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Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.3

La bibliothèque libre.
Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 164-180).

CHAPITRE III.

Revue des actes de l’assemblée générale de Saint-Marc. — Fuite d’une partie de ses membres en France. — Décrets de l’assemblée nationale constituante, du 12 octobre 1790, 1er février et 15 mai 1791. — Discours de l’abbé Maury. — Résistance des colons, et formation d’une nouvelle assemblée coloniale. — Conseil politique des hommes de couleur dans l’Ouest. — Préparatifs de la lutte de 1791.

Revenons sur les actes de l’assemblée générale de Saint-Marc.

Nous avons parlé de ses décrets réformant les abus du gouvernement colonial, de celui du 28 mai 1790 qui constituait Saint-Domingue indépendant de l’assemblée nationale constituante. Ces actes avaient suffi pour ouvrir la lutte entre elle et le gouvernement. L’intention de rendre la colonie indépendante, même de la France, avait encore percé dans la réception d’un paquet venant de la Jamaïque et adressé au président de l’assemblée générale[1]. Prévoyant la résistance qu’opposeraient à ce projet, et la métropole et son gouvernement à Saint-Domingue, les colons s’étaient ménagé dès lors la protection de l’Angleterre. Cette intrigue paraît même avoir commencé dès 1789, en Europe, par les planteurs du club Massiac qui envoyèrent à Londres l’un d’eux, le comte de Guiton. La Grande-Bretagne ne pouvait laisser échapper cette occasion de se venger de la perte de ses colonies de l’Amérique septentrionale, soutenues dans leur rébellion par la France surtout.

C’est cette circonstance qui fut cause du rapprochement opéré entre le gouverneur de Peinier et l’assemblée provinciale du Cap, qui voulait bien que la législature coloniale fût indépendante de l’assemblée nationale, mais pourvu que Saint-Domingue restât attaché à la France. Cette assemblée était composée en partie de gens de loi, d’officiers du gouvernement et de commerçans, tandis que dans l’assemblée de Saint-Marc dominaient les planteurs. Ceux-ci dans leurs vues d’indépendance absolue avaient encore pour motifs l’excès de leurs dettes envers le commerce national, l’espoir de s’en libérer, et le désir de secouer le joug du monopole qu’exerçait ce commerce dans la colonie.

Le comte de Peinier sentit alors la nécessité de quelques ménagemens envers la classe des hommes de couleur, dont le nombre balançait celui des blancs, et qui devait, par politique, embrasser le parti du gouvernement colonial, puisqu’en concourant à maintenir la dépendance de la colonie envers la France, elle devait espérer d’obtenir la reconnaissance de ses droits de la justice de l’assemblée nationale, tandis qu’elle n’avait rien à attendre des colons dont la haine antérieure s’était accrue dès le commencement de la révolution. On verra les hommes de couleur persévérer dans cette conduite, qui s’accordait avec les conseils qu’ils recevaient de J. Raymond, et que leur bon sens leur indiquait d’ailleurs, quels que fussent les torts du gouvernement colonial envers eux. La suite des événemens prouvera que sans eux Saint-Domingue eût échappé entièrement à sa métropole.

La puissance d’opinion qu’exerçait l’assemblée de Saint-Marc, n’étant pas assez forte pour triompher de l’organisation du gouvernement colonial, qui se fît encore aider de la classe des petits blancs, elle fut vaincue. À l’approche des troupes sorties du Cap sous les ordres de M. de Vincent, et de celles du Port-au-Prince, sous les ordres de M. de Mauduit, quatre-vingt-cinq de ses principaux membres prirent la résolution de se rendre en France, sur le vaisseau le Léopard, dont ils subornèrent l’équipage. Mais, en apprenant sa dissolution par le gouverneur de Peinier, elle avait fait un appel à tous les habitans blancs. Ceux du Sud et de quelques paroisses de l’Ouest se confédérèrent et se réunirent à Léogane, ainsi que nous l’avons dit dans l’introduction de cet ouvrage.

Avant de se mettre en campagne, les blancs des Cayes tranchèrent la tête à M. de Codère, major pour le roi dans cette ville. Ils promenèrent cette tête comme un triomphe sur le parti du gouvernement colonial.

Les Leopardins étaient déjà rendus en France, et l’assemblée nationale rendait un décret, le 12 octobre, au moment où Ogé allait débarquer au Cap.

Ce décret, tout en cassant l’assemblée de Saint-Marc, dont il annula les actes ; tout en ordonnant la formation d’une nouvelle assemblée coloniale, ne maintenait pas moins à celle-ci les pouvoirs qu’attribuait à l’ancienne le 5e article du décret du 8 mars. Le roi y était prié de donner ses ordres pour l’exécution de celui-ci et des instructions du 28 mars, et MM. de Peinier, de Mauduit et de Vincent, et l’assemblée provinciale du Nord furent loués pour leur conduite.

Mais Barnave, qui s’était entièrement dévoué à la cause des colons, et qui était l’âme du comité colonial à l’assemblée nationale, rédigea ce décret du 12 octobre et fît déclarer :

« Que pour calmer les alarmes des colonies, l’assemblée nationale avait annoncé d’avance l’intention d’entendre leurs vœux sur toutes les modifications qui pourraient être proposées aux lois prohibitives du commerce, et la ferme volonté d’établir comme article constitutionnel dans leur organisation, qu’aucunes lois sur l’état des personnes ne seraient décrétées pour les colonies, que sur la demande précise et formelle de leurs assemblées coloniales. »


Quel que soit le soin que prend Garran, de défendre l’assemblée constituante, il est impossible d’admettre que la majorité de ce corps n’ait pas compris tout ce que comportait une telle déclaration de sa part. Sans doute, un grand nombre de ses membres était favorable aux hommes de couleur et aux noirs ; mais la majorité savait bien ce qu’elle faisait en rendant le décret du 12 octobre qui confirmait les pouvoirs précédemment attribués à l’assemblée coloniale de Saint-Domingue. Elle ne pouvait ignorer comment, à la faveur du décret du 8 mars, cette assemblée avait dénié aux hommes de couleur tous droits politiques ; comment elle les avait fait persécuter ; comment les assemblées provinciales et les municipalités, et le gouverneur lui-même, s’étaient tous entendus pour ne pas les admettre à exercer ces droits réclamés si justement.

Et la preuve de ce que nous faisons remarquer ici, c’est que le décret du 12 octobre disait également, qu’en attendant que de nouvelles lois eussent été substituées aux anciennes, celles-ci continueraient à être exécutées. Or, nous avons fait voir déjà qu’en vertu de l’ancienne législation coloniale, les hommes de couleur ne pouvaient exercer aucun droit politique. De plus, dans la séance du 12 octobre où ce décret fut rendu, l’assemblée nationale interdit toute discussion, lorsque Pétion, Mirabeau et Grégoire voulurent réclamer contre les droits exorbitans que ce décret allait de nouveau conférer à l’assemblée coloniale[2]. Ces défenseurs de la cause des noirs et des mulâtres prévoyaient tous les maux qui allaient naître de l’injustice des colons ; ils voulaient que l’assemblée souveraine de la France imposât son autorité tutélaire pour contraindre ces despotes à être justes : ils ne furent pas écoutés.


Bientôt on apprit en France la tentative d’Ogé et de Chavanne, et le procès qu’ils subissaient. L’assemblée nationale rendit un décret, le 1er février 1791, par lequel « le roi était prié d’envoyer dans la colonie de Saint-Domingue trois commissaires civils chargés d’y maintenir l’ordre et la tranquillité publique, à l’effet de quoi il leur serait donné tous pouvoirs à ce nécessaires, même celui de suspendre, s’ils l’estimaient convenable, les jugemens des affaires criminelles qui auraient été intentées à raison des troubles qui avaient eu lieu dans cette colonie, ainsi que l’exécution de ceux desdits jugemens qui auraient pu être rendus. »

Non-seulement il eût été trop tard pour empêcher la mort d’Ogé et de ses compagnons, mais à quelle époque ces commissaires furent-ils envoyés ? Au mois d’octobre, huit mois après le décret ! Les intrigues des colons présens à Paris avaient empêché leur départ : le gouvernement cédait à ces intrigues ! Ce gouvernement pouvait-il avoir de la compassion pour ces mulâtres rebelles, lorsqu’il envoya la décoration de la croix de Saint-Louis à Don Garcia, pour le récompenser de les avoir lâchement livrés à leurs bourreaux ?

Suivant toujours leur odieuse tactique, d’accord avec Barnave, qui a tant servi leurs passions et qu’ils ont envoyé aussi à l’échafaud des terroristes, les planteurs étaient sur le point d’obtenir de l’assemblée nationale la consécration de toutes leurs prétentions, quand la nouvelle de l’exécution d’Ogé et de ses compagnons parvint en France. Ces supplices horribles, infligés à des hommes qui réclamaient un droit créé en leur faveur d’une manière assez claire, par l’article 4 du décret du 28 mars, excitèrent les sympathies de plusieurs sociétés populaires. Celles d’Angers, de Châlons, de Bordeaux, s’adressèrent à l’assemblée nationale et réclamèrent en faveur des hommes de couleur. J. Raymond lui-même adressa une lettre pathétique à cette assemblée.

Ces exécutions barbares firent réfléchir aux représailles, aux vengeances que pourraient exercer contre les blancs les hommes de couleur, aussi nombreux qu’eux. La déclaration même que fit Ogé dans ses lettres, qu’il ne ferait pas soulever les esclaves, prouva que cette classe tenait dans ses mains un levier dont elle pourrait se servir pour renverser le régime colonial et bouleverser Saint-Domingue. Alors, l’assemblée nationale comprit le danger d’une telle situation : elle transigea avec les circonstances ; elle céda dans le moment, pour revenir sur ses pas dans la même année, traçant ainsi une ligne de conduite à une législature postérieure qui ne rougit pas de retirer à la race opprimée tous les droits qui lui avaient été reconnus, pour complaire à ses éternels ennemis.

On en vint donc à la concession qui se trouve dans les dispositions du décret du 15 mai 1791, mais avec la pensée bien arrêtée de laisser une grande latitude à l’assemblée coloniale, dans une cause où elle était juge et partie. Il fut dit que : « le corps législatif ne délibérerait jamais sur l’état politique des gens de couleur qui ne seraient pas nés de père et de mère libres, sans le vœu préalable, libre et spontané des colonies ; — que les assemblées coloniales actuellement existantes subsisteraient, mais que les gens de couleur nés de père et mère libres seraient admis dans toutes les assemblées paroissiales et coloniales futures, s’ils avaient d’ailleurs les qualités requises. »

Ainsi que le remarque Garran : « Tout respire dans ce décret l’affection la plus paternelle pour les colonies, et la condescendance la plus grande pour les préjugés des blancs. » Et pour mieux prouver cette condescendance, l’assemblée souveraine de la France, loin de dicter la loi qu’elle était en droit de donner à ses possessions coloniales, se crut obligée de se justifier en quelque sorte d’avoir rendu cet acte : elle fit un exposé de ses motifs, qu’elle publia, peu de jours après, le 29 mai.

On y lit que : « Tous les citoyens libres qui habitent les colonies doivent prendre part à l’élection des assemblées destinées à exercer pour eux le droit d’initiative ; que c’est là le vœu de la raison, del’édit de 1685[3], du décret du 28 mars qu’il ne dépendait pas des législateurs de ne pas prendre ;… que l’assemblée nationale aurait pu repousser la proposition d’une classe intermédiaire et se renfermer dans le sens littéral du décret déjà rendu sur les personnes libres (celui du 28 mars) ; mais qu’elle avait préféré de traiter les représentans des fondateurs des colonies (les blancs, successeurs des flibustiers) comme une mère tendre, qui non-seulement veut le bien de ses enfans, mais se plaît à le faire de la manière dont ils ont contracté l’habitude ; qu’elle a consenti à former la classe intermédiaire que sollicitaient les colons blancs… Elle ajoute et fait remarquer encore, dit Garran, dans cet exposé, qu’en assurant aux colonies l’initiative des personnes non libres, elle leur garantit leurs moyens de culture, le point fondamental et le seul véritablement important… L’assemblée constituante, continue Garran, s’efforçait de justifier ce dernier acte de condescendance, en observant qu’il ne s’agissait que d’individus d’une nation étrangère (les nègres) qui, par leur profonde ignorance, les malheurs de leur expatriation, la considération de leur propre intérêt, l’impérieuse loi de la nécessité, ne pouvaient espérer que du temps, du progrès de l’esprit public et des lumières, un changement de condition, qui, dans l’état actuel des choses, serait contraire au bien général, et pourrait leur devenir également funeste. »

Lorsque l’autorité souveraine transige ainsi avec ses droits, elle autorise à les méconnaître.

Aussi ce décret du 15 mai et cet exposé de motifs ne furent-ils jamais envoyés officiellement à Saint-Domingue[4]. Le gouvernement royal voulait trop bien le maintien du préjugé de la couleur et de l’esclavage, pour ne pas condescendre à son tour au vœu des colons. Il n’en fut pas de même du décret du 24 septembre 1791, dont nous parlerons bientôt, qui abrogeait celui du 15 mai d’une manière formelle, en retirant la faible concession faite aux droits des hommes de couleur.

Remarquons, en passant, que lorsque les esclaves, ces individus d’une nation étrangère, se furent soulevés ; lorsque les mulâtres, destinés à former la classe intermédiaire, eurent enfin pris les armes contre les colons, que les assemblées nationales de France se sont vues obligées de reconnaître, de proclamer les droits des uns et des autres à la liberté et à l’égalité avec les blancs, et que ceux-ci, trahissant les intérêts politiques et commerciaux de leur patrie, livrèrent la plus riche de ses colonies à une puissance rivale, ce sont ces mêmes individus d’une nation étrangère et leurs descendans qui surent conserver à la France cette belle possession, par leur fidélité et leur courage. Sans doute, il est arrivé un moment où la France les a contraints eux-mêmes de prononcer l’indépendance absolue de Saint-Domingue de sa métropole ; et alors, si le Héros Libérateur prédit par Raynal a déclaré à la face du monde, que les Français sont étrangers aux hommes de la race africaine, qu’ils ne sont pas leurs frères, qu’ils ne pourront jamais le devenir, la postérité n’aura-t-elle pas trouvé une excuse pour ces expressions exclusives dans les termes mêmes dont se servit la puissante assemblée dont nous citons les actes ? Pourquoi, s’inclinant devant la volonté des colons, a-t-elle tracé ce fâcheux exemple ?

Ce décret du 15 mai et l’exposé de ses motifs furent encore le fruit des intrigues de Barnave avec les planteurs. Dans la séance de l’assemblée nationale du 13 mai, où ces questions furent discutées avec beaucoup d’agitation, Barnave reçut le concours du talent remarquable de l’abbé Maury, toujours au service du privilège. Nous avons sous les yeux son opinion imprimée à cette époque. Elle se fondait sur la législation coloniale des Anglais, sur celle des États-Unis où les hommes de couleur, encore moins les nègres, ne pouvaient jouir d’aucun droit politique. On y remarque ces passages :


« J’observerai d’abord, dit l’abbé Maury, que les nègres libres sont beaucoup plus intéressans à mes yeux que les mulâtres, ou hommes de couleur. Un nègre libre est un homme qui a mérité personnellement par sa bonne conduite, par son travail, par les services qu’il a rendus à son maître, d’obtenir de sa reconnaissance l’inappréciable bienfait de l’affranchissement. Les hommes de couleur, au contraire, sont tous, ou presque tous, les fruits honteux du libertinage de leurs maîtres… Ce sont les descendans des maîtres et des esclaves, qui, par un mélange coupable, ont engendré cette race intermédiaire entre les blancs et les noirs. Ils doivent tous leur liberté à ces mêmes hommes blancs qui les ont généreusement affranchis.

» Le décret national qui établirait aujourd’hui cette égalité politique entre les hommes de couleur et leurs anciens maîtres serait du plus grand danger pour les blancs. Vous me demandez quel est ce danger ? Hélas ! il est bien facile de le découvrir, quand on le cherche sans prévention et avec le courage si rare de la bonne foi. Le danger d’établir sur le même niveau politique les hommes de couleur et les hommes blancs, vient d’abord de ce que la plupart de ces affranchis ont encore leurs parens, leurs oncles, leurs neveux, leurs frères et peut-être leurs pères, dans les ateliers de l’esclavage… J’examine loyalement s’il ne serait pas infiniment dangereux d’appeler tous les mulâtres à l’exercice de ces droits politiques, qui finiraient par mettre nos colonies entre leurs mains… J’en conclus invinciblement, que ces hommes de couleur, qui domineront par le nombre dans toutes les assemblées électives, dès que vous les aurez reconnus citoyens actifs, seront incessamment les maîtres de vos colonies, et qu’ils auront bientôt tous les blancs à leur merci… Les blancs ne pourront jamais se recruter ainsi, en nombre suffisant, pour balancer l’inévitable multiplication des hommes de couleur. Ceux-ci deviendront les rois de nos colonies… Si vous appeliez soudainement tous les hommes de couleur aux privilèges de citoyens actifs,… vous forceriez tous les blancs à s’expatrier. Le séjour de vos colonies leur deviendrait intolérable, dès qu’ils se verraient sous le joug de leurs anciens esclaves…

» Le jour où vos îles ne seront plus habitées et administrées par des blancs, la France n’aura plus de colonies ; elles ne seront plus peuplées que d’une classe de nègres et de mulâtres, qui ne sont pas, quoi qu’on en dise, de véritables Français, puisqu’ils n’ont pas même vu la France. Ces insulaires dont l’Afrique est la véritable patrie, mourront peut-être de faim dans le pays le plus fertile de l’univers, en se livrant à l’incurie, à l’imprévoyance, à l’impéritie et à l’incurable paresse de leur caractère…

» Que des hommes qui ont à peine brisé les fers de l’esclavage, soient revêtus indistinctement, le même jour, de toute la puissance politique du droit de cité, sur leurs concitoyens, sur leurs anciens maîtres, sur des hommes dont ils sont les rivaux, sur cinquante mille Français qu’ils pourraient à chaque instant exterminer, en se mettant à la tête d’une armée de six cent mille nègres, leurs véritables concitoyens, j’ose le dire : ce n’est point là une mesure que des législateurs français puissent jamais adopter… Imaginez, Messieurs, que la nation française met dans ce moment une balance entre vos mains. Dans l’un des bassins, je vois cinquante mille blancs ; et dans l’autre j’aperçois sept cent mille noirs ou hommes de couleur. Si vous ne vous hâtez de mettre du côté des blancs les prérogatives de la puissance politique, il n’y a plus d’équilibre…

» Une révolution dans vos colonies ! mais une révolution dans vos colonies en serait l’indépendance, c’est-à-dire l’anéantissement. Une révolution y serait un changement de domination ; elle ferait rentrer tous les esclaves dans la jouissance de leur liberté, tous les hommes de couleur dans l’exercice inouï, mais peu durable, de leurs droits politiques ; et tous les blancs, proscrits par cette insurrection inévitable, dépouillés de leurs propriétés, esclaves de leurs esclaves, n’auraient plus à opter qu’entre l’émigration, la servitude ou la mort… Vous leur subtitueriez des indigènes étrangers à la nation, des hommes qui ne vous sont unis par aucun nœud, ni par l’habitude du climat, ni par les liens du sang, ni par les relations du patriotisme ; des hommes enfin que l’éblouissement de ce nouveau privilège rendrait trop dangereux pour que vous deviez leur accorder prématurément une loi, peut-être juste en elle-même, mais très-impolitique dans les circonstances actuelles. »


Soyons juste nous-même envers l’abbé Maury. Il était impossible que les colons trouvassent un défenseur plus adroit, plus habile que lui, et l’assemblée constituante un jurisconsulte plus capable de résoudre la question posée devant elle. Aussi cette éloquente péroraison, dont l’effet a dû être prodigieux sur une assemblée française par le débit oratoire de cet homme éminent, obtint-elle tout le succès désiré.

Mais déplorons, en même temps, l’influence du préjugé de la couleur sur un esprit aussi vaste, qui reconnaissait la justice des réclamations portées à ce haut tribunal, et qui ne put cependant se décider à y satisfaire. Cette étonnante sagacité dont il fit preuve en cette occasion, n’aurait-elle pas dû lui faire découvrir que la justice était le seul moyen d’éviter tous les malheurs qu’il prévoyait si bien ? La vraie politique ne peut-elle donc pas s’accorder avec la justice ? Cette science n’est-elle pas, du moins ne doit-elle pas être, en grande partie, la morale appliquée au gouvernement des États ; et y a-t-il une morale sans justice ? La base de la politique ou art social doit être l’honnête et le juste !

Reconnaissons encore que, dans ce plaidoyer en faveur du privilège de la peau, le savant abbé aperçoit, indique d’une manière admirable, mais contrairement à ce qu’il désire, quel sera le résultat de l’injustice persévérante des colons, ce que les temps consacreront par l’injustice de la métropole elle-même : — l’identité des intérêts qui doivent unir un jour les nègres et les mulâtres, l’intimité de leurs affections, fondée sur les liens du sang, de la parenté, du malheur de leur condition servile sous le joug des blancs.

N’en déplaise à la mémoire de l’abbé Maury ; mais son discours du 15 mai 1791 dictait d’avance à Dessalines la page mémorable du 1er janvier 1804, où ce Soldat valeureux (malheureusement cruel) a consacré les droits, a proclamé l’Indépendance, la Souveraineté des Indigènes d’Haïti, en faisant remarquer à ses concitoyens qu’ils n’ont rien de commun avec leurs adversaires qui se firent volontairement leurs ennemis. Ces insulaires dont l’Afrique est la véritable patrie, ces indigènes étrangers à la nation française, ces hommes qui ne lui sont unis par aucun nœud, ni par l’habitude du climat, ni par les liens du sang, ni par les relations du patriotisme, se sont vus dans l’impérieuse nécessité de se constituer seuls dans leur état politique, puisqu’on les a constamment repoussés avec dédain, avec mépris ; puisqu’on n’a pu se faire à l’idée d’être juste et humain envers eux ; puisque après avoir défendu la souveraineté de la France sur Saint-Domingue contre des puissances rivales, ils se sont encore vu traiter en étrangers, dignes seulement des fers honteux de l’esclavage.


Cependant, quoique le décret du 15 mai eût limité les prétentions de la classe des hommes de couleur ; quoique cet acte de justice incomplète fût de nature à mécontenter tous ceux qui n’étaient pas nés libres, ils l’acceptèrent avec reconnaissance : pas une plainte ne fut élevée de leurs rangs.

Mais, il n’en fut pas de même du côté des blancs : tous jurèrent de ne pas l’exécuter, de ne pas souffrir que cette race bâtarde vînt prendre siège à côté d’eux.

Alors fut repris, de leur part, le projet de livrer Saint-Domingue à la Grande-Bretagne, si la France persistait à vouloir exécuter ce décret. L’assemblée provinciale du Nord en informa l’assemblée constituante et le roi, en menaçant de résister à leur volonté souveraine. Le gouverneur Blanchelande abonda dans le même sens ; il en informa le ministre de la marine et des colonies. Il fit plus : il déclara publiquement que si ce décret lui était envoyé officiellement, il en suspendrait l’exécution.

Excusons encore ce faible gouverneur, qui se vit par la suite accuser par les colons, pour avoir refusé l’exécution de ce décret[5] : ses représentations n’étaient nullement nécessaires, car il n’était pas dans la pensée du gouvernement de la métropole de le faire exécuter.

Avec le dessein pervers de livrer la colonie aux Anglais, recommencèrent les persécutions contre les hommes de couleur, contre les noirs.

Ce fut dans les derniers jours de juin 1791, que parvint la nouvelle du décret du 15 mai : toutes les paroisses de la colonie s’occupèrent alors des élections pour la formation de la nouvelle assemblée coloniale qui devait remplacer celle de Saint-Marc. La plus grande partie des anciens membres de celle-ci furent réélus en haine du décret ; et d’autres colons, qui s’étaient prononcés contre toutes concessions en faveur des hommes de couleur, y obtinrent aussi une place, en cette considération : tels furent Bauvois et Page.


De leur côté, les hommes de couleur de l’Ouest, qui prirent la direction des affaires et des destinées de leur classe, se préparaient méthodiquement à ce rôle honorable. Agissant d’après les conseils de Pinchinat, dont les lumières étaient supérieures à celles de ses frères « et qui, dit Garran, dans une carrière si neuve pour lui, n’a cessé de montrer, avec le patriotisme le plus recommandable, une sagesse et des connaissances qui démentent bien tout ce que les colons blancs répandaient en France sur l’ignorance et l’incapacité des hommes de couleur, » ils le nommèrent président d’un conseil composé d’une quarantaine d’entre eux, dont le siège principal était dans la paroisse du Mirebalais[6].

Cette paroisse avait été préférée par eux, à cause de sa position toute militaire et de la force numérique de sa population de couleur. D’autres hommes supérieurs par leur intelligence étaient membres de ce conseil politique : c’étaient Bauvais, André Rigaud, Labastille, Daguin, Marc Borno, Renaud Desruisseaux, Desmares, Faubert, J. Boury, etc. Plusieurs d’entre eux étaient du Sud.

Ceux du Nord ne pouvaient rien en faveur de leur classe : ils étaient contenus sous le joug de la puissance militaire du Cap, où se trouvait le gouverneur Blanchelande, et par les échafauds dressés en permanence, depuis la mort d’Ogé et de Chavanne.

Ceux du Sud, dispersés depuis la dissolution du camp Prou, ayant leurs chefs dans l’Ouest, étaient également réduits à attendre les événemens.

Tous les efforts de cette classe étaient donc concentrés dans l’Ouest, dont la situation topographique et la population supérieure en nombre étaient une condition de succès.


Une lutte sérieuse allait commencer. Les contumaces de l’affaire d’Ogé et de Chavanne influèrent néanmoins sur la révolte des noirs du Nord dont ils devinrent d’ardens auxiliaires. Cette révolte coïncida avec la prise d’armes des mulâtres dans l’Ouest, et l’insurrection s’étendit bientôt après dans le Sud.

Mais avant de parler des actes politiques et guerriers qui signalèrent plus particulièrement l’insurrection des hommes de couleur de l’Ouest, que le lecteur nous permette de l’entretenir de la naissance et de la jeunesse d’un homme qui va prendre rang dans cette levée de boucliers, pour servir constamment son pays pendant cinquante-deux années consécutives. Nous suivrons ensuite cette vie militaire et politique, à travers tous les événemens qui ont marqué les différentes époques de notre histoire nationale, et nous tâcherons de faire ressortir ce que son caractère et ses principes ont eu de remarquable, pour lui attirer l’estime et la considération générale dont il a joui sous tous les chefs qui ont gouverné notre pays.

  1. Rapport de Garran, tome 1er, page 146.
  2. Rapport de Garran, t. 1er, page 291.
  3. L’édit de 1685 voulait que même les affranchis fussent égaux en droits, privilèges, etc., aux blancs. L’assemblée du xviiie siècle n’accordait donc pas autant que le despote du xviie. Quelle maladresse de la part de cette assemblée, d’avoir cité cet édit de Louis XIV qui condamne ses décrets !
  4. Rapport de Garran, t. 3, page 91, et Rapport sur J. Raymond, page 20.
  5. Rapport de Garran, t. 3, page 158.
  6. Pierre Pinchinat, né à Saint-Marc, le 12 juillet 1746, fut envoyé en France, où il reçut une brillante éducation. Il parlait avec beaucoup de facilité et écrivait fort bien. Il revint dans la colonie, en mars 1790, pour prêter à ses frères l’appui de ses connaissances dans leurs réclamations. Il était d’une taille avantageuse et d’un physique agréable, d’un caractère doux, patient, mais ferme. Sa haute intelligence le faisait toujours incliner vers la modération. Il était sincèrement attaché à la France.