Étrennes au clergé de France pour l’année 1786

La bibliothèque libre.

Étrennes
au
Clergé
de
France
pour l’année 1786.

Nemo dexterius fortuna est usus…
Horat.


*
M. DCC. LXXXVI.




EXPLICATION
D’un des plus grands mystères de l’Église.



Ce n’est, ami Lecteur, ni du mystère de la Trinité ni de celui de la Trans-substantiation que je veux vous entretenir aujourd’hui. Depuis que la sacrée Faculté de Théologie du Docteur Sorbon a démontré ces choses jusqu’à l’évidence, on sent qu’à cet égard il n’y a plus rien à dire, & ce seroit abuser de votre patience que de revenir à des objets sur lesquels l’intime conviction vous a déjà fait prendre un parti d’une manière si décidée, qu’à peine supportez-vous d’en entendre encore parler. Une question moins spirituelle, il est vrai, & que jusqu’ici ses Thèses ont peu éclairci, mérite beaucoup plus votre attention. Il s’agit de la puissance de l’Église, dont vous êtes trop bon chrétien pour avoir jamais douté. Mais en y croyant, & même tout autrement qu’à ses mystères, vous n’avez pas donné pour base à votre foi les véritables causes de cette puissance, vous l’avez fondée sur l’unité de sa doctrine, la visibilité de son chef, la succession de ses Apôtres, & l’ordre si vaste & si constant de sa hiérarchie : tous ces motifs peuvent bien étayer votre croyance ; mais le grand principe vous manquoit, & le voici. Je ne le chercherai qu’en France ; & comme il s’offriroit avec bien plus d’avantage encore en Italie, en Espagne, en Germanie, ce que j’aurai prouvé avec le seul secours de la France, le seroit bien plus abondamment si j’avois recherché mes preuves dans ces autres États.

On est certain que l’Église possède en France en 1785 :
134 Archevêchés ou Évêchés.
827 Abbayes d’hommes.
289 Abbayes de filles.
700 Prieurés à la nomination du Roi.
24747 Cures.
5416 Annexes.
5000 Canonicats, non compris les Chanoines réguliers de diverses Congrégations, & ceux de nombre de Collégiales.


On assure, mais il est un peu plus difficile d’en recueillir les preuves, qu’elle y jouit en outre de
256 Commanderies de Malthe.
800 Prieurés à la nomination de Seigneurs.
70000 Chapelles fondées.
20000 Couvens de moines ou religieuses, non compris les ordres des Saints Benoit, Bernard, Bruno, Norbert, &c.
9000 Terres, ayant haute, moyenne ou basse justice.
90000 Métairies, quelques-uns ne se contentent pas de doubler ce nombre, mais trop est trop, & nous préférons sagement de rester en-deçà du vrai.
18000 Arpens de vignes, indépendans des terres ou métairies.

La France ayant 27000 lieues quarrées de superficie (non compris la Corse qui n’a point entré dans les calculs précédens & n’entrera point dans les suivans) contient 109,884,727 journaux de 1280 toises quarrées chacun. On ne s’éloigne pas beaucoup de la vérité, en estimant le produit moyen de chaque journal à 10 L. de revenu annuel[1]. À ce prix on peut considérer toute la surface du royaume comme productive, quoique les chemins, les rivières, les étangs, les terreins en friche ne produisent presque rien, & qu’ils forment peut-être un sixième de sa superficie.

Suivant ces données, le produit annuel des terres du Royaume s’élève à 1,098,847,270 L.

Or, l’Église perçoit en nature le dixième de ce produit ; car les champarts ou dixmes inféodées, possédées par des Laïcs, sont trop peu nombreuses pour apporter des différences notables dans les résultats de ces petits calculs d’arithmétique politique, & la dixme Ecclésiastique, quoique variée dans ses droits, quoique dixmant au 11e., au 12e., au 13e., peut toujours se considérer comme dixme réelle, vu qu’elle perçoit d’ailleurs, en nombre de lieux, la dixme des veaux, cochons, poulets, &c. laquelle peut compenser ces différences.

Il convient donc d’évaluer cette dixme à un sixième[2], parce que l’Église n’est chargée ni des fraix de cultures & de semences, ni de l’achat des instrumens aratoire, ni de la construction & entretien des édifices ruraux, ni des corvées, &c. ; ainsi la dixme vaut annuellement à l’Église de France … 183,141,211 L.

Il faut ajouter à cette branche de son revenu le produit de ses propriétés particulières, indépendantes de cette énorme copropriété universelle. Ses divers biens territoriaux sont :

1o. Le territoire affecté au presbitère de chacune de ses cures ou annexes (que nous réduirons ensemble au nombre rond de 30000) comme jardins, vergers & manoir presbitéral, dont on ne croit pas forcer l’évaluation en fixant son produit annuel à 90 L. … 2,700,000 L.

2o. 70,000 chapelles fondées ; n’estimant qu’à 80 L. le produit du titre de leur fondation, quoique cela paroisse insuffisant pour les gages d’un Chapelain ; ne faisant point état du supplément de solde que peuvent recevoir lesdits Chapelains, afin que si ces fondations ne sont pas, comme elles le sont la plupart, des rentes assises sur des terres, & que quelques-unes se trouvant être des métairies, & pouvant alors faire partie de celles indiquées ci-dessous, on évite les doubles emplois, & on opère une compensation qui fasse approcher du vrai : nous ne porterons ces chapelles qu’au prix ci-devant fixé, lequel donne un produit annuel de … 5,600,000 L.

3o. Estimons ces 9000 terres seigneuriales, à cause des rentes dûes à leurs fiefs, de leurs mouvances féodales, à 3000 liv. de revenu moyen. Beaucoup doivent rendre plus & très-peu moins. … 27,000,000 L.

4o. Ne portons qu’à 90,000 le nombre de ces métairies, qu’on dit cependant être plus considérable, & qu’à 500 L. leur revenu moyen ; celles du clergé ne sont pas communément les moins bonnes de la paroisse où elles se trouvent : nous aurons encore … 45,000,000 L.

5o. 18,000 arpens de vignes : nous n’exagerons rien en fixant à 20 L. le produit annuel de chacun. … 360,000 L.

6o. 256 commanderies attribuées à l’entretien des Chevaliers ci-devant croisés, ou Moines armés, les plus inutiles, les moins édifians & les mieux payés, espèce d’amphibies qui n’appartiennent ni au monde ni au clergé, & qui n’offrent pas même la ressource de dispenser les États qui les tolèrent de faire des traités honteux avec les Pirates barbaresques, dont ils devroient au moins purger les mers. Lesdites commanderies évaluées, y compris les prieurés, &c. à 5000 L. de revenu l’une, ci … 1,280,000 L.

7o. Les réserves des baux & bois de l’église estimés au centième de revenu annuel de ses biens purement territoriaux, portés aux quatre articles précédens … 736,400 L.

8o. Maisons dans les villes, soit servant de logement aux Archevêques, Évêques, Abbés, Chanoines, ou Moines rentés, soit appartenantes à des Chapitres ou des Communautés religieuses & destinées à des locations ; &, sous cet article, les diverses rentes que les Chapitres ou Communautés possèdent, comme produit de leur argent placé, ou dans les fonds publics, ou sur des particuliers. Le revenu annuel de ces différentes parties ne peut pas être loin de … 10,000,000 L.

On a porté à 20,000 le nombre des Couvens, & peut-être ce nombre paroîtra-t-il trop foible quand on se ressouviendra qu’indépendamment des Bénédictins, Clugnistes, Bernardins, Genovefains, Prémontrés & Chartreux, qui, ayant de grosses abbayes, sont propriétaires des biens ci-dessus évalués, nous sommes encore inondés d’Augustins, de Jacobins, de Théatins, de Mathurins, de Capucins, d’Ignorantins, de Carmes chaussés & déchaussés, de Cordeliers, de Recolets, de Feuillans, de Minimes, d’Oratoriens, d’Eudistes, de Picpus, de Camaldules, de Trinitaires, de Doctrinaires, &c. &c. &c. &c., & que toutes ces familles ont leur analogue en Communauté de filles qui sont encore plus nombreuses ; supposant que sur ces 20,000 maisons il y en ait 8000 de mendians, & qu’au lieu des 15 reclus, que, suivant l’Édit de 1768, chacune devroit renfermer, elle n’en contienne que 10 ; & portant le revenu annuel & moyen desdites maisons à 3000 L. y compris la valeur de leurs maisons, jardins, enclos, les produits de leurs messes, de leurs quêtes & de toutes les sources qui fournissent & suffisent à leurs dépenses, nous aurons ci … 24,000,000 L.

N’évaluant des 12,000 Communautés restantes que la valeur de leurs maisons & enclos, & ne la portant qu’à 500 L. par an, nous aurons … 6,000,000 L.

Le capital des couvens s’accroissant annuellement du produit des dots, & sur-tout dans les communautés de filles, on peut estimer qu’il y a 10,000 couvens habitués à recevoir ces dots, qu’on fixera à 1500 L. quoiqu’elles s’élèvent souvent au double ou au triple, & supposant que ces 10,000 maisons font par an, pour entretenir leur population 500 recrues, la société leur paie pour leur éternel engagement la somme annuelle de … 750,000 L.

Casuels des Curés & Vicaires estimés ensemble à 250 L. par an … 7,500,000 L.

On ne sauroit oublier de faire article ici des bénéfices annuels que l’Église retire.

1o. En droits d’assistance des Prêtres habitués.

2o. En oblations, en messes votives, en supposant seulement un Prêtre par paroisse, qui en soit fourni toute l’année au prix moyen de 15 sols, il retire 273 L. 10 s.

3o. En cire, vierge ou non, dont elle fait payer exorbitamment cher la consommation eu égard au prix qu’elle l’achète.

4o. En bruit de cloches & en son d’orgues dont elle tire un intérêt prodigieux.

5o. En ornemens, au moyen desquels elle perçoit de très-forts impôts sur la vanité, lors des baptêmes, mariages & enterremens ; car à ces trois grandes époques de la vie, le Chrétien ne peut se dispenser d’un tribut à l’Église.

6o. En loyer de chaises ou de bancs qu’elle fait si religieusement & si décemment payer dans ses temples, auxquels il ne manque plus que des loges, des ouvreuses & des billets d’entrée comme à l’opéra.

7o. En ventes de places privilégiées dans ses églises, charniers ou cimetières pour les sépultures.

8o. En délivrance, à prix d’argent, des extraits de ses régistres de morts, mariages & baptêmes.

9o. En fondations de messes, services, prières, saluts & toutes espèces de legs pieux.

Un Amateur s’est récrié sur cet article, & a prétendu que, puisqu’on en a fait depuis 1500 ans, il n’est plus possible qu’il s’en fasse ; il a soutenu qu’il n’y a ni assez de Prêtres pour dire toutes les messes déjà fondées, ni assez d’heures dans le jour pour pouvoir suffire aux services déjà payés, quand on emploieroit les 24 heur. du jour & de la nuit. L’Amateur avoit une sorte de raison, mais il ne savoit pas comment il y a, & comment il y aura toujours place pour recevoir l’argent des fondations nouvelles. Il ignoroit que, lorsque les familles des fondateurs sont éteintes, ou n’ont que des représentans éloignés & sans intérêt, & que le service des fondations devient, à raison de leur grand nombre & du peu de Ministres, difficile à remplir, la pleine puissance des Évêques intervient, que cette autorité pontificale & apostolique, sans ordonner de rendre au moins une partie de l’argent pris pour une fondation perpétuelle, se borne sagement à en cumuler deux ou trois douzaines, & à ordonner qu’elles seront censées acquittées au moyen d’un mémento général dans quelqu’oraison de la post-communion. Après quelques réunions de ce genre & de cette équité, une église se retrouve toujours prête à recevoir de nouveaux dons, & les Testateurs qui ne prennent pas garde à ces arrangemens, dont à peine les Marguilliers même s’apperçoivent, ne cessant de viser à l’immortalité, croient bonnement & toujours qu’un Bourgeois de Paris est sûr d’y arriver par cette voie, où ils ne se dégoûtent point d’entrer.

10o. Enfin, en produits de quêtes ou revenus de troncs pour l’embellissement ou l’entretien des églises, chapelles, & en toutes autres nombreuses & ingénieuses inventions offertes à la crédulité, pour attraper cet argent que l’église méprise, mais dont elle craint avec raison que les pauvres Chrétiens ne fassent usage à leur dam.

Je ne pense pas qu’on nous accuse d’enfler l’évaluation de ces dix articles pour tout le Royaume, en la portant à la somme annuelle de … 27,000,000 L.

C’est 900 L. par paroisse ; mais il faut dire que les fabriques des églises perçoivent dans la majeure partie cette recette.


Comptant pour rien les revenus de tant de séminaires & de retraites établies depuis un siècle, ceux des Congrégations & Confrairies qui subsistent encore, mais en penchant visiblement vers leur fin prochaine, négligeant les pensions que les couvens exigent aujourd’hui de leurs novices, quoiqu’enfin ce soit encore un impôt que leur paie la société, ne comprenant point dans ce compte les biens des hôpitaux qui appartiennent moins à l’église qu’à l’humanité, nous nous bornerons à conclure des paragraphes précédens, que le revenu de l’église en France est au moins de … 340,707,611 L.

Or, on a vu que le produit territorial de la France étoit de … 1,098,847,270 L.

L’église retirant de cette somme celle ci-dessus, il reste pour la fortune de plus de 24 millions de François … 758,139,659 L.

Plus, leur industrie, & il est démontré qu’ils en ont une bien prodigieuse, puisqu’ils paient sur ce reste en impositions … 585,000,000 L.

Ce qui réduit la fortune de ces 24 millions d’hommes au partage très-inégal entr’eux de … 173,839,659 L.


Il faut, sans-doute, que la Providence prenne un soin tout particulier de ce beau Royaume chrétien, pour que la magnificence avec laquelle il traite son Clergé n’en réduise pas les habitans à la mendicité[3].

Il n’est pas inutile de remarquer ici que les revenus de l’État en France, ceux qui doivent payer toutes les dépenses du Roi & du Royaume montent à … 600,000,000 L.

Et que l’entretien seul de son Clergé lui coûte … 340,707,611 L.
d’où l’on peut déduire cette singulière proportion.

La fortune de l’État, par conséquent sa prospérité, sa force, ses moyens de défense, &c., sont à la fortune de son église comme 600 est à 340, ou comme 75 est à 42.

En sorte que si l’on considère l’argent comme la mesure la plus exacte de la puissance, ainsi qu’on l’admet assez généralement, il résulte de ces apperçus, que lorsque le Roi de France & le Royaume ont ensemble 75 degrés de puissance, le Clergé seul, indépendamment d’eux, en possède 42, & que conséquemment il existe en France une puissance indépendante de l’État, étrangère à l’État, faisant un Corps distinct & privilégié dans l’État, qui pouvant opposer 42 degrés de puissance à celle de l’État, qui n’en a que 75, la réduiroit à l’équilibre, c’est-à-dire à l’impuissance d’agir, en acquérant 33 degrés de puissance de plus, & qui en possédant seulement les 42 qu’on lui laisse, peut, par l’opposition de cette masse de pouvoir, produire dans l’État les chocs les plus dangereux. Elle les a produites autrefois ces terribles & sanglantes secousses, lorsque l’opinion ajoutoit à ses 42 degrés de pouvoir les 33 qui lui manquoient. Elle seroit même parvenue, quoiqu’elle perdit tous les jours la puissance qu’elle pouvoit tenir de l’opinion, à les acquérir, ces 33 degrés de force, si Louis XV & son Chancelier Daguesseau n’avoient empêché cette acquisition par cet Édit immortel & si politique de 1749, qui défend aux mains-mortables d’acquérir[4]. Les grandes fortunes, à la longue, engloutissant les petites, l’église auroit envahi la France. Bénissons donc & Louis XV & Daguesseau, & bénissons aussi les bons & sages esprits qui, sur-tout sous le dernier règne, paroissent avoir anéanti pour jamais la puissance que le Clergé empruntoit si aisément de l’opinion, & faisons remarquer en passant qu’ils ont mieux servi, par leur courage & leur plume, le Roi & la France, que ses plus grands Généraux, les Turennes & les Condés ; ceux-là les délivroient des ennemis étrangers en sacrifiant des François sans nombre ; & ceux-ci, sans effusion de sang, uniquement par la force de leur génie, de l’éloquence & de la raison, assuroient la paix intérieure de l’État, en terrassant & réduisant à l’impuissance l’ennemi domestique le plus redoutable que pussent avoir & la France & son Roi, qui ne fait qu’un avec elle. Rien n’est donc plus philosophique & plus vrai que ces vers de Voltaire :

Rois, qui brisa les fers dont vous êtiés chargés ?
Qui put vous affranchir de vos vieux préjugés ?
Quelle main, favorable à vos grandeurs suprêmes,
A, du triple bandeau, vengé cent diadêmes ?
Et qui, du fond du puits tirant la vérité,
A su donner une ame au public hébêté ?
Les livres ont tout fait : &, quoiqu’on puisse dire,
Rois, vous n’avez régné que lorsqu’on a su lire ?

Ne me demandez plus, cher Lecteur, quelle est la cause de la puissance de l’église, ce ne sont aucunes de celles que vous aviez imaginées ; sa puissance est presque toute terrestre, elle tient au sol, & vous avez vu si elle y est bien enracinée. La Philosophie lui a coupé une aîle, Louis XV & Daguesseau ont entamé l’autre, mais la fortune a empêché qu’on ne la lui arrachât : moins heureuse à Vienne, Joseph II les lui rogne de si près, qu’on assure que désormais, dans ses États, elle ne pourra plus voler[5].

Le Clergé n’est probablement pas en France le 20e. de sa population ; (en effet, l’État seroit trop mal-ordonné si sur vingt habitans il lui falloit un célibataire ministre de l’Évangile) : mais quand ce vaste Corps de Prêtres seroit le 20e. des François, quoiqu’on puisse croire qu’il en est au plus le 40e. (ce qui le porteroit à 600,000 individus), il n’en résulteroit pas moins que, dans le partage des biens du Royaume, il seroit hors de toute proportion de lui en avoir laissé recevoir ou prendre près d’un tiers.

Toujours en le supposant le 20e. de la population de la France, ce qui n’est vraisemblablement pas ; la part qui lui revenoit dans le partage commun ne devoit naturellement être que de 54,942,363 L. Comment donc s’est-il fait qu’on lui en ait laissé s’attribuer près de sept fois davantage ? Il faut convenir que nos bons Gaulois étoient d’une générosité inimitable, ou d’une ineptie bien profonde, pour se dépouiller ainsi, & que leurs aimables successeurs sont ou bien insoucians, ou bien inconsidérés, de ne pas regarder de plus près à leurs affaires, & de ne pas s’occuper sérieusement du soin de faire rentrer dans leur caisse & dans celle de l’État des sommes si exorbitantes, journellement employées à celles de toutes leurs dépenses, qui, humainement parlant, leur font le moins de profit.

Il n’y a point de Prince, point d’homme un peu économe, qui ne cherche à rétablir l’ordre dans sa fortune quand il la voit en danger, qui ne réforme sa maison lorsqu’elle est trop nombreuse & trop chère, & qui ne diminue son luxe à proportion des impôts qu’on lui demande. Jamais la France n’en a payé d’aussi rude que celui dont elle soudoie son très-cher Clergé.

Ce seroit une chose curieuse de savoir s’il existe un seul autre peuple sur la terre, auquel son culte coûte aussi cher qu’aux François. C’est sans-doute une excellente chose que la Religion de ce peuple ; mais enfin, tant bonne soit-elle, chaque chose a son prix, & je gagerois bien qu’à celui qu’elle lui coûte, il ne trouveroit pas une autre nation à laquelle il pût la faire passer à pareil prix. Ne pourroit-on pas même penser que, meilleure elle est, moins elle a besoin d’une si prodigieuse fortune, & craindre que l’embarras de tant de biens entre les mains de ses ministres, ne les amène insensiblement à être trop occupés des choses d’ici bas, & trop peu de celles qu’ils doivent non-seulement prêcher, mais encore pratiquer ? Ce ne sont-là que des terreurs pour l’avenir ; car jusqu’à présent, comme chacun sait, Moines, Prélats & Nonains n’ont cessé d’être des modèles, que les François sont trop heureux de posséder, même au prix que tant de vertus leur coûtent.

Un très-grand Souverain, après avoir lu ce petit paragraphe sur l’Église Gallicane, s’écria : «  Mais comment cet honnête M. Necker n’a-t-il pas vu que le Clergé de France étoit seul plus riche que le Roi de France & tout le reste de l’État, vu leurs dépenses obligées ? Comment ce grand Ministre n’a-t-il pas découvert, dans cette vérité, la source de cent nouvelles économies, & les moyens faciles d’une régénération totale de la France ?  » On prit la liberté de lui répondre : «  M. Necker, en sa qualité de Protestant, devoit être très-modéré envers l’Église Catholique ; on l’eût soupçonné de porter les principes damnables d’une secte, cependant née en France, dans ceux de son administration, & mille voix calomnieuses, qui auroient bien su pourtant que la Philosophie, sans aucun mêlange de Calvinisme, pouvoient lui inspirer de si utiles réformes, se seroient réunies pour envenimer ses intentions, préparer & conjurer sa chûte. Pénétré d’ailleurs de la nécessité d’établir ses administrations provinciales, & ayant besoin de l’appui du Clergé qui devoit tant gagner à cet établissement, il ne pouvoit jeter un regard sur l’immensité de sa fortune, sans se l’aliéner à jamais, & sans être certain de se voir la victime de ses vengeances. » « Eh bien ! passe pour M. Necker, ajouta ce Souverain, passe pour ce bon & loyal Directeur des finances de la France ; je l’excuse, parce que ses tentatives auroient vraisemblablement été sans succès ; mais parbleu si j’avois l’honneur d’être Roi de France, je suis très-sûr que je trouverois le moyen de rendre à ces bons François les biens dont ils se sont si légérement dépouillés, & que j’imagine qu’ils ne seroient point trop fâchés de r’avoir. J’en conserverois 50,000,000 de rente ; car je suis persuadé, avec notre Arithméticien politique, que la Religion & le Culte en France y seroient plus respectés & plus suivis, en ne leur attribuant que cette somme, qu’ils ne le sont malgré leurs 340 millions. Tout le mal vient d’une répartition anciennement mal-faite, &, avec le tems & avec les cartes de Cassiny, rien de plus aisé à corriger. On ne prévoyoit peut-être pas, quand Louis XV ordonnoit la levée de ces superbes cartes, que la géographie, qu’il aimoit, pût conduire à d’aussi bonnes choses. Cependant elle y mène ; voici comment. La France n’ayant que 27 mille lieues quarrées, il est clair qu’elle n’a besoin réellement que de 13,500 Curés, puisqu’un territoire contenant deux lieues quarrées peut être desservi fort aisément, pour le spirituel, par un Curé & son Vicaire, lesquels auroient, au besoin, dans le séminaire du diocèse, un Adjudant tonsuré prêt à les aider ou à les remplacer.

Ainsi, pour 13,500 Curés, voilà 40,500 Ministres inférieurs. Cela est très-suffisant, & ce nombre seroit réglé, comme celui de mes Officiers dans mes régimens, sans que je souffrisse qu’il y en eût un de plus. J’aurois une réserve pour les villes auxquelles je fournirois, en outre, trois Prêtres habitués par paroisse.

Un Évêque pouvant inspecter 270 paroisses, puisqu’elles n’occuperoient qu’un quarré dont les côtés ne seroient pas de 24 lieues, il ne m’en faudroit que 50, parmi lesquels 10 Archevêques, dont les métropoles seroient, outre leurs propres diocèses, formées de 4 Suffragans, quelques Cardinaux par-dessus cela pour servir de point d’émulation aux Évêques & Archevêques, & tout n’en iroit pas plus mal.

Or, 13,500 Curés à 2,400 L. l’un, non compris le casuel, qui dans les villes, seroit partagé entre lui & le Vicaire, & dans les campagnes appartiendroit à ce dernier ; mais qui par-tout seroit réglé, me coûteroient la somme de 32,400,000 L.
Mes 40 Évêques, à 24,000 L. d’appointemens 960,000 L.
Mes 10 Archevêques, à 36,000 L. idem 360,000 L.
Mes 2 Cardinaux, à 50,000 L. idem 100,000 L.
Il me resteroit encore 16,820,000 L. dont je pourrois payer à 13,500 Vicaires, à raison de 500 L. l’un 6,750,000 L.
Le reste en fraix de séminaires, de Directeurs de ces maisons, chapelles des maisons du Roi & des Princes, Aumôniers d’armées, de vaisseaux & d’hôpitaux 9,430,000 L.
Dépense nécessaire pour la solde du Clergé 50,000,000 L.

Ne me sentant le besoin de Moines d’aucune espèce, je les laisserois finir tout doucement dans le décri universel où ils sont tombés, & me bornerois à défendre d’admission d’aucun Novice. Leurs vastes maisons fourniroient des manufactures toutes bâties que je donnerois, comme encouragement, à l’industrie : en laissant subsister quelque couvens de filles, je fixerois à 35 ans l’âge de l’émission de leurs vœux, ou plutôt j’abolirois ces vœux absurdes, & ne voudrois conserver ces couvens que comme un asyle contre la mauvaise fortune, ou une retraite offerte au dégoût du monde & aux infirmités de la vieillesse ».

Après tout ce beau discours, je m’avisai que le grand Souverain comptoit assez mal, puisqu’il ne comprenoit dans ses calculs ni buona mancia pour notre St. Père le Pape de Rome, ni fraix d’ex voto pour la Madona, & je fus un peu piqué de ne pas lui voir faire le projet d’enrichir toute la France d’un sixième, en rendant aux propriétaires la dixme à jamais supprimée, pour les engager à continuer de payer gaiement leurs vingtièmes. Je commençai même à me douter que les choses resteroient en France comme elles sont, parce qu’en effet quand on a des Gluckistes, des Piccinistes, des Mesmeristes, des Illuminés, des Martinistes, un Ranelagh, des Vauxhalls d’été & d’hiver, Vestris, Jeannot, les courses d’Astley, les feux de Ruggieri, des Comédiens de bois, Panurge à l’opéra, Figaro aux François, l’Abbé M . . . . à l’académie, & par-dessus tout des Estampes angloises, des Jardins anglois, des Petit-Maîtres anglois, des Jockeis, des Chevaux & cent autres facéties angloises ; non-seulement tout est bien, mais tout est au mieux.

Encore un petit mot sur cette affaire : toutes les contributions que paie le Clergé en France (excepté celui de la Flandres, Artois, Hainault & Cambrésis qui paie comme la Noblesse) montent à … 11,030,000 L.

Sur cette somme il revient à l’État :

Capitation de l’Ordre de Malthe 40,000 L.
Pension à l’Ordre de St. Lazare 100,000 L.
Oblats pour les Invalides 250,000 L.
Total 390,000 L.

Le reste de ces 11,030,000 L. est absolument attribué à l’acquittement de différentes charges, ou dépenses purement ecclésiastiques.

Le Roi s’est engagé à compter, pendant un certain nombre d’années, à la caisse du Clergé 2,500,000 L. Ainsi la recette que fait le Clergé, pour subvenir à ses dépenses, est au total de 13,530,000 L.

Sur cela il paie à l’État, comme il est dit ci-dessus, 390,000 L.
Il applique à ses dépenses particulières 12,200,000 L.
Total 12,590,000 L.

Il devroit donc naturellement revenir encore à l’État 940,000 L. restant de cette recette, toutes ses dépenses payées. Or le Roi lui donnant, pour subvenir à ces dépenses, la somme annuelle de 2,500,000 L. ; non-seulement le Clergé ne paie rien à l’État, malgré ses énormissimes revenus, mais il lui coûte encore 1,560,000 L. dont il convient toutefois de déduire ce qu’il paie pour Malthe, St. Lazare & les Oblats, 390,000 L. en dernier résultat. L’État lui donne donc tous les ans 1,170,000 L.

Il est vrai que tous les cinq ans le Clergé vient à son secours, & que son don gratuit produit, année moyenne, à-peu-près 3,200,000 L. ; mais comme, actuellement, il reçoit encore du Roi 1,170,000 L., son contingent réel & annuel aux contributions ne s’élève donc qu’à la somme de 2,030,000 L.

Examinons maintenant quel devroit être ce contingent aux contributions publiques. S’il payoit les deux vingtièmes & les 2 s. pour livre du premier (M. Necker évaluant cet impôt à ¹/₁₃ du revenu) sa part d’imposition pour cet article seroit de 26,208,277 L.
S’il payoit aussi le troisième vingtième, au moyen même d’un abonnement qui le fixât au quart du produit des deux premiers vingtièmes, il produiroit 6,552,069 L.
Évaluons sa capitation au centième de son revenu ; un Bénéficier jouissant de 100,000 L. de rente, ne se plaindroit sans-doute pas d’être taxé à 1000 L. La part du Clergé, dans cette imposition, seroit encore de 3,407,076 L.
En lui accordant toutes les modérations possibles, le Clergé devroit donc payer 36,167,422 L.
Or il paie, comme on l’a vu, 2,030,000 L.
Donc il est trop peu imposé, au moins de 34,137,422 L.

Supposons qu’on veuille regarder, comme faisant partie de ses contributions à l’État, celle qu’il lève sur lui-même & qu’il dépense aussi pour lui ; que le Roi lui retire les 2,500,000 L. qu’il lui donne par an, & qu’il continue d’en exiger le don gratuit ordinaire, toutes ses dépenses obligées, y compris son don gratuit, montant alors à 15,790,000 L., on trouveroit toujours qu’il devroit à l’État par an, & seroit trop peu imposé de 10,377,422 L., lesquels, ajoutés aux 2,500,000 L. que le Roi lui donne & qui lui rentreroient, fourniroient sans injustice une augmentation nouvelle pour les finances de 12,877,422 L. par an ; ce qui n’est peut-être pas à négliger.

M. Necker prouve assez lui-même, quoiqu’il n’ait évalué sa fortune qu’à 130,000,000 L. de revenu, l’erreur qu’il a commise dans cette trop foible évaluation (il faut avouer aussi qu’il la présente comme très-douteuse). En convenant, comme il le fait, que la propriété de l’église, dans les provinces qui composent le Clergé de France, est à celle des particuliers comme 1 est à 5³⁄₄, & que, dans celles qui ne le composent pas, elle est comme 1 à 2¹⁄₂ ; ajoutant que ce dernier rapport existe pour un septième du Royaume, & le premier pour les ⁶⁄₇ ; ces données confirment pleinement tous les calculs par lesquels nous avons porté son revenu à 340,000,000 L. Si, comme l’a dit M. Necker, le Clergé n’avoit que 130,000,000 L. de rente, ses propriétés ne seroient donc pas dans le rapport qu’il a fixé, puisqu’offrant un rapport général approchant d’un quart, entre la propriété de l’église & celle des particuliers, il s’ensuivroit que le revenu total de la France ne s’éléveroit guères au-dessus de 650,000,000 L. ; ce qui est évidemment absurde, puisque cette somme n’est que le produit général des impôts que paient les particuliers. Or l’impôt qu’ils paient n’est encore, Dieu merci, qu’une portion de leur propriété ; & comme il faut que 24,000,000 de François, après avoir payé à l’État 600,000,000 L., trouvent cependant de quoi se loger, se nourrir & se vêtir, il s’ensuit que le revenu de la France (en ne comptant même que celui de son territoire) doit au moins fournir, comme nous l’avons évalué, 1,098,847,270 L., dont il demeure toujours bien étonnant que l’église seule emporte 340,707,611 L. pour sa part : en la chargeant d’une imposition de 36,167,422 L. sur ce prodigieux revenu, elle ne paieroit pas encore le tiers de ce que les autres ordres de l’État paient sur les leurs ; ainsi elle ne sauroit nous accuser de ne pas lui avoir rendu la plus exacte justice : j’oserois même dire de ne l’avoir pas envisagée avec tous les égards de l’indulgence.

CONCLUSION.

1o. Que le Clergé possède en France, soit en revenus provenant de ses biens territoriaux ou de son industrie, un revenu à peu de chose près égal au tiers du produit total du territoire de la France.

2o. Que, malgré cette immense fortune, au lieu de participer proportionnellement au fardeau des charges publiques, il l’aggrave encore en recevant, des deniers publics, une somme annuelle de 2,500,000 L.

3o. Qu’on ne doit enfin savoir lequel il faut le plus admirer, ou de l’incroyable adresse avec laquelle il a pu acquérir & conserver cette prodigieuse richesse, & la défendre si bien des contributions aux charges communes, ou de l’apathie de l’administration, qui ne s’occupe pas de soumettre cet ordre de Citoyens à un régime nouveau, de l’établir sur un pied plus utile & moins onéreux, & de trouver dans ces opérations, devenues aussi justes que faciles, les moyens les plus étendus & les plus sûrs de porter la France à un point de prospérité qui passeroit peut-être ses espérances.

ô utinam !


  1. On a tellement baissé ici l’estimation du produit annuel du journal, qu’on ne croit pas que les calculs fondés sur elle puissent paroître exagérés, quoique sur le nombre de journaux assigné ci-dessus, la France en ait au moins six millions & demi en bois : mais ces bois ont une valeur & en acquierent tous les jours ; ils produisent un revenu très-réel & souvent fort au-dessus de celui de 10 L. par journal.
  2. Nous avions d’abord établi ce rapport à un septième qui produisoit 156,978,181 L. ; mais de très-habiles Calculateurs ont prétendu qu’on approchoit plus de la vérité en le fixant à un sixième ; au reste, entre ces deux estimations la différence est de 26,163,030 L. ; ainsi la moyenne pouvant être considérée comme l’expression la plus vraie, notre calcul ne seroit ou trop fort ou trop foible que d’une somme de 13.081,515 L.
  3. Par ces calculs la part de chaque individu françois seroit d’environ 7 L. 5 s. ; & en supposant que son Clergé séculier & régulier, & les couvens, offrent une population de 600,000 personnes, il y auroit pour eux 560 L. par individu. Ainsi, chaque membre de l’église auroit juste 78 fois plus que les autres membres de l’État.
  4. Il n’a manqué à cette loi si sage qu’un article, par lequel il fût permis aux Moines & aux Chapitres d’aliéner.
  5. N’est-il pas très-singulier que ce soit en 1785 que le Clergé de France refuse de reconnoître le Roi pour Seigneur suzerain de ses biens, qu’il prétende n’être le vassal de personne, & avoir des vassaux. Le Roi même n’a pas pour ses propriétés cette magnifique prétention ; & cette cause du Clergé trouve des Avocats au dix-huitième siècle ! ô pauvres Welches !