Éthique, Droit et Politique/Préface du traducteur

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Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (p. 1-17).


PRÉFACE DU TRADUCTEUR



Le présent volume des Parerga et Paralipomena ne se prête pas par sa nature, comme les trois précédents, à une étude préliminaire biographique ou historique ; nous en avons d’ailleurs déjà dit assez à ce double point de vue, pour mettre en une lumière suffisante la figure originale et complexe de Schopenhauer, et pour situer dans son milieu exact l’œuvre dont nous avons entrepris la traduction. Les matières renfermées dans le volume actuel : éthique, droit, politique, éducation, le tout couronné par des observations psychologiques, parlent d’elles-mêmes, et il y aurait quelque puérilité à dévider de trop longs commentaires à leur sujet. Ce qu’on peut toutefois faire ici, c’est mettre en relief certaines vues fondamentales, signaler spécialement certaines idées d’un intérêt spéculatif ou pratique.

Un soir, Schopenhauer se promenait sur la route avec son ami le Dr Wilhelm Gwinner, son futur biographe. Les étoiles brillaient au ciel, et Vénus resplendissait d’un éclat tout particulier. Gwinner, contemplant la planète, devint tout à coup lyrique, et se mit à évoquer le souvenir des âmes que Dante y a placées comme dans un port de salut béni ; puis, son imagination travaillant, il demanda au vieux philosophe s’il n’était pas d’avis qu’il y avait là aussi des êtres vivants, mais doués d’une existence plus parfaite que la nôtre. Schopenhauer répondit qu’il ne le croyait pas ; une organisation supérieure à celle des humains ne pouvait, selon lui, avoir la « volonté de vivre ». Il pensait que la série ascendante vers la vie se terminait à l’homme, dernier terme de ce progrès qui lui apparaissait comme un fait si effroyable ; puis, s’exaltant insensiblement : « Croyez-vous, dit-il, qu’un être supérieur à nous voulût continuer un seul jour cette triste comédie de la vie ? Cela est bon pour des hommes ; des génies ou des dieux s’y refuseraient ».

Cette assertion constitue à la fois le point de départ et le point d’aboutissement de la doctrine de Schopenhauer. En présence de ce monde mauvais, où la douleur corrompt toute joie, où la mort a le mot définitif, où notre destinée apparaît comme une tragi-comédie mise en œuvre par un génie malfaisant qui trouve son bonheur à nous torturer, quel sentiment peut éprouver l’homme raisonnable et sage ? Un sentiment d’une double nature : un profond mépris pour la vie humaine, pour la décevante Maïa qui cherche à le traîner d’illusions en illusions toujours plus dérisoires, en même temps qu’une immense compassion pour ses frères, pour tous les damnés de la vie, à n’importe quel degré de l’échelle. En un mot, l’homme doit en arriver à donner accès dans son cœur à la sympathie, « cet étonnant, on pourrait dire ce mystérieux passage de nous-même dans un autre être, qui supprime les barrières de l’égoïsme et transforme en quelque sorte le non moi en moi. C’est donc le sentiment moral par excellence, un lien par lequel et dans lequel nous sentons que nous sommes tous frères. Éprouver de la compassion, c’est devenir un être moral. Sympathiser avec la nature entière, c’est le véritable état du sage sur cette terre… Une compassion sans bornes à l’égard de tous les êtres vivants, voilà le plus solide, le plus sûr garant de la moralité ; avec cela, il n’est pas besoin de casuistique. Celui qui en est pénétré ne blessera sûrement ni ne lésera personne, ne fera de mal à personne, mais il aura bien plutôt des égards pour chacun, pardonnera à chacun, aidera chacun de tout son pouvoir, et toutes ses actions porteront l’empreinte de la justice et de l’amour du prochain. En revanche, qu’on essaie de dire : « Cet homme est vertueux, mais il ne connaît pas la pitié » ; ou bien : « C’est un homme injuste et méchant, cependant il est très compatissant », et la contradiction est évidente. Chacun son goût : mais, pour moi, je ne sais pas de plus belle prière que celle qui termine les anciennes pièces de théâtre indoues : « Puissent tous les êtres vivants rester exempts de douleurs ! »

Voilà le nœud de la doctrine éthique de Schopenhauer, telle qu’il la déduit dans le Fondement de la morale. La base de la morale est donc la sympathie vive, ardente, se traduisant en pitié, en charité effective. Mais ce n’est pas encore là le point culminant de la morale. On n’atteint celui-ci que par la négation complète de la volonté de vivre, par l’ascétisme, tel que l’ont pratiqué les saints, les anachorètes, les pénitents indous et chrétiens. « De même que la satisfaction de l’appétit sexuel affirme, chez l’individu, la volonté de vivre, de même l’ascétisme, en empêchant la satisfaction de cet appétit, nie cette même volonté, et montre par là que, en même temps que la vie du corps, cesse la volonté dont celui-ci est l’apparence ». En un mot, l’antithèse entre l’affirmation de la volonté de vivre et la négation de cette volonté est ce qu’on pourrait dénommer le belvédère de la morale de Schopenhauer : c’est de ce point de vue, le plus élevé, à son avis, qu’il juge et classe les actions humaines.

Hartmann, dans sa Philosophie de l’inconscient, a soumis cette théorie de son prédécesseur à une critique approfondie et incisive, qui est, en somme, bienveillante et approbative. Nietzsche, au contraire, l’a exécutée radicalement, avec un souverain mépris. La morale de la pitié proclamée par Schopenhauer lui apparaît, au meilleur cas, comme une touchante superstition à la vieille mode. Et, poussant plus loin la raillerie, l’auteur de Par delà le bien et le mal rappelle que Schopenhauer, le pessimiste, aimait à jouer de la flûte après ses repas. Est-ce là un pessimiste, se demande-t-il, celui qui affirme la morale du læde neminem (ne nuis à personne), et qui joue de la flûte ? Cette vue morale, d’après lui, appartient à la décadence en matière de morale. Les époques fortes et les civilisations avancées ne connaissent ni la pitié ni l’amour du prochain, et elles voient dans ce sentiment une preuve de faiblesse méprisable. On ne peut rêver contraste plus frappant entre l’idée de l’apologiste du « surhomme » et celle du vieux philosophe pourtant bien désabusé, bien revenu de toutes les illusions humaines, que celui-là nommait l’un de ses maîtres.

Cette idée morale, ont avancé des critiques, nous transporte en plein Orient, et Schopenhauer n’a fait qu’interpréter à l’usage de l’Occident les enseignements des livres indous. Mais on peut leur répliquer tout aussi justement qu’il n’a fait qu’interpréter les enseignements des Évangiles. Son éthique est une tentative sérieuse d’application de la vertu chrétienne par excellence au principe moral établi sur une base philosophique. Sans intervention de dogme, de religion, de dieu, en vertu d’une métaphysique purement humaine, il affirme la bonté comme âme de la morale. Aucun des grands constructeurs d’éthiques modernes ne se rapproche aussi étroitement que lui, sous ce rapport, du christianisme. L’ « impératif catégorique » de Kant est infiniment plus éloigné des prescriptions chrétiennes que la morale de la compassion proclamée par Schopenhauer. Seulement, le point faible du système de ce dernier, c’est qu’il constitue bien plus une théorie spéculative qu’un fait vivant et fécond. Combien le système de Hegel, par exemple, offre-t-il un champ plus vaste aux manifestations de la volonté morale ! Chez Schopenhauer, c’est en réalité la souffrance seule qui est l’aiguillon de cette volonté. Base étroite, insuffisante pour laisser place aux manifestations si diverses, infinies, des actions humaines. L’idée morale maîtresse du pessimiste allemand ressemble étonnamment à l’idée morale de Tolstoï, si puissant comme romancier et conteur, souvent si naïf et si puéril comme philosophe et comme moraliste. Cette ressemblance n’a d’ailleurs rien d’étonnant, d’autant plus que, outre l’analogie de leurs natures, le Russe a beaucoup lu l’Allemand.

La philosophie tout entière, aux yeux de notre philosophe, est théorique, et la morale ne fait pas exception. La philosophie est simple spectatrice des choses, et la morale n’a rien à démêler avec les préceptes. Une morale non fondée en raison, celle qui consiste à « faire la morale aux gens », ne peut avoir d’action, parce qu’elle ne donne pas de motifs. Vouloir diriger les hommes, modeler les caractères, ce sont des prétentions du « vieux temps ». La vertu ne s’enseigne pas plus que le génie. « Nos systèmes de morale ne feront jamais des hommes vertueux, de grands caractères, des saints, pas plus que nos théories sur l’art ne susciteront des poètes, des statuaires, des musiciens. » En morale, comme dans le reste, le philosophe n’a qu’une chose à faire : prendre les faits tels qu’ils lui sont donnés in concreto, c’est-à-dire tels que chacun les sent, les interpréter, les éclaircir par la connaissance abstraite de la raison.

Ceci dit, on sera mieux préparé à lire le chapitre qui ouvre le volume. C’est un supplément au Fondement de la morale, et surtout au Monde comme volonté et comme représentation, où l’auteur avait traité un peu superficiellement la question éthique. Il y a ici des choses qui ne se trouvent pas là. Ces pages renferment, entre autres matières, une fine et piquante analyse des vertus et des vices, présentée souvent sous une forme humoristique, et sont pleines de faits intéressants. L’exposé avant tout théorique de Schopenhauer se prête en plus d’une circonstance à une application pratique, et il est un certain nombre d’observations et même de recommandations dont le lecteur peut tirer un utile profit. En voici une que nous croyons devoir souligner tout particulièrement : elle concerne les faux amis, « ces nœuds qui deviennent couleuvres », selon l’expression de Victor Hugo. Qui d’entre nous n’a pas souffert de la perfidie d’un soi-disant ami ? Qui n’a pas ressenti au moins une fois en sa vie l’amère tristesse de devoir chasser de son cœur un être qu’on avait introduit dans son intimité, pour lequel on n’avait rien de caché, et qui n’était qu’un traître ? Et cela, souvent, pour le simple plaisir, par pur dilettantisme de vilaine âme. Or, voici le très sage conseil que nous donne à ce sujet notre philosophe, qui était méfiant, nous le voulons bien, mais qui, comme tout homme ayant l’expérience de la vie, avait été payé à plus d’une reprise — en quelle mauvaise monnaie, nous le savons tous ! — pour l’être : « Celui qui ne se préoccupe pas des petits traits de caractère n’a qu’à s’en prendre à soi, si, plus tard, il apprend à ses dépens, par les grands traits, à connaître ledit caractère. En vertu du même principe, il faut rompre immédiatement aussi, ne fût-ce que pour des bagatelles, avec les soi-disant bons amis, s’ils révèlent un caractère ou perfide, ou méchant, ou bas, afin d’éviter leurs mauvais tours sérieux, qui n’attendent qu’une occasion de se produire sur une plus vaste échelle. Disons-en autant des domestiques. On doit toujours se répéter : « Mieux vaut vivre seul qu’avec des traîtres ». C’est parler d’or ; malheureusement, ce n’est d’ordinaire que quand il est déjà tard, que l’on prend à l’égard des « amis » gênants ou dangereux cette résolution si salutaire.

Le droit et la politique sont un chapitre de la morale, en théorie du moins, car, dans l’application, il faut trop souvent en rabattre. À ce double point de vue aussi les idées de Schopenhauer étaient en opposition décidée avec les idées de son époque. Après que Hegel fut parvenu à convaincre l’Allemagne, pour un laps de temps assez long, de la divinité de l’État, la révolution de 1848 vint soudainement donner un étrange démenti à ce dogme nouveau.

L’idée de la souveraineté populaire se substitua à celle de l’État omnipotent. Schopenhauer, qui prenait au sérieux les problèmes sociaux, comme tous les autres, n’entendait être dupe en aucun sens : de là ses idées relatives au droit et à la politique. Résumons-les rapidement, telles qu’il les expose surtout dans son grand ouvrage.

Tous les êtres individuels ont un don commun, la raison. Grâce à elle, ils ne sont pas réduits, comme les bêtes, à ne connaître que le fait isolé ; ils s’élèvent à la notion abstraite de l’ensemble et de la liaison des parties de cet ensemble. Grâce à elle, également, ils ont vite su remonter à l’origine des douleurs qui sont le fond de la vie humaine, et ils ont aperçu le moyen de les diminuer, sinon de les supprimer. Ce moyen, c’est un sacrifice commun, compensé par des avantages communs supérieurs au sacrifice. En effet, si, le cas échéant, il est agréable à l’égoïsme de l’individu de commettre une injustice, son plaisir a, d’autre part, un corrélatif inévitable ; l’injustice commise par l’un est forcément soufferte par l’autre, ce qui constitue pour celui-ci une souffrance. Alors, que la raison fasse un pas en avant, qu’elle s’élève jusqu’à la considération de l’ensemble, et elle verra que la jouissance produite chez un individu par l’acte injuste est balancée par une souffrance plus grande qui se produit chez l’autre. Elle s’apercevra encore que chacun doit redouter d’avoir moins souvent à goûter le plaisir de commettre l’injustice, qu’à endurer l’amertume d’en pâtir. De tout cela la raison conclut que si l’on veut commencer par affaiblir la somme des souffrances à répartir entre les êtres individuels, et aussi la répartir le plus uniformément possible, le seul moyen est d’épargner à tous le chagrin de l’injustice reçue, et, dans cette vue, d’obliger tous les hommes à renoncer au plaisir que peut procurer la pratique de l’injustice. Peu à peu l’égoïsme, dépassant son point de vue borné et insuffisant, se range à l’avis de la raison, et finit par découvrir le moyen protecteur ; le contrat social, la loi. C’est ainsi que s’est constitué l’État.

En vertu de cette origine, la théorie de l’État, ou théorie des lois, rentre dans un des chapitres de la morale, celui qui traite du droit, où sont établies les définitions du juste et de l’injuste pris en eux-mêmes, et où sont ensuite tracées, par voie de conséquence, les limites précises qui séparent l’un de l’autre. Seulement, la théorie en question ne les empruntera que pour en prendre le contre-pied ; partout où la morale pose des bornes qu’on ne doit pas franchir, si l’on ne veut pas se rendre coupable d’une injustice, elle considérera ces mêmes bornes de l’autre côté, que les autres, eux non plus, ne doivent pas franchir. On a qualifié l’historien de prophète à rebours ; on pourrait qualifier de même le théoricien du droit de moraliste à rebours. La théorie du droit serait ainsi la morale à rebours, du moins pour le chapitre de la morale où sont exposés les droits qui ne doivent point être violés. Ainsi la notion de l’injuste, et celle de la négation du droit que l’injuste enferme, notion qui est d’ordre moral originel, devient juridique ; son point de départ pivote sur lui-même, et s’oriente du côté passif au lieu de rester orienté du côté actif ; cette notion opère donc une conversion.

Voilà, d’après notre philosophe, la raison de certaines doctrines étranges sur ce sujet, comme celle qui affirme que l’État est un moyen de nous élever à la moralité, qu’il nait d’une aspiration à la vertu, que, par suite, il est dirigé contre l’égoïsme ; ou celle qui fait de l’État la condition de la liberté, au sens moral du mot, et, par là même, de la moralité. Rien de cela n’est vrai. L’État, né d’un égoïsme bien entendu, d’un égoïsme qui s’élève au-dessus du point de vue individuel pour embrasser l’ensemble des individus, ne vise nullement l’égoïsme, mais seulement les conséquences funestes de l’égoïsme. Il ne se préoccupe pas davantage de la liberté au sens moral, c’est-à-dire de la moralité : par sa nature même, en effet, il ne peut interdire une action injuste qui n’aurait pas pour corrélatif une injustice soufferte.

Quant à la doctrine du droit selon Kant, où la construction de l’État se déduit de l’ « impératif catégorique », et n’est pas seulement une condition, mais un devoir de moralité, Schopenhauer la rejette plus complètement encore.

La politique tire de la morale sa théorie pure du droit, c’est-à-dire sa théorie de l’essence et des limites du juste et de l’injuste ; après quoi elle s’en sert pour ses fins à elle, fins étrangères à la morale ; elle en prend la contre-partie, et là-dessus elle édifie la législation positive, y compris l’abri destiné à la protéger ; bref, elle construit l’État. La politique positive n’est donc que la doctrine morale pure du droit renversée.

Tel est le fond de la doctrine de Schopenhauer sur le droit, la politique et l’État. Dans son grand ouvrage, il traite la matière avec toute la tenue et le sérieux qui conviennent à un exposé général d’idées tel que celui auquel il se livre. Dans les pages du présent volume, il déploie plus d’humour et de fantaisie, entre davantage dans les détails, et aborde certaines questions très intéressantes qu’il n’avait même pas effleurées jusque-là.

La première de ces questions est celle du luxe, dont le philosophe contrebalance les avantages et les inconvénients, sans prendre nettement parti dans un sens plutôt que dans l’autre, mais en inclinant toutefois visiblement vers le maintien de l’usage du superflu, « cette chose si nécessaire », suivant le mot célèbre de Voltaire ; il aborde ensuite la question de la souveraineté du peuple, qui commençait alors à occuper les esprits dans cette Allemagne où, si longtemps, l’obéissance à peu près passive avait régné en maîtresse, et où les mœurs féodales s’étaient prolongées presque jusqu’à ce jour-là.

Cette question est pour Schopenhauer une occasion d’établir un parallèle entre la forme gouvernementale monarchique et la forme républicaine. Aristocrate « de la veille », comme il se complaisait à le redire en employant cette expression française, par toutes les habitudes de son existence et tous les traits de son caractère, il avait par conséquent peu de goût pour la suprématie de la masse. Toutes les fibres de sa nature dédaigneuse et raffinée se rétractaient au contact du profanum vulgus, et des expériences comme celle de la révolution de 1848, où il s’était senti menacé dans sa suffisante mais modeste aisance, et, partant, dans son indépendance et le bonheur du restant de sa vie, n’étaient pas faites pour le réconcilier avec la démocratie. Schopenhauer éprouva alors un sentiment analogue à celui que Taine, esprit si libre par certains côtés, mais caractère un peu timide et facilement apeuré, éprouva à l’occasion des événements de la Commune. Le philosophe allemand se prononce donc pour la monarchie contre la république. On trouvera ici ses raisons alléguées. L’une d’elles, — nullement personnelle, puisqu’il n’entra jamais dans sa pensée de mettre pour sa part la main à la chose publique, — c’est qu’il doit être plus difficile aux intelligences supérieures d’arriver à de hautes situations, et, par là, à une influence politique directe, dans les républiques que dans les monarchies : pour quel motif, il nous le dit. Il voulait aussi avant tout un solide principe d’autorité, et il croyait la seconde forme gouvernementale plus apte à l’établir que la première. Mais ce serait une erreur que de voir en lui un partisan de la réaction aveugle. Tout en trouvant la forme monarchique celle naturelle à l’homme, « à peu près comme elle l’est aux abeilles et aux fourmis, aux grues voyageuses, aux éléphants nomades, aux loups et aux autres animaux réunis pour leurs razzias, qui tous placent un seul d’entre eux à leur tête », il était libéral à sa façon, affirmant que le meilleur gouvernement est en définitive celui qui satisfait le mieux les aspirations de l’humanité et s’efforce le plus de la rendre heureuse. S’il se prononçait pour la royauté, il n’avait cure, en revanche, du droit divin, auquel ses idées philosophiques lui défendaient de croire. La légitimité, disait-il à l’occasion des événements d’Italie, un an avant sa mort, est une belle chose, mais elle ne donne par elle seule aucun droit au succès. Pour être sûr de celui-ci, un gouvernement doit être intellectuellement supérieur à la masse gouvernée ; mais, moralement, son chef ne doit pas être trop noble, être un Titus ou un Marc-Aurèle, ni, en sens opposé, tomber au-dessous du niveau universellement admis comme mesure du droit. En ce sens, il prophétisait à son ami Gwinner la chute de Napoléon III : « Il est trop mauvais », lui disait-il. Il ne portait pas davantage dans son cœur le premier Bonaparte, ainsi qu’on le verra au cours de ce volume.

Schopenhauer rencontre sur son chemin la question du jury criminel, et, en vertu du même courant d’idées aristocratiques, il la résout en un sens peu favorable à cette institution de tout temps si discutée, et de nos jours plus que jamais. Il est vraiment plaisant de l’entendre fulminer contre ces « tailleurs » et ces « tanneurs » dont la « lourde et grossière intelligence, sans culture, pas même capable d’une attention soutenue,… est appelée à démêler la vérité du tissu décevant de l’apparence et de l’erreur. Tout le temps, de plus, ils songent à leur drap et à leur cuir, aspirent à rentrer chez eux, et n’ont absolument aucune notion claire de la différence entre la probabilité et la certitude. C’est avec cette sorte de calcul des probabilités dans leurs têtes stupides, qu’ils décident en confiance de la vie des autres ». La boutade est amusante ; nous laissons à d’autres le soin de décider si elle est en même temps une vérité. Qu’aurait dit, de nos jours, cet adversaire irréductible du jury, en voyant un de ces « tanneurs » devenir président de la république d’un grand pays, et ce jury tant conspué s’élargir encore, jusqu’à admettre dans son sein des ouvriers proprement dits, conformément à la décision d’un ministre ? Mais, depuis Schopenhauer, les idées ont marché, l’instruction s’est répandue, et, qu’on déplore le fait ou qu’on y applaudisse, rien ne parait pouvoir opposer désormais une digue, en Europe, au flot toujours montant de la démocratie.

Le problème de l’éducation se rattache étroitement, sinon directement, à celui de la morale, et, comme le droit et la politique, est l’un des éléments constitutifs de celle-ci. Ce problème a de tout temps fortement préoccupé les populations du Nord. Sans remonter jusqu’à l’époque de Charlemagne et d’Othon le Grand, qui travaillaient avec le zèle personnel que l’on sait à la diffusion de l’enseignement à tous ses degrés ; sans rappeler autrement que par leurs noms quelques-uns des meilleurs ouvriers de la même œuvre, à l’époque de la Renaissance germanique, Rodolphe Agricola, Alexandre Hégius, Reuchlin, Luther, Mélanchthon, Bugenhagen, etc., tous ceux qu’on a appelés les « humanistes », on voit l’Allemagne, dès le commencement du XVIIe siècle, appliquer tous ses efforts à la constitution de l’enseignement du peuple. Les pédagogues surgissent alors de toutes parts. L’un d’eux, Coménius, est resté illustre entre tous comme créateur de l’école primaire et l’un des précurseurs de la méthode intuitive. La réformation de l’enseignement fut « son principal entêtement », suivant le mot naïf de Bayle. Son œuvre fut continuée, dans un sens malheureusement trop empreint de piétisme, par A.-H. Francke, dont l’opuscule : Court et simple enseignement, est, comme le Discours de la méthode, duquel des critiques l’ont rapproché, plus gros d’idées que de mots, et opéra en pédagogie une révolution comparable à celle des quelques pages de Descartes en philosophie. Puis vinrent, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, deux étoiles de première grandeur, Basedow et Pestalozzi, autour desquelles gravitent les satellites Campe, Salzmann, Diesterweg, Frœbel, etc. Enfin, au XIXe siècle, apparaît Herbart, infiniment plus original et plus suggestif comme éducateur que comme philosophe, quel que soit son mérite à ce dernier titre. Sa Pédagogie générale et ses Esquisses de leçons pédagogiques constituent la tentative la plus importante faite jusque-là en Allemagne pour élever la pédagogie au rang d’une science exactement fondée sur une double base spéculative et expérimentale. Cette liste d’éducateurs théoriques ou effectifs, qu’il serait facile de beaucoup allonger, prouve simplement que les pays du Nord prennent plus au sérieux que les pays latins l’éducation et l’enseignement, et tout ce qui s’y rattache. Cela est dans leurs traditions, en quelque sorte dans leur sang. Tandis que le jeune Français, par exemple, a une tendance fâcheuse à voir en son éducateur un gêneur, un tyran, qu’il n’aime pas et qu’il raille plus ou moins ouvertement, le jeune Allemand, lui, est tout au moins respectueux à son égard, si, au fond, ses sentiments ne sont pas non plus toujours très bienveillants. C’est que celui-ci voit moins l’homme lui-même que le savoir qu’il porte dans sa tête et qu’il est chargé de communiquer.

Or, pour l’homme du Nord, dès la première jeunesse, le savoir est la chose essentielle ; on le lui a répété, et, à son tour, il le répétera à ceux dont il aura charge. Nous avons constaté par nous-même, en pénétrant dans quelques lycées et dans quelques écoles primaires des pays allemands, la vérité du jugement que nous consignons ici. Tous ceux qui connaissent d’un peu près l’Allemagne savent de quel profond respect est entouré, non seulement dans les salons, mais dans les restaurants et brasseries, dans tous les endroits publics, l’homme qui, rehaussant d’ordinaire son prestige à l’aide de lunettes en or, a le très grand honneur de départir le savoir à la jeunesse : le Herr Professor sonne dans les bouches comme devait sonner l’antique civis romanus. Et cette assertion si solidement établie, en vertu de laquelle les victoires de Sadowa et de Sedan, qui ont eu pour résultat l’unité de l’Allemagne, sont avant tout le fait du maître d’école, n’est-elle pas des plus caractéristiques ! En regard de ce respect pour l’éducateur et de la reconnaissance que lui vouent les peuples de race germanique, opposons les caricatures que les espiègles écoliers romains traçaient déjà de leurs maîtres, voilà deux mille ans, et dont de curieux échantillons se voient encore parmi les graffiti de Pompéi. Ce respect d’une part, cet irrespect de l’autre, décèlent deux mentalités différentes.

Cela ne veut pas dire que notre pays n’ait eu, lui aussi, ses éducateurs théoriques ou effectifs, et, parmi les premiers, quelques-uns des plus remarquables, tels que Rabelais, Ramus, Montaigne, Fénelon, Rollin, etc. À ces noms on peut ajouter celui de Jean-Jacques, qui avait de grandes prétentions sous ce rapport ; il ne faut toutefois pas oublier que l’auteur d’Émile était Suisse, c’est-à-dire plus homme du Nord que Latin, et qu’il n’accuse ni dans ses idées ni dans sa mentalité générale les traits ordinaires du caractère français. On peut en dire autant de l’excellent livre de Mme Necker de Saussure sur l’Éducation progressive. Écrit par une Genevoise, ses préceptes sont plus appropriés au tempérament moral des gens du Nord qu’à celui des gens du Midi. En résumé, tout ce que nous prétendons ici, c’est que les peuples germaniques ont abordé de tout temps avec plus de sérieux que les peuples latins le problème de l’éducation et des méthodes d’enseignement, et que la liste de leurs éducateurs éminents nous apparaît plus étendue que celle des nôtres.

Les considérations de Schopenhauer en matière d’éducation et d’enseignement viennent rajouter très utilement à celles de ses prédécesseurs en cet ordre d’idées. Il n’a écrit sur ce sujet que quelques pages, mais fortes de choses, mais suggestives, comme on le verra. Il met en garde contre la méthode, trop fréquemment suivie, qui consiste à placer les notions avant les perceptions, c’est-à-dire qui substitue l’éducation artificielle à l’éducation naturelle, et il y a là un avertissement utile à méditer. Il termine en improuvant la lecture des romans, comme de nature à engendrer dans les jeunes esprits des idées fausses préjudiciables à la connaissance réelle de la vie.

Les « observations psychologiques » sur lesquelles se ferme le volume sont une sorte de revue à vol d’oiseau de tout ce qui est dit ici et dans les autres ouvrages ; elles traitent de omni re scibili, sont le fruit de l’inspiration du moment, ouvrent des horizons sur une foule de points, et n’ont pas moins d’intérêt que tout ce qui précède, grâce à leur forme souvent humoristique et piquante, et à leur style serré, en quelque sorte lapidaire, qui est la manière assez habituelle de l’écrivain.

Ici comme ailleurs, comme partout, notre philosophe témoigne beaucoup de mépris pour le troupeau humain ; il semble que, pour parler de ses semblables, il lui faille tremper sa plume dans le fiel, assez souvent même dans le vitriol. À ce point de vue il exagère évidemment, puisque, par le fait même de la vie en communauté, chacun, ici-bas, est moralement solidaire de l’autre, et il est de plus illogique, puisqu’il base la morale sur la sympathie s’affirmant non seulement en pitié, mais en charité effective. Il y a là certainement, dans le système de Schopenhauer, une contradiction prouvant que les meilleures têtes et les summi philosophi eux-mêmes n’ont pas moins de peine que le commun des mortels à mettre toujours bien d’accord leurs idées. Ce mépris de l’humanité provient, chez l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation, à la fois de son tempérament et de son caractère. D’une part, il ne ressentait nullement le besoin, pour être incité à penser, de la conversation, ou, comme il disait, du bavardage des autres, se trouvant assez riche de son propre fonds ; d’autre part, sa nature aristocratique, qui avait entrevu, avant que Darwin la formulât nettement, la loi de la sélection, se cabrait quoi qu’il en eût contre la domination de plus en plus envahissante du nombre et le règne de la médiocrité. Du dédain pour ses semblables il en arriva par étapes successives au mépris. « Quoties inter homines fui, minor homo redii » (chaque fois que je me suis trouvé parmi les hommes, je suis revenu moins homme), se plaisait-il à dire avec l’auteur de l’Imitation, qui lui-même l’avait dit après Sénèque. Aussi, même avec ceux qu’il qualifiait d’amis, lui arrivait-il de briser brusquement l’entretien sur un ton peu aimable, pour leur faire comprendre qu’il avait hâte de regagner sa tour d’ivoire, de renouer au plus tôt la chaîne un moment interrompue de son recueillement intellectuel. Les seuls êtres qui ne l’ennuyaient pas, qui lui procuraient même une joie toujours renouvelée, c’étaient les animaux. Il nous fait sa confession à cet égard dans ses Observations psychologiques : « Quelle jouissance particulière n’éprouvons-nous pas, dit-il, à voir n’importe quel animal vaquer librement à sa besogne, s’enquêter de sa nourriture, soigner ses petits, s’associer à des compagnons de son espèce, etc., en restant absolument ce qu’il est et peut être ! Ne fût-ce qu’un petit oiseau, je puis le suivre de l’œil longtemps avec plaisir. Il en est de même d’un rat d’eau, d’une grenouille, et, mieux encore, d’un hérisson, d’une belette, d’un chevreuil ou d’un cerf. Si la vue des animaux nous charme tant, c’est surtout parce que nous goûtons une satisfaction à voir devant nous notre propre être si simplifié ». Gwinner raconte que Schopenhauer ayant vu, pour la première fois, en 1854, à la foire de Francfort, un jeune orang-outang, allait lui rendre visite presque chaque jour, étudiant avec la plus grande attention et la plus vive sympathie cet « ancêtre présumé de notre race », dans les traits mélancoliques duquel il lisait le désir qu’avait la volonté de parvenir à la connaissance. Nous avons parlé, dans les volumes précédents, de son amour pour son chien. Il revenait souvent sur le compte de cet animal en général, s’étonnant quelque peu que le chien, cette bête fauve apprivoisée, le parent et peut-être le descendant du chacal ou du loup, ait pu devenir le fidèle, affectueux et obéissant compagnon de l’homme que l’on sait.

Le meilleur jugement sur le fond même de l’œuvre de Schopenhauer nous semble émaner de Schopenhauer lui-même : « Mes ouvrages, dit-il, se composent de simples articles inspirés par l’idée dont j’étais plein à ce moment, et que je voulais fixer pour elle-même ; on les a unis ensemble avec un peu de chaux et de mortier. C’est pour cela qu’ils ne sont pas vides et ennuyeux, comme ceux des gens qui s’assoient à leur bureau et écrivent un livre page par page, d’après un plan arrêté ». Certains juges ont émis l’avis que si une telle manière de composer peut être une condition de variété et d’intérêt, un peu plus de ciment, cependant, n’aurait pas nui à la consolidation de l’édifice. Mais d’autres ont riposté que cet édifice est entièrement bâti en pierres de taille, comme ces murailles cyclopéennes où chaque bloc, tel qu’il est, s’ajoute aux autres presque sans liaison artificielle, reposant dans la masse par son propre poids et consolidant l’ensemble.

Quant à cet ensemble même, il n’est peut-être pas un seul philosophe de valeur, depuis Platon, pour ne pas remonter à Çakya Mouni, jusqu’à Hegel et Schelling eux-mêmes, qui n’ait contribué à le constituer et à le rendre viable ; mais l’agencement merveilleux de ces pièces de rapport, leur emploi en vue d’une idée suivie et la conception même de cette idée qui les rattache et les unit, voilà l’œuvre propre de Schopenhauer. Elle suffit à sa gloire. Peut-être certaines parties de ses écrits ont-elles un peu vieilli, sont-elles devenues un peu insuffisantes, et ont-elles surtout, pour le lecteur du XXe siècle, un intérêt historique et documentaire ; la science proprement dite et même la science psychologique ont fait, depuis près de cinquante ans qu’est mort Schopenhauer, des progrès éclatants, et celui-ci, malgré tout son talent et sa perspicacité si aiguë, ne pouvait savoir que ce qu’on savait de son temps ; les parties sujettes à caution sont d’ailleurs en petit nombre, et elles ont grande chance de se sauver grâce à leur tour littéraire classique, à l’esprit qui y coule à pleins bords, à la connaissance subtile de l’homme dont elles sont pénétrées. En un mot, si telle ou telle pierre s’est légèrement effritée, l’ensemble de l’édifice reste aussi solidement fixé sur ses assises qu’au premier jour, et la philosophie de l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation demeure un épisode considérable de l’histoire de la pensée moderne, en même temps qu’elle constitue, par plusieurs côtés, un des plus précieux trésors de la sagesse humaine. Sans doute, Schopenhauer pousse souvent bien loin l’amertume de la pensée, la méfiance à l’égard de ses semblables, le scepticisme moral ; les désillusions et les tristesses de l’existence l’avaient aigri peut-être outre mesure. Mais, en dépouillant toutes les idoles de leur éclat artificiel et trompeur, en vous mettant face à face avec la réalité, si cruelle qu’elle soit, il vous ouvre les yeux, vous désabuse, vous rend un service manifeste. La vie de l’homme devient de plus en plus une lutte sans merci, il n’y a pas à se le dissimuler, et, si l’on ne veut pas être vaincu à coup sûr, il faut pouvoir opposer à ses adversaires, sur ce terrible champ de bataille, des armes d’une trempe au moins égale à la trempe des leurs. La connaissance, dans l’acception philosophique du mot, la connaissance intégrale, inexorable, est la meilleure de ces armes.


Février 1908.
Auguste Dietrich.