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Étude historique sur la poésie populaire

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Étude historique sur la poésie populaire
Revue internationale3e année, tome IX (p. 168-176).

ETUDE HISTORIQUE SUR LA POÉSIE POPULAIRE[1]


O l’heureux temps que celui de ces fables
Des bons démons, des esprits familiers.
Des farfadets, aux mortels secourables !
On écoutait tous ces faits admirables
Dans son château, près d’un large foyer :
Le père et l’oncle, et la mère et la fille,
Et les voisins et toute la famille,
Ouvraient l’oreille à monsieur l’aumônier,
Qui leur faisait des contes de sorcier
On a banni les démons et les fées ;
Sous la raison les grâces étouffées
Livrent nos cœurs à l’insipidité ;
Le raisonner tristement s’accrédite ;
On court, hélas ! après la vérité ;
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite.

Voltaire.

Il y a environ trente ans de cela, un jeune homme dont l’enfance maladive s’était écoulée en rêvant aux fables populaires, se décida à former une collection systématique des traditions orales. Ce jeune homme, natif du duché de Schleswig, s’appelait Wilhelm Mannhardt. Poursuivant son but, il commença à parcourir les campagnes, à la recherche d’êtres primitifs et de localités que la légende avait consacrés. Petit de taille et légèrement difforme, il voyageait à pied, un bonnet rouge sur la tête, sans que rien pût trahir sa supériorité aux humbles personnages dont il recherchait la compagnie, si ce n’est peut-être la connaissance approfondie qu’il paraissait avoir de leurs histoires et de leur croyances. Un jour, un paysan qu’il venait d’interroger le prit pour un gnome. L’aventure s’ébruita et devint célèbre plus tard lorsque Mannhardt eut acquis une haute autorité en matière de mythologie et de science populaire. Le fait est connu et j’en parle ici uniquement pour donner un aperçu de la façon originale dont le savant jeune homme se mettait en quête d’érudition.

Il serait bon, en effet, lorsque nous nous approchons des paysans de secouer et de rejeter loin de nous les superfétations de cette civilisation qui nous est si chère, mais qui intimide les simples et leur donne l’impression que nous nous moquons d’eux. Si nous devons renoncer à passer pour des esprits de la terre ou de l’air, nous pouvons du moins tâcher d’inspirer à ces enfants de la nature assez de confiance comme simples mortels, pour les amener à nous raconter ce qu’ils savent de ces êtres intéressants et à nous donner la clef de leurs trésors, avant que le temps n’ait impitoyablement tout réduit en poussière.

Ces observations qui visent plus directement les collectionneurs, peuvent aussi s’appliquer à tous ceux qui désirent profiter des matériaux rassemblés. Le point de départ, en abordant les chants et les traditions populaires, ne doit pas être celui d’une simple critique ; il faut d’abord se débarrasser des idées préconçues et tâcher de revivre la vie matérielle et intellectuelle d’individus qui emmagasinent toute leur littérature dans leur cerveau, et pour lesquels l’imagination tient lieu d’érudition.

Les recherches sur les traditions populaires sont arrivées à tel point, que la société anglaise du Folk-lore a jugé opportun de tenter la classification de ses différentes ramifications ; et il se peut que, dans l’avenir, les studieux dirigent leurs efforts dans le sens de l’une ou de l’autre de ces branches différentes plutôt que dans l’ensemble du sujet. Quelques-unes des sections ainsi tracées ont évidemment un attrait plus grand et plus direct pour telle ou telle autre catégorie d’érudits et de curieux. Ainsi, par exemple, les croyances et les superstitions intéresseront plus particulièrement ceux qui se vouent à l’étude de la mythologie comparée, tandis que les mœurs et les coutumes auront une importance très spéciale pour le sociologue, et ainsi de suite. Mais il n’en est pas de même pour les contes et les chansons populaires, qui peuvent offrir des sujets d’étude particulièrement intéressants pour les spécialistes, mais qui exercent en même temps un attrait général sur tous les friands de littérature. Il n’en saurait d’ailleurs être autrement, car la fiction est née du conte populaire, et la chanson populaire est la source de toute poésie. Probablement la chanson a précédé le conte populaire, puisque les anciennes chroniques et les analogies qui existent entre les peuples arriérés semblent prouver que tout événement digne de souvenir a toujours été « chanté » chez les communautés primitives. Une des raisons de cet usage il faut la chercher dans la nature même de la poésie qui passait pour être la forme la plus noble de l’expression. On peut en trouver une seconde dans le fait que les paroles rimées sont plus faciles à retenir que la simple prose. « Je ne sais pas lire, a dit de nos jours un chanteur populaire de la Grèce ; aussi ai-je fait une chanson de cette histoire pour ne pas l’oublier. » La poésie populaire est comme le reflet momentané de puissantes émotions personnelles ou collectives. Les sources de la légende et de la poésie jaillissent du plus profond de l’âme des nations, et le cœur même d’un peuple est rais à découvert par ses chansons. Il y a eu des époques où le sentiment profond de la race et du patriotisme a suffi pour changer une nation entière en un peuple de poètes. Il en fut ainsi lors de l’expulsion des Maures de l’Espagne, au temps des luttes pour les Stuarts en Écosse et à l’époque des héros qui combattaient pour l’indépendance de la Grèce. Selon toute probabilité les chansons épiques populaires doivent toutes leur origine à un même sentiment d’exaltation qui faisait vibrer les âmes à l’unisson.

Un adage bien connu affirme que, si l’on était libre de composer toutes les ballades, on n’aurait pas à s’inquiéter de qui pourrait faire les lois. L’affirmation, quoique juste, ne peut être acceptée qu’avec des réserves, attendu que le compositeur de ballades n’exerce son pouvoir qu’aussi longtemps qu’il est l’interprète sincère de la volonté populaire. On peut imposer des lois aux récalcitrants, mais non pas des chansons.

Les frères Grimm ont dit qu’ils n’avaient pas trouvé un seul mensonge dans les poésies populaires. « La valeur particulière de ce que nous nommons chansons et ballades nationales, écrit Gœthe, consiste en ce que l’inspiration émane directement de la nature ; ces chants ne sont jamais fabriqués, mais jaillissent d’une source très pure. » Et à ce même propos il ajoute une observation qui ne peut manquer de frapper quiconque se trouve en rapport avec des paysans primitifs. « L’homme tel que l’a fait la nature, dit le poète allemand, aura toujours à sa disposition des expressions d’une portée bien plus directe et bien plus efficace que celles de l’individu enrichi par une culture littéraire complète. »

Les bardes chantaient les louanges des chefs et des héros, et l’on peut en inférer que l’usage d’avoir des poètes attachés à leurs personnes fut généralement adopté par les chefs dès le commencement des luttes entre les races et les tribus.

Robert Wace raconte comment Guillaume-le-Conquérant était suivi par Taillefer, qui

Monté sur un coursier rapide,
Précédait le gros de l’armée,
Chantant de Roland, de Charlemagne,
D’Olivier et des braves vassaux
Qui périrent au passage de Roncevaux.

Les « Skalds » du Nord accompagnaient les armées à la guerre et assistaient à tous les combats. « Vous serez là, dit le roi Olaf à ses « Skalds » la veille de la bataille de Stiklastad (1030), pour voir de vos propres yeux les hauts faits de cette journée et afin que plus tard, lorsque vous aurez à les célébrer dans vos chants, vous n’ayez point à dépendre des récits d’autrui. »

Dans ce même combat un « Skald, » nommé Hormod, mourut glorieusement frappé d’une flèche pendant qu’il chantait.

Ces poètes atteignirent un but autrement élevé que celui d’une simple commémoration des différents chefs ; ils furent les véritables historiens de leur époque. Arrivée à son apogée, cette profession devint l’objet de la considération générale et compta des rois parmi ses adeptes. Son déclin commença à l’apparition des chroniques écrites. Peu à peu le barde disparut et il ne resta plus que le trouvère. Ce personnage, bien que dépourvu de la dignité des bardes, réussit néanmoins à maintenir sa position avec succès. En Provence et en Allemagne les ménestrels errants qui chantaient moyennant rétribution, n’étaient inférieurs qu’aux troubadours et aux minnesingers ; en Angleterre, en Italie et dans le nord de la France ils formaient une classe à part, fort estimée par rapport à leur époque et assez largement rétribuée.

À défaut d’auditoire choisi, le ménestrel chantait dans les foires rustiques du haut d’un tonneau emprunté à l’hôtellerie la plus voisine, ou perché sur une charrette. Mais sa sphère préférée était la salle seigneuriale ; et pour arriver à comprendre à quel point il y était le bienvenu, on n’a qu’à se figurer la vie à la campagne à une époque où les livres étaient rares et les journaux inconnus. Il chantait à la présence de belles dames et de nobles chevaliers, dont les manières, le langage et les habitudes nous sembleraient grossiers, si nous pouvions tout à coup les voir revivre devant nous, mais qui savaient néanmoins apprécier les plaisirs intellectuels lorsque l’occasion s’en présentait.

L’aimable compagnon chantait les chansons les plus choisies, arrivées à lui des anciens temps : chansons de la Table Ronde et du Grand Charles ; et tandis qu’il siégeait à table, peut-être au delà du plat à sel mais avec son assiette remplie de tout ce que le repas offrait de meilleur, il écoutait tantôt les histoires étranges qu’un pèlerin nouvellement arrivé d’Orient lui racontait â droite, tantôt le récit sauvage de nobles amours et de haines violentes qu’un vieux serviteur à la chevelure blanche lui débitait à gauche.

J’ai toujours pensé que le monde du ménestrel — le monde dans lequel il se mouvait aussi bien que celui tout idéal de la chanson — ne saurait être mieux évoqué qu’au milieu des colosses qui veillent autour du tombeau de l’empereur Maximilien, dans la lueur incertaine de l’église des Franciscains à Inspruck. Ces hommes et ces femmes aux proportions gigantesques et si richement drapés dans leurs vêtements de bronze ouvragé sont laids pour la plupart. Deux de ces statues seulement semblent personnifier toutes les vertus rêvées ou vécues pendant le cours de mille ans au moins. L’une d’elles est la figure pensive et pleine de grâce de Théodoric, roi des Ostrogoths ; l’autre, ce personnage qui se tient tout droit, la visière à moitié relevée, dans une attitude qui paraît révéler toutes les nobles et mâles vertu dont un homme tire toute sa valeur et sous lequel on lit : Arthur von England

Si le ménestrel n’était pas récompensé assez promptement ou assez généreusement, il n’était pas en peine d’en faire la remarque. Colin Muset, un jongleur qui exerçait son métier en Lorraine et en Champagne, nous a laissé une photographie charmante des us et coutumes de son époque dans une chanson où sont mis en relief ses propres mérites et ses nécessités :

Sire cuens, j’ai violé
Devant vous, en vostre osté ;
Si ne m’avez rien doné
Ne mes gages acquité
C’est vilanie.[2]


Foi que doi Sainte Marie !
Aine ne vos sievrai je mie.
M’aumosnière est mal garnie
Et ma malle mal farsie,

Sire cuens, quar comandez,
De moi vostre volonté,
Sire s’il vous vient à gré,
Un beau don car me donez
Par cortoisie.[3]

Talent ai, n’en dotez mie,
De r’aler à ma mesnie.
Quant vois borse désgarnie,
Ma feme ne me rit mie.

Ains me dit : Sire Engelé,
En quel terre avez esté,
Qui n’avez rien conquesté
Aval la ville ? [4]

Vez com vostre male plie,
Ele est bien de vent farsie,
Honi soit qui a envie
D’estre en vostre compaignie.[5]


Quant je vieng à mon hosté,
Et ma feme a regardé
Derrier moi le sac enflé,
Et je qui sui bien paré
De robe grise, [6]

Sachiez qu’ele a tôt jus mise
La quenouille, sans faintise.
Elle me rit par franchise,
Les deux bras au col me lie.

Ma feme va destrousser
Ma male sans demorer.
Mon garçon va abruver
Mon cheval et conréer.
Ma pucele va tuer
Dous chapons por deporter
À la sause aillie.[7]

Ma fille m’apporte un pigne
En sa main par cortoisie.
Lors sui de mon ostel sire
À mult grant joie, sans ire,
Plus que nus ne porroit dire.[8]

Chansons et ballades souffrirent de l’invention de l’imprimerie, mais le coup le plus cruel porté à la profession du ménestrel fut celui qu’il reçut en Angleterre, pendant le règne d’Élisabeth, par l’ordonnance qui défendait de chanter les complaintes et classait le ménestrel lui-même parmi les « manants, les vagabonds et autres mendiants. » Mais d’autre part, l’Angleterre fut aussi le théâtre de la résurrection de la ballade romantique et de son entrée solennelle dans une nouvelle phase de son existence. La publication des Percy Reliques (Londres, 1705) fut comme l’inauguration de la période moderne, le commencement d’une époque où les ballades populaires devaient non-seulement être acceptées comme faisant partie de la littérature, mais étaient destinées â exercer une influence considérable sur les poètes lettrés, depuis Gœthe et Scott jusqu’à Dante Gabriel Rossetti.

La poésie populaire n’avait pourtant pas manqué d’admirateurs intelligents, parmi les hommes cultivés, même avant cette époque. Montaigne par exemple en avait déjà parlé ainsi : » La poésie populère et purement naturelle a des naifvetez et grâces par où elle se compare à la principale beauté de la poësie parfaicte selon l’art : comme il se voit es villanelles de Gascouigne et aus chançons qu’on nous raporte des nations qui n’ont connoissance d’acune science, ny mesme d’escripture. »

Cependant ce fut seulement après l’apparition du livre de l’évêque Percy (ainsi qu’en attestent les nombreuses fautes de ce livre même) que la classe lettrée prit vraiment au sérieux la chanson populaire. Les Percy Reliques furent suivies par le Volkslieder de Herder (1782), par les Minstrelsy of the Scottish Border de Scott (1802), par les Chansons populaires de la Grèce de Fauriel (1824) et par d’autres ouvrages trop nombreux pour être nommés.

Il y eut comme un mouvement irrésistible de « retour à la nature, » et le monde fatigué des formes classiques du dix-huitième siècle, écoutait la fraîche voix de la muse populaire, avec autant de plaisir qu’en éprouvait Giacomo Leopardi à entendre, du triste palais de son père, la voix de la jeune paysanne, qui chantait, de l’autre côté de la rue, tout en maniant la navette :

Sonavan lo quïeto
Stanze, e le vie dintorno,
Al tuo perpetuo canto,
Aller che all’opre femminili intenta
Sedevi, assai contenta
Di quel vago avvenir che in mente avevi.

Era il maggio odoroso ; e tu solevi
Cosi menaro il giorno.

. . . . . . . . . . . . . . . . .


Lingua mortal non dice
Quel ch’io sentiva in seno.

La chasse aux ballades conduisit sur le chemin de toutes sortes de chansons populaires, et les splendides résultats dont le public jouit depuis ce temps, attestent du zèle qui présida à cette recherche.


  1. Cette étude est basée sur de nombreuses recherches devant servir à la préparation d’un livre : Essays in the study of Folk-songs, qui paraîtra prochainement par les soins de l’éditeur G. Redway de Londres.
  2. Seigneur comte, j’ai joué de la viole
    Devant vous, en votre hôtel.

    Vous ne m’avez rien donné
    Ni mes gages acquitté,
    C’est vilénie.

  3. Par la foi que je dois à sainte Marie !
    A ces conditions je ne vous suivrai pas.
    Mon aumônière est mal garnie
    Et ma malle mal fournie.

    Seigneur comte, commandez
    Ce qu’à mon égard vous voulez faire ;
    Sire, s’il vous vient à gré,
    Un beau don me soit donné,
    Par courtoisie.

  4. Car j’ai envie, n’en doutez pas,
    De retourner dans mon ménage.
    Quand j’y reviens la bourse vide,
    Ma femme ne me rit pas.

    Elle me dit : sire Engelé,
    En quelle terre avez-vous été,
    Que vous n’avez rien gagné
    Le long de la ville ?

  5. Voyez comme votre malle plie,
    Elle est toute de vent farcie,
    Honni soit qui a envie
    D’être en votre compagnie !

  6. Quand je viens à ma maison,
    Et que ma femme a regardé
    Derrière moi le sac enflé,
    Et moi qui suis bien paré
    De robe grise,

  7. Sachez qu’elle a vite jeté bas
    La quenouille, sans mentir.
    Elle me rit franchement,
    Ses deux bras s’enlacent à mon cou.

    Ma femme va détrousser
    Ma malle, sans tarder ;
    Mon garçon va abreuver
    Mon cheval, et le panser ;
    Ma servante va tuer
    Deux chapons pour les assaisonner
    À la sauce à l’ail.

  8. Ma fille m’apporte un peigne
    En sa main, par courtoisie.
    Alors dans ma maison je suis roi,
    En grande joie, sans fâcherie,
    Plus heureux qu’on ne pourrait dire