Éthique, Droit et Politique/Philosophie du droit

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Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (p. 116-134).


PHILOSOPHIE DU DROIT


Les philosophes de l’antiquité ont réuni dans la même idée beaucoup de choses absolument hétérogènes ; chaque Dialogue de Platon nous en fournit des prouves en masse. La plus grave confusion de ce genre est celle entre l’éthique et la politique. L’Ḗtat et le royaume de Dieu, ou la loi morale, sont choses tellement différentes, que le premier est une parodie du second, une amère moquerie de l’absence de celui-ci, une béquille au lieu d’une jambe, un automate au lieu d’un homme.

Les pseudo-philosophes de notre temps nous enseignent que l’Ḗtat se propose de promouvoir les fins morales de l’homme ; mais cela n’est pas vrai, c’est plutôt le contraire qui est vrai. La fin de l’homme — expression parabolique — n’est pas qu’il agisse ainsi ou autrement, car toutes les opera operata, toutes les choses faites, sont en elles-mêmes indifférentes. Non, la fin est que la volonté, dont chaque homme est un complet spécimen, ou plutôt cette volonté même, se tourne où elle doit se tourner ; que l’homme (l’union de la connaissance et de la volonté) reconnaisse cette volonté, le côté effrayant de cette volonté, qu’il se reflète dans ses actions et dans leurs horreurs. L’État, qui ne vise qu’au bonheur général, entrave les manifestations de la volonté mauvaise, nullement la volonté elle-même, ce qui serait impossible. C’est pour cette raison qu’il est très rare qu’un homme aperçoive toute l’abomination de ses actes dans le miroir de ceux-ci. Ou croyez-vous vraiment que Robespierre, Bonaparte, l’empereur du Maroc, les assassins que vous voyez rouer, soient seuls si méchants parmi tous les hommes ? Ne comprenez-vous pas que beaucoup agiraient absolument comme eux, s’ils le pouvaient ?

Maints criminels meurent plus tranquillement sur l’échafaud, que maints innocents dans les bras des leurs. Ceux-là ont reconnu leur volonté, et l’ont écartée. Ceux-ci n’ont pu l’écarter, parce qu’ils n’ont jamais pu la reconnaître. Le but de l’État est de créer un pays de Cocagne en opposition avec la véritable fin de la vie : la connaissance de la volonté dans sa puissance terrible.

Bonaparte n’était réellement pas pire que beaucoup d’hommes, pour ne pas dire la plupart. Il était possédé du très habituel égoïsme qui cherche son bonheur aux dépens d’autrui. Ce qui le distingue, c’est simplement la force plus grande avec laquelle il satisfaisait à cette volonté, l’intelligence, la raison et le courage plus grands, et enfin le champ d’action favorable que lui ouvrit le destin. Grâce à tous ces avantagea, il fit pour son égoïsme ce que des milliers de gens voudraient bien faire pour le leur, mais ne peuvent pas. Tout faible garçon qui se procure, par de petites méchancetés, un mince avantage au détriment des autres, si peu grave que soit ce détriment, est aussi méchant que Bonaparte.

Ceux qui se bercent de l’illusion qu’il y a une récompense après la mort, voudraient que Napoléon expiât par des tortures indicibles les maux innombrables qu’il a causés. Mais il n’est pas plus coupable que tous ceux qui, ayant la même volonté, n’ont pas la même force. Par le fait qu’il possédait cette force rare, il a révélé toute la méchanceté de la volonté humaine’; et les souffrances de son époque, comme le revers de la médaille, révèlent la misère inséparable de la volonté mauvaise, dont l’apparition, dans son ensemble, est le monde lui-même.Mais la fin et le but du monde, c’est précisément qu’on reconnaisse par quelle misère innommable la volonté est liée à la vie, et ne fait en réalité qu’une avec elle. L’apparition de Bonaparte contribue donc beaucoup à cette fin. Que le monde soit un fade pays de Cocagne, ce n’est pas le but de cette apparition ; son but, au contraire, c’est qu’il soit un drame où la volonté de vivre se reconnaisse et s’écarte. Bonaparte est simplement un puissant miroir de la volonté humaine de vivre.

La différence entre celui qui cause la souffrance, et celui qui la subit, est seulement dans le phénomène. Tout cela est une seule volonté de vivre, identique à de grandes souffrances ; et la connaissance de celles-ci peut détourner et faire cesser cette volonté.

Le principal avantage qu’avait l’ancien temps sur le nouveau, c’est peut-être que, jadis, « les paroles allaient aux choses », pour employer l’expression de Bonaparte, tandis que, maintenant, il n’en est pas ainsi. Je veux dire ceci : dans l’ancien temps, le caractère de la vie publique, de l’État et de la religion, comme celui de la vie privée, était une affirmation énergique de la volonté de vivre ; dans le temps nouveau, il est la négation de cette volonté, puisque cette négation est le caractère du christianisme. Mais maintenant on rabat en partie, même publiquement, de cette négation, parce qu’elle est trop en désaccord avec le caractère de l’humanité on affirme secrètement en partie ce que publiquement on nie. Aussi l’insuffisance et la fausseté se rencontrent-elle partout. Voilà pourquoi le temps nouveau paraît si petit à côté de l’ancien.

La mort de Socrate et le crucifiement du Christ font partie des grands traits caractéristiques de l’humanité.

La nature est plus aristocratique que tout ce que l’on connaît sur la terre. Car chaque différence que le rang ou la richesse en Europe, les castes dans l’Inde, établissent entre les hommes, est petite en comparaison de la distance que la nature a irrévocablement établie sous le rapport moral et intellectuel ; et dans son aristocratie, comme dans les autres, il y a dix mille plébéiens pour un noble, des millions de ces gens-là pour un prince quant à la grande masse, elle a nom multitude, plebs, mob, rabble, la canaille.

Aussi ses patriciens et ses gentilshommes, soit dit en passant, doivent-ils, aussi peu que ceux des gouvernements, se mêler à la racaille ; et plus ils sont haut, plus ils doivent vivre à part et rester inaccessibles.

On pourrait même considérer ces différences de rang amenées par les institutions humaines, en quelque sorte comme une parodie ou un faux remplacement des différences naturelles. En effet, les signes extérieurs des premières, comme les témoignages de respect d’une part et les marques de supériorité d’autre part, ne peuvent convenir et être appliqués sérieusement qu’à l’aristocratie naturelle[1], tandis que, en ce qui concerne l’aristocratie humaine, ils ne peuvent constituer qu’une apparence. Ainsi celle-ci est par rapport à celle-là ce qu’est le clinquant à l’or, un roi de théâtre à un roi véritable.

Toute différence de rang de nature arbitraire est d’ailleurs reconnue volontiers par les hommes ; la seule qui ne le soit pas, c’est la différence de rang naturelle. Chacun est prêt à reconnaître l’autre pour plus distingué ou plus riche que soi, et en conséquence à le vénérer ; mais la différence infiniment plus grande que la nature a mise irrévocablement entre les hommes, personne ne veut la reconnaître. En matière d’intelligence, de jugement, de perspicacité, chacun se juge l’égal de l’autre. Aussi, dans la société, sont-ce précisément les meilleurs qui ont le désavantage. Voilà pourquoi ils évitent cette société.

Ce ne serait peut-être pas un mauvais sujet pour un peintre, de représenter le contraste entre l’aristocratie naturelle et l’aristocratie humaine. Par exemple, un prince avec toutes les marques distinctives de son rang et une physionomie du dernier ordre, en conversation avec un homme dont la figure révélerait la plus grande supériorité intellectuelle, mais qui serait revêtu de haillons.

Une amélioration radicale de la société humaine, et, par là, des conditions humaines en général, ne pourrait se produire d’une manière durable, que si l’on réglait la liste des rangs positive et conventionnelle d’après la nature. Ainsi les parias s’acquitteraient des occupations les plus viles, les soudras se consacreraient aux travaux purement mécaniques, les vaysias à la haute industrie, et seuls les véritables tchatrias seraient hommes d’État, généraux et princes ; quant aux arts et aux sciences, ils ne seraient cultivés que par les brahmines. Tandis qu’aujourd’hui la liste conventionnelle des rangs est bien rarement en accord avec la liste naturelle, ou plutôt est fréquemment en opposition criante avec elle. Mais, cela fait, on aurait enfin une vita vitalis. Sans doute, les difficultés sont incommensurables. Il serait nécessaire que chaque enfant choisît sa vocation non d’après l’état de ses parents, mais d’après l’avis d’un profond connaisseur des hommes.

Agir par instinct, c’est là un acte que l’idée du but ne précède pas, comme pour tout autre acte, mais au contraire suit. L’instinct est par conséquent la règle a priori d’un acte dont le but peut être inconnu, vu que l’idée de celui-ci n’est pas nécessaire pour parvenir à lui. Par contre, l’acte raisonnable ou intelligent obéit à une règle que l’intelligence, conformément à l’idée d’un but, a trouvée elle-même. Aussi cette règle peut-elle être erronée, tandis que l’instinct est infaillible[2].

Il y a donc trois espèces d’a priori donnés :

1° La raison théorique, c’est-à-dire les conditions de la possibilité de toute expérience ;

2° L’instinct, règle pour atteindre un but inconnu favorable à mon existence matérielle ;

3° La loi morale, règle d’une action sans but.

1° L’acte raisonnable ou intelligent se produit d’après une règle conformément à une idée de but ;

2° L’acte instinctif, d’après une règle sans idée de but ;

3° L’acte moral, d’après une règle sans but.

De même que la raison théorique est l’ensemble des règles conformément auxquelles doit se dérouler toute ma connaissance, c’est-à-dire tout le monde expérimental, ainsi l’instinct est l’ensemble des règles d’après lesquelles doivent se dérouler tous mes actes, si nul trouble ne survient. Aussi le nom de raison pratique me semble-t-il le mieux approprié à l’instinct : car ce nom détermine, comme la raison théorique, la mesure de toute expérience.

La loi morale, au contraire, n’est qu’une vue unilatérale, prise du point de vue de l’instinct, de la conscience meilleure, qui gît au delà de toute expérience, c’est-à-dire de toute raison, aussi bien théorique que pratique (instinct). Elle n’a rien à faire avec celle-ci, excepté quand, par suite de son union mystérieuse avec elle en un seul individu, elles se rencontrent toutes deux, ce qui laisse à l’individu le choix d’être ou raison, ou conscience meilleure.

Veut-il être raison : il sera, comme raison théorique, un philistin ; comme raison pratique, un coquin.

Veut-il être conscience meilleure : nous ne pouvons rien dire positivement de plus sur lui, car notre assertion réside dans le domaine de la raison ; nous pouvons donc seulement dire ce qui se passe dans celui-ci, en ne parlant que négativement de la conscience meilleure. La raison éprouve donc alors un trouble : nous la voyons écartée comme théorique, et remplacée par le génie ; nous la voyons écartée comme pratique, et remplacée par la vertu. La conscience meilleure n’est ni pratique ni théorique : car ce ne sont là que des divisions de la raison[3]. Si l’individu se place encore au point de vue du choix, la conscience meilleure lui apparaît du côté où elle a écarté la raison pratique (vulgo, l’instinct) comme loi impérative, comme obligation. Elle lui apparaît, ai-je dit, c’est-à-dire qu’elle reçoit cette forme dans la raison théorique, qui transforme tout en objets et en notions. Mais en tant que la conscience meilleure veut écarter la raison théorique, elle n’apparaît pas à celle-ci, parce que, dès qu’elle se manifeste ici, la raison théorique se trouve subordonnée et ne sert plus que celle-là. Voilà pourquoi le génie ne peut jamais rendre compte de ses propres œuvres.

Dans la moralité de nos actes, le principe juridique : audienda et altera pars, ne peut pas valoir ; c’est-à-dire que la sensualité et l’égoïsme n’ont pas le droit de se faire entendre. Ce principe sera plutôt, dès que la volonté pure se sera exprimée : nec audienda altera pars.

Au sujet de la misère humaine, il y a deux dispositions opposées de notre âme.

Dans l’une, la misère humaine nous affecte directement, elle se prend à notre propre personne, à notre propre volonté, qui veut violemment et toujours est brisée, ce qui précisément constitue la souffrance. La conséquence, qui se manifeste dans tous les affects et toutes les passions, c’est que la volonté veut toujours plus violemment, et ce vouloir de plus en plus fort atteint sa fin seulement là où la volonté se détourne et est remplacée par une complète résignation, c’est-à-dire par la délivrance. Celui qui se trouve en plein dans la disposition décrite, verra avec envie le bonheur des autres, et sans sympathie leurs souffrances.

Dans la disposition opposée à celle-ci, la misère humaine se présente à nous seulement comme connaissance, c’est-à-dire directement. La contemplation de la souffrance des autres est prédominante, et détourne notre attention de notre propre souffrance. Dans la personne des autres nous percevons la souffrance humaine, nous sommes remplis de compassion, et le résultat de cette disposition est la bienveillance universelle, l’amour des hommes. Toute envie a disparu, et nous sommes heureux de constater, à sa place, chez ces hommes torturés, un léger adoucissement, une légère joie.

Il y a de même, au sujet de la méchanceté et de la perversion humaines, deux dispositions opposées.

Dans l’une, nous percevons directement la méchanceté chez les autres. De la naissent l’indignation, la haine et le mépris de l’humanité.

Dans l’autre, nous percevons indirectement la méchanceté chez nous-mêmes. De là naît l’humilité, et même la contrition.

Pour juger la valeur morale de l’homme, il est très important de savoir lesquelles de ces quatre dispositions prédominent en lui par couples (à savoir une de chaque division). Dans les très excellents caractères, c’est la seconde de la première division et la seconde de la suivante qui prédomineront.

De même que le corps humain le plus beau recèle dans son intérieur des ordures et des odeurs méphitiques, le plus noble caractère a des traits méchants, et le plus grand génie des traces de petitesse et de folie.

Toutes les règles générales sur l’homme et les prescriptions à son usage ne sont pas suffisantes, parce qu’elles partent de la fausse supposition d’une nature tout à fait ou à peu près semblable chez tous les hommes, point de vue qu’a même établi expressément la philosophie d’Helvétius. Or, la diversité originelle des individus sous le rapport intellectuel et moral, est incommensurable.

La question de la réalité de la morale est celle-ci : Y a-t-il véritablement un principe fondé, opposé au principe de l’égoïsme ?

Puisque l’égoïsme limite au propre individu seul le souci du bonheur, le principe opposé devrait étendre ce souci à tous les autres individus.

La racine du méchant caractère et du bon consiste, autant que nous pouvons la suivre par la connaissance, en ce que la conception du monde extérieur et particulièrement des êtres animée, selon qu’ils sont plus semblables au propre « moi » de l’individu, est accompagnée, dans le méchant caractère, d’un constant : « Pas moi ! pas moi ! pas moi ! »

Dans le bon caractère, — nous supposons le bon caractère, comme le mauvais, développé à un haut degré, — la base fondamentale de cette conception est au contraire un : « Moi ! moi ! moi ! » constamment senti, d’où résultent bienveillance envers tous les hommes, intentions secourables à leur égard, et en même temps disposition d’âme gaie, rassurée, tranquillisée. C’est la disposition contraire qui accompagne le caractère méchant.

Mais tout ceci n’est que le phénomène, quoique saisi à la racine. Ici se présente le plus difficile de tous les problèmes : d’où vient, étant données l’identité et l’unité métaphysique de la volonté comme chose en soi, l’énorme diversité des caractères ? la méchanceté diabolique de l’un ? la bonté d’autant plus surprenante de l’autre ? Par quoi ceux-là ont-ils été Tibère, Caligula, Caracalla, Domitien, Néron ? ceux-ci, les Antonins, Titus, Adrien, Nerva, etc. D’où provient une diversité semblable dans les espèces animales ? même chez les individus des races animales supérieures ? La méchanceté de la race féline, développée le plus fortement chez le tigre ? La malice perfide du singe ? La bonté, la fidélité, l’amour du chien ? de l’éléphant ? etc. Le principe de la méchanceté est manifestement le même chez l’animal que chez l’homme.

Nous pouvons atténuer un peu la difficulté du problème, en remarquant que toute cette diversité ne concerne finalement que le degré, et que les inclinations fondamentales, les instincts fondamentaux existent au complet dans tout être vivant, mais seulement à un degré et en rapports très différents. Cela toutefois ne suffit pas.

Comme explication, il nous reste seulement l’intellect et son rapport avec la volonté. L’intellect, toutefois, n’est nullement en rapport direct avec la bonté du caractère. Nous pouvons, il est vrai, dans l’intellect même, distinguer de nouveau l’intelligence comme conception de rapports d’après le principe de la raison, et la connaissance apparentée au génie, indépendante de cette loi, le principium individuationis, pénétrante, plus directe, qui conçoit aussi les idées : c’est celle qui se rapporte au moral. Mais l’explication à ce sujet laisse aussi beaucoup encore à désirer. « Les beaux esprits sont rarement de belles âmes », a remarqué justement Jean-Paul ; ils ne sont jamais non plus l’inverse. Bacon de Vérulam, qui fut moins, il est vrai, un bel esprit qu’un grand esprit, était un coquin.

J’ai allégué comme principium individuationis le temps et l’espace, vu que la multiplicité des choses homogènes n’est possible que par eux. Mais la multiplicité est aussi hétérogène ; elle et la diversité ne sont pas seulement quantitatives, elles sont aussi qualitatives. D’où provient la dernière, surtout au point de vue éthique ? Serais-je par hasard tombé dans la faute opposée à celle de Leibnitz, quand il établit son identitas indiscernibilium ?

La diversité intellectuelle a sa raison première dans le cerveau et le système nerveux, et, par là, est un peu moins obscure : intellect et cerveau sont appropriés aux besoins de l’animal, par conséquent à sa volonté. Chez l’homme seul se trouve parfois, par exception, un excédent, qui, lorsqu’il est fort, donne le génie.

Mais la diversité éthique semble provenir directement de la volonté. Autrement elle ne serait pas non plus hors du temps, vu que l’intellect et la volonté sont réunis seulement dans l’individu. La volonté est hors du temps, éternelle, et le caractère est inné, donc sorti de cette éternité ; conséquemment, on ne peut l’expliquer par rien d’immanent.

Peut-être, après moi, quelqu’un viendra-t-il éclairer et illuminer cet abîme.

C’est seulement parce que la volonté n’est pas assujettie au temps, que les blessures de la conscience sont incurables ; les souffrances qu’elles infligent ne s’apaisent pas peu à peu, comme les autres. Au contraire, une mauvaise action continue à oppresser la conscience, au bout d’un grand nombre d’années, avec la même force que lorsqu’elle était récente.

Comme le caractère est inné, que les actions sont seulement ses manifestations, que l’occasion de grands méfaits ne se présente pas souvent, qu’on recule devant des raisons opposées, que nos sentiments se révèlent à nous-mêmes par des désirs, des idées, des affects qui restent inconnus pour les autres, — on pourrait penser qu’un homme a jusqu’à un certain point une mauvaise conscience innée, sans avoir commis de grandes méchancetés.

L’homme, en se confondant avec son objet immédiat, en se reconnaissant comme un être dans le temps, en croyant être devenu et devoir passer, ressemble à un individu qui, debout sur le rivage, regarde les flots et s’imagine nager lui-même, tandis que ceux-ci restent immobiles ; et cependant il reste en repos, et les flots seuls s’écoulent.

De même que nous n’entendons d’un orchestre qui se prépare à jouer une superbe musique, que des sons confus, des accords fugitifs, par intervalles des morceaux qui commencent, mais ne s’achèvent pas, bref, des notes composites de tout genre, ainsi, dans la vie, transparaissent seulement des fragments, de faibles accords, des commencements et des échantillons inachevés de félicité, d’état satisfait, apaisé, riche en soi, qui se manifeste hors de la confusion de l’ensemble.

Et quelque morceau qu’un musicien de l’orchestre entame, il doit l’abandonner, car ce morceau n’est pas à sa place ; ce n’est pas le vrai morceau, le grand et beau morceau qui doit venir.

Rien de plus sot que de railler les contes de Faust et d’autres, qui se sont donnés au diable. La seule chose fausse dans ces histoires, c’est qu’elles ne parlent que de quelques individus, alors que nous sommes tous dans le même cas et avons conclu le même pacte. Nous vivons, peinons horriblement pour maintenir notre vie, qui n’est qu’un long délai entre la sentence du juge et l’exécution du condamné ; nous engraissons le délinquant qui doit néanmoins finir par être pendu ; nous jouissons, et, pour tout cela, nous devons mourir ; pour tout cela, nous sommes soumis à la mort, qui n’est pas une plaisanterie, mais une douloureuse certitude ; elle est réellement la mort pour tous les êtres terrestres, pour nous comme pour les animaux, pour les animaux comme pour les plantes, comme pour tout état de la matière. Il en est ainsi, et la conscience empirique raisonnable n’est vraiment capable d’aucune consolation. En revanche aussi, les tourments éternels après la mort sont une chose dépourvue de sens, aussi bien que la vie éternelle : car l’essence du temps, du principe même de la raison, dont le temps n’est qu’une forme, est précisément qu’il ne peut rien y avoir de fixe, de persistant, que tout est passager, que rien ne dure. « La substance persiste », disent quelques-uns. Mais Kant leur répond : « Elle n’est pas une chose en soi, elle n’est qu’un phénomène ». Il veut dire : elle n’est que notre représentation, comme toute chose connaissable ; et nous ne sommes ni une substance, ni des substances.

Quand j’écrase une mouche, il est bien clair que je n’ai pas tué la chose en soi, mais seulement son phénomène.

Je ne puis m’empêcher de rire, quand je vois ces hommes réclamer sur un ton assuré et hardi la continuation, à travers l’éternité, de leur misérable individualité. Que sont-ils autre chose, en effet, que les pierres à face humaine emmaillotées qu’on voit avec bonheur Kronos dévorer, tandis que seul le vrai et immortel Zeus, à l’abri des atteintes de celui-ci, grandit pour régner éternellement ?

L’unique témoin des mouvements et des pensées les plus secrets de l’homme, c’est la conscience. Mais cette conscience, il doit un jour la perdre, et il le sait ; et c’est peut-être ce qui le pousse avant tout à croire qu’il y a encore un autre témoin de ses mouvements et de ses pensées les plus secrets.

L’homme est une médaille où est gravé d’un côté : « Moins que rien », et, de l’autre : « Tout en tout ».

De même, tout est matière, et en même temps tout est esprit. (Volonté et représentation.)

De même, ai-je toujours été et serai-je toujours ; et en même temps je suis éphémère comme la fleur des champs.

De même, la seule chose vraiment persistante est la matière ; et, en même temps, seulement la forme. La scolastique forma dat esse rei doit être modifiée ainsi : (rei) dat forma essentiam, materia existentiam.

De même, il n’existe en réalité que les idées ; et, en même temps, seulement les individus. (Réalisme, nominalisme.)

De même, le dieu de la mort, Yama, a deux visages : l’un féroce, l’autre infiniment aimable.

Il peut encore exister d’autres contradictions analogues, dont la vraie philosophie seule est en état de donner la solution.

Si l’esprit de l’espèce qui dirige deux amants s’exprimait chez eux en idées claires, au lieu de s’exprimer par des sentiments instinctifs, la haute poésie de leur dialogue amoureux, qui actuellement ne parle, en images romanesques et en paraboles idéales, que de sentiments éternels d’aspiration démesurée, de pressentiments d’une volupté sans bornes, d’une félicité ineffable, de fidélité éternelle, et qui célèbre en métaphores hyperboliques les perles des dents de la déesse qu’on adore, les roses de ses joues, le soleil de ses yeux, l’albâtre de son sein, ses dons intellectuels imaginaires, etc., — cette haute poésie se traduirait à peu près en ces termes :

Daphnis. — Je voudrais faire cadeau d’un individu à la génération future, et je crois que tu pourrais lui octroyer ce qui me manque.

Chloé. — J’ai la même intention, et je crois que tu pourrais lui donner ce que je n’ai pas. Voyons un peu.

Daphnis. — Je lui donne une haute stature et la force musculaire ; tu n’as ni l’une ni l’autre.

Chloé. — Je lui donne une chair opulente et de très petits pieds ; tu n’as ni l’une ni les autres.

Daphnis. — Je lui donne une fine peau blanche, que tu n’as pas.

Chloé. — Je lui donne des cheveux et des yeux noirs : tu es blond.

Daphnis. — Je lui donne un nez aquilin.

Chloé. — Je lui donne une petite bouche.

Daphnis. — Je lui donne du courage et de la bonté d’âme, qu’il ne pourrait tenir de toi.

Chloé. — Je lui donne un front haut et bien modelé, l’esprit et l’intelligence, qu’il ne pourrait tenir de toi.

Daphnis. — Taille droite, bonnes dents, santé solide, voilà ce qu’il reçoit de nous deux. Vraiment, tous deux ensemble nous pouvons douer en perfection l’individu futur. Aussi je te désire plus que toute autre femme.

Chloé. — Et moi aussi je te désire.

Plus on a d’esprit, plus l’individualité est déterminée ; plus sont déterminées aussi, par conséquent, les exigences relatives à l’individualité de l’autre sexe répondant à celle-ci. D’où il suit que les individus spirituels sont particulièrement appropriés à l’amour passionné.

Par un vœu monastique religieusement observé, ou par n’importe quelle négation de la volonté de vivre, l’acte d’affirmation qui a fait entrer l’individu dans l’existence, est supprimé.

Celui qui affronte la mort pour sa patrie a triomphé de l’illusion qui limite l’existence à la propre personne. Il l’étend à l’amas d’hommes de sa patrie (et par là à l’espace) dans lequel il continue à vivre.

Il en est de même à l’occasion de chaque sacrifice fait dans l’intérêt des autres : on élargit son existence jusqu’à l’espèce, — quoique, pour l’instant, seulement à une partie de cette espèce, celle qu’on a précisément sous les yeux. La négation de la volonté de vivre provient en tout premier lieu de l’espèce. Aussi les professeurs d’ascétisme, quand on professe celui-ci, tiennent-ils les bonnes œuvres, et plus encore les cérémonies religieuses, pour inutiles et indifférentes.

Les caprices résultant de l’instinct sexuel sont tout à fait analogues aux feux follets. Ils produisent la plus vive illusion. Qu’on les suive, ils nous conduisent dans le marécage, et s’évanouissent.

Η αλαζονεια της ηδονης
(L’illusion du plaisir).

Les illusions que nous apprêtent les désirs érotiques sont comparables à certaines statues qui, par suite de l’endroit où elles se dressent, sont destinées à n’être vues que de face ; alors elles sont belles, tandis que, de dos, elles offrent un vilain aspect. Il en est ainsi du mirage de l’amour. Tant que nous l’avons en perspective, tant que nous le voyons venir, c’est un paradis de volupté ; mais quand il est passé et que nous le contemplons par derrière, il se montre comme une chose futile, insignifiante, même répugnante.

  1. Ils doivent même dériver seulement de la constatation de celle-ci, puisque tous paraissent indiquer bien autre chose qu’une simple supériorité de puissance, pour la constatation de laquelle ils n’ont manifestement pas été imaginés.
  2. Dans le livre de Jacobi, Des choses divines et de leur révélation, p. 18 (1811), on trouve un mélange de la conscience meilleure avec l’instinct par un syncrétisme dont seul est capable un esprit aussi antiphilosophique que Jacobi.
      (Voir sur Jacobi la note d’Écrivains et style, p. 143.)
  3. Voir, sur l’apriorité de l’instinct, Platon dans son Philèbe. Elle lui apparaît comme le souvenir d’une chose qu’on a pas encore éprouvée. De même, dans le Phédon et ailleurs, tout savoir est pour lui un souvenir : il n’a pas d’autre mot pour exprimer l’a priori avant toute expérience.