlerait la puissance russe jusque dans ses fondemens. À l’intérieur, cette puissance a à contenir les mécontentemens de l’armée et la désaffection que le peuple nourrit en silence, par suite des exactions des employés civils et de la corruption qui règne dans l’administration de la justice. La Pologne, la Pologne persécutée, est prête à éclater comme un volcan tout plein de vengeances terribles. Ajoutez à cela que les Cosaques du Don, du Kouban, du Phase et du Khopi, ont déjà montré des symptômes de sentimens révolutionnaires, et, dans quelques districts, ont fait cause commune avec les Circassiens. De nombreuses tribus du Caucase, qui, jusqu’ici, étaient restées paisibles et soumises au gouvernement, se sont jointes dernièrement à ces montagnards : une force militaire imposante maintient seule dans la soumission les habitans de la Géorgie, de l’Imirétie, de la Mingrélie et de la Gourie. Nos correspondans de Constantinople et de Trébisonde nous disent que même le dernier voyage de l’empereur à travers ces pays, de Soukoum-Kalé à Tiflis, et de là en Russie, à travers le Vladi Caucase et le pays des Cosaques de la mer Noire, ne s’est pas fait sans de grands dangers, parce que des corps considérables de Circassiens ont inquiété les troupes qui lui servaient d’escorte, quoiqu’elles fussent pourvues d’un train d’artillerie prêt à agir immédiatement. Combien cela ressemble peu aux pompeux récits que nous a faits la presse soldée de Russie sur l’enthousiasme témoigné partout à l’empereur par ses bien-aimés sujets, et sur la quantité de petits princes qui lui auraient rendu hommage !

« Outre les considérations politiques et le désir que nous pourrions avoir d’établir des colonies dans le Caucase, ne sommes-nous pas, rigoureusement parlant, une nation de boutiquiers (shopkeepers) ? n’est-ce pas aux entreprises commerciales que nous devons toute notre prospérité et notre grandeur ? Combien donc ne nous est-il pas nécessaire d’établir des relations de commerce avec des pays éloignés semblables à l’isthme caucasien ! car presque tous les peuples du continent s’étant mis à fabriquer ce qu’ils consomment, il est évident que, dans quelques années, nous serons entièrement chassés de leurs marchés. L’Allemagne, avec sa population de trente millions d’ames, est déjà perdue pour l’industrie anglaise par l’adoption de la ligne commerciale prussienne. Où donc pouvons-nous espérer de trouver un marché qui ne soit pas occupé d’avance, si ce n’est dans les nombreux pays qui avoisinent la mer Noire ? Et, pour ne citer qu’une seule ville, nos exportations pour le nord de la Perse, par la voie de Trébisonde, se sont accrues, en peu d’années, de quelques mille livres à près de deux millions sterling, tandis que le total de notre commerce avec le vaste empire de Russie et ses cinquante millions de sujets n’excède pas annuellement trois millions de livres.

« Mais, au lieu de diriger notre attention vers ces questions de commerce et de politique étrangère, si importantes pour nous, ne consumons-nous pas nos forces dans des intrigues domestiques, dans de stériles cabales ? Un parti cherche à conquérir le pouvoir à l’aide du scrutin secret et du suffrage universel ; un autre vise au même but en hésitant à nettoyer de la rouille des âges nos vénérables institutions ; un troisième s’efforce de rester en place au moyen d’un système de juste milieu. Pendant ce temps, nous laissons toutes les puissances de l’Europe poursuivre, chacune de son côté, leurs plans d’agrandissement, et fermer successivement tous les débouchés de notre commerce. Mais on peut assurer, d’après la vivacité des sentimens qui se sont manifestés, par la voie de la presse, dans la capitale et dans toutes nos grandes villes maritimes et commerçantes, et aussi d’après l’extrême anxiété avec laquelle le commerce attend la décision du parlement sur la question du Vixen et la violation des lois internationales, que le peuple anglais est éveillé sur les vrais intérêts du pays, et qu’aucune réunion d’hommes ne peut espérer de conserver les rênes du gouvernement, à moins que la hardiesse et la résolution ne président à leurs conseils, particulièrement en tout ce qui touche notre commerce et notre politique étrangère.

« Si l’on s’emparait, à la façon des grands hommes d’état, des avantages que cet incident a fournis, comme l’eût certainement fait un Pitt, un Canning, et même un Fox, nous pourrions à la fois enlever à la Russie ses moyens d’agression dans l’Orient, délivrer un vaillant et malheureux peuple des horreurs de la lutte la plus injuste et la plus inégale qui ait jamais déshonoré une puissante nation, assurer définitivement la liberté de la navigation sur l’Euxin, établir la paix en Europe et en Asie, et ouvrir à l’industrie anglaise un nouveau canal jusqu’à nos possessions de l’Inde, à travers les fertiles contrées situées entre la mer Caspienne et la mer Noire, non sans décupler notre commerce avec l’Asie Mineure et la Perse.

« Au contraire, si, nous endormant dans une sécurité pleine d’illusions, nous ne prenons aucune mesure pour assurer nos droits et défendre nos intérêts, dans quelques années, lorsque les braves habitans du Caucase, qui implorent aujourd’hui notre protection, seront exterminés, lorsque la Turquie et la Perse seront enchaînées aux roues du char de leur conquérant dans sa marche vers l’Inde ; lorsque notre commerce aura passé en d’autres mains et dans d’autres canaux, nous regretterons notre oisiveté quand il ne sera plus temps d’agir, nous pleurerons sur notre manque de clairvoyance quand les funestes présages auront été accomplis, et nous gémirons, mais trop tard, de ce qu’au lieu de marcher hardiment pour prévenir le mal, nous l’aurons laissé prendre d’assez grands accroissemens pour qu’il n’y ait plus, dois-je le dire, aucune espérance de le combattre avec succès. »

Tout cela est dicté par un patriotisme fort louable, sans doute, mais qui s’exprime avec plus de franchise que d’habileté, si tant est que l’on veuille faire des alliés à la Circassie sur le continent. M. Spencer, cela ressort de chacune de ses phrases, voit avant tout dans la cause circassienne celle du commerce anglais : les grands mots d’humanité et de liberté ne sont guère là que pour la forme. Mais si la Russie n’est si haïssable, la Circassie si intéressante, que parce que l’une est la dangereuse ennemie du monopole maritime et commercial de la Grande-Bretagne, pour lequel l’autre peut devenir un utile auxiliaire, nous, Français, qui après tout supportons impatiemment ce monopole, et qui avons plus à gagner qu’à perdre à sa destruction, nous devons nécessairement nous sentir très refroidis pour une cause qu’on nous présente comme anglaise avant tout. Sans doute, ce n’est pas la faute des Circassiens si leur intérêt se trouve lié à celui des boutiquiers de Londres, et cela ne doit pas nous empêcher de sympathiser avec eux, s’il nous est démontré qu’ils ont droit à notre sympathie : toutefois il en résulte qu’un public français doit prêter une oreille moins confiante aux argumens de leur avocat et soumettre ses allégations à une critique plus sévère.

C’est au mois d’avril 1836 que M. Spencer s’embarqua à Vienne, sur le bateau à vapeur de Pest. Dans cette dernière ville, il monta sur celui qui devait, pour la première fois, descendre jusqu’à Galatz, la hauteur des eaux du Danube permettant de tenter le difficile passage de la porte de fer. De Galatz, un troisième bateau à vapeur le conduisit à Constantinople. Le voyage de Vienne à Constantinople se fait maintenant à peu près en douze jours, en jetant l’ancre toutes les nuits. Il se ferait aisément en huit, sans les arrangemens mal pris, les lenteurs administratives, les retards résultant du fréquent visa des passeports par les autorités autrichiennes. Même avec ces lenteurs, la rapidité avec laquelle les paquebots à vapeur font faire un trajet autrefois si long et si difficile, est pour les riverains du Danube l’équivalent de la vitesse d’un ballon, « tant le temps a peu de valeur, dit M. Spencer, là où l’absence d’occupations commerciales et industrielles donne à la masse de la population plus de loisir que de richesse. » Le voyageur anglais décrit successivement la Hongrie, la Valachie, les côtes de la mer Noire, et donne des détails intéressans sur les institutions et les mœurs hongroises ; toutefois nous ne nous arrêterons pas à cette partie de son voyage, non plus qu’à la promenade aux champs où fut Troie, ni à ses descriptions de Constantinople, omnia jam vulgata. Nous nous occuperons de préférence de ses observations sur la décadence présente de l’empire turc et sur les efforts de son souverain pour le régénérer, parce que c’est un sujet d’un grand intérêt, et que les vues de M. Spencer, sur ce point, sont souvent pleines de sens.

Quoique la Turquie, dit-il, dans sa dernière lutte avec la Russie, ait eu à vider jusqu’à la lie la coupe d’amertume, et quoique nous devions de la sympathie aux revers de notre ancienne et fidèle alliée, toutefois, sous un rapport, nous pouvons à peine les regretter, parce qu’ils ont eu le bon effet de dissiper au moins en partie l’ignorante illusion de ses enfans. Ces malheurs peuvent, en définitive (au moins le philanthrope aime à en concevoir l’espérance), en les mettant en contact plus immédiat avec la tactique et la civilisation des peuples étrangers, pousser à leur régénération, exciter leur émulation et placer leur pays dans la position que la nature elle-même semble lui avoir assignée.

« Quand nous jetons les yeux sur les pages de leur histoire, et que nous y voyons leur origine, leurs progrès et leurs victoires ; la gloire, l’étendue et la magnificence de leur puissant empire, subjuguant tant de souverains l’un après l’autre, et menaçant la chrétienté même dans son existence, nous ne pouvons guère être surpris de l’admiration pour eux-mêmes dont les Turcs étaient comme cuirassés, de leur arrogant mépris pour tous ceux qui avaient une autre foi que la leur, et de leur croyance qu’ils étaient invincibles, parce qu’ils combattaient sous la bannière du prophète. Si, toutefois, la lumière de la civilisation et de l’intelligence dissipait les brouillards de la superstition, et donnait une direction convenable à l’énergie d’un tel peuple, ne pouvons-nous pas croire qu’ils pourraient soutenir leur empire chancelant, et fournir encore une carrière, sinon aussi brillante que par le passé, au moins plus durable, parce qu’elle serait en harmonie avec les véritables intérêts de l’humanité ?

« Quelque merveilleux que puisse paraître le rapide agrandissement de l’empire de Mahomet, sa décadence n’est pas moins surprenante ; car moins d’un siècle a suffi pour dépouiller les Osmanlis de toute leur gloire, et pour leur arracher plus de la moitié de leurs conquêtes. Terrible leçon pour les gouvernemens, sur la nécessité d’encourager l’industrie et de s’opposer à l’invasion des vices efféminés qui attaquent la moralité et l’énergie d’un peuple ! Le musulman a accéléré sa propre décadence. Il s’est suicidé lui-même. Il ne conquérait que pour piller ; il n’a gouverné qu’à force d’exactions, en sorte que son sceptre est devenu une malédiction pour tous les peuples qui y ont été soumis. Rassasié de conquêtes et gorgé de pillage, il s’est laissé aller à tous les penchans qui pouvaient le dégrader et l’énerver. Bien différent de ses nobles ancêtres, qui étaient vaillans sur le champ de bataille, fidèles à leurs souverains et généreux envers leurs ennemis, il présente aujourd’hui, en souriant, la coupe empoisonnée, et assassine, avec des sermens d’amitié sur les lèvres. J’en atteste les vastes massacres exécutés par le gouvernement turc, et mille détails de vie privée donnés par des voyageurs d’une véracité incontestée, et que j’ai souvent entendu raconter par les Francs résidant en Turquie.

« Revenons à nos observations sur le déclin de l’empire ottoman. Pendant qu’avec le cours des siècles, les enfans de la croix entassaient connaissances sur connaissances, découvertes sur découvertes, améliorations sur améliorations, les fils du croissant sont restés stationnaires, et ils resteront ainsi tant qu’ils adhéreront à leurs institutions civiles et religieuses, qui non-seulement sont par elles-mêmes démoralisantes, mais qui, en outre, défendent toute tentative d’innovation. C’est grace à cet attachement aux anciens usages que nous trouvons maintenant l’empire turc semblable à une vieille chambre abandonnée, qui, ayant été fermée pendant des siècles, est tout à coup ouverte aux rayons d’un plein soleil de midi. Mais, jusqu’à présent, le seul résultat de cette émission de lumière a été que l’Osmanli porte la main à sa barbe avec plus de vivacité que de coutume, et s’écrie d’une voix plus animée qu’à l’ordinaire : « Mashallah ! Allah kerim ! »

« Un pays épuisé par des exactions séculaires, un peuple dépravé, gouverné par une suite de princes mous et efféminés ; à la frontière, une armée désorganisée faute de paie ; à l’intérieur, les janissaires, une troupe de bandits enrégimentés, effrayant les rues de la capitale par des scènes d’une violence révolutionnaire ; tout cela faisait de la Turquie une proie livrée sans défense à l’agression de ses ennemis. Aussi peut-on croire que les lauriers de la Russie ont été conquis sans difficulté, et que ses conquêtes sur les armées indisciplinées du croissant ont été achetées à peu de frais. Toutefois nous devons reconnaître que le soldat turc, n’étant pas énervé par les vices orientaux de ses frères plus opulens, conserve encore la valeur impétueuse et le zèle fanatique de ses indomptables aïeux, et qu’il a fait, pour défendre son pays, des prodiges d’héroïsme. Mais ayant eu le malheur d’avoir à sa tête des chefs sans talent et sans courage, sa vaillance ne lui a servi à rien contre un ennemi qu’il aurait facilement anéanti, s’il avait eu les avantages d’une éducation militaire semblable.

« À ses autres vices le Turc a ajouté celui de l’ivrognerie, non comme theriaki (mangeur d’opium), mais comme sectateur du dieu de la vigne. Même les dames du harem ont découvert que le rosoglio a plus de montant que le sorbet. Pendant mes promenades dans Constantinople, je rencontrais presque tous les jours autant d’ivrognes, dans les rues, qu’on en peut voir dans quelque ville chrétienne que ce soit ; l’on n’a, d’ailleurs, qu’à consulter les marchands francs sur la quantité de rhum et d’arack consommée par les dévots habitans de la capitale de l’islamisme. Ils boivent publiquement, car Mahomet, si grand prophète qu’il fût, n’a pas su prévoir la découverte des Indes occidentales. En conséquence, il n’a pas pu interdire à ses sectateurs l’usage de ce nectar enivrant. Il est notoire que les personnes le plus haut placées de l’empire se sont fait ordonner le vin dans l’intérêt de leur santé.

« Le sultan Mahmoud, par la hardiesse de ses réformes, directement opposées aux prescriptions de l’islamisme, et que l’intrépide énergie de son caractère pouvait seule lui faire entreprendre, a profondément ébranlé la foi du peuple dans l’infaillibilité du Coran, et a complètement détruit chez lui la croyance qu’un homme mortel ne pouvait violer impunément les lois du prophète, lois écrites de la main de Dieu même avant la création du monde, et apportées par l’ange Gabriel au grand Mahomet, l’élu du ciel. Il n’est donc pas étonnant que l’incrédulité à l’origine divine du Coran fasse des progrès rapides. On se dit même à l’oreille que le sultan, dans les dernières années, a accordé aux rajahs humiliés, et aux giaours tant méprisés, beaucoup plus de faveurs qu’il n’eût convenu au vicaire du prophète de Dieu ; et même quelques-uns des chrétiens de Stamboul osent conjecturer qu’il ne serait pas impossible qu’au bout de quelques années, leur foi épurée fût adoptée à la place des erreurs de l’islamisme. »

M. Spencer adopte jusqu’à un certain point cette conjecture, et il émet l’opinion que, si les Turcs embrassaient le christianisme, ils se rallieraient plutôt au protestantisme qu’aux croyances de l’église grecque ou de l’église romaine. Il pense que les pompes, les cérémonies, les nombreux jours de fête et d’abstinence de ces deux églises ne sauraient convenir aux musulmans, accoutumés à un culte très simple et très peu chargé de pratiques ; qu’ils seraient en outre repoussés par l’horreur que leur inspirent les statues et les tableaux, horreur qu’ils ont au même degré pour la foi à la médiation des saints. « Pour corroborer les opinions que je viens d’annoncer, on me permettra peut-être de dire que, pendant les différentes discussions que j’ai eues avec mes amis turcs, au sujet de la religion, ils ont souvent exprimé leur surprise de ce que le christianisme renfermait une croyance et un culte aussi dégagés des secours extérieurs et accessoires adoptés par les églises grecque et romaine, que l’est le protestantisme ; et quand j’expliquais que l’essence du christianisme consistait dans sa simplicité, ils avouaient ouvertement et sans hésiter une vive admiration pour lui. Ne puis-je pas en conclure, sans m’exposer à être traité de visionnaire, que, si on adoptait des mesures prudentes et raisonnables, il y a une forte probabilité que ce peuple pourrait, avec le temps, être converti au christianisme protestant ; d’autant plus qu’il reçoit avec une faveur très marquée tout ce qui vient de l’Angleterre. »

Nous avons mentionné cette opinion, parce qu’elle a quelque chose de neuf et d’original. Quant à nous, nous doutons fort que les Turcs se rallient à l’église anglicane, quoique nous reconnaissions aussi des analogies entre l’islamisme et le protestantisme. La religion de Mahomet n’est, après tout, qu’une hérésie chrétienne. Le Coran, dans ce qu’il a d’essentiel, n’est qu’un plagiat de l’Ancien-Testament et de l’Évangile ; il reconnaît la mission divine de Jésus-Christ, et lui accorde même beaucoup plus que les protestans rationalistes, si nombreux aujourd’hui en Allemagne et en Angleterre. Nous n’espérons guère, du reste, la conversion des Turcs au christianisme. La corruption de leurs mœurs, favorisée par une religion toute sensuelle, malgré son apparence de spiritualisme métaphysique, l’institution de la polygamie, celle de l’esclavage, sont des obstacles trop difficiles à lever ; mais si pareille chose pouvait se tenter, nous pensons que l’église catholique aurait beaucoup plus de chances de succès que les églises séparées d’elle, car, indépendamment de toute autre considération, elle est beaucoup plus habile en fait de prosélytisme, et ses missionnaires sont encore les seuls qui aient opéré des conversions sur une grande échelle. L’antipathie des mahométans pour les images et les jours de jeûne, sur laquelle insiste M. Spencer, est une objection tout-à-fait insignifiante[4], parce que les pratiques auxquelles il fait allusion sont quelque chose de tout-à-fait secondaire, et appartiennent à cette partie du catholicisme qui peut se modifier selon les temps et les lieux. Nous lui rétorquerions un argument de la même force et peut-être même meilleur, si nous lui disions que ce qui empêchera les Turcs de se faire protestans, c’est qu’ils font grand état des pélerinages, qu’ils aiment fort les légendes, et qu’ils ont des ordres monastiques contemplatifs, toutes choses que la réforme a proscrites comme des superfétations contraires à la pureté du christianisme. Mais ne nous lançons pas dans une discussion qui exigerait de trop longs développemens, et revenons aux jugemens de M. Spencer sur la moralité des musulmans.

« La plus éloquente satire contre la religion mahométane, dit-il, et la plus frappante réalisation des paroles de notre Sauveur : L’arbre est connu par ses fruits, se trouve dans le caractère des Turcs au XIXe siècle. Il est naturel que le voyageur qui ne fait que passer, reçoive de l’islamisme une impression favorable ; car qu’y a-t-il de plus imposant que l’appel solennel à la prière que le muezzin fait entendre cinq fois le jour, du haut des minarets ? Il est impossible que l’ame ne soit pas touchée en écoutant l’invitation sacrée, adressée, non-seulement aux enfans du prophète, mais à l’univers tout entier. Et combien sont sublimes ces paroles : « Venez à la prière ! venez à la prière ! venez au temple du salut ! Grand Dieu ! grand Dieu ! j’atteste qu’il n’y a pas d’autre dieu que Dieu ! et Mahomet est son prophète ! » Combien de fois ces paroles, prononcées par une voix pleine, sonore et harmonieuse, sont venues frapper mon oreille dans la paisible solitude du matin, quand, au milieu du silence universel, l’appel à la prière avait l’air d’un commandement du ciel ; que de fois, dans mon admiration enthousiaste pour cette magnifique observance, j’ai oublié, pour un moment, les faussetés du symbole mahométan, symbole dont l’absurdité nous paraît d’autant plus évidente que nous l’étudions davantage, et où l’on voit clairement que le grand imposteur ne l’a fabriqué que pour satisfaire ses penchans égoïstes et faciliter les conquêtes que méditait son ambition ! Outre ses autres funestes conséquences, aucune religion n’a eu une tendance plus marquée à rabaisser l’homme comme être intellectuel, la doctrine du fatalisme suffisant seule pour paralyser toute l’énergie de l’esprit. Quelle activité, quelle entreprise peut-on attendre d’un homme qui se considère comme une marionnette passive, et croit pieusement que toute tentative pour détourner un malheur, quelque imminent que soit le danger, est un péché contre le ciel ? »

Nous emprunterons encore à M. Spencer quelques-unes de ses remarques sur les réformes du sultan Mahmoud et sur ses tentatives pour discipliner son armée à l’européenne. Bien convaincu que l’intégrité de l’empire dépend de l’organisation de son armée, ce prince fait manœuvrer lui-même ses soldats, comme faisaient Pierre-le-Grand et Frédéric II ; et ils font leurs évolutions avec plus de précision qu’on ne pourrait s’y attendre, vu l’extrême pénurie de bons officiers subalternes. Le sultan est lui-même un excellent cavalier, et il fait admirablement manœuvrer un escadron ; quoique déjà avancé en âge, il est encore plein de vigueur et de santé. Le voyageur anglais a souvent admiré son air martial et sa noble figure, digne du monarque dans les veines duquel coule le plus illustre sang de l’Asie. Ses deux fils, qui l’accompagnent souvent, reçoivent une éducation très soignée, et il y a tout lieu de croire que son successeur, nourri dans ses idées, marchera dans les mêmes voies. Il était alors question de faire voyager ces jeunes princes, quoique le Coran défende absolument aux membres de la famille du padischah de quitter l’empire, si ce n’est pour aller exterminer les infidèles : ils devaient aller visiter les îles grecques de l’Archipel. De proche en proche, M. Spencer voit déjà l’héritier du trône ottoman rendant visite à la reine Victoire, et il assure qu’il était fort question d’un voyage en Angleterre. Il est, du reste, fort porté en faveur de Mahmoud : il énumère les bienfaits dont son peuple lui est redevable, l’ambition et la rapacité des pachas réprimées, les exactions sévèrement punies, la justice, autrefois si corrompue, soumise à un meilleur régime, l’hérédité de la propriété assurée par les lois, et le monarque renonçant au droit de la couronne sur les biens des ministres et pachas décédés, l’imposition de taxes régulières, l’établissement d’une imprimerie et d’un journal à Stamboul, l’organisation des écoles militaires, enfin les efforts tentés pour créer une armée. « Mais, ajoute-t-il, il y a encore beaucoup à faire, car quoique ce corps de bandits dont les atrocités seront long-temps un souvenir d’horreur, ait cessé d’exister, un autre corps plus puissant reste à soumettre : je veux parler des prêtres. Ceux-ci, armés du livre du prophète et de la loi, possesseurs du pouvoir spirituel et temporel, redoutables par l’intelligence et l’habileté, opposent de sérieux obstacles à l’œuvre du monarque réformateur ; et tant que cette masse gigantesque de préjugés et de superstitions ne sera pas balayée, tant que leurs priviléges exclusifs ne seront pas abolis, la civilisation de la Turquie n’avancera guère…

« Quoique les efforts du sultan, eu égard au peu de temps qui s’est écoulé depuis qu’il a commencé ses réformes, aient amené des résultats frappans dans l’armée, la masse du peuple ne s’est pas améliorée au même degré ; ses progrès n’ont pas répondu à l’activité déployée par son entreprenant souverain pour le régénérer ; car, excepté chez les jeunes gens des écoles militaires, il est rare de voir des témoignages d’un véritable enthousiasme patriotique. Parfois, il est vrai, on rencontre quelques esprits ardens qui brûlent de mesurer leurs armes avec celles de l’odieux Moscovite ; mais en général les Turcs du temps actuel ont pour caractère l’apathie et l’indolence, et se distinguent fréquemment par leur attachement à des vices dégradans qui les rendent méprisables aux yeux d’un Européen à l’ame élevée. Si l’on visite leurs fortifications, leurs arsenaux ou leurs vaisseaux de guerre, on trouve partout la même torpeur négligente, le même manque d’énergie. On ne prend aucun soin pour que la tenue militaire et la contenance des troupes soient de nature à porter la terreur dans le cœur des ennemis. Outre l’apparence généralement malpropre des hommes et le peu de respect marqué par les soldats à leurs officiers, on ne fait aucune attention à ce que les rangs soient bien appareillés ; car l’on voit souvent l’homme le plus maigre à côté du plus chargé d’embonpoint et un nain accolé à un géant, comme si l’on cherchait exprès ces rapprochemens ridicules. Quelque insignifans que puissent paraître ces détails, soyez sûr qu’il en résulte un effet fâcheux, et que leur impression sur le spectateur accoutumé à la belle apparence des troupes européennes ne peut être qu’un sentiment de mépris pour une armée composée de pareils élémens. Mais c’est quand ils marchent que ces soldats ont l’air le moins militaires, et je crois en vérité que le meilleur instructeur d’Europe ne viendrait pas à bout de corriger entièrement un Osmanli de la gaucherie et de l’insupportable dandinement particulier à ce peuple, quand il se met en mouvement.

« Quoique le Turc ainsi enrégimenté n’ait point une contenance martiale fort imposante, il a pourtant ses qualités essentielles comme soldat : il est plus patient dans les revers et plus endurant que l’Européen ; son mépris pour toutes les commodités de la vie ne saurait être trop admiré. Son lit, qui ne se compose que d’un morceau de tapis ou d’une natte, avec une couverture en poil de chameau ou de chèvre, lui sert également au camp et à la caserne, et un énorme chaudron fait cuire tout ce qu’il faut de pilau pour les besoins d’une compagnie. Quand ces objets lui sont procurés (et autrefois il n’y fallait pas toujours compter), il est aussi heureux et plus heureux peut-être que le soldat européen le mieux nourri et le mieux logé.

« Le manque d’un service de santé bien organisé est une des lacunes les plus importantes dans l’armée turque ; car le disciple de Mahomet, nonobstant son fatalisme et sa détermination à opposer l’apathie aux revers et le stoïcisme à la douleur, s’apercevrait certainement bientôt des avantages d’un bon traitement médical. Il serait impossible de former un corps de médecins indigènes capable de suffire aux besoins du service, et il y aurait de grands inconvéniens à recourir uniquement à des étrangers ; toutefois il est fort désirable qu’on fasse quelques tentatives pour soulager les souffrances des malades et des blessés dans la première guerre que la Turquie aura à soutenir. Un service de santé n’est pas, du reste, la seule chose qui manque à l’armée ottomane : il lui manque encore un état-major bien conduit, ce qui l’expose à tous les maux résultant d’une mauvaise administration, maux qui s’accroîtraient au centuple en temps de guerre. Le sultan ne l’ignore pas ; mais, grace à l’ignorance et à l’incapacité de ses agens, rien de ce qu’il a tenté jusqu’ici pour y remédier n’a pu réussir. En outre, la majorité de ses instructeurs européens est composée d’hommes qui ne présentent pas de très grandes garanties comme caractère ni comme talent militaire. Le sultan, d’ailleurs, malgré sa fermeté, ayant cédé aux sollicitations de son peuple, qui ne veut être commandé que par des officiers professant l’islamisme, les Turcs ne sont pas en position de faire de grands progrès dans la tactique européenne.

« Ce n’est pas tout encore : l’allié protecteur du sultan, craignant apparemment que le pupille ne devienne trop redoutable pour le tuteur, ne manque jamais de trouver mille objections fondées sur les opinions politiques réelles ou supposées de tout homme d’un talent militaire reconnu qui offre ses services à l’armée turque. Il est vrai que le grand-seigneur prend parfois un ton d’indépendance, et l’on entend dire que l’influence de son très fidèle cousin décline, et que les conseils de l’Angleterre prévalent ; alors le courage languissant des patriotes se relève, mais hélas ! toutes les velléités d’énergie du sultan se dissipent à un seul signe de tête du petit homme dans son château de Bouyouk-Déré. Comment en pourrait-il être autrement ? Le filet de l’intrigue politique est trop habilement tendu autour de la victime pour qu’elle puisse s’en tirer ; connaissant sa faiblesse et ayant été si souvent abandonné par ceux dont les intérêts sont identifiés avec les siens, Mahmoud est obligé de céder, à moins qu’il ne veuille voir l’anarchie triompher à l’intérieur et l’ennemi franchir la frontière.

« En rendant compte de l’état actuel de cet empire en décadence, je regrette de ne pouvoir représenter les choses comme je voudrais qu’elles fussent ; toute apparence d’amélioration est saluée avec espérance par tous ceux qui s’intéressent, non-seulement à la stabilité du pouvoir de la Porte, mais encore à la diffusion générale des lumières parmi le peuple turc. Toutefois mon opinion est que, si nos secours et nos conseils ne deviennent pas plus efficaces qu’ils ne l’ont été jusqu’ici, le sultan Mahmoud, avec toute son énergie, ne pourra que retarder la chute définitive de son empire ; car comment les efforts d’un seul homme, quelque grand, quelque puissant qu’il soit, pourraient-ils rendre immédiatement la vigueur et le courage à un peuple démoralisé ? Un esclave n’a jamais combattu avec l’énergie d’un homme libre ; et des siècles de despotisme et de mauvais gouvernement ont produit un résultat qu’on aurait pu prévoir, la faiblesse de la nation. Le déploiement de l’étendard du prophète ne peut plus tenir lieu à un Turc de nourriture et de vêtement, et la tactique européenne ne changera pas en héros des hommes dénués d’esprit public. Heureusement pour la Turquie, les sujets de son dangereux voisin sont aussi des esclaves, et les finances de la Russie ne sont pas beaucoup plus florissantes que les siennes. Cela ne nous empêche pas de désirer vivement que les tacticos[5] du sultan n’aient point à combattre les cohortes du Nord, au moins d’ici à un demi-siècle.

« Sans parler de l’état désastreux des finances du pays, on ne voit que décadence et que ruine dans tout cet immense empire, soit qu’on le considère en Europe ou en Asie. Où sont ses ressources pour défendre son indépendance, ou pour soutenir une lutte prolongée en cas de guerre ? Le code fanatique de Mahomet, que rien ne peut améliorer, si ennemi de la science et de tout sentiment libéral, a été la plaie des belles contrées dans lesquelles ses disciples se sont établis. Il est même surprenant que le gouvernement ait pu se soutenir si long-temps contre tant de difficultés. Il n’y a presque pas un Turc qui ne vive dans la paresse ; avec un sol d’une richesse prodigieuse, la Turquie est obligée d’acheter du grain à ses voisins. Avec des mers ouvertes dans toutes les saisons, avec des ports défendus contre tous les vents du ciel, où sont ses négocians ? Elle est condamnée à voir tout son commerce passer par les mains de spéculateurs étrangers, qui ne peuvent avoir aucun sentiment patriotique pour un pays aux intérêts duquel ils ne peuvent jamais être associés. On doit avouer que, pendant les années où la branche de l’olivier s’est étendue sur ce malheureux pays, notre commerce s’y est accru dans une proportion considérable ; mais il est loin d’être devenu ce qu’il pourrait être. Il est vrai que les Turcs ne peuvent plus mettre à leurs habillemens le même luxe qu’avant leur ruineuse guerre avec la Russie. Je ne puis m’empêcher de croire qu’il y a eu négligence de notre part à ne pas tirer parti de notre position pour former avec eux une alliance commerciale ; car il ne faut pas perdre de vue que notre commerce avec la Turquie est extrêmement avantageux, soumis à peu ou point d’entraves, entièrement fait à l’aide de nos propres navires, et, avant tout, avec un pays presque complètement dénué de manufactures ; il n’y a pas de partie du monde où le voyageur et le commerçant soient exposés à moins d’inconvéniens. Indépendamment de toute considération intéressée, un commerce plus étendu produirait l’effet le plus heureux sur le caractère du peuple, et si un sentiment réciproque de bienveillance était encouragé entre les deux nations, il deviendrait probablement très utile au salut de la Turquie. »

Nous avons cru devoir traduire ces considérations, parce que nous pensons qu’elles expriment fidèlement l’opinion de la plupart des Anglais établis dans le Levant, et notamment celle de M. Urquhart, le grand et habile ennemi de l’influence russe à Constantinople, que M. Spencer paraît avoir beaucoup fréquenté, et que sa guerre ouverte contre le cabinet de Saint-Pétersbourg a forcé de s’exiler de la plupart des salons de Pera, où les diplomates moscovites donnent le ton. Il n’est pas sans intérêt de savoir qu’au jugement d’un Anglais intelligent et bien informé, d’ailleurs très porté en faveur de Mahmoud, et faisant des vœux ardens pour le succès de ses réformes, la Turquie ne peut pas, d’ici à un demi-siècle, opposer une résistance sérieuse à son redoutable voisin. Qui donc arrêtera la marche triomphante de la Russie ? Sera-ce le Caucase avec ses Circassiens ? M. Spencer l’espère à force de le désirer ; nous examinerons plus tard jusqu’à quel point ses espérances sont fondées.

C’est à Constantinople, en visitant l’école des cadets établie dans le sérail, qu’il se décida tout à coup à tenter un voyage en Circassie ; et voici à quelle occasion. Parmi les adolescens qui se forment, sous les yeux du sultan, à tous les exercices militaires, on lui fit remarquer un beau jeune homme, fils d’un prince cabardien du Caucase, qu’on lui désigna comme le plus remarquable par son intelligence, son adresse et sa vigueur. « En m’entretenant avec le jeune montagnard sur l’état actuel de son pays, dit-il, je fus surpris de l’enthousiasme avec lequel il en parla. Son attachement à la terre de ses aïeux était sans bornes, et ses descriptions exaltées des beautés pittoresques du pays, de l’hospitalité et de la bonté de ses habitans, accrurent le désir que j’avais depuis quelque temps de visiter le Caucase. Je fus étonné de son éloquence quand il s’étendit sur l’injuste agression de la Russie. Il montrait le plus ardent enthousiasme en parlant du jour où il pourrait tirer l’épée pour la défense de sa patrie, et, comme tous les montagnards, il parlait avec une tendresse passionnée de ses collines natales… Quand je lui fis connaître mon désir, il me donna une amulette, m’assurant qu’en la présentant à son père, je serais reçu comme un ami ; que même, en arrivant dans le pays, la seule mention du nom de son père à ses compatriotes suffirait pour me garantir de tout danger, en quelque endroit que je voyageasse. Trouvant des facilités si inattendues, je me déterminai d’autant plus aisément à abandonner le projet que j’avais de parcourir la Hongrie, et je me décidai à explorer les pays caucasiens, si la chose était possible. »

Mais, avant que M. Spencer eût fait ses arrangemens pour ce voyage, des Russes de ses amis l’engagèrent à visiter la Crimée, et il s’embarqua sur le bateau à vapeur d’Odessa. À peine arrivé dans cette ville, le comte Woronzof, gouverneur-général de la Russie méridionale, l’invita à l’accompagner dans une expédition le long des côtes de la mer Noire. C’était une précieuse occasion pour voir quelques-uns des établissemens russes du Caucase et pour avoir une première vue de la Circassie, prise du camp ennemi ; M. Spencer s’empressa d’en profiter. Le comte Woronzof ayant pris les devans, il alla le rejoindre en longeant la côte de Crimée, qui est appelée par ses admirateurs la Suisse russe, et dont les sites les plus pittoresques sont occupés par les châteaux des riches seigneurs moscovites ; il débarqua à Yalta, jolie petite ville placée entre la mer et un riant amphithéâtre de collines, où de belles maisons modernes s’élèvent au milieu des vignes, non loin d’un village tartare. « À en juger d’après la foule qui couvrait le rivage et qui se pressait aux balcons des maisons, dit M. Spencer, on eût dit que toute la population d’Yalta et des environs s’était rassemblée pour nous voir débarquer. La variété des costumes, l’élégant uniforme des officiers, les pompeuses livrées des domestiques, les vêtemens bizarres des Tartares n’ajoutaient pas peu à ce que le tableau avait de neuf et d’animé. Cette scène m’intéressait particulièrement comme témoignant du progrès qui se manifestait dans ces contrées reculées et long-temps abandonnées. C’était en vérité un beau tableau de civilisation, introduite pourtant par les hordes barbares du Nord ; et quand je le comparais avec l’état de dégradation des provinces turques que je venais de quitter, j’y voyais un frappant exemple de la différence entre la tendance du mahométisme et celle du christianisme : l’un arrête à sa source tout perfectionnement, laissant la société et ses institutions stationnaires pour des siècles ; l’autre, non-seulement purifie le fleuve de l’intelligence, mais le laisse libre de marcher en avant et d’apporter à chaque âge une plus grande masse de lumières que celle dont ont joui les âges précédens. Yalta, qui est une toute petite ville, a de bons hôtels, une poste aux lettres, une poste aux chevaux et toutes les commodités que peut désirer un voyageur : c’est une création du comte Woronzof. La sûreté de son port et d’autres avantages qu’elle présente au commerce lui promettent une grande prospérité. »

C’était d’Yalta que devait partir l’expédition autour de la mer Noire, laquelle était entreprise par l’ordre exprès de l’empereur, et devait, par conséquent, se faire avec un grand appareil. Le comte Woronzof avait avec lui des généraux, des princes, les consuls de France et d’Angleterre, et même des dames de haut rang, sans parler des aides-de-camp, des médecins, des historiographes, des artistes, etc. Tout cela était embarqué sur un bateau à vapeur du gouvernement qu’escortaient une corvette et un cutter ; le contre-amiral Sonntag, Américain au service de Russie, commandait la petite escadre. Nous ne la suivrons ni à Caffa, l’ancienne Théodosie, ni à Kertch, autrefois Panticapée, résidence du fameux Mithridate, villes redevenues florissantes et animées, après un long abandon : nous avons hâte d’arriver à la Circassie. Ce fut peu de temps après avoir quitté le Bosphore cimmérien[6], qui joint la mer d’Azof à la mer Noire, que les voyageurs aperçurent les premières sommités du Caucase au pied desquelles s’élève la forteresse d’Anapa. Les hauteurs qui environnent la ville étaient couvertes d’hommes armés que la vue de la flottille russe semblait inquiéter, et qui, prenant sans doute les matelots et les passagers pour des soldats envoyés contre eux, paraissaient faire des dispositions pour repousser une attaque. Le gouverneur-général débarqua, accompagné de ses seuls compatriotes et laissant les étrangers à bord. On parlait de revers récens éprouvés par la garnison d’Anapa, d’un officier anglais commandant les Circassiens et donnant à leurs incursions une direction plus habile et plus dangereuse ; on ajoutait que le pays était inondé de copies d’une prétendue proclamation du roi d’Angleterre, appelant les habitans du Caucase à défendre leur patrie et leur promettant l’appui d’une flotte ; on disait encore que de nombreux exemplaires du Portfolio avaient été répandus parmi eux pour entretenir leur irritation. « Je fus aussi surpris que contrarié de ces nouvelles, dit M. Spencer ; je pensai que c’en était fait du plaisir de mon voyage, surtout quand je vis les manières froides de quelques-uns de mes amis russes, qui ne voulaient pas séparer l’individu de son pays. Il n’en fut pourtant pas ainsi du comte Woronzof : son bon sens et son discernement lui firent comprendre qu’on ne devait pas voir là l’action secrète ou avouée du gouvernement anglais, mais l’entreprise désespérée de quelques exilés polonais qu’il savait être parmi les montagnards. En vérité, c’était une idée des plus absurdes ; car quel avantage pouvait-il y avoir à faire circuler des dissertations politiques parmi des gens qui non-seulement ignorent toutes les langues étrangères, mais encore ne savent pas lire la leur ? »

Anapa n’a qu’un mauvais port où les grands bâtimens ne peuvent entrer : les fortifications sont négligées du côté de la mer comme dans toutes les places de la côte de Circassie, parce qu’on ne craint pas d’attaque sérieuse de ce côté. Il n’y a dans la ville que de mauvaise eau ; la garnison est obligée d’aller en prendre à un ruisseau peu éloigné, ce qu’elle ne peut faire sans être munie d’un train d’artillerie. Ce canton appartenait autrefois à une petite tribu circassienne dont le chef permit aux Turcs de s’établir à Anapa en 1784, afin de faciliter le commerce qu’il faisait avec eux, et aussi pour qu’ils pussent protéger leurs sujets, les Tartares de la Crimée, dont plusieurs s’étaient réfugiés dans les montagnes. Ils y élevèrent une forteresse sur les ruines d’un ancien château bâti par les Génois du temps de leur établissement sur le littoral de la mer Noire : c’est alors que commencèrent les longues guerres qui ont désolé le pays jusqu’à ce jour. Anapa devint la résidence d’un pacha qui, par ses intrigues, excita les Circassiens, non-seulement à envahir le territoire russe sur la rive droite du Kouban, mais encore à se révolter contre leurs propres chefs : deux tribus égorgèrent leurs princes et se déclarèrent sujettes du sultan. Elles ne restèrent pourtant pas fidèles à leurs engagemens, car peu après on les vit s’armer contre les Turcs et menacer le pacha et sa garnison d’une entière destruction. À dater de cette époque, le pouvoir du pacha d’Anapa ne s’étendit pas au-delà des murs de la forteresse ; au reste, le gouvernement turc ne porta pas ses prétentions plus loin et se borna depuis lors à établir des relations commerciales avec les indigènes. Néanmoins ce point fut toujours considéré comme très important dans les guerres entre la Russie et la Porte. Anapa fut prise et reprise plusieurs fois ; en 1791, le général Goudowitch l’emporta d’assaut ; en 1807, elle eut encore un siége à soutenir, et les troupes russes s’en emparèrent et la détruisirent ; elle fut rendue à la Turquie par le traité de Bucharest, en 1812. Dans la guerre de 1828, l’amiral Greigh et le prince Menzikof l’assiégèrent pendant trois mois par terre et par mer, et elle ne se rendit qu’après une résistance opiniâtre. Le traité d’Andrinople l’a cédée à la Russie : c’était la seule possession qui restât aux Turcs sur la côte d’Abasie, et le seul point par où ils pussent communiquer constamment et régulièrement avec les Circassiens, leur fournir des munitions et entretenir leurs ressentimens contre la Russie. Aussi cette puissance était-elle particulièrement intéressée à l’enlever à la Porte. « À la paix de Bucharest, dit Klaproth dans son Voyage au Caucase, la Russie a commis une faute énorme en laissant aux Turcs les forteresses d’Anapa et de Soudjouk-Kalé, par lesquelles ils sont toujours à portée d’envoyer des émissaires chez les peuples du Caucase pour les soulever contre les Russes. Il aurait fallu exclure les Turcs de toute la côte entre la Crimée et l’embouchure du Phase ou Rioni, où ils ont encore le fort de Pothi dans un pays entièrement soumis au sceptre de l’empereur de Russie. » Klaproth parlait ainsi en 1823. Depuis lors les Turcs ont abandonné Soudjouk-Kalé et ont cédé aux Russes Pothi et Anapa.

Après avoir quitté Anapa, l’expédition continua à longer la côte dont la direction constante est du nord-ouest au sud-est, entre le détroit de Taman et l’embouchure du Phase ; elle arriva à Soudjouk-Kalé, nouvelle possession russe. Les Turcs s’y étaient établis en même temps qu’à Anapa, et ils y avaient élevé une forteresse, prise aussi par les Russes et rendue à la Porte en 1812. Mais les montagnards, dégoûtés du voisinage des Turcs qui leur avaient plusieurs fois communiqué la peste, les chassèrent en 1820 et détruisirent les fortifications, qui restèrent depuis lors en ruines. C’était peu de jours seulement avant l’arrivée du comte Woronzof qu’un corps russe de quinze mille hommes avait enlevé Soudjouk-Kalé aux Circassiens, après un sanglant combat. Cette circonstance procura à M. Spencer le piquant coup d’œil d’un camp russe, avec sa variété infinie de physionomies et de costumes. Pendant son séjour au camp, des officiers lui communiquèrent des détails curieux sur les Circassiens, sur leur manière de faire la guerre, enfin sur les moyens employés pour les réduire. « Entre autres projets, dit-il, c’est l’intention du gouvernement russe d’occuper tous les ports, toutes les baies et tous les lieux de débarquement de la côte de Circassie ; en outre, on veut bâtir des forts dans les meilleures positions et les lier entre eux par des routes militaires. Et assurément, si ce plan peut être réalisé, on empêchera les montagnards d’avoir aucune communication avec les Turcs, qui les aident de leurs conseils et leur fournissent des munitions. Comme ils manquent entièrement de sel, de poudre, et qu’ils n’ont aucune espèce de manufactures, on espère par ce moyen semer la division entre les chefs, faire plier l’esprit indomptable du peuple, et définitivement les réduire à se soumettre. Cela est devenu praticable depuis que la Russie est maîtresse de la rive droite du Kouban, des provinces de Mingrélie, d’Imérethi et de Gouria, ainsi que des pays situés entre la mer Caspienne et les Alpes caucasiennes.

« C’est pour arriver à ce résultat que la Russie a travaillé pendant les cinquante dernières années, qu’elle a soumis l’une après l’autre les provinces efféminées au sud du Caucase, jusqu’à ce qu’il ne restât plus à soumettre que la côte de Circassie sur la mer Noire, contre laquelle, je n’en doute pas, tous les efforts et toutes les ressources de ce vaste empire seront dirigés. Toutefois les Russes connaissent si bien les difficultés de cette entreprise, qu’un officier supérieur me disait qu’il regardait la conquête de l’empire ottoman comme une œuvre plus facile que la réduction des tribus guerrières du Caucase. »

L’une des curiosités du camp de Soudjouk-Kalé était un prince circassien qui avait rejoint depuis peu l’étendard russe, et qui portait encore son costume national. Il était surveillé avec soin, et on le soupçonnait d’être venu pour espionner ; car il arrive souvent que des chefs et nobles circassiens offrent leurs services à l’empereur, reçoivent de lui des présens et des pensions, puis reviennent chez leurs compatriotes, à la première occasion, et tournent contre les Russes ce qu’ils ont pu apprendre d’eux.

De Soudjouk-Kalé, on se rendit à la baie de Ghelendjik, située environ quinze lieues plus loin, le long d’une côte dont la fertilité et l’incomparable beauté excitaient à la fois l’admiration et l’attendrissement du voyageur anglais, dont les idées se portaient avec tristesse sur le sort qu’on réserve à cette Arcadie et au peuple intéressant qui l’habite. La baie de Ghelendjik est l’un des havres les plus sûrs et les plus commodes de la mer Noire, et les Russes, comprenant tous les avantages de cette position, ont essayé de l’occuper. En avril 1832, l’empereur rendit un ukase permettant à tous les sujets russes de s’établir sur cette baie, et accordant, à ceux qui s’y établiraient, l’exemption de tout impôt et celle du service militaire pendant vingt-cinq ans ; mais l’hostilité des indigènes ayant fait avorter toute tentative pacifique, on s’est borné à y élever un fort occupé par une garnison d’environ deux mille hommes, qui, là aussi, est bloquée dans ses retranchemens. Quelques lieues plus loin, on passa devant la baie de Pchad, dont les montagnards sont restés en possession, puis devant quelques autres baies, visitées quelquefois par les Turcs, les seuls étrangers qui osent commercer avec les Abases[7], peuple plus porté à la piraterie, plus féroce et plus soupçonneux envers les étrangers qu’aucune des autres tribus de cette partie du Caucase. On jeta enfin l’ancre dans la baie de Vadran, où aboutit le célèbre défilé de Jagra. Les Russes y ont un fort, dominé par des hauteurs, d’où les montagnards tirent des coups de fusil jusque dans les cours des casernes. Après Vadran, les montagnes s’élèvent à une hauteur considérable ; plusieurs sont couronnées de neiges éternelles, et le long de leurs flancs descendent des forêts d’arbres gigantesques ; le pays aussi est plus sauvage, plus solitaire, moins peuplé que la Basse Abasie. Après une traversée que le voyageur anglais évalue à 26 ou 27 lieues, on jeta l’ancre dans la vaste baie de Pitzounda, l’une des plus sûres du Pont-Euxin, à raison de son excellent ancrage, de la profondeur de la mer, et du rempart de hauteurs qui la défend contre tous les vents, excepté contre le vent de sud-ouest, rarement dangereux dans ces parages. Les Russes ont encore là une forteresse, située à près d’une lieue de la côte, et où l’on se rend à travers une belle forêt. Le fort renferme les ruines d’un monastère et une église bâtie par l’empereur Justinien, pour laquelle les indigènes, quoique devenus mahométans, ont conservé une vénération excessive. La tribu qui habite ce canton est en paix avec la Russie, et M. Spencer vit là, pour la première fois, des Caucasiens mêlés avec les soldats russes ; il fut frappé du contraste que présentaient les deux races sous le rapport de la taille, des traits, et surtout de la physionomie. L’air fier et dédaigneux des montagnards lui rappelait « le majestueux Albanais ou le chef écossais de Walter Scott s’écriant : Mon pied est sur ma bruyère natale, et mon nom est Mac-Gregor. Les Russes, ajoute-t-il, avaient, pour la plupart, l’air d’hommes accoutumés à recevoir des ordres et à accorder la plus entière déférence aux volontés de leurs supérieurs ; mais, comme nous n’avons rien de semblable en Angleterre, je ne sais où trouver une comparaison qui puisse vous donner l’idée de cette physionomie et de ces manières. »

Il y a douze ou quinze lieues de la Pitzounda à Soukhoum-Kalé, autre forteresse russe, bâtie près des restes de l’antique Dioscurias. C’est une des plus malsaines de cette côte, où il n’y en a presque pas de saine. « Le service y est si périlleux, dit M. Spencer, que les sentinelles, à l’approche de la nuit, se retirent dans l’intérieur des remparts, tandis qu’on lâche des chiens bien dressés qui avertissent toujours de l’approche du danger. L’animosité des habitans de ce district est si grande, qu’il n’y a pas de sûreté pour le soldat russe hors des murs de la ville ; s’il sort pour se procurer de l’eau et du bois, il est obligé d’avoir une escorte et des pièces de campagne ; et, malgré toutes ces précautions, il en tombe tous les jours quelques-uns sous les balles d’un ennemi rusé et infatigable…

« En vérité, ajoute-t-il, la totalité des établissemens russes que nous avons visités depuis notre départ de Crimée, et qui figurent sur la carte sous le nom pompeux de forteresses, ne présente aujourd’hui que des murs dégradés et des retranchemens en mauvais état. Pourtant, quelque insignifians qu’ils soient, chacun d’eux a devant lui un vaisseau ou des vaisseaux de guerre à l’ancre, qui nous saluaient et auxquels, comme de raison, nous rendions leur politesse. Assurément, depuis l’invention de la poudre, les Circassiens n’ont jamais reçu de sérénades aussi assourdissantes ; elles n’auront eu d’autre effet que de les alarmer, et de leur faire suspendre leurs travaux agricoles pour s’armer, placer des sentinelles, en un mot se préparer à recevoir une attaque. »

Peu après Soukhoum-Kalé, commence la province russe de Mingrélie. La côte a un autre aspect que celle d’Abasie, parce que les montagnes s’éloignent considérablement de la mer et laissent place à une vaste plaine couverte de forêts à peu près impénétrables. L’expédition jeta l’ancre assez près de l’embouchure du Khopi, l’ancien Cyannus, et les voyageurs se rendirent dans des chaloupes à Redoute-Kalé. M. Spencer, d’après ce qu’on lui avait dit, s’attendait à voir une ville considérable et florissante ; mais il fut tout-à-fait désappointé. « Il n’y avait pas, dit-il, un seul navire de commerce dans la rivière ; les spacieux bazars, naguère pleins de marchandises européennes, étaient tous fermés, et un reste d’habitans à la figure blême semblaient n’avoir rien de mieux à faire que de rester assis toute la journée sur des nattes de jonc, fumant leur tchibouque, et regardant les étrangers. Ce grand changement dans les destinées de Redoute-Kalé a été le résultat de la conduite impolitique du gouvernement russe, qui, toujours désireux d’apporter des entraves au commerce anglais, a mis sur les marchandises des droits très élevés : ils ont produit leur effet ordinaire, celui de détourner de la ville le canal commercial. Auparavant, Redoute-Kalé était le grand entrepôt des produits anglais expédiés pour la Perse, la Géorgie et les autres provinces limitrophes russes ou turques : c’était de cette ville que partaient les caravanes. Le marchand, ne pouvant supporter tant de restrictions vexatoires, a porté son capital et son industrie au gouvernement plus libéral du sultan, et s’est établi à Trébisonde. Ainsi le gouvernement russe a la double mortification de voir le commerce, ce grand civilisateur des nations, transféré à un pouvoir qu’il est de son intérêt d’affaiblir, et ses provinces orientales laissées à leurs propres ressources très insuffisantes. Depuis lors, averti par de pareils résultats, il a fait des efforts infructueux pour rétablir des rapports commerciaux entre Redoute-Kalé et les marchands européens qui y venaient autrefois, et il a institué un système plus libéral. Mais ce plan n’a pas réussi, comme il arrive quand le commerce a une fois changé de route. Il y a en outre un autre obstacle insurmontable à la prospérité de cette ville, c’est la fièvre qui y règne, surtout pendant l’automne, où l’air méphitique exerce une influence si rapide, que l’étranger est à peu près certain d’en recevoir l’atteinte pour une seule nuit passée dans ces murs infectés. Pour échapper à cette influence, les marchands étaient obligés d’aller passer la nuit à bord de leurs navires ; et, à défaut d’autres preuves, la pâleur et la bouffissure des soldats de la garnison indiquaient assez les propriétés nuisibles de l’air.

« L’essai tenté pour rappeler le commerce à ce port ayant été infructueux, il est question de déclarer port franc Pothi sur le Phase, qui est plus rapproché de vingt ou trente lieues de la frontière turque : on espère ainsi supplanter Trébisonde. Toutefois je doute beaucoup que ce plan réussisse ; car les navires entrant dans le Phase trouvent une barre aussi peu profonde et aussi incommode que celle du Khopi, et la ville de Pothi, ayant des marécages dans son voisinage, est aussi considérée comme un lieu malsain. »

M. Spencer remarque qu’en Mingrélie, de même que dans les autres provinces du Caucase, les nobles et les paysans ne sortent jamais sans être armés ; et comme ce privilége n’est pas ordinairement accordé aux sujets de la Russie, il en conclut que son pouvoir n’est pas pleinement établi dans ce pays, ou qu’elle y possède seulement une espèce de suzeraineté féodale qui laisse aux habitans leur indépendance… « Quoi qu’il en soit, dit-il, leur condition s’est considérablement améliorée, sous bien des rapports, depuis qu’ils sont soumis à son sceptre. Ils ne sont plus exposés aux incursions dévastatrices de leurs voisins les Turcs et les Persans. La propriété est respectée, et il n’y a plus de pacha rapace pour enlever au paysan le produit de ses sueurs. Ils conservent une grande partie de leurs lois et de leurs institutions, sont gouvernés, à beaucoup d’égards, par leurs propres princes, et jouissent, en fait de religion, de la plus parfaite liberté de conscience. » Il ajoute que, malgré ces priviléges, ils ont une telle haine pour le giaour étranger, qu’ils ne laissent échapper aucune occasion de montrer leur aversion pour les Russes, et qu’ils fournissent secrètement des munitions à leurs voisins les Circassiens. Le mot de giaour, dont se sert ici M. Spencer, est ordinairement appliqué par les musulmans à ceux qui ne professent pas leur foi. Le voyageur anglais ne peut pas ignorer que les Mingréliens, quoique ayant été soumis aux Turcs, sont chrétiens, et que, par conséquent, les Russes ne sont pas pour eux des giaours.

Le voyage du comte Woronzof ne put s’étendre au-delà de Redoute-Kalé, à cause du mauvais temps. On avait projeté de visiter successivement le Phase, les provinces turques, l’Anatolie, Trébisonde et Sinope ; mais il fallut y renoncer parce que les orages durent plusieurs jours sans interruption dans ces contrées. Le vent, la pluie et la tempête s’étaient établis en permanence, et faisaient disparaître tout l’agrément du voyage. On se décida donc à regagner la Crimée le plus promptement possible. On relâcha pourtant encore à Bombora en Abasie, forteresse russe située entre Soukhoum-Kalé et Pitzounda, et la seule de cette côte qu’on n’eût pas visitée. Bombora est aussi bloquée par les montagnards, qui, malgré l’adhésion de leur chef au gouvernement, enlèvent tous les soldats russes qui s’écartent des retranchemens. La garnison y souffrait beaucoup de la fièvre, et, à cette occasion, M. Spencer parle de la mortalité qui règne dans les troupes de l’armée du Caucase. « Cette mortalité, dit-il, est attribuée à diverses causes. Ainsi l’on dit que la constitution du soldat russe est incapable de résister à l’influence énervante d’un climat chaud. On s’en prend encore à ses légers vêtemens de toile, qui ne sont pas appropriés aux variations fréquentes de l’atmosphère, à sa passion insurmontable pour les spiritueux, au sommeil pris en plein air, enfin au manque d’une nourriture convenable. Tout cela est indubitablement nuisible à la santé, et il faut y ajouter encore l’absence d’un bon traitement médical ; mais je suis porté à attribuer principalement la mortalité à ce que les soldats sont confinés dans les étroites limites de leurs forteresses, ce qui les expose à diverses influences funestes, car les épaisses forêts, les vallées resserrées et des masses de végétaux en putréfaction répandent leurs miasmes dans le voisinage. Cette supposition est confirmée par l’air de santé du montagnard qui court en liberté les collines et les vallons, exercice fortifiant qui est tout-à-fait interdit au soldat russe. On doit mentionner, en outre, les misérables gîtes affectés au service des malades, qui, avec bien d’autres inconvéniens, font de l’admission à l’hôpital l’équivalent d’un passeport pour l’autre monde. Mais comme la plus grande partie des garnisons est composée de sujets réfractaires, c’est une perte dont le gouvernement ne s’inquiète pas beaucoup. Il est de fait qu’un ordre de rejoindre l’armée du Caucase est considéré comme un exil par les militaires, et on ne peut pas en être surpris, quand on songe aux privations dont les garnisons ont à souffrir. Elles n’ont pas de provisions assurées. La solitude et l’épidémie sont leurs compagnes dans l’intérieur des murs, et si le soldat va chercher le divertissement de la chasse dans le beau pays dont il est environné, un ennemi aussi insidieux que le tigre guette sa marche.

« Ainsi, entre la guerre et la maladie, la destruction de la vie humaine est si grande, que nous ne pensons pas qu’il y ait une autre puissance chrétienne capable de prodiguer à ce point le sang de ses sujets ; car, je puis vous l’assurer, le défavorable tableau que la vérité m’a obligé de faire des établissemens russes en Circassie, loin d’être chargé, est, au contraire, trop adouci ; et, ce qui est peut-être plus extraordinaire, les Russes n’ont pas fait un pas de plus vers l’accomplissement de leur projet, la conquête de la Circassie, que lorsqu’ils commencèrent les hostilités sur les bords du Kouban, il y a un demi-siècle. Nous devons, en outre, considérer comme le comble de la mauvaise politique dans un gouvernement de dépenser ainsi les ressources du pays dans une entreprise dont il a si peu de profit à espérer, et qui est seulement un égout pour ses soldats, lesquels pourraient être bien mieux employés ; car, si l’on peut dire d’un pays qu’il est le tombeau d’un peuple, la Circassie est celui de la Russie. »

Ce que M. Spencer avait vu de la Circassie n’avait fait qu’augmenter son désir de pénétrer dans l’intérieur de ce pays ; mais ce n’était qu’en Turquie qu’il pouvait trouver les moyens d’y rentrer sans trop risquer sa vie ou sa liberté. Néanmoins, avant de tenter cette entreprise, il voulut visiter à loisir la Crimée, où il avait été ramené par le comte Woronzof, et il fit à peu près le tour de cette péninsule, sur laquelle il donne beaucoup de détails curieux. Nous n’emprunterons pourtant à cette partie de son voyage que quelques renseignemens sur le principal port militaire et sur la principale ville de commerce des Russes dans la mer Noire, nous voulons parler de Sébastopol et d’Odessa. Ce fut le capitaine Pouthatin, commandant de la corvette qui avait escorté le comte Woronzof le long de la côte d’Abasie, qui proposa à M. Spencer de l’accompagner à Sébastopol. Pendant la traversée, il obtint du capitaine un état des forces navales de la Russie, que nous lui emprunterons à notre tour. « L’escadre de la mer Noire, dit-il, se compose de quatorze vaisseaux de ligne, de huit frégates de 60 canons, cinq corvettes, dix bricks, quatre schooners, neuf cutters, trois yachts, sept bateaux à vapeur, outre quelques transports, le tout sous les ordres de l’amiral Lazaref. L’escadre de la mer Baltique renferme vingt-sept vaisseaux de ligne, seize frégates, trois corvettes, douze bricks, et en outre les yachts impériaux et quelques petits bâtimens. Cette escadre est partagée en trois divisions, commandées chacune par un vice-amiral ; Le nombre des matelots de toute la marine russe est porté à quarante-cinq mille. La plus grande partie ne sert que pendant les mois d’été. Un vieil officier de marine anglais, d’humeur caustique, que je rencontrai à Sébastopol, les appelait plaisamment des papillons. »

Sébastopol, avec sa belle citadelle, ses prodigieuses fortifications et sa vaste baie couverte de vaisseaux de guerre du premier rang, présente l’aspect le plus imposant du côté de la mer : elle rappela Malte à M. Spencer. Malgré son air de grande ville, elle n’a pas un seul hôtel, ce qui avait peu d’inconvéniens pour notre voyageur, à qui ses amis russes offraient à l’envi leurs maisons, « car, dit-il, il n’y a pas de gens plus hospitaliers que les Russes, au moins pour un Anglais. » Sébastopol a un autre désagrément, c’est qu’il n’y a pas un arbre à plusieurs lieues à la ronde, et qu’on y souffre horriblement du soleil et de la poussière ; mais si on la considère comme établissement maritime, c’est la plus importante possession qu’aient les Russes sur la mer Noire. Le principal port est si vaste et l’ancrage y est si bon, que des flottes entières pourraient y tenir, à l’abri de tout orage ; il y a une telle profondeur d’eau, qu’on y voit les plus forts navires reposant à une encâblure du bord. Il y a en outre quatre ou cinq petites baies s’étendant dans diverses directions et bordées, comme le havre principal, d’une suite de promontoires faciles à défendre ; aussi les a-t-on garnis de fortifications et de batteries formidables : celles-ci doivent avoir huit cents canons, et quand tout ce qui est projeté sera achevé, Sébastopol sera une des places maritimes les plus fortes qu’il y ait en Europe. L’amirauté, l’arsenal, les bassins, et en général tous les travaux publics y sont construits sur une échelle gigantesque ; un vaste aqueduc digne des Romains amène l’eau à la ville à travers des montagnes et des vallées, et le gouvernement entreprend d’autres travaux immenses, qui ne peuvent être effectués qu’avec une population de serfs et de soldats ouvriers. On entend de tous côtés la hache du charpentier et le ciseau du tailleur de pierre ; mais cette activité, ces ouvrages prodigieux, l’air misérable de la multitude qui y travaille sous un soleil brûlant, rappelaient à M. Spencer les Israélites élevant les monumens de l’Égypte ; et pour plus de ressemblance avec la terre des Pharaons, l’ophthalmie y est endémique, ce qui s’explique par l’ardeur du soleil, la blancheur de la pierre et les nuages de poussière impalpable qui viennent sans cesse frapper les yeux. Puis à la vue de ce grand mouvement : « Quel sujet de méditation ! s’écrie-t-il. Nous voyons ici un grand empire accroissant sa puissance avec une rapidité telle que la terre n’en a peut-être jamais vu de semblable. Et ne pensez pas que l’activité entreprenante de la Russie se borne aux provinces de la mer Noire. Non, elle déploie la même infatigable énergie en Sibérie et au Kamchatka comme à Astracan, sur les bords du Don et du Kouban comme sur ceux de la Néva. Si nous parcourons les contrées où le sauvage Nogai, le Mongol, le Calmouk, campaient, il y a peu d’années, avec leurs troupeaux, nous y voyons des villes, des villages et toutes les marques de la civilisation. La Russie elle-même, confinée dans ses déserts de neige, était, il n’y a guère plus d’un siècle, un pays à peu près inconnu, envahi et pillé à la fois par les Polonais, les Suédois et les Turcs, avec un peuple si timide, que si une poignée de Tartares se montraient aux portes d’une ville, ils mettaient en fuite tous les habitans ; et aujourd’hui, au XIXe siècle, elle est devenue l’effroi des nations environnantes. La Turquie et la Perse palpitent sous l’étreinte de sa main de fer ; l’Autriche, l’Allemagne et toutes les nations du Nord redoutent son pouvoir ; même la France, autrefois si puissante, la flatte et recherche son amitié. L’Europe voit maintenant avec consternation le prodigieux édifice que sa négligence a laissé grandir, et qui s’est élevé sur les ruines de la Pologne démembrée. »

Pourtant l’écrivain anglais, s’il exalte quelquefois hors de mesure la puissance de la Russie, quelquefois aussi la rabaisse beaucoup, et déclare que toute cette grandeur est factice et se réduit à peu de chose quand on la regarde de près. Tantôt il la présente comme infiniment redoutable pour l’avenir de l’Europe, tantôt il en parle avec mépris, et affirme qu’elle ne pourrait pas soutenir une lutte prolongée contre une seule des grandes puissances européennes. Nous ne nous chargeons pas de concilier ces contradictions, nous attachant surtout à recueillir des faits qui puissent aider nos lecteurs à se former une opinion. Voici quelques détails intéressans sur ces villes qui s’élèvent comme par enchantement dans les déserts, et qui, au premier coup d’œil, semblent annoncer une si grande énergie créatrice. « Ces villes, dit M. Spencer, peuvent être quelquefois comparées à des champignons : on les fait naître de force, puis on les laisse périr. Toutefois, même sans habitans, elles donnent au paysage un aspect de civilisation et de population nombreuse ; le voyageur, imbu de l’axiome que c’est la demande qui crée la fabrication, ne peut pas s’imaginer qu’on élève une quantité de maisons dans la prévision qu’au bout de quelques années il se trouvera un nombre suffisant d’habitans pour les occuper. Mais pour expliquer ceci, il ne faut pas perdre de vue que le but principal du gouvernement russe est l’effet, l’effet exagéré. Il arrive ici ce qui n’a lieu nulle part ailleurs en Europe, que la prospérité d’une ville ou d’un district dépend entièrement de la principale autorité locale. Prenez pour exemple quelques-unes des villes de Crimée : Kherson, si bien bâtie, tout récemment le siége du commerce, est maintenant un désert ; de sa décadence est née la prospérité de Nicolaief qui, à son tour, va tomber ; le chantier de construction pour les vaisseaux, la corderie, etc., seront bientôt transportés à Sébastopol, qui a maintenant la préférence exclusive. Théodosia, il y a peu d’années, était une ville florissante ; mais les autorités ayant décidé que Kertch était mieux située, un ukase fut rendu pour la construction d’un lazaret à Kertch ; en conséquence, les malheureux propriétaires de maisons de Théodosia ont été ruinés, et les habitans obligés d’aller s’établir dans la ville rivale ou de se faire mendians. Peut-être la facilité avec laquelle on bâtit des villes en Russie est-elle une cause de leur multiplication si rapide. Quand on croit nécessaire d’en bâtir une, la seule chose à faire est d’obtenir un ukase à cet effet. Quand deux ou trois prêtres et quelques fonctionnaires publics sont rassemblés, le gouverneur de la province se met à leur tête, on dresse des tentes, on chante un Te Deum, et l’on boit du vin de Champagne à la prospérité de la nouvelle ville.

« Odessa est un exemple de l’heureuse influence que peut avoir sur la prospérité d’une ville la protection de l’administration. Sa rade, car nous ne pouvons l’appeler un port, est exposée aux vents d’est qui y soufflent avec une grande violence, surtout pendant l’hiver et l’automne, et endommagent souvent les navires. Le fond, composé d’une argile molle, est si mauvais que les grands bâtimens sont sûrs d’y perdre leurs ancres, s’ils ne les retirent pas toutes les vingt-quatre heures. Malgré tous ces désavantages, Odessa n’a cessé de croître en richesse et en prospérité, à cause du patronage de son fondateur le duc de Richelieu, et de celui du gouverneur-général actuel, qui l’a embellie d’un superbe palais et qui possède d’immenses propriétés dans les environs.

« Quand on pense qu’Odessa fut le premier port possédé par la Russie sur la mer Noire, on ne peut s’empêcher d’être surpris de l’activité d’une puissance qu’on peut dire aujourd’hui maîtresse de toute cette mer, y compris l’embouchure du Danube, cette position si importante, qui est, dans l’opinion de tous les Russes éclairés, le lieu de l’empire le plus favorable pour l’établissement d’une ville de commerce. Ceci vient, non-seulement de l’excellent ancrage qu’on y trouve, mais encore de la facilité qu’il y a à communiquer avec le reste de l’empire par des canaux et des chemins de fer ; et la principale raison est que cette position est la clé de tout le commerce des fertiles contrées arrosées par le Danube. Le gouvernement russe, qui ne s’endort jamais sur ses intérêts, a déjà commencé à y bâtir un lazaret, malgré les menaces et les traités. Je connais les Russes, et vous prédis que ce lazaret sera bientôt suivi d’une ville ; car s’ils trouvent là quelque chose à gagner, ils ne manqueront pas de s’assurer de plus importans avantages. Quand ceci sera fait, la Hongrie, comme la Moldavie et la Valachie, deviendra probablement une province russe, et l’Allemagne ne sera plus entre ses mains qu’un jouet dont elle s’amusera à sa volonté. »

Nous tirerons encore du chapitre concernant Odessa quelques détails sur cette ville et sur le commerce russe dans la mer Noire. Odessa est une ville très remarquable, si l’on pense qu’en 1792 ce n’était qu’un village insignifiant habité par quelques Tartares, tandis qu’elle a maintenant une population d’environ soixante mille ames et possède tous les établissemens qui caractérisent un port de mer important. On peut à peine l’appeler une ville russe, ses habitans étant principalement des Juifs, des Grecs, des Italiens, des Allemands, et en outre quelques Français et quelques Anglais. Deux choses très essentielles, l’eau et le bois, manquent à Odessa : l’eau qu’on trouve dans les puits est saumâtre, et le pays environnant est entièrement dépouillé d’arbres, en sorte que les riches se chauffent avec de la houille de Newcastle, et que les pauvres sont obligés de brûler, comme les Tartares, la fiente des bestiaux. Le climat, en outre, est assez malsain : l’hiver est très froid, et en été le thermomètre monte souvent à trente degrés Réaumur. La baie d’Odessa est en général gelée du mois de décembre au mois de février, ce qui est un obstacle au commerce ; de plus, le voisinage de Constantinople oblige de soumettre tous les navires qui arrivent à une quarantaine de quatorze jours, ce qui entraîne beaucoup de frais et une grande perte de temps. Enfin le port n’est pas bon, comme on l’a déjà dit plus haut. « Ces inconvéniens, dit M. Spencer, auxquels il faut ajouter les formalités coûteuses relatives aux passeports, les lois de la quarantaine, les règlemens du port, et beaucoup d’autres, sont bien sentis des négocians ; le commerce a visiblement décliné dans les dernières années, spécialement avec la Grande-Bretagne. Malgré cela, nos marchands sont les principaux, et je pourrais dire presque les seuls acheteurs des matières brutes de cette partie de l’empire. La balance du commerce est toutefois en faveur de la Russie ; car, bien que nos importations soient très considérables, les droits élevés dont elles sont grevées par notre adversaire équivalent presque à la prohibition de nos produits manufacturés. Cette politique imprudente a détourné le cours du commerce des ports de la Russie à ceux de la Turquie ; aussi Constantinople, Trébisonde, etc., voient-elles leur prospérité s’accroître rapidement ; leurs ports sont pleins de navires anglais, et leurs bazars de marchandises anglaises.

« Le commerce russe a encore un autre danger à craindre ; car maintenant que la navigation du Danube est ouverte, ainsi que l’accès de pays long-temps négligés et presque inconnus, tels que la Bulgarie, la Servie, la Moldavie et la Valachie, pays fournissant en abondance les articles qu’on tire de Russie, mais presque absolument dénués de manufactures, nos marchands trouveront certainement leur intérêt à y établir des marchés où ils pourront vendre et acheter. Nous pouvons encore ajouter que la Hongrie, la fertile Hongrie, fatiguée de l’isolement systématique où la tient l’Autriche qui l’empêche de trouver aucun débouché avantageux pour ses productions, est résolue à faire un énergique effort pour obtenir du gouvernement qu’il renonce à une politique si ruineuse pour elle, ce qui lui sera probablement accordé. Dans ce cas, il s’établirait entre l’Angleterre et la Hongrie des relations commerciales également avantageuses pour les deux pays. »

Après avoir passé quelque temps à Odessa, où il fut retenu beaucoup plus qu’il n’aurait voulu par les interminables formalités relatives aux passeports, M. Spencer se rendit à Galatz à travers la Bessarabie et la Moldavie, de Galatz à Varna et de cette ville à Trébisonde sur le bateau à vapeur le Croissant. « Le Croissant, dit-il, était rempli à la lettre de passagers, Turcs pour la plupart. La passion de ce peuple pour les bateaux à vapeur où, dans les commencemens, ils ne voulaient pas entrer, est si grande actuellement, que c’est une véritable manie ; mais tel est leur caractère : quand une fois ils ont pris goût à un changement ou à une réforme, leur enthousiasme ne connaît pas de bornes. J’ai vu le bureau du paquebot à Constantinople assiégé par la foule en quête de billets, et n’ayant pas d’affaire plus importante que le plaisir d’une agréable promenade. Jamais bateau de Margate, dans la belle saison, ne fut plus chargé de monde que ceux qui partent de Constantinople. Vous pouvez aisément vous imaginer quels bénéfices la navigation à la vapeur a procurés à ceux qui l’ont introduite sur ces mers… Assurément on n’a jamais vu une invention plus propre à établir dans le monde entier l’uniformité de religion, de mœurs et de manières, en un mot, à effectuer une révolution morale complète. Son influence s’est déjà fait sentir chez les habitans plongés dans les ténèbres des beaux pays qu’arrose le Danube ; et si nous y ajoutons les chemins de fer qui, en raison de leur commodité et de leur célérité, deviendront universels avec le temps, à quoi ne devons-nous pas nous attendre dans peu d’années ! »

Trébisonde est une ville considérable, très commerçante, inondée de produits anglais, ce qui réjouit singulièrement M. Spencer. Son port n’est pas très bon ; mais, comme c’est plutôt un immense dépôt de marchandises qu’une grande cité maritime, cet inconvénient est peu senti. Le sultan, du reste, aime beaucoup cette ville et veut y faire faire des travaux considérables : en attendant, son commerce va toujours croissant, et c’est l’une des villes les plus riches de l’empire ottoman. Ce fut là que M. Spencer prit ses mesures pour son aventureuse excursion en Circassie, qui lui était représentée comme très périlleuse par ses amis turcs, et qui réellement offrait de grandes difficultés. Trébisonde, en effet, est pleine d’agens russes ; une permission du consul de Russie est nécessaire pour se diriger vers le rivage septentrional de la mer Noire, et la côte de Circassie est strictement bloquée. « Celui qui doute de l’humiliant servage de la Turquie, dit M. Spencer, n’a qu’à résider ici quelques jours, et il se convaincra qu’elle est virtuellement une province russe. Elle ne peut pas commander ses bâtimens marchands dans ses propres ports, et ne peut les expédier aux tribus du Caucase sans risquer de les voir pris ou coulés à fond. La Russie joue maintenant, avec la Turquie, le jeu qui lui a valu la Crimée et la Pologne. »

Dans de semblables circonstances, il fallait adopter un strict incognito ; car si l’on eût pu soupçonner le moins du monde les intentions de M. Spencer, il aurait reçu immédiatement l’ordre de quitter la Turquie dans les vingt-quatre heures. D’un autre côté, comme il ne faisait qu’un voyage de curiosité, il ne voulait pas mettre en avant sa qualité d’Anglais, de peur que les montagnards et les espions russes (car il n’en manque pas parmi eux) ne donnassent à sa visite une couleur politique ; il se donna alors le titre de médecin franc de Stamboul, qui devait, disait-on, lui faire éviter cet inconvénient et lui assurer une réception amicale. Il trouva bientôt un brigantin turc destiné pour la Circassie, où il portait du sel et des munitions de guerre, et il fut particulièrement recommandé au capitaine qu’il nous peint comme une espèce de corsaire dans le genre de ceux de lord Byron ; l’équipage se composait en majorité de renégats francs qui avaient la mine d’anciens pirates. Ils mirent à la voile pendant la nuit, et le troisième jour, comme les pics du Caucase se montraient à l’horizon, un brick russe les aperçut et leur donna la chasse. Le voyageur anglais ressentit de grandes appréhensions, car, d’après la nature inflammable de la cargaison, il courait grand risque de sauter en l’air ; ou bien, s’il était pris, que diraient ses amis russes ? Heureusement le capitaine aima mieux recourir à la prudence qu’au courage, et ils perdirent bientôt le croiseur de vue ; puis profitant de la nuit et d’une brise très fraîche, ils gagnèrent la baie de Pchad sans avoir aperçu une voile ennemie. « J’appris du capitaine, dit-il, qu’avant l’établissement du blocus par la Russie, les habitans de Trébisonde et des autres ports turcs de l’Euxin entretenaient un commerce très actif avec les Circassiens ; mais maintenant, grace à la violation du droit des gens par laquelle la Russie s’est emparée de la navigation de cette mer, un grand nombre de marins industrieux a été réduit à la dernière misère. Quelques hommes hardis, encouragés par les grands profits d’une cargaison circassienne, continuent à visiter ce pays, malgré les croisières russes ; mais leur nombre a beaucoup diminué. Plusieurs de leurs navires ont été pris en mer, et d’autres ont été brûlés dans les petits ports de Djouk et de Pchad. Mon capitaine, en société avec un marchand turc de Constantinople, avait employé tout son bien à l’achat de son navire, et il faisait depuis quelque temps un commerce très lucratif avec les tribus indépendantes de la Circassie, leur fournissant du sel, de la poudre, des étoffes légères, des calicots, et recevant souvent en retour une cargaison de belles filles pour les harems de Constantinople, avec des productions du pays. » Reste à savoir si la Russie doit être mise au ban de la civilisation, parce qu’elle met des entraves à cet édifiant commerce.

Sur un signal bien connu des Circassiens, le rivage fut bientôt couvert d’hommes armés : de longues barques très légères vinrent enlever la cargaison pendant que le bâtiment se mettait à l’abri dans une petite rivière ombragée de beaux arbres, où il ne pouvait être vu des croiseurs russes. M. Spencer, revêtu d’un costume circassien, ce qu’il savait devoir plaire aux habitans, se rendit avec le capitaine à l’habitation du chef du district, accompagné dans sa marche de plusieurs centaines de curieux armés jusqu’aux dents. « Leurs manières, dit-il, n’étaient nullement celles d’un peuple de flibustiers, car ils nous montraient en toute occasion la déférence la plus courtoise, je puis même dire, la politesse la plus aimable. Le fait est que les habitans de cette partie du Caucase ayant été, par suite de la jalousie des Turcs et de leurs guerres continuelles, privés pendant des siècles de toute communication avec les nations civilisées de l’Europe, et spécialement avec leurs anciens amis les Génois, présentent aujourd’hui le singulier spectacle d’un peuple qui a conservé une grande partie des mœurs et des manières chevaleresques des guerriers du moyen-âge, unies à celles de l’Orient et à leur simplicité de montagnards.

« C’était en vain que je cherchais dans la foule l’œil de quelque chef, de quelque supérieur dont la présence tînt en respect les fiers guerriers qui m’entouraient ; je n’en pouvais découvrir aucun. Tous semblaient de la même famille, du même rang ; et cependant, si l’on excepte leur joie tumultueuse, leur cri de guerre perçant et leurs chants belliqueux, il eût été impossible de trouver un ordre plus parfait dans une troupe d’hommes, même parmi les peuples les mieux disciplinés de l’Europe. Je fus frappé tout d’abord de leur air martial, de leurs formes athlétiques, de la régularité de leurs traits, et du fier sentiment de liberté qui se montrait dans chaque regard et dans chaque mouvement. Le cavalier le plus accompli de l’Europe ne se tient pas à cheval avec plus d’aisance et de grace que ces sauvages montagnards, et les nobles animaux qui les portaient étaient d’une perfection de formes que je n’ai jamais vue égalée qu’en Angleterre. Tout cela s’accordait mal avec la pauvreté de leur habillement ; mais, qu’ils fussent vêtus de toile, de laine grossière ou même de peaux de mouton, j’étais toujours obligé d’admirer la forme de leurs vêtemens, et de reconnaître qu’ils étaient admirablement propres à faire ressortir la beauté de la taille et à défendre contre le mauvais temps, tout en étant un excellent costume militaire. Tel est cependant, depuis un âge immémorial, l’habillement de ce peuple singulier, que nous sommes accoutumés à regarder comme barbare, mais dont le costume et la manière de faire la guerre sont maintenant adoptés dans l’armée russe, où ils sont considérés comme un grand progrès. »

Le chef que les voyageurs voulaient voir étant absent, on les conduisit, à travers le plus beau pays du monde, chez un pchi-kham ou noble de la seconde classe, qui les reçut avec la plus grande courtoisie. M. Spencer ne cessait d’admirer, d’abord les sites, qui en effet doivent être ravissans, puis les mœurs hospitalières des montagnards, leur vie patriarcale, leur beauté, la noblesse de leurs manières, leur agriculture, leurs troupeaux, en un mot, tout ce qui frappait ses regards. Comme son capitaine turc était bien connu de tout le canton, on les recevait partout amicalement. Il s’était en outre recommandé d’un des plus puissans princes circassiens qu’il avait pris pour konak ou protecteur, suivant la coutume du pays, et dont le nom, déclaré aux anciens du district, devait lui servir de passeport. Néanmoins, cela ne suffisait pas pour dissiper les soupçons qu’inspire toujours un étranger à ces peuples : ces soupçons furent redoublés par sa curiosité, les questions nombreuses qu’il adressait à des marchands arméniens, les notes qu’il écrivait sur son journal, et les esquisses qu’il prenait des costumes, des maisons et des divers objets qui attiraient son attention. Il s’était qualifié de hakkim (médecin) franc de Stamboul, Génois de nation, ce qu’on lui avait conseillé, parce qu’on croyait qu’il s’était conservé chez les Caucasiens quelque souvenir de leurs anciennes relations commerciales avec Gênes. « Mais ils n’avaient jamais entendu parler d’un tel peuple, et ne respectaient sous le ciel que les Turcs et les Anglais, croyant tout le reste ligué avec les Russes leurs ennemis. » Ses papiers furent examinés, on consulta tour à tour des Grecs, des Turcs, des Arméniens, dont aucun ne pouvait deviner ce que c’était que cette langue et cette écriture. Heureusement des esclaves déclarèrent que ce n’était pas leur langue, et un jeune prince, qui s’était intéressé en sa faveur dès le commencement, obtint qu’on l’enverrait à la vallée où se trouvait le camp de son konak, mais par des chemins difficiles et détournés, afin que le voyageur ne pût pas prendre connaissance des passages ordinaires. M. Spencer trouva le prince auquel il était ainsi adressé, malade d’une fièvre intermittente dont il eut le bonheur de le guérir en quelques jours, ayant eu soin de prendre avec lui une provision de médicamens. Cette belle cure lui valut la réputation d’un médecin du premier ordre, en même temps que les signes de reconnaissance qu’il apportait au prince, en guise de lettres de recommandation, de la part de ses amis de Stamboul, dissipèrent toute espèce de soupçon : ce chef l’installa chez lui comme médecin de la famille pour tout le temps de son séjour.

Ici se trouvent quelques notions curieuses sur la guerre que les Circassiens font aux Russes. « Le prince, dit M. Spencer, avait choisi la position de son camp avec une véritable entente de l’art militaire ; il était placé au sommet d’une haute colline, entourée de rochers et accessible d’un seul côté, mais par une gorge si étroite, que deux cavaliers pouvaient à peine y passer de front. Cette position offrait une retraite sûre en cas de défaite ; elle avait de plus l’avantage de commander tous les passages voisins, ceux de Mezip et de Kouloutzi, conduisant au fort russe de Ghelendjik ; celui de Toumousse, menant à Soudjouk-Kalé ; enfin celui de Soukhai, communiquant avec Anapa. Elle était d’ailleurs assez élevée pour pouvoir, en cas de danger pressant, correspondre avec ses frères d’armes par des feux servant de signaux. Pour le moment, son but était plutôt de surveiller les mouvemens de l’ennemi, d’enlever les traîneurs, de harceler les avant-postes, et de se tenir en rapport avec les habitans de l’intérieur, que de prendre positivement l’offensive. Quoique le prince n’eût guère avec lui qu’un millier d’hommes, tandis que les Russes en avaient quinze mille, il y avait à peu près tous les jours de légères escarmouches, où l’avantage était en général du côté des Circassiens, qui s’exposent rarement sans être sûrs de vaincre. Ils avaient ainsi réussi, non-seulement à confiner l’ennemi dans ses retranchemens, mais à l’empêcher d’élever les fortifications nécessaires… La guerre de guérillas a pris de telles racines dans le Caucase, pendant la lutte prolongée des Circassiens et de leurs voisins, qu’elle a atteint le plus haut degré de perfection : c’est, du reste, l’espèce de guerre la mieux adaptée aux forces et aux habitudes de ce peuple. Les chefs, hommes d’un courage incontesté, sûrs de la fidélité inviolable et de l’attachement de leurs clans, entreprennent les expéditions les plus romanesques, et leur activité et leur adresse font qu’ils manquent rarement le but qu’ils ont en vue.

Les positions occupées par l’ennemi, quoique hérissées de canons, sont insuffisantes pour le protéger. Ces rusés montagnards restent cachés des jours entiers aux portes même des forteresses ; puis, quand l’instant favorable se présente, ils fondent sur leur proie comme des tigres, et disparaissent dans leurs montagnes. En outre, les Circassiens, agissant en petits corps séparés, sous le commandement de leurs chefs respectifs, sont une cause continuelle d’inquiétude, et occupent constamment des brigades entières. Aussi vous pouvez être sûr qu’à moins que le sentiment public ne change dans un sens favorable à la Russie, ce qui n’est nullement probable, elle ne réussira pas à subjuguer ces provinces, même avec une force de trois cent mille hommes. Ce nombre serait nécessaire rien que pour occuper les passages des montagnes, afin d’empêcher les communications entre les chefs ; après quoi il faudrait, avec de fortes colonnes, poursuivre les différentes troupes de guérillas. Mais la nature du pays est si favorable, que quand ils seraient chassés des vallées et des défilés, les sommets des montagnes, presque toujours fertiles, leur offriraient une retraite sûre pour eux et leurs troupeaux.

« L’animosité des habitans du Caucase contre la Russie s’est accrue à l’infini, non-seulement par les récits exagérés des déserteurs polonais et tartares qui résident parmi eux, mais aussi par suite de leurs souffrances individuelles. Outre la longue et constante guerre portée chez eux pour les priver de leur indépendance, ils accusent les Russes de brûler inutilement leurs villages, d’enlever de force leurs femmes et leurs enfans, et d’encourager les déprédations de leurs voisins les Cosaques Tchernemorski, établis sur l’autre rive du Kouban. Ceux-ci, disent-ils, en dépit des traités les plus solennels, passent le fleuve, pillent et dévastent tout. Les Circassiens sont si résolus à maintenir leur indépendance, quoi qu’il en puisse coûter, qu’à une réunion récente, les chefs confédérés ont sacrifié toutes leurs querelles particulières à l’intérêt général, et se sont engagés à ne jamais remettre l’épée dans le fourreau tant qu’il resterait un Russe sur leur territoire. Il serait difficile de se faire une opinion sur le résultat de cette guerre, quand on considère le pouvoir gigantesque qu’ils ont à combattre, et les noires et sinistres manœuvres que le gouvernement russe sait employer quand il a un but important en vue. Il y a pourtant quelque espérance à concevoir quand on pense à la nature du pays, à la bravoure extraordinaire du peuple ; à son attachement pour ses chefs, à son amour romanesque pour la liberté ; quand on sait que les Circassiens sont les meilleurs guérillas qu’il y ait au monde, et, avant tout, qu’ils ont résisté jusqu’ici à tout ce qu’on a tenté pour les rendre traîtres à leur pays, en leur offrant de l’or et des poignards enrichis de pierreries.

« Pendant une campagne, il semble qu’il n’y ait pas entre eux de distinction de rang : le chef n’est pas mieux traité que son vassal. Un sac de millet, et une bouteille de cuir pleine d’une espèce de lait aigri appelé skhou, composent toutes leurs provisions ; le manteau (tchaouka) sert à la fois de tente et de lit. Un Circassien ne se plaint jamais de ne pouvoir marcher faute de souliers ou de ne pouvoir vivre faute de provisions ; car, si le sac de millet et la bouteille de skhou font défaut, son fusil lui donne à dîner tant qu’il y a un oiseau dans l’air ou une bête sauvage dans les bois. Endurcis à tout dès l’enfance, pratiquant sévèrement l’abstinence, qui est considérée ici comme une vertu, ils supportent toutes les fatigues de la guerre, non-seulement sans répugnances, mais gaiement. Pour vous donner une idée de leur courage désespéré, un officier russe m’assurait qu’un guerrier circassien ne se rend jamais, résistant même à une troupe d’ennemis, tant qu’il lui reste une étincelle de vie ; ce n’est que lorsqu’il est mis hors de combat par ses blessures qu’il peut être pris pour orner le triomphe du vainqueur ; et, si le temps le permettait, je pourrais vous raconter des traits d’héroïsme qui n’ont peut-être pas leurs pareils dans l’histoire d’aucun autre peuple… À toute cette bravoure ils joignent non moins de finesse, en sorte qu’il est absolument impossible de les surprendre. L’ennemi ne peut jamais calculer leurs mouvemens ; car, paraissant tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, comme s’ils étaient doués d’ubiquité, ils rampent quelquefois dans le gazon comme des serpens, et surprennent la sentinelle à son poste, aux portes de la forteresse ; enfin il n’y a pas d’arbre, de rocher ou de buisson, qui ne leur serve pour se mettre en embuscade.

« Rien ne peut vous donner une idée de l’extrême impétuosité d’une charge de cavalerie circassienne ; elle serait effrayante pour les plus braves troupes de l’Europe, étant exécutée avec la rapidité de l’éclair, et accompagnée d’un terrible cri de guerre, semblable à celui du chacal. Telle est l’admirable éducation de l’homme et du cheval, que je vois tous les jours les moindres soldats exécuter des tours de force supérieurs à tout ce que j’ai jamais vu en Europe, même dans les théâtres consacrés aux représentations équestres. Par exemple, un guerrier circassien saute à terre, plonge son poignard dans le poitrail du cheval de son ennemi, et se remet aussitôt en selle ; puis, se tenant debout, il frappe son adversaire ou met une balle dans le but qu’il vise, tout cela pendant que le cheval est au grand galop. Mais le plus beau spectacle que puisse présenter cette espèce de guerre est un combat singulier entre un de ces hardis compagnons et un Cosaque Tchernemorski, le seul cavalier de l’armée russe qui puisse tenir tête à un si formidable ennemi, quoiqu’il finisse presque toujours par être victime de la vigueur et de l’agilité supérieure du Circassien. Ces combats ont lieu avec toutes les formalités d’un duel, et, à l’honneur des deux armées, la plus stricte neutralité y est observée… Les combattans isolés sont suivis peu à peu de tous leurs compagnons, jusqu’à ce que tout le corps soit engagé. En général les Circassiens ne suivent jamais une attaque ; leur usage est, après une charge impétueuse, de disparaître comme l’éclair et de rentrer dans les bois, où ils emportent leurs morts et leurs blessés. C’est seulement pendant qu’ils sont occupés à ce pieux devoir que les Russes peuvent obtenir quelque avantage, excepté pourtant quand le canon, la terreur des montagnards, peut être transporté et dirigé contre eux. D’un autre côté, si le désordre se met dans les rangs des Russes, ils sont littéralement taillés en pièces en quelques minutes. »

Dès le commencement, M. Spencer refusa positivement de prendre aucune part à la guerre, déclarant qu’il était un médecin pacifique et ne faisait qu’un voyage de pure curiosité. Connaissant personnellement plusieurs des officiers en garnison dans les forteresses voisines, on sent bien qu’il ne pouvait se mêler activement à des expéditions où leur vie était menacée. Malgré cela, il courut quelques dangers en accompagnant le prince dans une reconnaissance, et reçut une balle dont il fut préservé par les poches de cuir qu’il portait sur la poitrine, et qui font partie du costume circassien. On sut plus tard que les Russes, ayant eu connaissance de la présence chez les Circassiens, non d’un Anglais, mais d’un médecin européen, avaient tenté de s’emparer de lui. « Les montagnes, dit-il à ce propos, sont pleines d’espions russes, malgré l’active vigilance des chefs ; mais il faut dire, à l’honneur du peuple, qu’il s’en trouve rarement parmi les indigènes : ce sont surtout des marchands arméniens ambulans, race sordide qui sacrifie sans peine à l’or l’honneur et la probité. Quelquefois des Russes désertent, se donnant le nom de Polonais ; puis, ayant abusé de l’hospitalité circassienne, ils retournent dans leur camp, trahissant ainsi leurs hôtes de la manière la plus basse. De là résulte une défiance générale non-seulement envers les Polonais qui viennent se réfugier parmi eux, mais envers tout étranger qui arrive sans présenter quelques garanties.

Peu de jours après l’arrivée de M. Spencer au camp, un exprès apporta la nouvelle que les Cosaques des bords du Kouban faisaient de grands préparatifs pour envahir le pays, de concert avec la garnison d’une forteresse russe située sur l’Oubin, rivière qui se jette dans le Kouban : le but de l’ennemi était d’établir une ligne de communication entre ce fort et les possessions russes de Ghelendjik et de Soudjouk-Kalé sur la mer Noire. « Ce plan, dit M. Spencer, correspondait avec celui dont m’avaient parlé les Russes. C’était pour l’accomplir qu’on avait pris Soudjouk-Kalé, qu’on avait fait un arsenal de la forteresse de Ghelendjik, et que la nouvelle conquête sur l’Oubin ou l’Aboun avait été soigneusement fortifiée. Cette position est, au fond, la plus importante qu’aient prise les Russes depuis le commencement de la guerre ; car, s’ils pouvaient s’y maintenir, ils rendraient si difficile toute attaque combinée de la part des princes confédérés, que tout le nord-ouest de la Circassie devrait finir par reconnaître leur autorité.

Les Circassiens paraissaient fort bien comprendre ce danger, et je fus étonné de la netteté de leurs idées à ce sujet, aussi bien que de la sagesse des plans qu’ils avaient formés pour déjouer ceux de leurs envahisseurs. Tout le pays par où on s’attendait qu’ils passeraient devait être dévasté et les villages brûlés. D’un côté, des bandes armées devaient traverser le Kouban et porter la guerre et la désolation dans le pays des Cosaques de la mer Noire ; de l’autre, on devait attaquer le camp russe à Soudjouk-Kalé, pendant que des guérillas seraient en embuscade dans tous les passages et sur les bords de l’Aboun, pour harceler l’ennemi et embarrasser sa marche[8]. »

Avec cette nouvelle, le prince reçut une invitation de se rendre à l’assemblée des chefs confédérés, qui se tenait à sept ou huit lieues de là. M. Spencer l’accompagna, ayant pris avec lui un juif silésien, esclave de son hôte, et qui lui servait d’interprète au moyen de l’allemand. L’assemblée était convoquée sur les bords de l’Oubin, où ils arrivèrent à travers des vallées délicieuses, fort peuplées et fort bien cultivées. C’était un coup d’œil admirable que celui de ces tentes, de ces troupeaux, de ces guerriers avec leurs beaux chevaux, leurs costumes pittoresques et leurs brillantes armures, se rangeant autour d’une bannière nationale qu’ils venaient de recevoir de Stamboul, et qu’avaient brodée les belles mains d’une princesse circassienne occupant une haute position dans l’empire ottoman. À la vue de cet étendard, symbole d’unité long-temps attendu, des milliers de sabres furent agités, et un long cri de joie se fit entendre. « Jamais, dit M. Spencer, on ne vit plus d’enthousiasme ni une plus fière résolution de défendre la patrie. Le danger commun avait pour la première fois éveillé dans les cœurs le sentiment de la nécessité de l’union, comme l’élément le plus indispensable de succès, et tous jurèrent de ne jamais se soumettre aux Russes, de ne jamais entrer en relations commerciales, et de ne jamais communiquer avec eux sous aucun prétexte. Les querelles interminables de chef à chef, de tribu à tribu, avaient cessé, et des Circassiens qui avaient jusque-là ravagé le territoire les uns des autres se tenaient maintenant par la main, unis par la plus sincère fraternité.

L’assemblée se tenait dans un de leurs bois sacrés. Quelques arbres étaient décorés des offrandes de la piété : au centre, sur un petit monticule, s’élevait, chose étrange, le symbole du christianisme, les restes grossiers d’une ancienne croix de bois. Devant elle les principaux chefs s’étaient assis sur le gazon. L’aspect de cette immense multitude de guerriers, reposant à l’ombre de leurs arbres vénérables, conférant activement sur les mesures à adopter pour la défense du pays contre le formidable ennemi qui allait le dévaster, pour la centième fois, avec le fer et le feu ; cet aspect, dis-je, était imposant et propre à faire impression. Quand un orateur se levait de son siége pour s’adresser à l’assemblée, on observait le plus profond silence, jusqu’à ce que quelques passages émouvans produisissent un cri général d’enthousiasme ou une fière exclamation de vengeance, animée encore par le cliquetis des sabres : alors il devenait nécessaire qu’un des anciens agitât la main pour rétablir l’ordre. Mais c’est en vain que j’essaierais de peindre l’enthousiasme de ce peuple patriote quand un vieux chef, tout couvert de blessures, arriva, porté sur une espèce de palanquin : le sauvage rugissement de joie et le bruit d’armes qui se firent alors entendre résonnent encore à mon oreille.

« Le corps infirme de ce chef était enveloppé dans les larges plis du tchaouka. Quoique les années et les chagrins eussent profondément sillonné sa pâle figure, son œil brillait encore d’un feu guerrier, et sa longue barbe grise, descendant jusqu’à sa ceinture, donnait à son visage une expression qui paraissait à peine appartenir à la terre. Ce vieux chef était un prince tartare appelé Taou Gherai Aslane Nourous, dont les ancêtres avaient été sultans ou kans d’une puissante tribu qui occupait autrefois l’île de Taman et les pays situés près de l’embouchure du Kouban. Lors de la conquête de leur patrie par les Russes, beaucoup de ces Tartares s’étaient réfugiés chez les Circassiens, et les deux races s’étaient fondues ensemble. À raison du grand respect accordé à l’âge, les principaux chefs et les anciens s’approchèrent, et baisèrent sa robe, pendant qu’il se levait lentement de sa couche, soutenu dans les bras robustes de son fils, jeune homme aux proportions herculéennes. Il bénit la multitude, les mains levées au ciel, et commença son discours, que je ne prétends pas donner mot à mot, comme il m’a été traduit en allemand par mon interprète, mais dont j’ai essayé de conserver une faible esquisse.

« Il s’étendit d’abord sur l’état présent du pays, sur la nécessité de l’union, dont l’absence avait amené la conquête de sa propre patrie. Il insista sur la nécessité de surveiller très attentivement les esclaves étrangers et d’empêcher d’entrer dans le pays tout individu qui n’aurait pas un konak pour répondre de lui. Il ajouta qu’il fallait faire un terrible exemple de tout chef qui donnerait son adhésion à la Russie. « Où est mon pays ? s’écria le vieux guerrier ; où sont les milliers de tentes qui abritaient la tête de mon peuple ? où sont ses troupeaux ? où sont ses femmes et ses enfans ? où est mon peuple lui-même ? Ah ! les Moscov, fana Moscov, ont jeté sa cendre aux quatre vents du ciel : et tel sera votre destin, ô enfans des Adighé[9] ! si vous cessez de tirer l’épée contre l’agresseur ! Voyez vos frères les Ingouches, les Ossètes, les Goudamakaris, les Avars et les Mistdjeghis, autrefois braves et puissans, et dont les sabres s’élançaient hors du fourreau lorsqu’on parlait de courber la tête sous un joug étranger ; que sont-ils maintenant ? des esclaves ! Ô Adighé ! c’est parce qu’ils ont laissé aux fana Moscov le libre passage à travers leur territoire. Ils bâtirent d’abord des maisons de pierre pour leurs soldats, puis ils volèrent leurs terres aux habitans trompés, les dépouillèrent de leurs armes, et enfin les forcèrent à grossir les armées de leurs oppresseurs. J’entends dire, ajouta-t-il, que le grand padischah des mers et des Indes, la terreur des fana Moscov, vous a tendu la main de l’alliance. Un si puissant monarque est digne en effet de s’unir avec les fils héroïques des montagnes ; mais souvenez-vous de votre indépendance, et ne permettez jamais à un étranger de vous mettre un joug sur le cou. Vous avez déjà permis aux Osmanlis de bâtir de fortes maisons sur vos côtes ; que vous ont-ils donné en retour ? La guerre et la peste pour dévorer vos enfans ; puis, à l’heure du péril, ils se sont enfuis, vous laissant seuls pour arrêter le torrent qui se précipitait sur vous. Quelques semaines encore, et mon corps infirme sera réduit en cendres mais mon ame montera à la demeure de mes pères, la terre des bienheureux. Là, elle criera vengeance contre nos persécuteurs devant le grand Tkhâ, l’esprit éternel. Quand ceci arrivera, ô Adighé ! protégez les restes de mon peuple. Nous avons échappé à la main de l’exterminateur, et vous nous avez donné une demeure ; notre patrie nous était arrachée, et vous avez partagé avec nous la terre de vos ancêtres : votre patrie est maintenant notre patrie. Mon peuple s’est-il montré ingrat ? Quelque perfidie a-t-elle souillé le nom des Tartares ? Nos sabres n’ont-ils pas mille fois bu le sang de nos implacables ennemis ? Par les blessures que j’ai reçues en défendant votre liberté, et qui m’ont ôté l’usage de mes membres, continuez votre hospitalité à mon peuple. » Puis, présentant son fils, il s’écria : « Voici le dernier de ma race. Quatre de mes fils sont tombés sous le canon de l’ennemi ; lui seul me reste, prenez-le : sa vie est dévouée à maintenir les libertés des Adighé. »

« Ayant ainsi parlé, il retomba tout épuisé sur sa couche, et on l’emporta du bois au milieu d’un profond silence, interrompu seulement par les sanglots étouffés de ceux qui ne pouvaient contenir leur émotion. Plus d’un hardi guerrier, battu des orages, s’efforçait en vain de retenir ses larmes, qui se poussaient l’une l’autre sur des joues brûlées par le soleil ; d’autres fronçaient le sourcil, grinçaient des dents, tiraient à moitié leurs sabres, et montraient tous les symptômes d’une fureur réprimée avec peine. Au bout de quelques minutes, quand le diapason général eut un peu baissé, une explosion d’acclamations frappa l’air et retentit au loin dans les forêts, et, portée par les échos de rocher en rocher, elle sembla ébranler les montagnes elles-mêmes. Des harangues furent faites par les anciens de presque toutes les tribus voisines des Circassiens et aussi par ceux des tribus nomades de Turcomans, de Tartares Nogais et de Calmouks ; tous professaient le plus entier dévouement à la cause générale, et juraient de maintenir à tout prix leur indépendance.

« Je dois l’avouer, toute cette assemblée et les discours animés de ces simples montagnards firent sur moi la plus vive impression. Tout y contribuait, leur enthousiasme patriotique, la beauté du pays et les costumes pittoresques des hommes avec leurs armures de chevaliers, pendant que les femmes, enveloppées dans leurs longs voiles flottans et passant au milieu de la foule, semblaient autant d’esprits célestes envoyés pour les exciter aux grandes actions. »

En rapportant ce discours, qui ressemble fort à ceux de Tite-Live, on sent bien que nous ne garantissons pas la fidélité de la traduction faite à M. Spencer par son juif allemand ; mais l’ensemble de la scène, en admettant beaucoup d’embellissemens à la Walter Scott, a quelque chose de très remarquable. Ce qu’on doit y voir de plus important, c’est la réunion de toutes les tribus contre l’ennemi commun et la tentative d’arriver à une sorte d’unité nationale. Il paraît qu’en essayant une confédération et en adoptant pour la première fois un drapeau, ils ont suivi les conseils d’un Européen, qui leur a appris en même temps l’usage d’une espèce d’obusier qui peut devenir, entre leurs mains, une arme très redoutable. Reste à savoir si cette unité un peu factice pourra se maintenir long-temps. M. Spencer, en sa qualité d’Anglais, était très fier de la manière dont on parlait de son pays et de ses compatriotes, car, dans les explosions de sentiment patriotique, le nom d’Ingliz était confondu souvent avec celui d’Adighé. « Il faut se souvenir, dit-il, que cela ne pouvait être dans le but de me faire une politesse, car mon secret n’avait pas transpiré, et j’étais toujours considéré comme un pauvre hakkim djenouves ; si je m’étais déclaré Anglais, ils m’auraient presque adoré. »

M. Spencer, plein de reconnaissance pour ce sentiment à l’égard de l’Angleterre, prêche à ses compatriotes une croisade en faveur des Circassiens, et prouve fort bien que, si la Russie se donne tant de peine pour conquérir le Caucase, ce n’est pas tant pour le Caucase lui-même que pour avoir les clés des empires turc et persan. « N’avons-nous pas un grand intérêt, s’écrie-t-il, à l’indépendance de la Circassie ? N’est-elle pas aussi essentielle à la sécurité de nos possessions d’Orient que l’intégrité de la Turquie et de la Perse, et ne devons-nous pas regarder le blocus de ses ports comme un acte indirect d’hostilité contre nous ? Laissant de côté les considérations politiques, les évènemens ont suffisamment prouvé que chaque pouce de terrain gagné par la Russie, dans quelque partie du monde que ce fût, l’a été en opposition directe avec les intérêts de la Grande-Bretagne. Si elle n’avait jamais passé le Caucase, que ne seraient pas aujourd’hui nos relations commerciales avec la Perse et les autres pays de l’Orient ! À chaque pas qu’elle fait, elle interrompt d’abord, puis réduit à rien notre commerce, en imposant des droits restrictifs. Je vous ai déjà dit qu’elle a donné le coup de la mort à notre commerce de transit par la voie de Redoute-Kalé, en Mingrélie ; elle voudrait maintenant nous interdire toute relation avec les Circassiens, un peuple qui nous ouvre volontiers ses ports, et qui nous invite amicalement à venir dans son pays, pays dénué de toute espèce de manufacture, et donnant en abondance les matériaux bruts dont nous avons besoin. Notre gouvernement, qui le sait très bien, et qui sait aussi qu’un port circassien a été offert à l’Angleterre comme station commerciale, saisira certainement cette occasion d’étendre notre commerce aux pays de la mer Noire, jaloux comme il l’est du bien-être du pays et du maintien de la puissance et de la grandeur britannique…

« Si les gardiens de nos droits hésitaient à suivre, dans cette affaire, une ligne politique hardie, et abandonnaient des millions de nos semblables à un destin qu’on ne peut se figurer sans effroi, non-seulement ils appelleraient sur notre tête un anathème universel, mais encore ils ouvriraient la porte aux agressions et aux insultes des Russes dans toutes les parties du monde. La Russie une fois en possession des défilés du Caucase, nous ne pouvons plus rien faire pour garantir l’intégrité de la Turquie et de la Perse, si ce n’est avec une dépense incalculable d’hommes et d’argent. N’est-il pas évident que le meilleur moyen de prévenir une longue guerre est de fortifier nos alliances dans le Levant, et plus spécialement avec les peuples riverains de la mer Noire ? Soyez sûr que si nous ne nous servons pas de notre influence pour protéger la Circassie, comme état indépendant, tous les gouvernemens de l’Orient dédaigneront notre amitié et chercheront, en définitive, à s’unir avec la Russie comme étant une alliée plus utile… J’ai assez vu par moi-même et assez entendu pour pouvoir assurer que la faiblesse de la Turquie et de la Perse est la seule raison qui les empêche d’embrasser ouvertement la cause des montagnards ; malgré le peu de ressources dont elles peuvent disposer, si ces puissances étaient encouragées par une manifestation publique de sympathie de notre part, leur intervention serait immédiate et décisive. Quoi qu’il en soit, l’effet moral de l’apparition d’un vaisseau de guerre anglais dans l’Euxin serait incalculable. Le Turc abattu se réveillerait de son apathie ; tous les Caucasiens, de la mer Noire à la mer Caspienne, courraient aussitôt aux armes, et les Russes iraient, en toute hâte, se cacher dans leurs forteresses ; car, je le répète pour la centième fois, la force de la Russie n’est que faiblesse, et l’agrandissement de son territoire, depuis un demi-siècle, n’est dû qu’à la négligence des autres puissances que leur intérêt aurait dû rendre plus vigilantes, à des finesses diplomatiques, et à la manière audacieuse dont elle a exécuté ses projets. » Ces exhortations ne semblent pas avoir produit encore leur effet sur les ministres de la Grande-Bretagne, et nous avons vu que lord Durham, notamment, ne partage aucunement les idées de M. Spencer sur l’affaire de la Circassie. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que le sentiment exprimé ici sur la nécessité d’en venir tôt ou tard aux mains avec la Russie, est très général en Angleterre ; que le commerce anglais est menacé ou se croit menacé dans le Levant ; que de tout cela il résultera vraisemblablement une collision où la France aura un grand poids à jeter dans la balance, et que, par conséquent, il est grand temps que les hommes qui peuvent agir sur l’opinion se mettent à étudier sérieusement la question d’Orient. Mais, avant de nous jeter nous-mêmes dans les considérations politiques, finissons-en avec le voyage de M. Spencer.

Le camp des Circassiens était situé à moitié chemin entre le fleuve Kouban et la forteresse russe d’Aboun, ce qui permettait aux montagnards de surveiller des deux côtés les mouvemens de l’ennemi et d’empêcher la garnison d’Aboun de recevoir des renforts. La situation de cette forteresse est assez désavantageuse, parce qu’elle est dominée ; toutefois elle est suffisante contre des ennemis dépourvus d’artillerie. D’ailleurs, lorsqu’elle fut construite, les Russes n’avaient pas le choix du lieu : ils se trouvèrent investis dans cet endroit par un corps considérable de Circassiens ; ils n’eurent d’autre moyen d’échapper à une entière destruction que d’élever des retranchemens qui furent augmentés par la suite de manière à devenir quelque chose qui ressemble à une forteresse. Du reste, ils ne tiraient pas grand avantage de cette position, parce qu’ils ne pouvaient communiquer de là, ni avec le fort de Ghelendjik, ni avec les troupes du Kouban, et qu’entourés de tous côtés, ils ne se procuraient des vivres qu’en faisant des sorties, et avaient souvent à souffrir de la faim. M. Spencer passa près de ce fort pour aller visiter le Kouban ; c’est sur ce fleuve, l’Hypanis des anciens, qu’est établie la ligne militaire russe. Le Kouban prend sa source dans la chaîne centrale du Caucase, et coule de l’est à l’ouest, séparant un pays de steppes de la région montagneuse. La steppe qui est sur la rive droite, est habitée par les Cosaques de la mer Noire ; l’autre rive est occupée par les tribus caucasiennes. Les Cosaques du Kouban sont les ennemis les plus acharnés des Circassiens auxquels ils ressemblent, du reste, beaucoup plus qu’aux Russes, soit par la taille et les traits du visage, soit par les mœurs et le courage ; peut-être ont-ils une origine commune, et, dans tous les cas, les deux races se sont beaucoup mêlées. C’est Catherine II qui les établit sur la rive du Kouban comme gardiens des frontières. M. Spencer assure que les miasmes des marécages qui avoisinent le fleuve, l’influence d’un climat généralement insalubre, et l’hostilité incessante des Circassiens en ont beaucoup diminué le nombre ; ils ne peuvent plus mettre aujourd’hui en campagne que douze mille hommes, tandis qu’ils pouvaient en mettre cinquante mille lors de leur premier établissement. Cette diminution est aussi attribuée aux dernières guerres de Pologne, où ils ont considérablement souffert. « Toutes leurs forces, dit M. Spencer, sont aujourd’hui insuffisantes pour garder une frontière aussi étendue, en sorte que les acquisitions de territoire de la Russie, dans cette partie de l’Asie, au lieu d’être pour elle un accroissement de force, ont véritablement ajouté à sa faiblesse. »

Le voyageur anglais quitta avec plaisir les steppes et les marais du Kouban en comparaison desquels les premières vallées du Caucase lui parurent un véritable Éden. Il traversa le pays des Nottakhaitzi, et trouva là quelques copies du Portfolio, contenant la déclaration d’indépendance des Circassiens, publiée dans ce recueil et rédigée vraisemblablement par une plume européenne. Cette déclaration circule, dans le Caucase, traduite en turc (car la langue circassienne ne s’écrit pas) ; les princes et les nobles la portent sur eux, qu’ils sachent lire ou non, et ont pour elle le même respect que les Turcs pour le Coran. M. Spencer apprit de ses hôtes que la confédération pouvait mettre en campagne près de deux cent mille hommes ; que la population confédérée montait à trois millions d’ames, et que, si les tribus qui reconnaissent à quelques égards la souveraineté russe s’y joignaient, le total serait de quatre millions. Toutefois il reconnaît que ces calculs ne peuvent pas être considérés comme fort exacts.

M. Spencer ne dit pas comment il s’y prit pour quitter la Circassie et rentrer en Europe. Le reste de son ouvrage est consacré à des détails sur les mœurs et les usages des Circassiens, sur leur division en castes et leur esprit aristocratique ; sur leurs institutions semblables à celles des anciens clans écossais ; sur leur religion, mahométane de nom, mais mélangée de cérémonies idolâtres et de quelques restes de christianisme ; sur leur manière de rendre la justice, leurs mariages, leurs danses, leur musique, dont il donne un échantillon que nous soupçonnons être une importation européenne, tant il ressemble peu à ce que nous connaissons de musique orientale ; enfin sur leur agriculture, leurs maladies, leur médecine, etc., etc. Tous ces renseignemens ont de l’intérêt pour la plupart ; mais, comme ils ne diffèrent en rien d’essentiel de ceux qui ont été donnés par d’autres voyageurs, et notamment par Klaproth, dont les ouvrages sont fort répandus, nous avons dû préférer, dans nos extraits, ce qui est vraiment neuf dans ce livre : savoir, la partie politique. Maintenant que nous l’avons analysé sous ce point de vue avec tout le soin dont nous sommes capable, il nous reste à examiner les conclusions de l’auteur ; et à voir si nous devons adopter ses idées, prendre parti pour les Circassiens contre la Russie, et appeler, comme lui, à leur secours l’Europe civilisée.

Est-il vrai d’abord que les montagnards du Caucase méritent à un si haut degré l’intérêt et la sympathie des peuples chrétiens ? M. Spencer se plaint à diverses reprises qu’on les a calomniés, que les voyageurs qui en ont parlé jusqu’ici sont entrés complaisamment dans les vues des Russes, leurs ennemis, et les ont représentés à tort comme des brigands vivant de pillage, comme des gens à la parole desquels on ne peut pas se fier, etc., etc. Or, voici comment il les défend contre leurs accusateurs : « Quoique les voyageurs aient assurément bien des raisons pour se plaindre des brigandages de ce peuple, ce n’est pas chez lui cruauté, mais un usage établi depuis long-temps. La règle est que tout étranger qui entre dans ce pays sans se placer sous la protection d’un chef qui se porte garant de sa bonne conduite, devient la propriété du premier Circassien qui se saisit de lui. Ce chef ou ancien reçoit le nom de konak. Le voyageur qui, en entrant dans le pays, se conforme à la règle en question, peut confier aux Circassiens sa propriété et sa vie, et il n’est aucun d’eux qui ne meure pour le défendre, si cela est nécessaire. » Ainsi le droit commun est que l’étranger qui traverse leur pays doit être pris et vendu ; mais que voulez-vous ? c’est un vieil usage. N’est-ce pas là une singulière justification ? Les Arabes du désert aussi ont un grand respect pour les droits de l’hospitalité, et il y a chez eux quelque chose de semblable à l’institution du konak, ce qui n’a jamais empêché de les qualifier de brigands, sans que personne, à notre connaissance, ait eu l’idée de réclamer contre cette qualification. Mais écoutons encore M. Spencer sur ce sujet : « Le Circassien, dit-il, n’exerce ces vertus (l’hospitalité, la générosité, etc.) que tant qu’il est chez lui ; car quand il est en querelle avec une tribu voisine ou engagé dans une guerre, c’est un voleur déterminé, conséquence naturelle de la croyance dans laquelle il a été élevé, que dérober adroitement et heureusement fait partie de la discipline militaire. » Et ailleurs : « Chez les Circassiens comme chez les anciens Spartiates, le voleur qui exerce sa profession avec adresse excite l’admiration générale, et on ne peut pas faire de plus grande insulte à un Circassien que de lui dire qu’il ne sait pas voler un bœuf. Le maladroit qui est découvert est condamné, non-seulement à la restitution des objets dérobés, mais encore à une amende de neuf fois leur valeur. Au fait, ces gens sont de très habiles voleurs, et rien ne pourrait défendre un étranger de la dextérité de leurs doigts, si ce n’était le respect religieux qu’ils ont pour les droits de l’hospitalité. » Ailleurs encore, il nous dit que « leurs bateaux, à raison de leur agilité, étaient un sujet de terreur pour les marins que l’orage poussait vers les côtes de la Circassie, parce que les peuples du Caucase étaient de très redoutables pirates. » C’est la Russie qui a à peu près détruit cette piraterie, et, en vérité, nous ne pouvons pas lui en savoir mauvais gré.

Quant au commerce entre les Circassiens et les Turcs, que cette puissance entrave, à la grande indignation de M. Spencer, ce n’est, après tout, qu’un commerce d’esclaves. Les Turcs tenaient surtout à leurs rapports avec les pays du Caucase, à cause des belles femmes qu’ils y achetaient. La Circassie, la Géorgie et la Mingrélie leur en fournissaient considérablement autrefois. Il paraît que, du temps de Chardin, la Mingrélie seule payait un tribut annuel de douze mille jeunes garçons et jeunes filles. Cette denrée a immensément diminué depuis que cette province et la Géorgie font partie de l’empire russe, et depuis que la Circassie est bloquée. Rien n’est plus plaisant que les diverses impressions de M. Spencer, au sujet de cette vente des femmes. Étant à Constantinople, il va visiter le bazar des esclaves, et il est révolté de voir ces pauvres créatures mises en vente comme du bétail, et subissant le dégradant examen des acheteurs. « La seule idée, dit-il, de vendre un être immortel, sa vie, sa liberté, tout enfin, est vraiment révoltante. Je me sentais honteux d’être homme, honteux d’être classé parmi des êtres capables de commettre un tel crime contre l’humanité, et jamais je ne fus plus glorieux du nom d’Anglais qu’en ce moment ; j’étais fier de ma généreuse patrie, qui a sacrifié des millions pour faire disparaître cette souillure de la barbarie partout où flotte son pavillon. » Cette noble indignation se calme beaucoup quand il est en Circassie ; la vente des femmes, à laquelle se livrent ses amis du Caucase, lui paraît même avoir quelques bons côtés. « Un père vend sa fille, dit-il, et un frère sa sœur, ce qui est d’autant plus étonnant qu’un Circassien regarde sa liberté comme le premier de tous les biens. Mais on ne voit là qu’un moyen honorable de pourvoir à leur établissement, et la belle dame qui a passé sa jeunesse dans le harem d’un Persan ou d’un Turc opulent, quand elle revient dans son pays, avec toute sorte de jolies parures, excite toujours dans l’esprit de ses jeunes amies le désir de suivre son exemple ; aussi sautent-elles sur le navire destiné à les emmener, peut-être pour toujours, loin de leur patrie et de leurs amis, avec autant de gaieté que si elles allaient prendre possession d’une couronne. Le système de vendre les femmes aux étrangers a probablement contribué à conserver dans le Caucase quelques-uns des raffinemens de la civilisation, parce que celles de ces femmes qui reviennent dans leur terre natale, après avoir demeuré chez un peuple beaucoup plus policé, rapportent des connaissances qui les mettent à même de travailler à l’amélioration de la condition sociale de leurs compatriotes, lesquels, sans cela, à raison de leur isolement, seraient retombés dans une barbarie complète. D’un autre côté, cette coutume a amené beaucoup de guerres et de querelles entre les diverses tribus dont chacune faisait des excursions sur le territoire des autres, afin de se procurer une provision de beautés à vendre. Heureusement pour l’humanité, tout cela a disparu à peu près ; on le doit à la dernière confédération entre les tribus et aussi à ce que le pavillon russe flotte en dominateur sur la mer Noire, ce qui a suspendu presque tous les rapports des Circassiens avec leurs voisins… À présent, grace au peu de commerce qui se fait entre les habitans du Caucase et leurs anciens amis les Turcs et les Persans, le prix des femmes a considérablement baissé, ce qui est un sujet de lamentations pour les parens qui ont beaucoup de filles, et leur cause un désespoir pareil à celui du marchand qui pleure sur ses magasins pleins de marchandises sans acheteurs. D’un autre côté, le pauvre circassien gagne beaucoup à cet état de choses, parce qu’au lieu de donner tous les produits de son travail de plusieurs années, ou de livrer la plus grande partie de ses troupeaux, il peut avoir une femme à bon marché, puisque la valeur de ce charmant article est tombée de l’énorme prix de cent vaches à celui de vingt ou trente. » Il résulte de cela que le profit le plus clair de l’indépendance de la Circassie, telle que la demande M. Spencer, serait de faire hausser le prix des femmes, de relever ce commerce à peu près tombé, et par suite de rétablir l’état de guerre entre les tribus auxquelles une confédération ne serait plus nécessaire. On ne saurait, du reste, trop louer la candeur de cet écrivain, et le soin avec lequel il fournit lui-même à ses lecteurs les meilleures raisons qu’il y ait à donner contre le système soutenu par lui.

Ailleurs, il tance son compatriote, le docteur Clarke, qu’il appelle pourtant l’un des voyageurs les plus exacts de son temps, pour avoir dit que les petits princes du Caucase sont continuellement en guerre les uns avec les autres, et qu’il n’y a pas de traité, si solennel qu’il soit, qui puisse lier un Circassien, et lui faire tenir sa parole. « Rien de tout cela, dit M. Spencer, ne peut s’appliquer à eux aujourd’hui, et je doute beaucoup que cela ait jamais été vrai[10], excepté en ce qui concerne la violation des traités, car la loi et la religion des Circassiens leur défendent de tenir la parole donnée à un ennemi. Aussi ne sont-ils pas très scrupuleux sur ce point, quand ils ont traité avec les Russes, ou en général avec un ennemi quelconque. »

Il nous semble, d’après ces citations, que le voyageur anglais ne devrait pas tant s’indigner contre les voyageurs qui l’ont précédé dans le Caucase, qui n’ont dit, après tout, que ce qu’il dit lui-même, et qui ne diffèrent d’avec lui qu’en ce qu’ils n’ont pas connu ou n’ont pas trouvé suffisamment bonnes les raisons alléguées pour justifier ce côté des mœurs circassiennes. Nous le trouvons en général injuste pour ces écrivains, qui, pour la plupart, ont publié leurs relations à une époque où personne ne s’inquiétait en Europe de la querelle des Russes et des Circassiens, et qui, par conséquent, ont pu voir les choses avec un calme parfait et une complète liberté d’esprit. Tous sont d’accord, du reste, pour reconnaître chez ces montagnards de grandes qualités, du courage, de la générosité, de l’élévation, et, en général, ce qui caractérise les races héroïques. Klaproth, que nous sommes étonnés de voir signalé comme vendu aux Russes, car il les traite souvent fort mal, appelait, il y a bien des années, les Tcherkesses, une brave et excellente nation sur les droits de laquelle la Russie a empiété de toutes les manières, jugement que nous acceptons volontiers, réduit à ces termes, sans pouvoir toutefois admettre qu’on parle à l’Europe de ces peuplades barbares comme on lui parlerait de la noble et malheureuse Pologne, ou même comme on lui parlait, il y a douze ans, de la Grèce chrétienne, soumise aux avanies musulmanes. D’ailleurs, M. Spencer, avec ses retours continuels à la question commerciale et ses appels aux armes, dans l’intérêt des cotonnades anglaises, glace complètement notre enthousiasme, et il nous faut de véritables efforts d’impartialité pour voir dans ses tirades contre les oppresseurs de la Circassie quelque chose de plus que le prospectus d’un commis voyageur de la grande boutique britannique.

Il ne s’ensuit pourtant pas que nous ayons foi à la parfaite innocence et à l’austère délicatesse du gouvernement russe dans cette affaire. Il a employé, comme tous les conquérans, comme l’Angleterre dans l’Inde et partout, comme la France sous Napoléon, tous les moyens bons et mauvais, et sans doute il ne s’est fait scrupule dans l’occasion ni d’être perfide, ni d’être violent. Il est très vrai qu’en poursuivant ses plans d’agrandissement, il n’a pas prétendu concourir pour le prix de vertu ; mais, si pour le décerner nous avions à choisir entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et celui de Saint-James, nous serions vraiment fort embarrassé. Quant à la querelle avec les peuples du Caucase, nous croyons qu’il y a quelques raisons à alléguer en faveur de la Russie : raisons bien faibles, sans doute, si on les examine au flambeau de la morale évangélique, mais qui suffisent peut-être à une époque où malheureusement la politique ne peut avoir la prétention d’être fort chrétienne, et où, certes, aucun gouvernement ni aucun peuple n’a le droit de jeter aux autres la première pierre.

D’abord il ne faut pas oublier que la guerre du Caucase a commencé il y a cinquante ans, par des envahissemens et des usurpations, nous l’admettons, mais qui ont été suivis de si fréquentes et si sanglantes représailles, que les torts ont dû être bientôt compensés, et qu’aux yeux de la politique humaine, il a pu y avoir des deux côtés des griefs également légitimes. M. Spencer reproche vivement à la Russie de n’avoir pas employé les moyens de douceur ; mais il est de fait qu’elle les a long-temps essayés, et ils étaient trop dans son intérêt pour qu’elle n’en ait pas usé tant qu’elle l’a pu. Au commencement de ce siècle, elle donnait des honneurs et des pensions aux chefs circassiens ; on déclara même les princes, les nobles et les paysans tcherkesses égaux aux princes, aux nobles et aux paysans russes : mais ils prirent cette égalité à la manière asiatique pour une reconnaissance de leur extrême supériorité, et redoublèrent leurs incursions et leurs brigandages. À la même époque, il était défendu, sous les peines les plus sévères, aux Cosaques et aux autres soldats de tuer un Circassien ; ils étaient obligés de l’amener vivant, ce qui était à peu près impossible, parce que les montagnards étaient mieux montés et mieux armés qu’eux. Et cependant Klaproth pensait alors que le nombre des sujets russes enlevés par les habitans du Caucase dans l’espace de quelques années dépassait celui des hommes moissonnés par la peste, qui peu de temps auparavant avait ravagé cette frontière. On faisait des traités avec les chefs, et ils prêtaient serment de fidélité à l’empereur ; mais M. Spencer nous dit qu’ils ne se croient pas obligés de tenir les promesses faites à un ennemi, et en effet ils ne tenaient aucun compte des leurs. En outre on avait affaire à une espèce de corps aristocratique assez semblable à ce qu’eût été la féodalité du moyen-âge moins la royauté et le christianisme ; les membres de ce corps, bien loin de se croire solidaires, étaient sans cesse en guerre les uns avec les autres, et il n’y avait rien qui ressemblât à un gouvernement central avec lequel on pût traiter, ou même à une amphictyonnie grecque. Toutes les tentatives pacifiques ayant échoué contre ces obstacles, que pouvait-on faire, sinon employer la force ? Et, dans ces conjectures, la Russie ne peut-elle pas dire qu’en dernière analyse elle combat pour la civilisation contre la barbarie ; qu’elle veut rendre libres et sûrs des chemins où nul ne peut passer sans risquer sa liberté ou sa vie ; que son blocus de la côte d’Abasie n’empêche que la piraterie et le commerce des esclaves, ce qui est de toute vérité, puisque les montagnards n’ont guère d’autres articles lucratifs à exporter en Turquie ? Enfin, ne pourrait-elle pas répéter sur la traite des blancs toutes les phrases qui ont été faites à une autre époque en Angleterre sur la traite des noirs ? Personne n’ignore assurément qu’elle a d’autres vues encore et des vues moins désintéressées, en faisant dans le Caucase une si énorme dépense d’hommes et d’argent ; mais l’extinction complète de la piraterie et de la traite sur les côtes de la mer Noire n’en serait pas moins un résultat dont l’humanité devrait se féliciter, dût-il être acheté aux dépens des exportations anglaises en Asie. On peut dire encore que la Russie se contenterait probablement en Circassie d’une suzeraineté peu gênante et de la liberté des passages du Caucase ; que, si elle est fort persécutrice pour le catholicisme en Pologne, elle est au contraire fort tolérante pour le mahométisme ou l’idolâtrie, et en général pour les mœurs et les coutumes de ses sujets asiatiques ; que, dans tous les cas, les tribus caucasiennes n’auraient qu’à gagner en échangeant leur liberté sauvage contre la soumission à un gouvernement européen, quel qu’il fût, parce que son premier intérêt serait de les adoucir, de les éclairer, de les civiliser, de les rapprocher, si faire se pouvait, du christianisme, ou au moins des mœurs et des habitudes chrétiennes. Nous ajouterons enfin que la position de la Russie dans le Caucase est exactement celle de la France au pied de l’Atlas, et qu’on a parlé en Angleterre de nos envahissemens en Afrique, comme M. Spencer parle de ceux de la Russie en Asie ; nous ne serions même pas surpris que quelque gentleman se fût enthousiasmé pour les Bédouins et les Kabaïles, qui ont bien aussi apparemment quelques-unes de ces vertus qu’on trouve chez les peuples primitifs. Il en résulte que nous autres Français sommes un peu intéressés à ne pas trouver très concluantes les thèses de droit public que soutient M. Spencer en faveur de l’indépendance caucasienne. On risque fort, en prenant de semblables conclusions, d’être appelé par cet écrivain scribe mercenaire aux gages de la Russie[11] ; mais, en vérité, nous n’eussions jamais pensé sans son livre à étudier particulièrement la question circassienne ; c’est lui qui, par ses exagérations nous a converti à l’opinion contraire à la sienne, et nous craignons fort qu’il ne produise le même effet en France sur quiconque ne croit pas nos intérêts indissolublement liés à ceux de l’omnipotence anglaise sur les mers.

Nous décrirons prochainement, d’après le docteur Eichwald, les établissemens de la Russie sur la mer Caspienne et au sud du Caucase, et c’est alors seulement que nous nous occuperons des inquiétudes qu’inspire cette puissance à beaucoup d’esprits prévoyans, et que nous examinerons lequel des deux vaudrait le mieux pour l’Europe continentale : ou que le torrent moscovite s’écoulât en Asie, ou que la barrière du Caucase lui fût fermée, au risque de le faire refluer sur l’Occident. Nous retrouverons M. Spencer sur ce terrain, et nous nous en félicitons d’avance, car il est rare qu’il n’y ait pas quelque chose à apprendre avec lui.


E. de Cazalès.
  1. Nous devons faire une exception en faveur d’un travail très remarquable sur la Russie, publié dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1837.
  2. Le Voyage en Circassie a eu un immense succès en Angleterre ; l’édition que nous avons sous les yeux est la seconde, la première ayant été enlevée en trois ou quatre mois.
  3. Voyez Klaproth, Tableau du Caucase.
  4. Elle n’est pourtant pas sans valeur si on l’applique aux schismatiques grecs, qui poussent souvent le culte des images à un tel excès, qu’ils semblent y faire consister toute la religion, qui s’assujettissent à une foule de pratiques étrangères à l’église romaine, et qui, en général, s’attachent beaucoup plus à la lettre qu’à l’esprit.
  5. C’est le nom qu’on donne, à Constantinople, aux troupes régulières de Mahmoud.
  6. Appelé aujourd’hui détroit de Taman ou d’Ieni-Kalé.
  7. Les Abases occupent la plus grande partie de cette côte de la mer Noire. M. Spencer les identifie toujours avec les Circassiens. Ils ont pourtant une autre origine et une autre langue. Ils leur sont soumis, mais seulement en vertu du droit du plus fort. Autrefois les princes tcherkesses pressuraient les Abases et leur faisaient porter un joug assez pesant. Les princes abases ne sont regardés que comme les égaux des Ouzden, qui forment la seconde caste chez les Circassiens.
  8. Les résultats prouvèrent la sagesse de ce plan, car Soudjouk-Kalé fut abandonné, la garnison d’Aboun réduite à une affreuse disette, les rangs des Russes considérablement dégarnis, et le pays des Cosaques de la rive droite du Kouban presque entièrement dévasté. (Note de M. Spencer.)
  9. C’est le nom que se donnent les Circassiens.
  10. M. Spencer vient de dire que les tribus se faisaient sans cesse la guerre pour enlever des femmes ; il a aussi répété plusieurs fois que la confédération avait fait cesser toutes les querelles particulières, et apparemment elle n’a pas fait cesser ce qui n’existait pas.
  11. Hireling scribe of Russia est une qualification souvent appliquée par lui aux gens qui ne partagent pas sa manière de voir.