Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 11/6.7
Dans le chapitre précédent, on a vu, qu’informé de l’insurrection de Praslin, le président Boyer prit certainement des mesures pour s’opposer à sa réussite. Cependant, nous avons dit qu’il aurait dû, ce nous semble, se porter dans le Sud ; car, bien que les insurgés eussent été impuissans dans l’arrondissement des Cayes, le Président n’ayant eu d’abord aucune nouvelle de la Grande-Anse où ils se réfugièrent, mais ayant su ensuite que les généraux Lazare et Segrettier avaient pactisé avec eux, il était encore temps qu’il prît cette résolution. Quels ont pu être les motifs de son abstention ? C’est une question qui intéresse assez l’histoire de notre pays et le jugement qu’on devra porter sur ce chef, pour que nous disions au lecteur ce que nous savons à ce sujet.
Lorsqu’il reçut du général Borgella la dépêche du 27 janvier qui lui annonçait la prise d’armes, il m’envoya une lettre de C. Ardouin qu’elle renfermait sous son pli[1]. Mon frère m’entretenait de bien des particularités qui avaient précédé l’événement et qui l’avaient accompagné. Je crus qu’il était de mon devoir d’apporter cette lettre au Président : il fut satisfait de cette communication, et il me donna à lire la dépêche du général Borgella qui était plus concise, et une autre que lui avait adressée aussi le général Solages, lui disant qu’il allait se rendre aux Cayes selon la réquisition de Borgella. Je continuai à agir ainsi à l’arrivée de chaque courrier, car je recevais en même temps de nouvelles lettres de mon frère.
En me voyant, Boyer me dit d’un air pénétré : « Eh bien ! les opposans ont enfin levé le masque ; ils sont arrivés à ce qu’ils méditaient depuis longtemps contre mon gouvernement. Ils ne le trouvent plus convenable pour le pays ! Les malheureux ! l’expérience du passe n’est donc rien pour eux ! Et c’est aux Cayes, c’est dans le Sud qu’ils osent faire un appel aux armes ! Mais, j’espère que le général Borgella réussira à dissiper cette révolte. »
Je lui appris alors que, dans le mois de décembre 1842, le général Solages m’avait écrit une lettre dans laquelle il me disait : qu’il venait d’apprendre que l’Opposition avait fait imprimer au Port-au-Prince un Manifeste dirigé contre le gouvernement, et que ce pouvait être un bruit comme tant d’autres que les opposans faisaient circuler. « Mais, me dit le Président, Solages ne m’en a point avisé, et vous-même ne m’en avez rien dit ? — N’étant pas plus certain que lui de ce fait prétendu, je ne vous en ai point parlé, Président. »
J’ajoutai que j’avais appris aussi, que les opposans comptaient beaucoup sur le général Bonnet pour participer à tout mouvement qu’ils entreprendraient, et qu’ils disaient que le colonel Rigaud était d’accord avec lui. « J’ignore, Président, si tous ces bruits étaient fondés ; mais maintenant que ce colonel, commandant de la place de Saint-Marc, remplace provisoirement le général Bonnet dans cet arrondissement, ne vous semble-t-il pas nécessaire de le révoquer ? Rigaud est le parent des Hérard et leur intime ami ; je crois qu’il ne pourra pas seconder franchement les mesures que vous ordonneriez ; car, probablement, vous ferez venir à la capitale les troupes de l’Artibonite et du Nord pour les employer au besoin. — Rigaud n’a aucune influence à Saint-Marc, répondit le Président ; il ne pourrait rien faire pour contrarier mes ordres. »
Cependant, quelques jours après, je sus que le sénateur colonel Dalzon était parti pour Saint-Marc, afin de remplacer Rigaud, Avant son départ, le Président avait fait mander de là le chef de bataillon Cazimir Vincent, commissaire des guerres, pour s’enquérir de la conduite de Rigaud depuis la nouvelle de l’insurrection. Il avait appris que ce colonel, en faisant publier la proclamation du 2 février, en avait plaisanté avec quelques jeunes hommes, Cazimir fut renvoyé de suite à Saint-Marc, avec mission auprès des officiers supérieurs des régimens de cette ville, d’arrêter et d’emprisonner Rigaud, s’il ordonnait le moindre mouvement contraire à l’obéissance due au gouvernement. Arrivé à minuit, Cazimir trouva ces officiers réunis ; ils veillaient, à raison de ce qui s’était passé dans la journée. — Vers 2 heures de l’après-midi, un canot monté par deux jeunes gens était entré à Saint-Marc, Venant de Jérémie ; Ces marins étaient porteurs d’une lettre qu’ils remirent au colonel Rigaud, et à laquelle il répondit immédiatement ; puis, le canot repartit. Dans la soirée, ce colonel, escorté de ceux avec lesquels il avait plaisanté de la proclamation du Président, visita les postés de la ville ; mais, parvenu à l’arsenal et voulant y entrer, l’officier de garde s’y opposa, parce que les officiers supérieurs de la place lui en avaient donné l’ordre, dès l’arrivée du canot : ils suspectaient le colonel Rigaud de trahison. Ces officiers engagèrent Cazimir à repartir de suite pour la capitale, afin d’informer le Président de ces faits. C’est alors qu’il envoya le Colonel Dalzon remplacer Rigaud[2]. Dalzon avait pour instructions : de le livrer au jugeaient d’une commission militaire, s’il tentait de faire la moindre résistance à l’ordre écrit de remettre le commandement ; et, s’il y obéissait, de le faire arrêter et emprisonner. Mais, Rigaud ayant obéi sans murmurer, Dalzon se borna à lui dire, qu’il ne fallait pas sortir de la ville de Saint-Marc : ce que fit Rigaud. Dalzon en informa le Président, à qui il répondit de lui, par la surveillance qu’il avait ordonnée à son égard[3].
Tous ces faits me furent racontés par Boyer lui-même. Il était encore indigné de la conduite du colonel Rigaud, bien qu’il ne renouvelât pas l’ordre relatif à son emprisonnement ; et à cette occasion, il me dit comment il lui avait parlé affectueusement en lui donnant le commandement de la place de Saint-Marc : il avait voulu que cet officier fût sous les ordres du général Bonnet qui, ayant été aide de camp d’André Rigaud, aurait eu naturellement plus d’égards pour lui que tout autre commandant d’arrondissement.
J’appris aussi du Président, que de Jérémie il était arrivé un canot à la Saline, avec des paquets de dépêches et d’actes révolutionnaires adressés au général Guerrier et au colonel Cincinnatus Lecomte, commandant de la place du Cap-Haïtien, à qui-un brevet de « général de brigade » était envoyé par R. Hérard, pour le porter à se déclarer en faveur de l’insurrection, de même que le général Guerrier dont on espérait le concours. Le commandant du poste de la Saline expédia ces paquets au Président, après avoir fait arrêter et emprisonner les émissaires, contre lesquels Boyer n’ordonna rien de plus.
Évidemment, il ne voulait pas sévir avec rigueur à l’égard des personnes reconnues complices de l’insurrection, et je vais le prouver.
Le général Borgella lui ayant appris l’arrestation des hommes qui furent emprisonnés aux Cayes, lui proposa de les faire juger à la capitale, s’il le croyait nécessaire, après avoir obtenu du tribunal de cassation un arrêt de renvoi pour cause de sûreté publique. Mais, le 10 février le Président lui répondit :
« Lorsque la révolte éclate dans un pays et qu’elle menace de le plonger dans l’anarchie et la guerre, l’action de la justice civile doit être suspendue et remplacée par l’action militaire dont l’énergie, dégagée de toutes formes lentes ou évasives, peut seule sauver la chose publique. Mais il est bien entendu qu’on ne doit livrer à la justice des commissions militaires que ceux qui seront pris, combattant contre la République ; ou qui seront reconnus être les chefs ou provocateurs de la révolte. Quant aux individus qui ont pu y avoir quelque part, mais qui ne se trouvent pas dans les deux cas ci-dessus exprimés, il vaut mieux les détenir en prison, après leur avoir fait subir les interrogatoires nécessaires, et ajourner leur mise en jugement devant le tribunal civil jusqu’à l’époque où le retour du calme permettra de mieux apprécier la nature du délit dont ils se seront rendus coupables… »
Et, en post-scriptum, de sa propre main : « N’envoyez pas ici les prisonniers dont il est question. »
J’étais auprès du Président, quand il donna l’ordre d’écrire cette lettre, au sénateur S. Villévaleix qui, vu l’absence du secrétaire général Inginac, avait été appelé pour diriger la correspondance du gouvernement : elle n’avait jamais été plus active que dans ces circonstances[4]. Après que ce sénateur, se fût retiré dans les bureaux, le Président me dit : « Il est inutile que je fasse juger qui que ce soit en ce moment, ni que je dise au général Borgella d’envoyer ces prisonniers ici. D’ailleurs, ajouta-t-il en souriant et d’un ton calme, qui peut me garantir que cette insurrection ne deviendra pas une révolution ; que je ne serai pas renversé du pouvoir ? Je vois parmi mes concitoyens si peu de conviction du devoir qu’ils ont à remplir envers la patrie ; cette Opposition a réussi à égarer déjà tant de gens qui ne comprennent pas leurs véritables intérêts, qu’il est fort possible qu’elle réussisse dans ses desseins. S’il en arrive ainsi, tous ceux qui sont actuellement détenus seront mis en liberté ; mais si l’insurrection est étouffée, pourrai-je faire punir, eux ou tous autres, qui sont dans ses rangs et que l’on arrêterait ? Il y aurait alors trop de coupables pour en frapper un seul. Non, je ne le ferai pas. Quand j’ai fait rédiger le code pénal pour le soumettre à la législature, je n’ai pas voulu que la peine de la déportation y fût comprise comme dans le code français, puisque notre constante politique, d’accord avec la raison et nos intérêts, tendait toujours à accueillir nos frères venant de l’étranger. Cependant, si l’insurrection est vaincue, j’aimerai mieux commettre un acte arbitraire que de faire verser du sang, en déportant tous ceux qui seraient reconnus coupables : mieux vaudrait qu’ils fussent éloignés du pays pour un temps plus ou moins long, que j’abrégerais, ou tout autre chef à ma place. Au fait, les opposans à mon gouvernement sont des insensés qui ne comprennent ni la situation réelle de notre pays ; ni leurs véritables intérêts ; ils ont perverti l’esprit publie, et je ne leur souhaite pas autant de mal qu’ils s’en feraient eux-mêmes par leur succès. Oh ! ils s’en repentiraient, et en bien peu de temps ! »
Les sentimens exprimés par Boyer en ce moment étaient trop louables, pourvue je n’approuvasse pas sa résolution. Je lui dis que la déportation ou l’exil était déjà une peine assez redoutable, bien qu’elle laisse toujours l’espoir de rentrer dans la patrie, et qu’il vaudrait mieux, en effet, l’appliquer arbitrairement à l’égard des insurgés, le cas échéant.
Il me semble que le lecteur doit conclure de ce que je viens de dire : que le Président lui-même n’avait plus foi dans la durée de son gouvernement, et que s’il ne se porta pas avec les troupes, dans le Sud, c’est que son dégoût du pouvoir, qu’il éprouvait depuis quelques années, lui fit juger inutile cette mesure.
Sans doute, tout gouvernement est responsable envers le pays qu’il dirige, des résolutions qu’il prend ; il doit veiller à sa propre conservation, agir efficacement pour atteindre ce but, dans l’intérêt même de la société qui lui a confié le pouvoir ; mais il faut aussi, pour le juger équitablement, prendre en considération les circonstances où il se trouve. L’excuse qu’on peut offrir pour le président Boyer, en 1843, et en supposant que sa présence dans le Sud eût empêché la révolution, cette excuse est tout entière dans l’âge où il était parvenu et dans les tracasseries incessantes de l’Opposition. Mais au point de vue rigoureux de l’histoire, on peut encore lui reprocher de n’avoir pas organisé son gouvernement de manière à avoir des conseillers officiels autour de lui, pour le stimuler en quelque sorte. Les grands fonctionnaires étaient des hommes aussi âgés que lui, et auxquels, d’ailleurs, il ne laissait point d’initiative ; car tout dépendait de lui seul, et son caractère le voulait ainsi.
Il est arrivé cependant un moment où je me permis de lui dire, qu’il était à regretter qu’il n’eût pas été dans le Sud. Il me répondit : « Ma présence ici était nécessaire, par rapport aux troupes que j’y ai envoyées ; il fallait les faire habiller, pourvoir d’armes qui leur manquaient, pourvoir aussi au remplacement d’officiers supérieurs qui manquaient dans plusieurs corps[5] ; et puis, qui m’aurait remplacé moi-même à la capitale, en présence de l’esprit d’insubordination qui y règne ? Personne ! » Tout conseil à ce sujet eût donc été inutile ?
Ce même jour, je hasardai encore d’appeler son attention sur la nécessité de faire des promotions dans les rangs supérieurs de l’armée, afin d’éviter des défections en faveur des insurgés qui, se targuant du principe de la souveraineté nationale, délivraient des brevets et en offraient aux officiers du gouvernement. C’était le 15 février, alors que le Président était informé de la tentative faite auprès du colonel Cazeau. « Oui, me dit-il, je vais récompenser les anciens services de beaucoup d’officiers ; mais il ne faut pas qu’ils croient que je redoute leur défection : je dois agir avec mesure. Vous voyez sur cette galerie, le colonel Méreaux qui m’attend. Je l’ai fait appeler pour lui donner son brevet, de général de brigade : c’est un brave qui, même sans cela, ne me trahirait jamais. »
Et quatre jours après, le Président m’envoya aux Cayes pour autoriser le général Borgella à faire aussi des promotions, s’il le jugeait convenable, même au grade, de général. Ma mission était de m’enquérir, en outre, de la situation des esprits dans cette ville et de ce que pensait Borgella de l’insurrection. En prenant mes instructions le 18 au soir, Boyer me fit voir les brevets qu’il devait envoyer : aux généraux Riche, Obas et Carrié, comme divisionnaires ; aux colonels Lamarre, Souffrant, Dalzon, Alain, Cadet Antoine, Hogu, comme généraux de brigade. « Puisque je vais aux Cayes, lui dis-je, j’apporterai les brevets de Riche et de Souffrant, et je pourrai remettre au général Inginac, au Petit-Goave, celui qui est destinés à Lamarre : il le lui enverra, » — « Non, je les enverrai. » Deux jours après, ceux de Riche et de Lamarre furent expédiés, trop tard pour ce colonel qui périt le 21 février, à Lesieur,
On sait du reste que les généraux Voltaire et Victor Poil furent faits divisionnaires, les colonels Lamitié, Denis Tréméré et Bertrand Jean, généraux de brigade ; que bien d’autres promotions eurent lieu dans les grades inférieurs à ceux-là. Le colonel Frémont fut aussi nommé général de brigade ; mais son brevet fut confié à sa famille pour lui être remis en temps, opportun.
Dès le commencement de l’insurrection, alors qu’il n’avait aucune nouvelle de la Grande-Anse ; le Président fit expédier à Jérémie une barge pour y apporter des fonds destinés aux appointemens des fonctionnaires publics et à la solde des troupes. Ces fonds leur profitèrent dans leur insurrection[6]. La marine militaire ne consistait plus qu’en deux petites goëlettes et la Pacification. Le Président pensa à acheter un ou deux navires de commerce qui lui furent offerts à la capitale, lesquels étant armés pouvaient servir à porter des troupes qui auraient été débarquées sur le littoral, afin de concourir aux opérations militaires de celles que le général Borgella envoya à l’Anse-d’Eynaud. Mais il renonça à ce projet, et parce qu’il apprit la retraite du colonel Cazeau de ce bourg, et par rapport au prix qu’on demandait pour la vente de ces navires.
La nouvelle de la mort de Lamarre et de la défection d’une partie de ses troupes parvint au général Borgella dans la journée du 23 février, par une lettre que lui’adressa, des Baradères, le citoyen Bance que le Président avait envoyé en mission à Lesieur. Je partis des Cayes le lendemain matin pour rendre compte de la mienne au Président. Le colonel Bazelais me trouva au Petit-Goave le 25 dans la soirée, et nous continuâmes immédiatement notre route.
Le général Inginac ayant appris la défection des troupes à l’Anse-à-Veau et à la Petite-Rivière ne pouvait plus rester au Petit-Goave où il n’avait ni soldats ni gardes nationaux ; il quitta cette ville dans la nuit même. Tandis qu’il était mal accueilli à Léogane par la population, par les femmes surtout ; qui lui reprochèrent la mort de Lamarre et celle de leurs parens dont on exagérait la perte, ce qui le contraignit à en sortir de suite pour se rendre au Port-au-Prince, le colonel Bazelais et moi arrivions en cette ville le dimanche 26, à 7 heures du matin.
La garde à cheval était cantonnée sur l’habitation Le Tort, et les troupes de la garnison rangées sur la place Pétion pour y passer la parade. On savait déjà la déconfiture de Lesieur, notre arrivée fit soupçonner à tous ces militaires que d’autres défections avaient suivi celle-là[7].
Au palais, nous trouvâmes le Président s’habillant pour aller passer l’inspection des troupes. Mon retour s’expliquait par la mission même que j’avais reçue ; mais celui du colonel Bazelais parut extraordinaire à Boyer. Lorsque cet officier lui en dit le motif, il resta étonné et indigné. Sa femme, présente à notre entretien, dit : « Comment ! même le régiment du Cap-Haïtien vous a abandonné ! » Le Prêsident, s’animant, nous dit : « Je ferai tirer l’alarme et battre la générale, afin que toutes les troupes marchent contra l’ennemi qui voudra envahir l’arrondissement de Léogane. — À quoi bon ? lui répondit le colonel Bazelais, que j’appuyai. Président, vous pouvez ordonner qu’elles soient mises en mouvement, sans recourir à ces sinistres appels aux armes qui vont effrayer la population et faire croire que le danger est plus grand. » Mais Boyer fit appeler le général Victor Poil qui, apprenant les événemens, exprima la même idée que lui. Nous repoussâmes en vain, de nouveau, cette mesure militaire ; elle fut ordonnée, et aussitôt la capitale fut en proie à une fiévreuse agitation : tous les hommes s’armèrent, la garde nationale se réunit, tandis que les familles s’imaginaient que la ville allait être attaquée par l’armée populaire qui, en ce moment, se disposait à marcher contre les Cayes.
Le plus mauvais effet que devait produire cette alarme, c’était d’obliger les citoyens de la garde nationale urbaine à se trouver armés à côté des troupes. Ils étaient presque tous de l’Opposition ou ils allaient grossir ses rangs, à mesure qu’on apprendrait de nouveaux succès pour l’armée populaire ; et l’alarme devait encore agiter les campagnes voisines de la capitale. Le Président ne tarda pas à reconnaître ce résultat, et il l’aggrava en décidant que la garde nationale urbaine sortirait avec les troupes qu’on envoyait pour occuper Léogane : c’était enfermer le loup dans la bergerie[8].
Il ne donna pas le temps au général Inginac de respirer l’air de la capitale. En sa qualité de commandant de l’arrondissement de Léogane, il fut placé à la tête de cette petite armée, et il avait sous ses ordres les généraux Méreaux et Denis Tréméré. Confier à Inginac des troupes pour aller combattre l’ennemi, c’était l’exposer à peu près au ridicule : il était myope, il n’avait jamais fait la guerre, et depuis sa blessure en 1838, il était affaibli physiquement. Mais, conservant ses facultés intellectuelles, il reconnut le danger qu’il y avait à occuper Léogane où les femmes travailleraient l’esprit des troupes. Il les plaça sur l’habitation Dampuce, aux portes de cette ville. Malgré lui, les communications s’établirent sous tous les rapports. Son état maladif était tel, que Madame Inginac, toujours dévouée, fut obligée de se tenir auprès de lui dans le camp pour lui porter des soins. Le Président finit par le rappeler au Port-au-Prince, et le commandement passa au général Méreaux qui reçut l’ordre de rétrograder sur l’habitation Gressier.
Là, une active camaraderie s’établit entre les gardes nationaux et les troupes. Les citoyens, bien pourvus de provisions alimentaires et de boissons qu’ils faisaient venir de la capitale, les partageaient avec les officiers et les soldats qui ne recevaient du gouvernement que la ration en argent. Il leur fut facile de corrompre la fidélité qui lui était due, tandis que la marche rétrograde sur Gressier ébranlait les esprits et opérait la défection des populations dans l’arrondissement de Léogane.
Le même effet devait se produire dans celui de Jacmel, quand l’on saurait que les troupes et les gardes nationales, sorties de là, avaient passé aux insurgés du Sud. Déjà, à Jacmel même, un mouvement en leur faveur avait eu lieu sous la direction du citoyen Modé, jeune avocat, qui entraîna les jeunes hommes. Le Président avait dû y envoyer le colonel Soulouque avec une centaine de chasseurs à cheval dont il commandait le régiment. Cet officier y avait rétabli l’ordre par la seule présence de sa troupe et sans être obligé de sévir. Mais il revint au Port-au-Prince, laissant Jacmel sous les ordres du colonel Antoine Jérôme, commandant de la place et provisoirement de l’arrondissement. Ce vieillard ne résista pas longtemps aux séductions des Modé. Celui-ci, en apprenant l’entrée de l’armée insurrectionnelle aux Cayes, institua un comité populaire qui délivra à Antoine Jérôme un brevet de « général de division, » et à lui-même le grade de « colonel commandant de la place de Jacmel. » Tout cet arrondissement étant ainsi en défection, on s’empressa d’envoyer à Léogane un fort détachement de patriotes, pour aider à la résistance de ceux de cette ville. Le Président fut informé aussitôt de ces événemens.
En faisant sortir les troupes, même sa garde à pied et à cheval, il avait ordonné des travaux de fortifications autour de la place du Port-au-Prince, particulièrement au Sud de cette ville. Mais les officiers du génie et d’artillerie employés à ces travaux, n’étaient pas plus convaincus que lui-même de leur efficacité. La meilleure défense consistait dans la fidélité et le dévouement des défenseurs du gouvernement, et au point où l’on était arrivé, il n’y avait guère à y compter.
Ici, je demande encore au lecteur la permission de relater quelques particularités qui me, sont personnelles, mais qu’il est nécessaire qu’il sache, parce qu’elles se lient à ce qui concerne le président Boyer.
Dès le 27 février, M. Simonisse, avocat et opposant comme presque tous ses confrères, mais lié d’amitié avec moi, vint me voir. Il me demanda mon opinion sur la situation des choses, et si je pensais que le Président pourrait résister efficacement à l’entraînement qui gagnait tous les esprits en faveur d’une complète révolution. Je lui répondis que je voyais avec douleur que tout y marchait rapidement, et que ce serait un grand malheur pour le pays, par les conséquences qui en résulteraient. « En ce cas, me dit-il, le Président quitterait Haïti, sans doute. Que feriez-vous, vous-même ? — Je me soumettrais au nouvel ordre de choses, à la révolution : n’est-ce pas le devoir de tout citoyen ? — Mais, vous avez de puissans ennemis dans les rangs de l’Opposition, pour avoir défendu le gouvernement. Vous seriez exposé à des vexations, à quelque chose de pire, d’après tout ce que j’ai entendu dire de vous. Il serait donc prudent de vous éloigner du pays, au moins pour quelque temps. — Je serais vexé, dites-vous, je serais exposé à autre chose ? Que feriez-vous donc de tous les grands principes que vous tous avez proclamée en face du pays ? Vous ne respecteriez pas mes convictions, la liberté de mes opinion politiques, lors que vous plaidiez pour les vôtres ? Et alors que je me soumettrais à votre triomphe, j’aurais à supporter vos persécutions ? En ce cas, vous feriez de belles choses en Haïti ! » M. Simonisse ne pût obtenir rien de plus que ces paroles.
Deux jours après, M. Thomas Ussher, consul de S. M. B., me fit l’honneur de venir aussi me toit. Depuis 1856, j’étais dans les meilleurs rapports avec lui ; il m’accordait son estime et son amitié, et j’y répondais par les mêmes sentimens. Il me fit des questions et réflexions semblables à celles de M. Simonisse, et je lui répondis de la même manière. Mais il ajouta l’offre obligeante de me recevoir à bord de la goëlette de guerre anglaise Fair Rosamunda, qui était dans la rade avec la corvette Scylla, et de me faire conduire à la Jamaïque, si je me décidais à sortir d’Haïti pour quelque temps : je l’en remerciai. Après cela, il me demanda si le président Boyer n’avait rien dit dans mes entretiens avec lui, sur ses intentions en cas d’une révolution complète. Je lui répondis que non, et que je ne pouvais pas même chercher à le pressentir à cet égard, par respect pour sa position actuelle, « Eh bien ! me dit M. Ussher, si le Président lui-même vous en parle, s’il vous témoigne son intention de sortir du pays, veuillez lui dire que je mettrais à sa disposition la corvette anglaise pour le porter où il voudrait aller. En cela, je suis certain que je ferais une chose agréable à ma souveraine. Je vous ai toujours dit que je n’approuvais pas entièrement l’administration du Président ; mais aujourd’hui je suis ému de la position où il se trouve envers Haïti qu’il a gouvernée avec tant de talent, et je voudrais pouvoir lui prouver ma haute estime : je ne puis oublier qu’il a signé un traité avec la Reine de la Grande-Bretagne. »
J’applaudis à ces sentimens et dis à M. Ussher que, le cas échéant, je communiquerais au Président son offre empreinte de tant de délicatesse. Ce moment survint bientôt : ce fut le 5 mars, jour où le Président apprit la défection de Jacmel et de son arrondissement.
J’allai au palais où je le trouvai sous le péristyle. Il me parla à voix basse de la nouvelle qu’il venait de recevoir, et il me dit qu’il était surtout étonné que des hommes de bien, tels que M. P. Carriès et d’autres, eussent consenti à faire partie du comité populaire de Jacmel. Je lui répondis qu’il ne devait pas, selon moi, s’étonner de cet entraînement général des esprits ; que dans les révolutions, les hommes qui jouissent de la considération publique doivent y souscrire pour les modérer par leur concours aux actes que nécessite la situation ; et que je me persuadais que M. P. Carriès et les autres agissaient dans cette intention. S’apercevant que notre conversation pouvait être entendue des personnes qui étaient sous le péristyle, le Président me fit passer avec lui dans le salon des généraux.
Là, il me dit : « Donnez-moi votre avis sur la situation où est le pays. Parlez-moi franchement comme vous l’avez toujours fait. » Je lui répondis : « Président je vois avec peine que vous ne pouvez plus vous maintenir au ppuvoir. Tout le département du Sud a dû passer à l’insurrection, et c’est ce qui aura déterminé la défection de Jacmel et de son arrondissement, comme celui de Léogane. Je crois que vous ne devez guère compter sur la fidélité des troupes qui sont à Gressier : elles seront probablement entraînées comme toutes les autres, et l’esprit public à la capitale me paraît aujourd’hui fort hostile à votre personne. — Eh bien ! je pourrais me retirer à Saint-Marc… — Oui, repris-je aussitôt, oui, Président, vous pourriez vous y rendre ; et si vous faisiez un appel énergique aux populations de l’Artibonite et du Nord, je crois qu’elles se réuniraient auprès de vous, et peut-être les troupes de ces départemens qui ont fait défection repasseraient de votre côté. Mais ce serait un appel aux passions, ce serait rallumer dans le pays la guerre civile que vous avez si heureusement éteinte en 1820. Rappelez-vous, Président, que l’idée d’une scission n’a cessé d’exister dans le Nord ; l’année dernière encore, il s’agissait de cela au Cap-Haïtien au moment où le tremblement de terre vint empêcher cette folie. Irez-vous réveiller cette idée, servir d’instrument à sa réalisation ? Car, on ne se réunirait autour de vous que dans ce but, qu’avec cette arrière-pensée. Le ferez-vous, Président, pour conserver un pouvoir dont vous êtes dégoûté depuis plusieurs années ? Ce serait agir contrairement à votre dignité personnelle et au bonheur de votre pays. Il y a vingt-cinq ans que vous le gouvernez selon qu’il vous a paru convenable à ses vrais intérêts ; mais l’Opposition a réussi à vous aliéner les esprits et les cœurs. Eh bien ! Président, déposez le pouvoir, laissez-la gouverner à son tour ; la nation jugera entre vous et elle. Nous sommes dans le siècle des abdications ; il y en a eu de célèbres dans les deux mondes : la vôtre, loin d’atténuer votre mérite, le rehaussera aux yeux de vos concitoyens. Votre administration a été signalée par trop de grands événemens, pour qu’ils les oublient, lorsque vous n’avez jamais été d’ailleurs un tyran. Comptez sur la réaction qui s’opérera infailliblement dans les sentimens du peuple, dès qu’il verra l’Opposition à l’œuvre. Vous connaissez mieux que moi les hommes qui sont à la tête du mouvement révolutionnaire : pourront-ils mieux faire que vous, Président ? »
Boyer, qui avait paru animé quand il parla de se retirer à Saint-Marc, devint calme pendant que je lui exposais mon opinion. À mes dernières paroles, il sourit, évidemment par l’espoir d’un jugement favorable à son administration, que lui donnait l’inaptitude des chefs révolutionnaires. Il me dit alors : « Vous avez raison, j’abdiquerai, s’il y a lieu ; car le moment n’est pas encore venu. Mais, si je le fais, où pensez-vous que je doive me rendre en quittant Haïti ? Continuez à me donner vos conseils. »
Je lui dis que la République de Venezuela serait le pays de l’Amérique qu’il pourrait choisir, si la mission de Chanlatte à Bogota, en 1824, n’avait pas prouvé que les gouverneurs de la Côte-Ferme avaient entièrement oublié l’important service que Pétion leur rendit ; et qu’il ne serait pas de sa dignité, ni de celle d’Haïti, qu’il allât y chercher un refuge ; — qu’à la Jamaïque, il pourrait vivre en toute sécurité, que le climat lui conviendrait ; mais que cette île était trop voisine d’Haïti, que les révolutionnaires seraient toujours inquiets de sa présence là. Aucune autre colonie anglaise ne me parut propre à son séjour, et à plus forte raison, les États-Unis. « Je crois donc, Président, que c’est en Europe qu’il vous faudrait choisir un séjour. À votre âge et avec votre tempérament, le midi de la France serait convenable, car vous êtes très-frileux ; mais s’il survient des difficultés entre la France et Haïti, par la mauvaise administration des révolutionnaires, ils seraient capables de croire que vous y avez contribué. L’Italie me paraît le seul pays que vous deviez habiter, en Toscane, par exemple, où la vie est à bon marché. L’Italie est la patrie des arts : elle vous offrirait en outre mille agrémens dans votre retraite philosophique. Là, sous un ciel clément, vous pourriez écrire vos mémoires, continuer ceux que vous avez déjà commencés, d’après ce que je vous ai entendu dire une fois. »
Le Président approuva cette idée. « Mais, comment me rendre en Italie, au moment où il me faudrait sortir d’ici ? »
« Vous me pardonnerez, Président, lui répondis-je, d’avoir causé de cette éventualité avec un personnage étranger, qui m’a chargé de vous faire des offres à ce sujet, avec beaucoup de bienveillance et d’estime pour vous. — Qui donc ? — M. Ussher, le consul anglais. » Et je lui dis ma conversation avec ce consul. « Cela ne m’étonne pas de sa part, me répondit Boyer, et je lui en sais d’autant plus gré, qu’il justifie ainsi la bonne opinion que j’ai conçue de lui : je l’ai toujours distingué parmi les agents étrangers qui sont ici. C’est bien : je verrai plus tard si je devrai accepter ses offres. »
Le 10 mars, une sorte de conseil de guerre fut tenu au palais, et j’y concourus. L’objet en était plutôt politique, selon que j’en jugeai par l’attitude du Président. Il était informé qu’une active propagande d’idées révolutionnaires se faisait dans le camp de Gressier, et que des désertions avaient lieu parmi les militaires qui se rendaient à Léogane. En faisant revenir ces troupes au Port-au-Prince, n’était ce pas s’exposer à les voir se déclarer en faveur de l’insurrection ? En les laissant encore à Gressier, elles pouvaient peut-être s’ameuter et marcher contre la capitale. Mieux valait donc les faire marcher contre Léogane qu’elles attaqueraient, si elles obéissaient à l’ordre du Président ; sinon, leur défection pourrait s’y opérer une fois et décider de la question de l’abdication. Ce fut dans ce sens que j’opinai pour cette mesure, sans toutefois avouer mon motif, car je n’avais communiqué à personne mon entretien avec Boyer. Le conseil résolut la marche contre Léogane : le Président envoya ses ordres au général Méreaux, je crois par Messieurs S. Faubert et N. Brouard qu’il avait placés comme secrétaires auprès de ce général. Le sénateur S. Villevaleix fut aussi envoyé à Gressier, et c’est peut-être lui qui apporta ces ordres, après avoir fait partie du conseil.
Le même jour, le Président me dit que, puisque M. Ussher avait pensé à lui offrir un passage sur la corvette anglaise, il pourrait lui faire cette offre par une lettre ; car, jusque-là, je n’étais qu’un intermédiaire chargé de paroles verbales. Boyer avait certainement raison ; mais je reconnus aussi qu’il voulait en cela prendre soin de sauvegarder, non seulement sa dignité personnelle, mais celle de sa haute position de chef de l’État : ce qu’il n’oubliait jamais envers les agents étrangers. Je lui donnai l’assurance que M. Ussher écrirait volontiers cette lettre, tant j’étais sûr de ses sentimens.
J’allai donc au consulat de S. M. B. vers une heure de l’après-midi. M. Ussher était à table avec un certain nombre de personnes, notamment M. Levasseur, consul général de France, et le commandant du brig de guerre français l’Oreste, qui venait d’arriver dans la rade. Je fis appeler M. Ussher à qui je dis le désir du Président : il y consentit sans hésitation, et il prit la précaution d’écrire cette lettre dans sa chambre, au lieu de la faire dans son bureau du consulat. Après qu’il m’eut soumis sa rédaction, pour éviter, me dit-il, de se servir d’aucune expression, en français, qui pût blesser et la dignité du Président dans la situation où il se trouvait, et son amour-propre personnel, il copiait cette lettre quand M. Levasseur vint au bureau et me dit : « Je suis bien aise de vous rencontrer ici, M. Ardouin. Dans les circonstances où se trouve votre pays, le Président fait sans doute des dispositions pour son départ avec sa famille. Veuillez bien lui dire de ma part que je mettrai volontiers le brig l’Oreste à ses ordres, pour le porter où il voudra aller. » Je connaissais assez l’esprit caustique de M. Levasseur, pour sentir ce que, ses paroles contenaient d’ironie ; et je lui répondis : « J’ignore, Monsieur le consul général, si le Président fait aucune disposition à cet égard ; mais, s’il m’en parle, je lui rapporterai votre proposition. Je ne suis venu à ce consulat que pour ce qui m’est personnel. » M. Levasseur se retira, et je pris la lettre de M. Ussher que j’apportai au Président : il en fut satisfait. Je lui fis savoir la proposition de M. Levasseur, et il me dit : « J’aurais mieux aimé m’embarquer sur un navire américain, que sur un navire français offert par M. Levasseur.[9] »
Dans la journée du 11 mars, j’arrêtai avec M. Ussher les mesures relatives au départ du Président.
Le 12, les troupes sous les ordres du général Méreaux étaient rendues devant Léogane. L’attaque dirigée contre cette ville ne fut pas sérieuse ; la garde à pied du Président, seule, commandée par le général Denis Tréméré et le chef de bataillon Terlonge, soutint un instant ce combat. Toute la garde nationale du Port-au-Prince passa du côté des insurgés, avec les autres régimens de ligne. Le sénateur S. Villevaleix se distingua par une bravoure inutile. La garde à pied et à cheval fut ramenée à la capitale, par les généraux Méreaux et Denis Tréméré, le colonel Balancé et le chef de bataillon Terlonge : ces officiers honorables surent inspirer à leurs subordonnés le sentiment du devoir imposé à ce corps d’élite envers le chef de l’État qu’il défendait spécialement.
À 2 heures de l’après-midi du dimanche 12 mars, Boyer fut informé de tout ce qui avait lieu devant Léogane[10]. Le résultat politique étant obtenu par l’issue du combat, il n’avait plus qu’à procéder aux préparatifs de son embarquement sur la corvette anglaise. J’allai au palais où je le trouvai presque seul ; pas un fonctionnaire public n’y était venu depuis quelques jours. C’est un curieux, sinon triste spectacle, que celui d’un pouvoir politique qui tombe devant une révolution accomplie par l’abandon de l’opinion publique. Chacun cherche à s’effacer le mieux possible, pour ne pas se compromettre envers le nouveau pouvoir qui va s’élever : le soleil levant paraît alors plus radieux que celui qui se couche.
Le Président était calme quand je le vis ; il me dit ce qu’il venait d’apprendre et me chargea de rédiger l’acte de son abdication, et d’aller faire savoir à M. Ussher qu’il s’embarquerait le lendemain dans la soirée, avec une partie de sa famille ; car il pensait que les autres membres pourraient rester dans le pays, sans être plus inquiétés que ne l’avaient été les familles de Dessalines et de H. Christophe. Il se trompait à cet égard, son expérience des hommes n’était pas complète.
Vers 7 heures du soir, je retournai au palais pour lui rendre compte de ma mission auprès de M. Ussher. Nous étions convenus qu’un canot et une chaloupe de la Scylla se rendraient au coucher du soleil, le 13, derrière l’arsenal, avec le commandant Sharpe et des officiers, et que M. Ussher s’y trouverait aussi. Le Président m’ayant demandé si j’avais rédigé l’acte d’abdication, je lui répondis que je l’avais commencé chez moi, et que je l’achèverais s’il me donnait une plume et de l’encre. Sa femme, Madame Joute Lachenais, me fournit ces objets. Je m’assis près d’un guéridon qui était dans le petit salon au nord du palais, tandis que Boyer était à moitié couché sur un canapé : il était atteint d’un gros rhume et avait un peu de fièvre. Quand j’eus achevé d’écrire, je lui donnai lecture de ce qui suit :
« Vingt-cinq années se sont écoulées depuis que j’ai été appelé à remplacer l’illustre fondateur de la République que la mort venait d’enlever à la patrie. Durant cette période de temps, des événemens mémorables se sont accomplis. Dans toutes les circonstances, je me suis toujours efforcé de remplir les vues de l’immortel Pétion, que, mieux que personne, j’étais en position de connaître. Ainsi, j’ai été assez heureux de voir successivement disparaître du sol, et la guerre civile et les divisions de territoire qui faisaient du peuple haïtien une nation sans force, sans unité. J’ai pu ensuite voir reconnaître solennellement sa souveraineté nationale, garantie par des traités dont la foi publique prescrivait l’exécution.
« Les efforts de mon administration ont constamment tendu vers un système de sage économie des deniers publics. En ce moment, la situation du trésor national offre la preuve de ma constante sollicitude : environ un million de piastres y est placé en réserve.
« De récens événemens, que je ne dois pas qualifier ici, ayant amené pour moi des déceptions auxquelles je ne devais pas m’attendre, je crois qu’il est de ma dignité, comme de mon devoir envers la patrie, de donner, dans cette circonstance, une preuve de mon entière abnégation personnelle, en abdiquant solennellement le pouvoir dont j’ai été revêtu.
« En me condamnant en outre à un ostracisme volontaire, je veux ôter toute chance à la guerre civile, tout prétexte à la malveillance. Je ne forme plus qu’un vœu : c’est qu’Haïti soit heureuse. »
Le Président approuva cette rédaction, excepté en ce qui concerne la mention du million de piastres placé en réserve au trésor. « Pourquoi parler de cela dans cet acte, me dit-il. — Pourquoi, Président ? C’est que la postérité commence pour vous ; c’est qu’il faut mettre l’histoire en mesure d’affirmer dans quelle situation vous aurez laissé les finances de l’État ; c’est qu’il faut donner à la nation le moyen de juger entre vous et les révolutionnaires. Ils vous accusent d’avoir dilapidé les deniers publics, et soyez certain qu’ils vont bientôt gaspiller ces fonds destinés spécialement au payement de la dette étrangère. Il faut aussi les mettre dans l’heureuse impuissance de mentir à la France, les obliger à remplir nos engagemens envers elle : la sûreté extérieure de notre pays l’exige. »
Ces réflexions plurent à Boyer, qui ajouta ensuite au 2e paragraphe : « D’autres fonds sont, en outre, déposés à la caisse des dépôts et consignations, à Paris, pour compte de la République ; » ce que j’ignorais. Il modifia la dernière phrase du 4e paragraphe en l’écrivant ainsi : « Je ne forme plus qu’un vœu : c’est qu’Haïti soit aussi heureuse que mon cœur l’a toujours désiré. »
Je quittai le Président après 8 heures du soir. Les militaires de sa garde, rentrés à la capitale, occupèrent la cour du palais : on les voyait observer un silence qui témoignait de leur respect pour le chef de l’État[11]. En ville, on présumait bien que Boyer allait quitter le pays ; mais s’il y eut beaucoup de satisfaction parmi les opposans, ils ne firent aucun mouvement.
Vers 2 heures de l’après-midi du 13, les deux goëlettes venant des Cayes entrèrent dans le port. L’administrateur C. Ardouin, déjà fait chef d’escadron par le Président, arriva au palais où il me trouva seul avec lui ; il lui annonça la capitulation des Cayes. Boyer lui dit : « Le général Borgella a bien agi en évitant l’effusion du sang ; il a d’ailleurs justifié la confiance que j’avais en lui. Je pars ce soir pour l’étranger : je quitte sans regret le pays, et je le laisse aux mains de ceux qui se proposent de le régénérer. » Il prononça ce dernier mot avec un sourire expressif, et nous partageâmes, — je l’avoue, — l’incrédulité qui le motivait.
À la veille de s’expatrier de son pays qu’il avait gouverné si longtemps, Boyer ne me parut éprouver aucune animosité à l’égard de ses nombreux ennemis qui répandaient tant de calomnies contre lui. Le 10 ou 11 mars, il dit au secrétaire d’État Pilié avec qui je me trouvais près de lui : « Je crois devoir faire payer aux militaires qui sont encore autour de moi, une solde en monnaie d’Espagne : je vais en donner l’ordre. Vous ferez payer également en cette monnaie, un mois d’appointemens aux fonctionnaires publics que je ne vois plus à ce palais national depuis quelques jours. » Il y avait de l’amertume dans cette observation ; mais le Président était bien autorisé à la faire pour constater cette faiblesse des âmes : car on conçoit, on peut justifier l’abandon d’un tyran qui va tomber du haut de sa puissance fondée sur l’injustice, mais non pas celui d’un chef qui fut toujours modéré dans l’exercice de son pouvoir, alors même qu’il se montrait indigné de ce qui lui déplaisait, et qu’il mettait la plus grande énergie dans ses mesures pour le maintien de l’ordre public.
En proie à ce sentiment de déplaisir, le Président nous dit encore : « Mes ennemis ont égaré le peuple, en répandant mille absurdes calomnies contre moi. Par exemple, ils m’accusent de dilapidation des deniers publics. Cependant, à la mort de Pétion, j’ai proposé à la législature une loi qu’elle a rendue, pour accorder à Célie une pension viagère de quatre mille gourdes par an : j’ai voulu que la nation s’honorât par cet acte de reconnaissance envers la mémoire du Père de la patrie. Mais je me suis gardé de faire toucher cette pension par la mère de cette enfant, que je considérais comme ma pupille. Mon amitié pour Pétion, ma gratitude envers lui, m’imposaient la douce obligation de prendre soin de sa fille, d’en faire la mienne, et de l’élever comme telle. J’ai gouverné le pays depuis vingt-cinq ans, et mes ennemis eux-mêmes seraient étonnés de savoir le peu que je possède réellement en numéraire[12]. »
M. Pilié était aussi étonné que moi, d’apprendre que la pension de Célie n’avait jamais été payée. Je dis au Président, qu’il n’était pas juste de sa part, d’avoir privé la mère de cette enfant de la somme annuelle qu’elle aurait dû recevoir ; que la nation avait sanctionné de tout son cœur la loi fendue à cet effet, et qu’il était encore temps de l’exécuter. Le secrétaire d’État appuya mon opinion, et nous décidâmes Boyer à signer un ordre en conséquence. Je l’écrivis, en portant la somme totale à environ 29 mille gourdes, pour les sept années et plus que Célie avait vécu après Pétion : cette somme fut payée, comme de droit, en monnaie d’Espagne, parce que la monnaie nationale, à cette époque, était au pair de celle-là.
Enfin, le moment du départ arriva. Le 13 mars, vers 6 heures du soir, le sénateur Madiou accompagna Madame Joute Lachenais derrière l’arsenal, où se trouvaient les embarcations de la corvette anglaise[13]. Le président Boyer monta à cheval, entouré d’une forte escorte d’officiers et de cavaliers de la garde sous les ordres du général Méreaux. Il passa dans plusieurs rues comme s’il faisait une tournée en ville, afin de donner le temps à M. Coquière et sa famille de se rendre aux embarcations : je me joignis à M. Ussher pour les y accompagner. Nous étions sur le rivage, quand Boyer arriva sur les lieux et mit pied à terre. En ce moment, il fit ses adieux à son escorte et félicita le général Méreaux de sa conduite ; mais il s’exprima avec la colère de l’indignation contre ceux qui l’obligeaient à quitter Haïti. « Avant trois mois, dit-il, ils se repentiront de leur mauvaise foi et de ce qui cause aujourd’hui leur joie[14]. »
Un certain nombre de personnes s’étaient rendues sûr le rivage ; je distinguai plusieurs jeunes gens qui se trouvaient sur le passage du Président, parmi les pièces d’acajou déposées là ; ils se découvrirent, probablement par ce respect qu’impose toujours l’autorité ; je leur dis de se ranger pour le laisser passer ; ce qu’ils firent. Aucune parole ne fut prononcée par ces curieux. La famille de Boyer entra dans la chaloupe qui portait ses effets, et lui dans le canot dû commandant Scharpe qui l’aida de la main à y monter. M. Ussher et moi y entrâmes aussi. Boyer continuait à parler avec colère ; nous l’engageâmes à se calmer, à se mettre au-dessus de son infortune politique, commune à tant d’autres chefs d’État. Il nous dit : « Vous avez raison, car mes ennemis seront plus malheureux que moi. » Et il devint aussi calme, aussi gai dans sa conversation, que s’il allait d’un port d’Haïti à l’autre.
À 8 heures, il monta à bord de la corvette. La troupe y était au port d’armes, les matelots rangés sur toute la longueur du navire. Les officiers l’avaient reçu, tous dans le silence et avec respect. Un moment après, la chaloupe arriva à bord, et les dames furent accueillies avec courtoisie.
Je pris congé du Président et de sa famille, pour me rendre à terre avec M. Ussher et le commandant Scharpe. Boyer me pressa dans ses bras, en me remerciant de l’avoir assisté et d’être resté auprès de lui jusqu’au dernier moment. J’avais rempli mon devoir.
Dans la journée du 13 mars, Boyer avait remis au sénateur Bazelais, président du comité permanent du Sénat, l’acte portant sa démission. Le 14, dans la matinée, ce sénateur convoqua les six autres membres du comité, MM. J. Daguerre, N. Viallet, Gayot, Bouchereau, Madiou et J. Paul. Ils se réunirent au palais du Sénat, dressèrent procès-verbal de la réception de cet acte, et en envoyèrent copie, par un message, au secrétaire d’État Pilié, en l’invitant à se charger des attributions du pouvoir exécutif, en vertu de l’article 147 de la constitution, et à donner publicité au procès-verbal contenant l’acte de démission[15].
Le même jour, M. Pilié accusa réception de ce document, et fit paraître l’acte suivant :
« Le Secrétaire d’État provisoire
« Fait savoir officiellement au public que le Président d’Haïti vient de déposer au Sénat de la République, l’acte portant sa démission.
« Haïtiens ! dans les circonstances actuelles où se trouve notre pays, nous devons donner l’exemple du calme et de la modération. Que les personnes et les propriétés soient entièrement respectées, que tous les fonctionnaires de la capitale se pénètrent de l’importance de concourir avec l’autorité supérieure au maintien de l’ordre. C’est en suivant cette marche, que toutes les garanties seront offertes aux citoyens et aux chefs qui commandent la capitale.
« Donné au palais national du Port-au-Prince, le 14 mars 1845, an 40e de l’indépendance.
Tous ces actes furent insérés dans le Télégraphe du 15 mars[16].
Après eux, je produis également celui qui suit et qui fut signé au Port-au-Prince, le 14 ou 15 mars, par une infinité de citoyens, tant dans l’ordre civil que militaire. Il faut le sauver de l’oubli : c’est la mission de l’histoire.
Liberté, ou la Mort.
Au nom du peuple souverain,
« Nous, soussignés, déclarons devant l’Être-Suprême, donner notre adhésion libre, sincère et entière, à la révolution inaugurée le 27 janvier, dont le but est de renverser le gouvernement immoral et corrupteur[17] de l’ex-Président Boyer, et de régénérer les institutions civiles et politiques de la République.
« Nous jurons et promettons, sur notre honneur, de prêter notre franc et loyal concours pour coopérer à cette glorieuse régénération. »
Il faut encore sauver de l’oubli l’acte suivant :
Liberté, ou la Mort.
« Charles Hérard aîné, chef d’exécution, des volontés du peuple souverain et de ses résolution,
« En vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés, au nom du peuple, par l’acte du 21 novembre 1842, en exécution du manifeste expositif de ses griefs et déclaratif de la revendication de ses droits ;
« Considérant que le général Jean-Pierre Boyer a violé la constitution en vertu de laquelle l’office de Président d’Haïti lui avait été confié pour exercer le pouvoir exécutif ;
« 1o Par les nombreux attentats qu’il a portés à l’inviolabilité de la représentation nationale, en décimant ses membres dans les sessions de 1822, 1855, 1859 et 1842, pour lui ravir son indépendance et la forcer à trahir son mandat ;
« 2o Par l’abus qu’il a fait de la faculté de proposer des candidats au Sénat, soit à l’occasion de la formation des listes, soit en y portant des membres de sa famille ou des favoris qui n’avaient aucun titre à cette dignité, afin de faire de ce corps un instrument docile à ses volontés ;
« 3o Par l’usurpation de pouvoirs qui ne lui étaient point attribués, notamment ceux de faire grâce et de créer un papier-monnaie ;
« 4o Par la délégation qu’il s’est fait donner, par une législature illégale et corrompue, de pouvoirs que la constitution lui refusait impérativement, tels que ceux de former et organiser l’armée, de changer ou modifier le système monétaire, de suspendre les lois civiles par des mesures extraordinaires, au moyen des commissions créées dans toutes les villes, sous le prétexte de consolider l’ordre public ;
« 5o Par l’initiative qu’il a prise dans les lois relatives aux impôts publics ;
« 6o Par l’altération qu’il a faite au texte des lois, et le refus de promulguer celles qui avaient été décrétées, par la législature ;
« 7o Par la distraction des citoyens de leurs juges naturels, en les livrant à l’arbitraire de commissions ou civiles ou militaires, composées d’agents à ses ordres ;
« 8o Par la révocation, sans jugement, de juges inamovibles, pour leur substituer des hommes ou corrompus ou dévoués à ses caprices ;
« 9o Par la destitution arbitraire d’employés honorables et de fonctionnaires qu’il n’avait pas le droit de révoquer ;
« Considérant que par tous ces faits, calculés avec une profonde perversité, il a renversé tous les principes, violé tous les droits, détruit toutes les garanties, notamment celles du jury et de la liberté de la presse ; — qu’il a violé les règles et les formes protectrices de la justice, au point qu’il n’y a plus de sûreté ni pour les propriétés ni pour les personnes ; — que, tout en écrasant le peuple d’impôts odieux, il a plongé les finances et l’administration publique dans le désodre et l’anarchie, afin de masquer la dilapidation qu’il a faite des deniers publics ; — que pour établir sa domination et façonner le peuple à la servitude, il s’est efforcé d’éteindre en lui tout sentiment de dignité nationale, en cherchant à l’abrutir par ces deux moyens de despotisme : la misère et l’ignorance ; — que, par un système combiné de mensonge, d’espionnage et de délation, il a perverti l’opinion, corrompu la morale publique, semé la division et la haine parmi les citoyens, et jeté la défiance et l’effroi dans les familles ; — qu’une fois entré dans cette voie d’iniquité, il s’est livré à la tyrannie la plus odieuse, en s’imposant comme le seul arbitre du pays ; qu’enfin, par une ignorance profonde du droit des gens et sa mauvaise foi dans les relations internationales, il a compromis l’honneur et le caractère haïtien, et exposé l’indépendance nationale ;
« Considérant que la République ayant été mise en péril par un tel état de choses, le peuple, désespérant d’une réforme qu’il avait en vain et tant de fois réclamée par ses organes légitimes, s’est vu réduit à prendre les armes pour révoquer le mandat constitutionnel qu’il avait consenti, et ressaisir l’exercice de sa souveraineté ;
« Considérant que tous ceux qui ont coopéré aux actes d’usurpation et de tyrannie du Président Boyer, ou qui, par des actions déloyales ou des conseils perfides, l’ont secondé dans des mesures liberticides, soit comme fonctionnaires, soit comme exécuteurs de ses volontés, doivent être réputés ses complices ;
» À ces causes, déclare et arrête ce qui suit :
« Art. 1er. Le général Jean-Pierre Boyer est déchu de l’office de Président d’Haïti, comme coupable de lèse-nation.
Art. 2. Sont mis en état d’accusation, comme complices du Président Boyer et traîtres à la patrie :
Joseph-Balthazar Inginac, général de division et secrétaire général près du Président d’Haïti ;
Alexis Beaubrun Ardouin, ex-sénateur ;
Charles Céligny Ardouin, administrateur des Cayes ;
Jean-Jacques Saint-Victor Poil, général de brigade et commandant l’arrondissement du Port-au-Prince ;
Jérôme-Maximilien Borgella, général de division, commandant l’arrondissement des Cayes et provisoirement le département du Sud ;
Jean-Baptiste Riché, général de brigade ;
Louis-Mesmin-Seguy Villevaleix, sénateur et ex-chef principal des bureaux du Président d’Haïti[18].
Art. 3. Tous les individus compris dans les art. 1er et 2 ci-dessus, seront livrés à un jury national et jugés dans la forme qui sera déterminée.
Art. 4. Toute autorité cessant devant la volonté du peuple souverain, il sera pourvu à toutes les fonctions publiques dont l’utilité sera reconnue et dans la forme qui sera prescrite par la nouvelle constitution.
Art. 5. Provisoirement, les citoyens chargés actuellement de fonctions publiques, civiles et militaires, continueront à les exercer, sous l’autorité du gouvernement populaire, jusqu’à révocation ou remplacement.
Art. 6. Le présent acte sera imprimé, lu et affiché dans toute l’étendue du territoire de la République.
Donné au quartier-général des Cayes (du Port-au-Prince), le 10 (24) mars 1845, an 40e de l’indépendance et le 1er de la régénération.
Par le chef d’exécution :
Le chef de l’état-major général de l’armée populaire,
J’ai terminé la tâche que j’ai entreprise, et j’en rends grâce à Dieu.
Je voulais écrire seulement la biographie de l’un des vétérans de mon pays. Ce sujet m’a en quelque sorte imposé l’obligation de parler de tous ces hommes d’une génération qui, pénétrée de sa dignité originelle, de la justice de ses droits naturels, de la sainteté de sa cause, s’est levée spontanément aux cris poussés par la France en faveur de l’humanité entière, pour revendiquer sa part dans l’héritage commun ; — de cette génération qui s’est illustrée dans sa lutte contre le vieux système colonial, qui s’est vue ensuite dans l’impérieuse nécessité de combattre contre cette généreuse France elle-même, livrée à une regrettable réaction, afin de fonder une patrie pour ses descendant, pour toute la race noire.
Gloire à tous ces enfans de l’Afrique, à quelque classe qu’ils aient appartenu dans le régime colonial renversé par eux sur le sol d’Haïti ! Car ils ont tous contribué au triomphe idées qui leur mirent les armes à la main.
Honneur à leur mémoire ! Car ils dorment tous aujourd’hui dans la tombe.
Les générations qui leur ont succédé ne rempliraient pas leur devoir envers eux, si elles n’éprouvaient pas un profond sentiment de gratitude pour les services qu’ils ont rendus à la patrie, si elles n’entouraient pas de leur vénération la mémoire des plus illustres parmi eux.
Je me suis efforcé de distinguer, ces derniers, de les désignera mes concitoyens, sans hésiter toutefois à dire, ce qui m’a paru reprochable dans leur conduite (à l’exception d’un seul d’entre eux) soit, par les passions qui les animaient et qu’ils ne surent ou ne purent maîtriser ; soit qu’ils cédassent trop aux circonstances qui les entouraient ; soit qu’ils ne comprissent pas la situation réelle de notre pays ou le but que poursuivait la nation ; soit, enfin, que les défauts de leur caractère fussent un obstacle au désir du bien qu’ils avaient.
Le président Boyer est, sans contredit, celui qui doit être placé en première ligne dans cette dernière catégorie. Le lecteur a pu remarquer combien de fois j’ai exprimé le regret que ce chef distingué eût un caractère qui fut cause de bien des reproche qu’on peut justement lui faire, dans l’exercice, du pouvoir qu’il a eu si longtemps en main. Aucun autre ne m’a offert, — si j’ai bien jugé, — plus d’occasions de blâme à côté de tant d’autres où j’ai du le louer. Je l’ai vu souvent contrarié, malheureux de ce qui lui déplaisait, sans se rendre compte, peut-être, de l’influence de son caractère dans le jugement qu’il portait sur les choses et sur les hommes de son pays : il eût désiré de la part de ceux-ci une sorte de perfection impossible dans la nature humaine, et dont lui-même n’offrait pas l’exemple.
Personne n’avait plus que lui le sentiment de la justice envers tous ses concitoyens ; la plupart de ses actes le prouvent, et cependant, dans l’application particulière qu’il en faisait, il lui est arrivé souvent d’être injuste par ce sentiment même. Mais, s’il était prompt à l’être par la vivacité de son caractère, signe ordinaire d’un bon cœur, il était aussi prompt à revenir sur une décision injuste, tant sa haute raison savait l’emporter à la fin sur sa passion du moment. Il avait l’amour de l’ordre à un degré supérieur, et l’organisation successive de toutes les parties du service public le justifie. Aucun chef du gouvernement de notre pays n’a obtenu autant de régularité que lui, de la part des fonctionnaires de l’administration civile et militaire ; et il a dû ce succès par les exigences de son caractère qu’ils connaissaient.
Malheureusement, le système d’économie dont il avait fait en quelque sorte le programme de son administration, poussé trop loin, l’a empêché de comprendre, peut-être, qu’il était nécessaire cependant de rajeunir progressivement le corps des fonctionnaires publics, par l’adjonction successive des jeunes hommes éclairés que produisait la nouvelle génération née depuis l’indépendance nationale, afin qu’ils fussent aptes à remplacer dignement la vieille génération qui avait fondé la patrie et qui était au pouvoir. En les tenant écartés, en ne leur offrant pas une carrière assurée dans un pays où il est si difficile de s’en procurer une convenable, il les livra, pour ainsi dire, à toutes les obsessions de l’Opposition formée contre son gouvernement dès son origine ; à eux se joignirent leurs familles embarrassées de leur trouver un emploi en rapport avec leurs lumières acquises.
L’agriculture, par des motifs énumérés souvent, n’étant presque plus le fait des classes éclairées, — ce qui est regrettable, — le bien-être qu’elle eût pu leur procurer s’est trouvé déplacé et en faveur de celles qui s’en occupent. — L’industrie, réduite à l’exercice de quelques arts et métiers, n’a pas été de leur goût, à cause de leur instruction. — Le commerce, seul, restait comme un moyen de gagner leur existence ; mais, par cela même, il était difficile de surmonter la concurrence qui s’y développait naturellement.
De là leur inclination à se jeter dans les emplois publics auxquels les jeunes hommes de ces classes aspiraient encore par leur instruction, par le désir qu’ils éprouvaient de servir la patrie comme leurs devanciers. En les trouvant en quelque sorte fermés à leur désir, à leur ambition, ils devaient grossir les rangs de l’Opposition et la pousser, avec toute l’ardeur de leur âge inexpérimenté, dans la fatale voie qu’elle a parcourue.
La carrière militaire aurait pu suppléer à l’insuffisance des emplois publics ; mais elle tendait chaque jour à n’en être plus une, par la réduction successive de l’armée depuis que la paix intérieure était assurée, et que la paix extérieure n’était plus menacée. Au reste, cette carrière était soumise à des règles qui ne permettaient pas de la franchir promptement, pour arriver aux grades supérieurs qui procurent quelque aisance dans la vie, et l’on a vu comment Boyer fut avare de promotions envers les plus anciens serviteurs de la patrie. Sa résolution à cet égard était évidemment calculée : il voulait arrivera une situation telle, que le régime militaire ne dominât pas excessivement le régime civil, comme par le passé.
Ce plan a été singulièrement dérangé par la Révolution de 1843 ; mais je ne puis apprécier le résultat qu’elle a produit sous ce rapport, comme sous tous autres, mon intention n’étant pas de poursuivre mes Études historiques au-delà du renversement du président Boyer.
Au fait, je n’ai voulu qu’essayer d’écrire l’histoire de la génération qui prit les armes en 1790, et dont il a été le dernier et l’un des plus illustres représentans.
Boyer a conduit, achevé avec talent, l’œuvre glorieuse de cette génération par les grands faits de son gouvernement : — en réunissant toutes les parties de l’île d’Haïti sous les mêmes lois, sous le même pavillon ; — en constituant ainsi l’unité politique de la nation haïtienne par l’unité territoriale ; — en organisant l’administration publique d’une manière assez régulière, quoique, sous ce rapport, il laissât à désirer ce qui devait la parfaire ; — en donnant au pays une complète législation, par l’adoption des codes d’un peuple civilisé, par une infinité de lois sur toutes matières ; — enfin, en obtenant de la France la consécration solennelle de l’indépendance et de la souveraineté nationale, par des traités que précédèrent des négociations intelligentes, où il fit preuve d’autant de dignité que de patriotisme.
De tels faits suffisent sans doute pour recommander la mémoire de Boyer à la postérité. Et si l’on a suivi avec attention ceux où il a paru reprochable, on reconnaîtra, — j’aime à l’espérer, — que les défauts de son caractère en furent l’unique cause, car ses intentions furent toujours droites, son désir du bien incontestable. En lui, le tempérament dominait souvent la raison, mais celle-ci finissait par l’emporter après réflexion et par la bonté du cœur. Il a prouvé cette bonté par une infinité d’actes de bienfaisance exercés envers une foule de personnes qu’il assistait par des secours en argent tirés de sa cassette particulière, alors qu’il se montrait si économe des deniers publics ; mais on ignorait ces actes, tant il y mettait de la délicatesse ; et c’est ce qui explique sa modeste situation pécuniaire au moment qu’il abdiqua le pouvoir.
Ardent, énergique dans certaines occasions ou il fallait déployer la puissance de l’autorité, Boyer savait se modérer comme on pouvait l’attendre d’un esprit aussi éclairé ; la clémence dont il usa souvent le prouvé. Privé d’une instruction classique, comme presque tous les Haïtiens de son âgé, par le système colonial, il sut acquérir des lumières par son goût pour l’étude. Doué d’une grande pénétration et d’une élocution facile, élégante, il se fit remarquer sous ce rapport entre tous ses contemporains, et il n’en fut lui-même que trop convaincu ; car, étant en outre très-spirituel, il abusa souvent de cet avantage durant son pouvoir, en lançant des traits acérés contre ceux qu’il savait être opposans à son gouvernement, en ne ménageant pas assez les susceptibilités de l’amour-propre des fonctionnaires publics, des magistrats surtout, qu’il trouvait en défaut : par là, il irritait ses adversaires, il s’aliénait bien des cœurs. Mais, quand il voulait captiver quelqu’un, personne n’était plus séduisant que lui, par les formes caressantes qu’il employait, par le langage exquis dont il se servait.
La facilité qu’il avait à s’exprimer, jointe à la certitude de sa supériorité intellectuelle sur beaucoup de ses contemporains, et les premiers succès de son administration, n’ont que trop contribué à l’obstination qu’il a mise à ne céder en quoi que ce soit aux réclamations de l’opinion publique dont l’Opposition se fit l’organe. Il n’aimait pas d’ailleurs qu’on parût le devancer dans la conception d’une chose utile au bien public, et il trouvait alors mille raisons pour ne pas adopter ce qu’on lui proposait. Une telle manière d’agir peut être attribuée à cette regrettable vanité dont les esprits supérieurs ne sont pas toujours exempts. En outre, exerçant un pouvoir déjà très-étendu par la constitution qui donnait l’initiative des lois au Président d’Haïti, et s’étant réservé encore les hautes fonctions ministérielles par la loi de 1819, les grands fonctionnaires eux-mêmes, ses conseillers de droit, ne pouvaient pas influer sur ses résolutions. S’il en fut ainsi, on conçoit que l’Opposition parlementaire pouvait encore moins obtenir ce qu’elle réclamait, par l’éclat même qu’elle donnait à ses idées. Boyer eût cru perdre tout le prestige de son autorité s’il lui cédait ; et de ce qu’il n’estimait pas les hommes qui se trouvaient à la tête de cette Opposition, il se croyait d’autant plus autorisé à dédaigner la réclamation des améliorations qu’ils formulaient dans un langage propre à leur concilier l’opinion publique. Il est si difficile d’abandonner une route qui a conduit au succès !
Ce fut une grande faute de sa part ; car il aurait dû s’apercevoir, que les temps avaient changé, que les idées en matière de gouvernement et d’administration avaient fait des progrès réels, par l’instruction qui était plus répan due dans la société, par les relations qu’entretenait la République avec les nations civilisées dont les livres et les journaux étaient aux mains de tous les gens éclairés. Ces derniers se passionnaient naturellement en les lisant, en reconnaissant combien Haïti marchait lentement par rapport à ces nations ; et sans tenir compte des difficultés de sa situation particulière, des progrès qu’elle avait néanmoins accomplis, ils en désiraient de plus grands. Boyer aurait dû, enfin, se pénétrer des observations suivantes, tracées par la main d’un habile politique[20] :
« J’ai souvent observé que la cause du succès, ou du non succès des hommes dépendait de leur manière d’accommoder leur conduite aux temps. On voit les uns procéder avec impétuosité, les autres avec prudence et circonspection : or, comme dans l’une et l’autre de ces méthodes on ne suit pas la véritable route, on erre dans toutes les deux également. Celui qui se trompe le moins, et à qui la fortune sourit, est celui qui fait concorder, comme je l’ai dit, ses résolutions avec le temps et les circonstances ; mais on ne se décide jamais qu’entraîné par la force de son naturel…
« Ce qui assure aux républiques une existence plus longue et une santé plus vigoureuse et plus soutenue qu’aux monarchies, c’est de pouvoir, par la variété et la différence de génie de leurs citoyens, s’accommoder bien plus facilement que celles-ci aux changemens opérés par le temps[21]. Un homme habitué à une certaine ligne de conduite ne saurait en changer, nous l’avons dit ; il faut nécessairement, quand les temps ne peuvent s’accorder avec ses principes, qu’il succombe…
Deux choses s’opposent à de pareils changemens : d’abord c’est l’impossibilité où nous sommes de résister à la pente du naturel qui nous entraîne ; ensuite, la difficulté de se persuader qu’après avoir eu les plus grands succès en se conduisant de telle manière, on pourra réussir également en suivant une autre ligne de conduite. C’est ce qui fait que la fortune ne traite pas toujours également un homme ; en effet, elle change les circonstances, et lui ne change point sa méthode. Les États eux-mêmes périssent, comme nous l’avons expliqué plus haut, faute de changer avec les temps ; mais ces changemens sont plus lents dans les républiques, parce qu’ils s’y font plus difficilement… »
Voilà, si je ne me trompe, ce qui est applicable à la conduite de Boyer, dans les dernières années de sa présidence.
Si j’examine aussi ce qui peut être appliqué à celle de ses adversaires et de la plupart des hommes, et surtout de la jeunesse qu’ils enrolèrent sous leur bannière, je puis encore citer le même auteur :
« En recherchant, dit-il, les causes de ces oppositions de caractères (il s’agit de Scipion et d’Annibal), on en trouve plusieurs, puisées dans la nature même des événeméns. La première de ces causes est fondée sur l’amour des hommes pour la nouveauté. Cette passion agit le plus souvent avec autant d’activité sur ceux dont le sort est heureux que sur ceux qui souffrent de leur position ; car, comme nous l’avons dit et avec vérité, les hommes se lassent du bien-être comme ils s’affligent d’une situation contraire. Cette disposition des esprits fait donc, pour ainsi dire, ouvrir toutes les portes à quiconque proclame une innovation. S’il vient du dehors, on court au devant de lui ; s’il est du pays, on l’environne, on grossit, on favorise son parti ; quelles que soient sa marche et sa conduite, il fait des progrès rapides… »
En résumé, ce qu’on peut justement reprocher à Boyer, c’est de n’avoir pas fait tout le bien dont il était capable et que favorisait la longue paix qu’il procura au pays. « Les gouvernemens doivent se constituer en révolution permanente pour satisfaire aux besoins de la société. » C’est-à-dire, qu’ils doivent eux-mêmes opérer les réformes que réclame l’état de la société, sans attendre que les exigences de l’opinion leur en fassent une impérieuse obligation : ils sont placés, organisés pour cela.
Il ne suffit pas non plus qu’ils procurent une situation matérielle supportable, une certaine aisance aux peuples qu’ils dirigent ; il y a également dans l’ordre moral et intellectuel, des besoins auxquels il faut satisfaire, et l’homme d’État doit les apprécier. Lorsque la conscience publique les réclame pour le perfectionnement des institutions nationales, le gouvernement est d’autant plus mal avisé en violant ces institutions ou souffrant qu’on y porte atteinte. Si l’on recherche la cause principale de la Révolution de 1843, on la trouvera sans doute dans les expulsions successives des représentans qui, dans la Chambre des communes, se firent les organes de l’Opposition, pour demander les réformes qu’à tort ou à raison l’opinion désirait.
De leur côté, ces réprésentans ne sont-ils pas reprochables d’avoir donné une trop libre carrièr à leur imagination, dans l’expression de leurs vœux ? Se sont-ils assez pénétrés de la situation réelle du pays, des difficultés qu’elle présentait ? N’ont-ils pas été trop systématiques dans leur opposition ? On sait toutes les concessions qu’il faut faire à l’amour-propre des hommes, quand il est froissé a un haut degré ; mais il y avait lieu, peut-être, de leur part, de ne pas saisir ce qui leur était personnel, pour pousser invariablement la nation a une révolution dont ils pouvaient prévoiries funestes suites. Quelle que fût l’ambition qu’ils avaient de servir la patrie qu’ils aimaient, ils auraient dû se rappeler son passé si plein d’enseignemen, et ne pas compromettre la situation relativement heureuse où elle était parvenue, après tant d’orages politiques.
Enfin, qu’est-il advenu de la Révolution de 1843 ? C’est que : Chef du gouvernement, Chef de l’Opposition, Chef d’exécution des volontés du peuple souverain, sont allés tous trois mêler leurs cendres sur la terre étrangère, après avoir souffert des douleurs de l’exil et gémi encore plus devoir leur pays natal livré aux horreurs d’une odieuse et barbare tyrannie…
Cette pénible expérience sera-t-elle perdue pour Haïti ? Tous ses citoyens éclairés, quelle que soit la nuance qui a séparé leurs opinions politiques, ne sentiront-ils pas la nécessité de s’unir entre eux pour ne plus déchirer le sein de cette patrie commune, pour travailler de concert, au contraire, au maintien de la paix publique ? L’union la plus intime entre tous ses enfans est le devoir le plus sacré qu’ils aient à remplir envers elle. L’union, c’est la force, c’est le moyen pour eux d’être heureux sur cette terre de merveilleuse fertilité : elle seule peut garantir l’indépendance nationale, la possession de tous les droits, de toutes les libertés du peuple.
Que tous les citoyens doués de quelques lumières n’oublient jamais, néanmoins, qu’il n’est pas un seul droit dans l’état social qui n’ait un devoir corrélatif : réclamer les uns sans accomplir les autres, c’est vouloir jeter la perturbation dans l’ordre matériel et dans l’ordre moral, au grand détriment de tous. Ils ne sont pas moins tenus à se défier des idées de perfectionnement incessant dans les institutions, parce que ce serait agiter inutilement les esprits pour n’y substituer le plus souvent que de vaines théories.
Lorsque le pays a le bonheur de posséder un gouvernement éclairé, modéré par ses lumières mêmes, ayons tous la modestie de le croire aussi patriote que nous, et laissons-lui le temps de mettre en pratique le système d’administration qu’il a jugé convenable aux circonstances et aux intérêts généraux de la société.
La Révolution de 1843 a parcouru l’orbite qu’elle s’était tracée instinctivement. Toutes les conquêtes légitimes aux-quelles elle avait aspiré sont aujourd’hui assurées, garanties par une constitution qui donne au gouvernement qu’elle a organisé, la force nécessaire à son existence et les moyens de produire le plus grand bien possible à la nation. Sachons tous l’entourer du respect que réclame toujours l’autorité publique, pour faciliter l’accomplissement de ses devoirs.
Tels sont mes vœux en terminant mon œuvre.
Immédiatement après la conclusion des traités avec la France, la session législative eut lieu. L’Opposition parlementaire qui s’était organisée, en 1837, dans la Chambre des communes, tirant parti de cet heureux événement, porta cette Chambre à voter une adresse au chef du pouvoir exécutif, dans laquelle elle formula ses vœux au nom de la nation. Cet acte remarquable, et par sa rédaction et par les convenances observées à l’égard de Boyer, exposa l’urgente nécessité d’une révision de la constitution de 1816, afin de rajeunir les institutions politiques qui régissaient le pays, et de plusieurs lois sur différentes matières, notamment sur la réorganisation du système judiciaire et de l’administration publique en général, pour rendre responsables les grands fonctionnaires de l’État et les principaux commandans militaires.
Par cette adroite tactique, où elle enlevait au Sénat l’initiative que lui attribuait la constitution, et sur la révision et sur l’administration, l’Opposition voulut mettre Boyer en demeure de se prononcer sur les améliorations qu’elle réclamait incessamment pour assurer le bonheur du peuple qui, selon elle, était en proie à la misère.
Mais l’éclat donné à l’adresse de la Chambre devint en quelque sorte la cause motrice d’une conspiration ourdie contre la vie du Président d’Haïti, par des gens obscurs qui affectèrent de voir en lui une résistance à la réalisation du bien public ; ne pouvant l’attendre, ils imaginèrent l’assassinat du secrétaire général Inginac pour trouver une meilleure occasion de parvenir à l’exécution de leur projet. En même temps, ils firent éclater une révolte à main armée sur un point voisin de la capitale.
Effrayée elle-même de ces faits qui soulevèrent l’indignation générale, l’Opposition se calma ; mais elle trouva l’occasion d’opérer de l’aigreur entre la Chambre et le Sénat à propos de son adresse et de ces attentats contre la paix publique.
Dans ces circonstances, des intrigues eurent lieu ; elles portèrent Boyer à soupçonner un sénateur d’en être l’auteur, et le Sénat à l’exclure de son sein, en violation ouverte de la constitution. En même temps, un projet fut conçu pour exclure les membres de l’Opposition de la Chambre ; mais Boyer le fit avorter.
Le résultat de toutes ces menées fut la stérilité de la session législative pendant laquelle il n’y eut qu’une loi votée sur les douanes. La Chambre avait scindé le projet du pouvoir exécutif, le Sénat le rétablit tout entier, et ce fait fut la cause d’une rupture complete entre les deux corps.
L’année suivante, le pouvoir exécutif ajourna la session législative sans motif apparent. Un refus d’impôts, à Jérémie, constata la naissance d’une opposition au gouvernement dans cette ville. En même temps, des négociations se poursuivaient pour un traité entre Haïti et la Grande-Bretagne, lequel ne put aboutir, et des arrangemens nouveaux se concluaient à Paris, entre la République et les porteurs des titres de son emprunt contracté en 1825.
À l’ouverture de la session législative, l’Opposition porta encore la Chambre des communes à voter une nouvelle adressé au pouvoir exécutif où les vœux exprimés en 1838 étaient rappelés, où une réclamation fut consignée à propos de l’élection de plusieurs sénateurs qui devaient en remplacer d’autres dont les fonctions allaient expirer. La Chambre prétendit que la constitution exigeait la présentation, par le pouvoir exécutif, d’une liste générale et unique de candidats, au lieu des listes partielles pour chaque sénateur à élire, et qu’elle voulait le renouvellement intégral du Sénat. Le Président d’Haïti n’adoptant pas ces innovations, et la Chambre persistant dans son refus de listes partielles, il consulta le Sénat à ce sujet, et ce corps se rangea à son opinion. Loin de céder à l’interprétation constitutionnelle donnée sur cette question par le pouvoir exécutif et le Sénat, l’Opposition protesta en des termes violens et fit un appel à l’armée.
L’agitation produite à la capitale par les opposans porta trente-un représentans à protester contre leur violence perturbatrice, et à adresser leur protestation au pouvoir exécutif. Celui-ci s’en prévalut et convia l’armée à soutenir le gouvernement contre les factieux ; il prononça des destitutions d’employés publics liés à l’Opposition. Alors, trente-sept membres de la Chambre des communes, formant la majorité dans ce corps, reconstituèrent son bureau et élirent un sénateur sur une liste partielle. Ce fut l’occasion d’un rapprochement, d’une réconciliation entre le Sénat et la Chambre.
La Chambre somma ses membres opposans d’adhérer à l’élection du sénateur, sous peine d’être éliminés de son sein. Ils protestèrent contre cette décision, et leur élimination fut prononcée.
De nouvelles destitutions de fonctionnaires de tous rangs suivirent cet acte, à la capitale, aux Cayes et à Jérémie, où l’Opposition se manifesta le plus, en décernant une médaille en or à son chef, H. Dumesle. De nombreuses adresses d’adhésion parvinrent à Boyer sur toutes ces mesures, de la part des officiers supérieurs de l’armée, des magistrats et des fonctionnaires publics.
La Chambre des communes, débarrassée des opposans, rendit diverses lois proposées par le pouvoir exécutif, et celui-ci consulta le Sénat sur les moyens à employer pour améliorer le système monétaire de la République : des mesures lui furent indiquées.
Dans l’année 1840, le chef de l’État en prit plusieurs pour favoriser l’agriculture et le commerce national. Pendant la session législative, diverses lois furent rendues, notamment sur l’érection d’une chapelle qui devait recevoir les restes de Pétion, et sur des modifications introduites au code civil. Des traités furent conclus avec la Grande-Bretagne et la France, dans le but de faciliter la répression de la traite des noirs, qui, par une loi promulguée précédemment, avait été assimilée à la piraterie.
L’année suivante, un traité politique fut signé entre Haïti et la Belgique : il contenait des dispositions, quant au commerce, qui assuraient le traitement fait à la nation la plus favorisée, ainsi qu’il en avait été par les traités conclus avec la France. Mais le Roi des Belges ne le ratifia point, parce qu’il eût désiré des stipulations sur la réciprocité d’avantages, et pour le commerce et pour la navigation des deux pays.
La session législative fut féconde par une douzaine de lois rendues sur diverses matières. L’Opposition ayant fondé plusieurs journaux, les délits commis par la voie de la presse furent mieux précisés qu’auparavant, et leur jugement dut avoir lieu par les tribunaux sans assistance du jury, de même que d’autres crimes contre la paix publique, contre les personnes et les propriétés. L’organisation de la haute cour de justice fut enfin décrétée ; une nouvelle organisation des troupes de ligne et des dispositions nouvelles sur leur recrutement, et sur les appointemens et la solde des militaires de tous rangs, la police urbaine, etc., furent également décrétées.
À propos d’une affaire de fausse monnaie dont un Français fut l’auteur, le consul général de France rompit ses relations avec le gouvernement ; il se retira à bord d’une corvette de sa nation et requit l’amiral de la station des Antilles de venir lui prêter son assistance. Mais cet amiral blâma sa conduite et ses actes, et promit à Boyer de conseiller son rappel au gouvernement français ; après en avoir obtenu que ce consul général reprît ses fonctions.
L’époque du renouvellement intégral des représentans des communes arriva en 1842. Les éliminés de 1839 furent réélus, et avec eux une vingtaine d’autres membres de l’Opposition. Pendant que le gouvernement fondait un journal pour en combattre les doctrines, et qu’elle en établissait un autre dans le but de les soutenir, un légat du Saint-Père le Pape signait un concordat provisoire afin de régler les matières religieuses : ce projet n’eût pas de suite, par les événemens politiques survenus dans la même année.
L’opposition secrète que faisait au gouvernement le secrétaire d’État Imbert, porta Boyer à le révoquer de ses fonctions. En même temps, il fit quelques promotions parmi les anciens officiers militaires, mais insuffisamment pour satisfaire au juste désir d’autres aussi méritans ; et il demanda au comité permanent du Sénat la convocation de ce corps.
À sa réunion, le pouvoir exécutif lui posa la question de savoir, si les représentais éliminés en 1839, réélus par leurs communes, pouvaient siéger dans la nouvelle Chambre, sans exposer le pays à une perturbation dangereuse pour la paix publique, sans désavouer l’approbation générale qui avait, été exprimée au moment de leur élimination.
Cette grave question mit le Sénat dans une fausse position. Chargé de la garde de la constitution et de veiller à son maintien, il se vit forcé néanmoins d’opiner contre l’admission des éliminés, pour ne pas occasionner une révolution politique qui eût été la suite d’une opinion contraire, puisque le chef de l’Etat eût perdu dès lors le prestige de la raison et du pouvoir qu’il exerçait.
Mais cet accord entre le Sénat et le Président d’Haïti souleva l’Opposition ; des condamnations judiciaires eurent lieu contre plusieurs citoyens élus représentans, et la Chambre, en se constituant, admit les éliminés de 1839 et tous les autres membres opposans. Une vingtaine de représentans furent gagnés cependant à la cause du gouvernement. La dissidence survenue dans la Chambre occasionna une scène tumultuense à la suite de laquelle tous les opposans s’en retirèrent, la force publique ayant appuyé la majorité qui se forma sous l’impulsion du gouvernement. Cette majorité les somma d’adhérer à ses décisions, sinon ils seraient considérés comme démissionnaires. Leur refus entraîna cette mesure violente.
C’était, pour le pouvoir exécutif, l’occasion de se mettre à la tête des réformes demandées par l’Opposition et désirées par l’opinion publique. Mais Boyer ne comprit pas cette situation grave des esprits ; il mécontenta même la majorité de la Chambre qui avait sacrifié les principes constitutionnels au repos public, en la laissant dans une inaction pénible à sa dignité. Le prétexte dont il se servit pour se conduire ainsi fut la catastrophe produite par un affreux tremblement de terre.
Le 7 mai, toute l’île d’Haïti éprouva ce fléau qui porta ses ravages surtout dans sa bande septentrionale : plusieurs villes furent renversées et des milliers de personnes périrent sous leurs décombres.
Vers la fin de cette année, la capture illégale de deux bâtimens espagnols par un garde-côtes de l’État occasionna une affaire désagréable au gouvernement, qui refusa d’abord toute indemnité aux capitaines qui en réclamaient pour avoir été détournés de leur route. Mais, sur la réclamation faite par le gouverneur de Cuba, cette indemnité fut payée par le trésor public.
L’Opposition exploita cette affaire, pendant que dans le département du Sud, elle se préparait à une prise d’armes contre le gouvernement.
L’incendie d’une partie de la capitale, en janvier 1843, en fut le signal. Les opposans de cette ville provoquèrent cette insurrection, en assurant ceux des Cayes que cet incendie avait excité une nouvelle indignation contre Boyer.
Le 27 janvier, l’insurrection fut proclamée dans la plaine des Cayes, par le chef de bataillon Charles Hérard aîné, de l’artillerie, reconnu « chef d’exécution des volontés du peuple souverain et de ses résolutions, » d’après le manifeste révolutionnaire rédigé par la « société des droits de l’homme et du citoyen » dont Hérard Dumesle était le président.
Réduite à une impuissance absolue dans l’arrondissement des Cayes, par la vigilance et la fermeté du général Borgella, l’insurrection se porta dans ceux de Tiburon et de Jérémie où elle avait pareillement éclaté avec succès.
Malgré toutes les mesures prises par le gouvernement pour la combattre, elle réussit à conquérir tout le département du Sud, au moyen de la défection successive des corps de troupes envoyés contre elle.
Convaincu de l’impossibilité de se maintenir encore au pouvoir, Boyer se décida a abdiquer et à se retirer à l’étranger.
- ↑ J’aurai à citer mon nom si souvent dans ce chapitre, que je prie le lecteur de permettre que, dès à présent, je parle de moi à la première personne du singulier.
- ↑ Le 8 février.
- ↑ On sait cependant quelles vexations Dalzon subit de la part du général R, Hérard, pour avoir remplacé Rigaud à Saint-Marc. Ces injustices ont dû contribuer à la conduite que tint Dalzon dans la même année. Ce n’est pas une justification que je présente pour sa mémoire, mais je dois être impartial envers tous mes concitoyens.
- ↑ Bien des officiers remplirent des missions sur divers points du pays.
- ↑ On a vu arriver à la capitale un des régimens du Nord qui était commandé par un capitaine. Le Président avait négligé d’y nommer colonel et chefs de bataillon. C’était détruire toute émulation dans ce corps ; aussi fit-il défection aux insurgés.
- ↑ Un autre envoi de fonds et de provisions profita aux insurgés le jour où ils entrèrent l’Anse-à-Veau.
- ↑ Le 28, on apprit à la capitale la mort de Cazeau et la déroute des troupes au Numéro-Deux.
- ↑ Les troupes sortirent le 27 février.
- ↑ On doit se rappeler ici la conduite de M. Levasseur à la fin de 1841, et qu’il devait être relevé de son poste, d’après l’entretien que Boyer avait en avec l’amiral Arnous.
- ↑ Je crois que le lieutenant Legendre fut le premier qui vint donner cette nouvelle à Boyer ; il avait pris part au combat, une balle avait traversé son chapeau.
- ↑ À l’arrivée de Terlonge, le Président lui remit le brevet de colonel de la garde à pied. Il l’embrassa avec émotion et lui dit : « Je regrette, mon cher Terlonge, de vous avoir apprécié trop tard. » C’est tout un éloge pour cet officier dont la franchise fit croire à Boyer qu’il inclinait en faveur de l’Opposition. Il ne fut pas le seul qui reçut en cette circonstance des témoignages d’estime de la part du Président, et ce fut pour plusieurs un titre à la persécution des révolutionnaires.
- ↑ Il n’avait pas même 25 mille piastres ; et que d’indignes imputations sous ce rapport !
- ↑ La rue du Champ-de-Mars où elle passa, fut appelée ensuite Rue du 13 Mars, par le conseil communal institué quelques mois après. Cette dénomination n’a pas plus subsisté que celle de Rue de Praslin, donnée à la rue du Port, parce que le général R. Hérard occupa l’ancien logement de Boyer qui y est situé.
- ↑ On sait, en effet, que dans le mois de mai 1843, un mouvement insurrectionnel eut lieu dans l’arrondissement de Jérémie ; les chefs furent fusillés. Aux mois d’août et de septembre, d’autres événemens se passèrent aux Cayes et au Port-au-Prince ; ils commencèrent une réaction dans les idées.
- ↑ Le mot abdiquer qui est dans cet acte souleva la colère du « chef d’exécution » à l’installation du gouvernement provisoire. « L’insensé ! dit-il, se croyait-il donc souverain ? » Non, Boyer ne le croyait pas ; mais il exerçait les plus précieuses prérogatives de la souveraineté nationale, d’après la constitution de 1816 ; il a pu dire : « J’abdique le pouvoir dont j’étais revêtu. » Dans l’ancienne Rome, on abdiquait le consulat et d’autres magistratures, et cependant le peuple romain était au moins aussi souverain que le peuple haïtien.
- ↑ Ce fut le dernier numéro de ce journal qui avait paru en 1813.
- ↑ Ces deux mots sont écrits en grosses lettres dans l’acte.
- ↑ Si tous ceux qui avaient coopéré aux actes reprochés au président Boyer, étaient ses complices, pour être juste, il fallait mettre en accusation J. C. Imbert, Voltaire, Segrettier, Guerrier et cette foule de sénateurs, de représentans, de fonctionnaires publics de l’ordre civil et de l’ordre militaire. Le « Chef d’exécution » aurait dû se mettre aussi en état d’accusation, comme officier très-zelé avant 1842 : je n’en dis pas davantage.
- ↑ On concevra facilement, que les événemens accomplis en Haïti depuis 1843, que les malheurs éprouvés par cette patrie commune, toujours chère au cœur des opposans au gouvernement au président Boyer, comme à celui des hommes qui le défendirent, que l’infortune politique des uns et des autres, m’imposent aujourd’hui l’obligation de ne discuter ni réfuter l’acte d’accusation ci-dessus, en ce qui concerne les accusés de complicité, même le président Boyer.
- ↑ Machiavel, Discours sur la premiere Décade de Tite-Live, 3e partie.
- ↑ La monarchie de la Grande-Bretagne fait exception à cette règle. Il est vrai que l’élément démocratique exerce une grande influence dans ce pays.