Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 2/2.4

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 2p. 60-90).

chapitre iv.


Club et Municipalité du Part-au-Prince. — Auguste Borel, Hanus de Jumécourt et Bernard Borgella. — Coalition des indépendans et des contre-révolutionnaires. — Projet de destruction des hommes de couleur. — Insurrection des nègres du Cul-de-Sac. — Hanus de Jumécourt et Coustard arrêtés par Borel. — Arrestation et fuite de Lasalle. — Sonthonax et Polvérel concertent leur réunion à Saint-Marc. — Proclamation de Sonthonax, du 21 mars 1793. — Adresse aux hommes de couleur, par A. Chanlatte. — Enrôlement d’esclaves par les hommes de couleur. — Pétition des blancs de Saint-Marc à Sonthonax, et sa réponse. — Polvérel arrive à Saint-Marc. — Les deux commissaires prennent la résolution de soumettre le Port-au-Prince par la force des armes.


Nous avons dit que Polvérel et Ailhaud, à leur arrivée au Port-au-Prince, reçurent l’accueil le plus flatteur de tous les habitans, et que séduits, par ces feintes démonstrations de la plupart des blancs, ils avaient ajouté foi aux bons sentimens qui paraissaient les animer pour la révolution française et les agens de la métropole. Jugeant des hommes d’après ses propres sentimens, Polvérel surtout, en quittant cette ville pour se rendre aux Cayes, croyait pouvoir compter au moins sur une grande portion des blancs, pour la maintenir dans ces dispositions. Cependant, nous avons fait remarquer qu’avant son départ, il s’était aperçu qu’une coalition se formait entre les indépendans et les contre-révolutionnaires. Cette intrigue était une combinaison préparée par les agitateurs du Cap qui correspondaient avec ceux du Port-au-Prince. Au Cap, ils avaient agi de même ; leur projet était de s’unir pour expulser les commissaires civils et détruire les hommes de couleur qu’ils protégeaient, en vertu de la loi du 4 avril. Tel avait été le but de la faction Léopardine, dans les agitations survenues au Cap, en novembre et décembre 1792.

Voyons quels moyens furent mis en usage au Port-au-Prince.

On a vu les commissaires civils favoriser au Cap le rétablissement du club fermé précédemment par l’assemblée coloniale et rouvert par elle après leur arrivée. On a vu Polvérel et Ailhaud tenter d’en former un semblable à Saint-Marc, et contrariés dans leurs vues par Decoigne et Roi de la Grange, qui dirigeaient les contre-révolutionnaires de cette ville. Au Port-au-Prince, ils autorisèrent la réouverture de celui qui avait été fermé par Roume et Blanchelande. Ce club prit la même dénomination que celui du Cap, — des Amis de la convention nationale.

Polvérel, avec les vues les plus honnêtes et les plus patriotiques, voulant, comme Sonthonax, favoriser la diffusion des principes révolutionnaires, n’était pas exempt de cet esprit systématique qui porte à persévérer longtemps dans une idée, jusqu’à ce qu’on soit éclairé par l’expérience. Il croyait alors pouvoir diriger ces clubs au bien qu’il désirait obtenir ; il obéissait du reste aux idées qui prévalaient dans la mère-patrie, par les succès obtenus par le club des Jacobins en faveur de la révolution. Il était tellement dominé par ces idées, qu’il désapprouva Sonthonax d’avoir fermé celui du Cap, par suite de l’influence que cette société avait exercée sur les troubles survenus dans cette ville. Il ne tarda pas à reconnaître son erreur.

Les agitateurs du Port-au-Prince avaient alors pour chef principal ce fameux Auguste Borel, commandant de la garde nationale de cette ville, qu’il ne faut pas confondre avec son frère Augustin Borel qui s’y trouvait aussi. Nous avons déjà assez parlé de Borel, pour faire apprécier cet ancien marquis, qui fut membre de l’assemblée générale de Saint-Marc et de la deuxième assemblée coloniale, séant au Cap. Faisant partie du club Massiac, il y avait fait la motion, le 20 août 1789, « de rompre avec la métropole, à la dernière extrémité, de s’emparer du gouvernement, et d’armer les noirs et les mulâtres contre les lois de la France[1]. » En 1792, il avait commis des déprédations dans l’Artibonite, de concert avec Dumontellier, chef des saliniers ; et leurs brigandages avaient occasionné la formation du conseil de paix et d’union de Saint-Marc, imaginé par Pinchinat pour sauver de leurs fureurs les hommes de couleur de ce quartier. Fait prisonnier par Grimouard, au moment où il allait au Port-au-Prince, et amené à Saint-Marc, Borel avait été relaxé par Blanchelande et s’était rendu alors au Cap auprès de l’assemblée coloniale qui avait réclamé son élargissement : il y était resté. Mais après la dissolution de cette assemblée par les commissaires civils, il était venu au Port-au-Prince où il prit le commandement de la garde nationale qui lui fut déféré après le départ de Caradeux le Cruel pour les États-Unis.

Dumontellier, qui s’était rendu aussi aux États-Unis, après l’entrée de Roume et Blanchelande, et d’autres partisans de l’indépendance y étaient revenus également et s’étaient joints aux anciens compliees de Praloto et aux bandits qui avaient servi sous leurs ordres dans l’Artibonite. Tous faisaient partie du club rétabli par autorisation de Polvérel.

On comptait encore parmi ses membres exaltés, Sénac, habitant du Petit-Goave, qui était greffier du comité de cette ville où fut commis l’assassinat du vertueux Ferrand de Baudières.

Polvérel avait été si bien séduit par l’apparence de leurs sentimens de patriotisme, que dans plusieurs de ses lettres à Sonthonax, il fit l’éloge de Borel, de Dumontellier et de Sénac, de Sénac qui devint ensuite un de ses plus acharnés accusateurs en France.

Après son départ pour les Cayes, ces factieux, suivant le plan de ceux du Cap, voulurent donner au club la dénomination de petits blancs, pour acquérir plus d’influence sur cette classe d’individus, qui en faisaient partie. La municipalité et le procureur de la commune, nommé Alain, s’y opposèrent. Mais le fait existait, la dénomination n’y faisait rien de plus.

À la même époque où se réorganisait le club, vers la mi-novembre, la municipalité du Port-au-Prince était aussi réorganisée. Bernard Borgella en était le chef, en qualité de maire de la ville.

Nous avons dit que cet ancien avocat au conseil supérieur du Port-au-Prince, propriétaire au Cul-de-Sac, était un homme d’une grande capacité. À ses talens incontestés, il joignait une certaine modération qui lui donnait beaucoup d’influence sur les habitans dont il dirigeait les intérêts municipaux. Mais sa qualité de grand planteur en faisait nécessairement un homme intéressé au maintien des prérogatives que s’attribuaient les colons de Saint-Domingue, pour perpétuer l’esclavage des noirs, et l’avilissement des hommes de couleur, comme conséquence de l’esclavage.

Afin de mieux masquer leurs vues ultérieures, les blancs du Port-au-Prince nommèrent, comme membres de la municipalité, un des Chanlatte, mulâtre, qui était le frère aîné d’Antoine Chanlatte, capitaine général de la garde nationale de Saint-Marc, et père de Juste Chanlatte, major général de celle de l’Arcahaie, dont nous avons parlé. Borno, autre mulâtre, en était membre également[2].


La correspondance suivie alors entre les agitateurs du Port-au-Prince et ceux du Cap, mettait un tel concert entre eux, dans leur vue de proscription contre les commissaires civils et les hommes de couleur, que le même jour où on attaquait ces derniers au Cap, pour empêcher leur admission aux grades militaires, le 2 décembre, les blancs du Port-au-Prince déchaînaient contre eux quelques-uns des nègres esclaves qu’ils avaient organisés, un an auparavant, en compagnies connues sous le nom d’africains. Trois de ces nègres nommés Cayeman, leur chef originaire, Painchina et Fontaine, suivis de plusieurs autres, attaquèrent des hommes de couleur dans les rues : c’étaient les nommés Bois, Louis Pasquier dit Bonhomme, Jean-Baptiste Bara et Cazimir Mercier[3] : ils furent assommés de coups de bâton. Polvérel était encore au Port-au-Prince, déjà de retour de Jacmel. Ayant reçu les déclarations des victimes de ces excès suscités par les blancs, il fit arrêter Cayeman qu’on déposa en prison pour être poursuivi judiciairement : les deux autres se cachèrent.

Mais aussitôt, la municipalité intervint en sa faveur, en feignant de croire que Polvérel ne faisait poursuivre Cayeman qu’à raison des meurtres commis l’année précédente par les africains : elle lui dit que ces poursuites pourraient occasionner des troubles. Polvérel consentit à faire cesser les poursuites par le ministère public, mais il maintint Cayeman en état d’arrestation, en expliquant à la municipalité les causes de cette mesure. Sa lettre à cette occasion contient un passage qui est bien propre à prouver que ni lui ni Sonthonax ne songeaient alors à préparer l’affranchissement des esclaves. « Suisse ou africain, dit-il, tout esclave qui frappe ou qui menace un homme libre, me paraît inexcusable ; si de pareils délits sont impunis, les habitans de Saint-Domingue ont tort de crier contre les philantropes, et de dire que la colonie a besoin d’esclaves. Elle ne peut plus en avoir, si la sévérité des châtimens ne les maintient dans le respect et la soumission qu’ils doivent aux hommes libres. » Cette lettre est du 14 décembre 1792.

Malgré ces considérations offertes à leurs réflexions, les membres du club lui écrivirent, le 16 janvier 1793, pour demander que Cayeman fût relaxé, à cause des services qu’il avait rendus aux blancs. Polvérel, qui était alors aux Cayes ne céda point ; mais Cayeman ne fut point jugé.


En revenant de Jacmel au Port-au-Prince, il avait engagé la municipalité de cette ville à écrire à celle de Jacmel, pour essayer de ramener les blancs à de meilleurs sentimens que ceux qu’ils lui avaient montrés, et à la soumission à la loi du 4 avril, en admettant parmi eux les hommes de couleur. La municipalité adressa cette lettre, il est vrai, mais elle ne faisait qu’indiquer la nécessité de temporiser jusqu’à des temps plus favorables. Sa lettre se terminait par cette phrase significative : « Agissez avec prudence ; mais ayez toujours devant les yeux la situation de la colonie et l’esprit dominant et effrayant de là France. »

Polvérel lui ayant demandé l’explication de cette phrase, la municipalité lui répondit que c’était à cause des craintes qu’avaient les colons, que la convention nationale ne prît la résolution de donner la liberté aux esclaves. En lui répliquant à ce sujet, Polvérel lui dit que les colons avaient tort de s’alarmer du projet attribué à la métropole ; que la République française ne serait pas le premier peuple libre qui aurait conservé des esclaves ; et il cita Sparte, Rome et diverses autres républiques anciennes qui en possédaient.

Il aurait pu citer aussi la République fédérative des États-Unis qui en conserve encore de nos jours, en dépit detoutes ses déclarations en faveur des droits de l’homme. Sur son territoire, les blancs seuls sont des hommes.

Mais le fait est, que la municipalité du Port-au-Prince entendait parler dans sa lettre, des hommes de couleur dont elle voulait la perte, de concert avec le club. Elle recommandait la prudence jusqu’au moment opportun.

En effet, dans le même temps les blancs du Port-au-Prince avaient appris les succès obtenus par Sonthonax contre les factieux du Cap, et l’espèce de triomphe accordé aux hommes de couleur. Ils sentaient alors qu’il fallait réunir les divers partis parmi la classe blanche, pour ne pas être vaincus les uns après les autres. Borel proposa alors à Hanus du Jumécourt, maire de la Croix-des-Bouquets, une conférence où ils se jurèrent un éternel oubli du passé qui les avait éloignés l’un de l’autre. Borel était du parti de l’assemblée de Saint-Marc, tandis que Hanus de Jumécourt était partisan de Peinier. Ils s’embrassèrent publiquement pour tracer l’exemple à leurs partis respectifs, et ils arrêtèrent entre eux un plan de confédération pour les quatorze paroisses de l’Ouest.

Pour y parvenir, il fallait avoir l’air de s’unir sincèrement aux hommes de couleur qui, depuis l’entrée de Roume et de Blanchelande au Port-au-Prince, étaient restés sous des drapeaux distincts. La municipalité rendit un arrêté, le 8 décembre, qui invitait les hommes de couleur à se fondre sans distinction dans les rangs de la garde nationale. Elle fit valoir les outrages dont quelques-uns avaient été l’objet, dans la journée du 2 décembre, de la part des africains.

En conséquence de cet arrêté, le 10, un détachement armé des hommes de couleur se présenta devant l’hôtel de ville avec les drapeaux du corps. Juste Chanlatte fut introduit dans la salle des séances pour annoncer l’objet de leur présence. Son père Chanlatte aîné, et Breton de la Villandry, officiers municipaux, sortirent pour introduire les drapeaux. Ils y rentrèrent bientôt avec Bauvais qui présenta les drapeaux, en adressant le discours suivant à la municipalité :


« Messieurs,


» Nous venons déposer, avec autant de confiance que d’empressement, dans le sein des représentans de la commune du Port-au-Prince, des drapeaux sous lesquels nous avons éprouvé de longs malheurs, sans néanmoins les avoir jamais abandonnés. Notre attachement et notre fidélité à ces mêmes drapeaux doivent être un sûr garant de notre conduite à venir pour le soutien des drapeaux de la garde nationale dont nous faisons partie.

» Puissent tous les citoyens que vous représentez être convaincus de notre désir ardent à coopérer avec eux au rétablissement d’une paix qui nous est nécessaire à tous, et de notre zèle à poursuivre tous les ennemis d’une révolution qui doit nous rendre heureux !

» C’est dans ces sentimens que nous apportons nos bannières.[4] »


Si cette cérémonie était calculée de la part des blancs, pour inspirer une entière confiance aux hommes de couleur, Bauvais, qui représentait ses frères, en sauvegardant leur dignité par ses paroles modérées et fermes, donnait à entendre à leurs adversaires, nous devrions dire leurs éternels ennemis, que les hommes de couleur n’abdiquaient point le droit qu’ils se réservaient de poursuivre, de combattre tous ceux qui se déclareraient contraires aux principes de la révolution française. Cette espèce de protestation anticipée contre les événemens qui vont arriver, était à l’adresse de B. Borgella, de Borel et de Hanus de Jumécourt dont on pressentait les desseins. Ces hommes, dans cette circonstance, jouaient cette espèce de comédie, précurseur de scènes tragiques, avec cet aplomb de déloyauté que les colons ont presque toujours montré, lorsqu’ils se préparaient aux meurtres dont ils donnèrent si souvent le spectacle à Saint-Domingue.


Le projet de confédération conçu par eux consistait à faire nommer deux commissaires par chacune des paroisses de l’Ouest, pour se réunir au Port-au-Prince le 20 janvier 1793. Le but avoué de cette réunion par la municipalité, était « le désir de mettre le sceau à l’indissoluble fraternité qui devait désormais exister entre tous les hommes libres de la colonie : les mêmes commissaires devaient réitérer, en présence de tous les citoyens, le serment d’achever, par leurs exemples et par leurs efforts réunis, la pacification de toutes les parties de l’Ouest, l’oubli de toutes les divisions et de toutes les opinions, pour faire concourir à l’avenir toutes les volontés à un seul but, le bonheur de tous les habitans de la dépendance. » À cet aveu insidieux, publié dans les journaux, on ajouta secrètement, dans les invitations faites aux municipalités des paroisses « qu’il s’agissait de former un corps politique qui délibérerait sur l’organisation définitive et légale de toutes les parties de l’administration, sur les secours promis et consacrés au rétablissement de la tranquillité, et sur le nouvel ordre de choses que la convention nationale avait établi en France, depuis le mois d’août[5]. » C’est-à-dire, sur l’établissement de la République française, depuis l’arrestation et la déchéance prononcée contre Louis XVI.

Cette adresse aux paroisses de l’Ouest, en date du 1er janvier 1793, émanait des municipalités du Port-au-Prince et de la Croix-des-Bouquets[6]. Dans un tel plan, on voit déjà l’habileté de l’homme qui porta Toussaint Louverture à donner une constitution à Saint-Domingue, en 1801, dont il fut le principal rédacteur et signataire. B. Borgella se révèle déjà tout entier en 1793.


Les deux municipalités ne donnèrent aucune information de ce projet à Polvérel, alors aux Cayes ; il n’en fut instruit que par les papiers publics et par une lettre de la municipalité contre-révolutionnaire de Saint Marc. Fermement résolu à maintenir l’autorité de la commission civile et à déjouer les manœuvres des colons, ennemis de la France, il s’empressa de publier une proclamation où il rappelait ces êtres incorrigibles à leurs devoirs. Il y défendit « à toutes communes de l’Ouest, sous la responsabilité de leurs officiers municipaux, d’autoriser leurs commissaires à les représenter dans aucun corps ou assemblée délibérante, ou à prendre ou souscrire, en la dite qualité de représentans, aucune résoution, arrêté ou pétition sur les objets annoncés par les deux municipalités. » Sa proclamation était du 11 janvier 1793.

Cet acte, où la sagesse s’alliait admirablement à la vigueur, où il disait « que la formation seule d’un tel corps, délibérant sur le nouvel ordre de choses que la convention nationale avait établi en France, non-seulement sans l’aveu, mais encore contre le vœu des autorités déléguées par la nation, serait un attentat manifeste à la souveraineté de la République française : » cet acte se terminait par faire les mêmes défenses aux commissaires qui auraient reçu de tels pouvoirs, le tout « sous peine d’être réputés perturbateurs du repos public, coupables du crime de lèse-nation et de désobéissance aux ordres émanés des commissaires nationaux civils, poursuivis comme tels et soumis aux peines portées par les lois du 4 avril, 22 juin, 11 et 17 août 1792 ; » c’est-à-dire, sous peine d’être mis en état d’arrestation, d’être traduits en France, sous l’accusation du crime de haute trahison, et d’être enfin déclarés traîtres à la patrie.

Toutefois, toujours porté à la modération qui était le fond de son caractère, Polvérel finissait sa proclamation en disant que « rendant justice à la pureté des intentions des deux municipalités du Port-au-Prince et de la » Croix-des-Bouquets, qui n’avaient erré que par l’ignorance où elles étaient des lois françaises, jusqu’à présent peu connues dans la colonie, » il approuvait la fédération (et non la confédération) en tout ce qui n’avait pour objet que des vues de fraternisation. Il exprima même le regret qu’il aurait de ne pouvoir aller occuper une place dans cette fête de famille, si les affaires publiques le retenaient dans le Sud.

Les conspirateurs se tinrent pour avertis. Ils ne donnèrent point suite à cette prétendue fête de famille, mais ils n’eurent pas moins une réunion pour s’entendre et se concerter[7].

Leur projet était de massacrer les hommes de couleur qui, au Cap et au Port-au-Prince, fortifiaient et soutenaient l’autorité de là commission civile.

Hanus de Jumécourt, chevalier de Saint-Louis, qui ne s’était confédéré avec eux, en 1791, que dans l’espoir d’opérer la contre-révolution par leur concours, les voyant embrasser plus que jamais la cause de la métropole dont la révolution les favorisait, fut excessivement irrité contre eux. Son irritation s’aggravait de tout le mécontentement qu’il éprouvait de la chute de la royauté et du triste sort fait à Louis XVI ; car il était essentiellement royaliste.

Quant au marquis de Borel, ses sentimens antérieurs à leur égard, comme un des membres les plus violens des deux assemblées coloniales, les persécutions qu’il avait exercées contre eux dans l’Artibonite, en faisaient un ennemi acharné[8]. Les sentimens personnels à B. Borgella se décèlent suffisamment par le mépris qu’il avait fait de son fils naturel[9].

Peu de jours après la proclamation de Polvérel, d’accord entre eux, ils suscitèrent une révolte des esclaves dans les mornes des Crochus et au Fond-Parisien, deux cantons de la paroisse de la Croix-des-Bouquets, et enfin dans la plaine du Cul-de-Sac qui forme principalement cette paroisse : elle éclata le 25 janvier 1793[10]. Ils firent appeler les nègres-marrons de la montagne de Bahoruco, dirigés par un de leurs chefs nommé Mamzelle : ces nègres-marrons avaient des motifs particuliers de haine contre les hommes de couleur, parce que, dans l’ancien régime, c’étaient ces hommes qui, dans la maréchaussée, servaient principalement à leur donner la chasse. Les nègres incendièrent 33 habitations des hommes de couleur et en massacrèrent 27 : les blancs et leurs propriétés furent respectés.

Ainsi, les blancs qui, dans le régime colonial, contraignaient les mulâtres et nègres libres à traquer les esclaves fugitifs, les blancs, en 1793, employaient ces hommes ignorans, à leur tour, à traquer les nègres et mulâtres libres.

Hanus de Jumécourt qui avait concouru, au mois d’avril 1792, avec les hommes de couleur, au soulèvement des noirs du Cul-de-Sac sous la conduite de Hyacinthe, employa cette fois son influence sur ce dernier, qui dirigeait secrètement tous ces esclaves soulevés. Hanus de Jumécourt eut la scélératesse d’envoyer contre eux de faibles détachemens composés d’hommes de couleur qui furent presque tous massacrés dans des embuscades ménagées dans ce but. Influençant la municipalité de la Croix-des-Bouquets, il la porta à demander des secours au Port-au-Prince, en fixant un faible nombre de troupes, mais en demandant qu’elles fussent surtout composées d’hommes de couleur qu’il destinait à la boucherie.

Remarquons ici que, si cette insurrection des esclaves au Cul-de-Sac fut fatale aux hommes de couleur de l’Ouest, elle fut extrêmement favorable aux nègres insurgés du Sud ; car c’est pendant que Polvérel se concertait avec Harty pour écraser ceux-ci, qu’il apprit le soulèvement du Cul-de-Sac qui le porta à renoncer à son projet. Les colons perdaient donc d’un côté ce qu’ils gagnaient de l’autre ; ils perdaient encore, en aggravant la haine que devaient leur vouer les hommes de couleur. En récapitulant ce calcul politique, si l’on peut s’exprimer ainsi, on entrevoit dès lors quel sera le résultat de leurs abominables combinaisons. Un jour arrivera où toutes les forces vives de la vraie population de Saint-Domingue se réuniront pour se venger ensemble contre leurs communs ennemis de la race blanche ; le Dieu des armées scellera cette union sainte, du haut de son tribunal inflexible, et les temps seront accomplis !

Quoique Borel fût d’accord avec Hanus de Jumécourt, il profita de la circonstance pour mettre à exécution le projet qu’il avait formé de se débarrasser de ce contre-révolutionnaire. Au lieu d’envoyer le faible détachement réclamé par celui-ci, Borel sortit du Port-au-Prince à la tête d’environ deux mille hommes de toutes couleurs, blancs, mulâtres, et africains sous la conduite de son fidèle Philibert. Il joignit Hanus de Jumécourt ; et pendant qu’ils marchaient tous deux contre les esclaves insurgés par eux, Borel opéra l’arrestation de son complice et du chevalier de Coustard, ancien commandant de la province de l’Ouest sous le gouvernement colonial, tous deux chefs de la contre-révolution à la Croix-des-Bouquets. Il les emmena dans les prisons du Port-au-Prince, et cessa de poursuivre les insurgés. H. de Jumécourt resta en prison durant quinze mois : au commencement de 1794, Sonthonax le mit en liberté ; Coustard y mourut.

Ainsi débarrassé de Hanus de Jumécourt, ce concurrent redoutable parmi les anciens pompons blancs, Borel tourna ses efforts contre les agens de la métropole.

Le vieux général de Lasalle était devenu, comme nous l’avons dit, gouverneur par intérim de Saint-Domingue au départ de Rochambeau pour la Martinique : il résidait au Port-au-Prince, depuis la fin de septembre 1792, en qualité de commandant de la province de l’Ouest. Cet officier qui, à la prise de la Bastille, en 1789, avait eu le commandement de Paris, était un homme déjà usé par l’âge et par les maladies qu’il contracta dès son arrivée dans la colonie. D’un dérèglement de mœurs qui le déconsidérait aux yeux de la société, il avait perdu toute influence sur les troupes et les gardes nationales. Il fut humilié par Borel et ses affidés.

À peu près dans ce temps-là, Sonthonax avait envoyé auprès de lui un de ses secrétaires nommé Picquenard, pour lui notifier le départ de Rochambeau et l’inviter à prendre l’intérim du gouvernement : Lasalle en fît son aide de camp. Mais Borel et les autres factieux, pour se venger des déportations ordonnées par Sonthonax, arrêtèrent Picquenard et voulurent le pendre à une lanterne, comme on avait fait du malheureux Scapin, dans la même ville. Mais plus heureux que ce noir, Picquenard fut secouru à temps par quelques hommes de couleur et par Rudeval, commandant de la frégate l’Astrée, à bord de laquelle il fut mis en détention, sans que Lasalle fît la moindre démarche à cette occasion : il eut même la lâcheté de consentir à son arrestation, tant il était subjugué lui-même par les factieux. On lit dans les Débats une lettre mélancolique de ce jeune homme de vingt-deux ans, adressée à Sonthonax, où il se résignait à la mort qu’il croyait recevoir à tout moment de ses infâmes persécuteurs, quoiqu’il fût à bord de l’Astrée[11].

Peu de jours auparavant, ils avaient voulu également arrêter Delpech, secrétaire de la commission civile, et Dufay, que Sonthonax envoyait auprès de Polvérel. Ces deux envoyés durent sortir bien vite du Port-au-Prince pour rejoindre ce commissaire aux Cayes.

Borel fît encore arrêter le journaliste Catineau que les blancs haïssaient, parce qu’il avait épousé une mulâtresse ; mais ils prétextèrent que Catineau avait reproduit dans sa feuille une relation officielle des événemens passés au Cap, dans les premiers jours de décembre 1792, et que Sonthonax adressa à la convention nationale. Après ces excès déjà condamnables, Borel dirigea un soulèvement des agitateurs du Port-au-Prince contre le gouverneur Lasalle qui fut arrêté, mais qui s’évada et se rendit à Saint-Marc auprès de Sonthonax : celui-ci l’accueillit avec distinction. Montbrun, son aide de camp, était avec lui.


La mission de Delpech et de Dufay auprès de Polvérel avait pour but d’expliquer à celui-ci les motifs de Sonthonax pour faire établir l’impôt du quart de subvention, et d’autres mesures qu’il avait également désapprouvées.

En passant au Port-au-Prince, ces deux envoyés jugèrent de la situation de cette ville et firent part de leurs observations aux deux commissaires, et de la nécessité pour eux de se réunir pour pouvoir abattre les facti eux qui y dominaient. Eclairés par ces observations et voulant revenir dans l’Ouest à cause de l’insurrection des esclaves et des troubles du Port-au-Prince, Polvérel consentit sans difficulté à se joindre à son collègue : ils convinrent alors de se réunir à Saint-Marc, sur la proposition de Polvérel.

En conséquence, Sonthonax partit du Cap à la fin de février 1793 et arriva à Saint-Marc le 4 mars, sur le vaisseau l’America : il emmena avec lui environ cent hommes de troupes, commandés par Desfourneaux, lieutenant-colonel, et cinquante dragons sous les ordres de Martial Besse, et se fît accompagner par Pinchinat, sur l’influence duquel il comptait pour agir efficacement sur l’esprit des hommes de couleur de cette ville. Pinchinat seul, en effet, pouvait opérer, s’il était besoin, leur retour à des sentimens convenables pour les commissaires civils, en annulant l’influence de Savary aîné. Avant de quitter le Cap, Sonthonax chargea la commission intermédiaire et le général Laveaux, de la police de cette ville.

Informé du lieu où se tenaient Roi de la Grange et Decoigne, il envoya la gendarmerie pour les arrêter. Decoigne fut tué en se défendant ; mais Roi de la Grange réussit à se sauver et à se rendre à la Jamaïque.


Prévoyant que la réunion des commissaires civils serait fatale à leurs vues d’indépendance, les factieux du Port-au-Prince, dirigés par Borel et B. Borgella, en renonçant à leur projet de confédération, par suite de la proclamation de Polvérel, conçurent un nouveau plan : celui de la formation d’une nouvelle assemblée coloniale. Pour masquer ce plan, la municipalité du Port-au-Prince arrêta que la nomination des députés à la convention nationale se ferait incessamment. Elle adressa de son chef, sans autorisation des commissaires civils qui seuls en avaient le droit, son arrêté à cet effet, à toutes les communes de l’Ouest : elle les invita en même temps à nommer leurs députés à l’assemblée coloniale, pour se réunir à ceux du Port-au-Prince, le 10 mars, à Léogane.

Mais Polvérel, avisé de cette mesure, s’y opposa de nouveau. Il rendit une proclamation où il invitait la commune de Léogane de dissoudre toute réunion de soi-disant députés, comme attroupement séditieux. Les hommes de couleur étant en grand nombre à Léogane, cette proclamation fut exécutée ; et les députés du Port-au-Prince, du Grand-Goave et du Petit-Goave, déjà rendus, furent contraints de se retirer.

La municipalité du Port-au-Prince avait également invité celle du Cap à donner les mêmes ordres dans le Nord ; mais elle n’osa pas le faire sans consulter la commission intermédiaire. Celle-ci en référa à Sonthonax qui, de Saint-Marc ; défendit toutes mesures dans ce but.


Les hommes de couleur l’avaient parfaitement accueilli. Eclairés sur les dangers qui les menaçaient, par les excès commis contre leur classe au Cap, au Port-au-Prince, au Cul-de-Sac, à Jacmel et dans d’autres communes, ils passèrent de l’excès de défiance qu’ils avaient contre les commissaires civils, à l’excès contraire, pour pouvoir obtenir d’eux de se venger des blancs du Port-au-Prince.

Dès qu’il fut à Saint-Marc, Sonthonax acquit des renseignemens positifs sur les causes des troubles du Port-au-Prince, et sur les projets des factieux. Lasalle vint, par sa fuite, confirmer ces renseignemens. Sonthonax écrivit alors à la municipalité du Port-au-Prince et à Borel, de lui faire connaître les auteurs de ces troubles : ils gardèrent un coupable silence. Alors Sonthonax recourut aux résolutions qui seules pouvaient amener la soumission du Port-au-Prince à l’autorité de la commission nationale.

Le 21 mars, il publia la proclamation suivante :

Citoyens,

Les intérêts de la France dans la colonie courent le plus grand danger, il n’est plus temps de vous dissimuler l’état alarmant où se trouve la chose publique, à la veille d’une guerre étrangère[12] Il est du devoir du délégué de la nation de prévenir et d’étouffer les mouvemens irréguliers de l’intérieur, en instruisant les vrais patriotes des intrigues dont on veut les rendre victimes, en en punissant les auteurs. Je vais dire toutes les vérités, démasquer tous les traîtres ; je les livrerai ensuite à la juste vengeance de la convention nationale.

La constitution de la France en République offrait de nouvelles chances aux machinations perverses des factieux de Saint-Domingue ; les royalistes et les indépendans ont cru le moment favorable pour se rapprocher ; les chefs des deux partis ont uni leurs forces en se coalisant, et le prix d’une association aussi monstrueuse a été le sang des hommes du 4 avril et l’incendie de leurs possessions.

À peine s’étaient-ils donné le baiser de paix que l’insurrection a éclaté dans les paroisses voisines du Port-au-Prince ; les habitations des citoyens de couleur, leurs communes victimes, ont été pillées et incendiées ; plusieurs d’entre eux ont été massacrés en défendant leurs foyers. À Jérémie, ces scènes d’horreur se sont répétées d’une manière plus tragique encore : on a armé contre eux des mains esclaves ; on a payé leurs bourreaux ; on les a chassés de leurs biens ; on les a forcés de fuir en emmenant avec eux leurs femmes et leurs enfans.

Rarement les agitateurs sont les maîtres d’arrêter à propos les insurrections qu’ils ont fait naître, et c’est ce qui est arrivé à la Croix-des-Bouquets ; les esclaves révoltés des Crochus et du Fond-Parisien ne se sont pas bornés à remplir leur exécrable mission ; ils ont pillé et dévasté la riche plaine du Cul-de-Sac, et rien ne peut les contenir qu’une confédération inviolable entre tous les citoyens pour expulser ceux qui les instruisent et les excitent.

C’est surtout dans la ville du Port-au-Prince qu’est le siège de la puissance de ces audacieux criminels ; c’est là que domine avec fureur cette insolente faction tant de fois proscrite par les représentans du peuple français, couverte encore du sang que ses prétentions insensées ont fait répandre ; rivale et à jamais ennemie de l’ancien gouvernement, calomniant sans cesse la révolution française et ses plus zélés défenseurs, toujours d’accord avec les ministres qui ont fait le malheur de la France, et constamment soutenue et protégée par tout ce qu’il y avait dans l’assemblée constituante d’amis ardens du clergé, de la noblesse et de la monarchie.


C’est au Port-au-Prince que règne cet amas d’hommes perdus de dettes et de crimes, dont les propriétés obérées ne peuvent devenir libres que par la banqueroute et l’indépendance ; qui qualifient d’étrangers les Français nés en Europe ; qui, dans leur correspondance publique, traitent l’esprit dont la convention nationale est animée, d’esprit dominant et effrayant ; qui prêchent continuellement le mépris de la métropole et de ses mandataires.

Accoutumés sous l’ancien régime à ramper dans les antichambres de Paris et de Versailles, fiers des privilèges qu’ils partageaient avec la ci-devant noblesse, toute leur ambition s’est portée à conserver les abus du régime colonial ; ils ont insulté aux principes qui dirigeaient la métropole ; ils ont fait de la révolution une spéculation de fortune ; ils n’y ont vu qu’un moyen de plus d’éterniser leurs préjugés. Ce sont ces mêmes hommes qui, forts de l’entourage perpétuel d’une horde de scélérats stipendiés à Saint-Domingue par les princes d’Italie[13], pour y perpétuer l’anarchie et punir ainsi la nation de ses succès en Europe ; ce sont eux, dis-je, qui ont profané la sainte institution des clubs en faisant de celui du Port-au-Prince une arène odieuse d’injures et de dénonciations, où l’on provoquait sans cesse la résistance à la loi et à l’avilissement des pouvoirs institués.

Ce sont eux qui, au nom de ce club, ont poursuivi l’estimable auteur du journal de l’Égalité, du seul ouvrage patriotique capable de purifier l’esprit public de là colonie ; ce sont eux qui, dans la municipalité, l’ont fait dénoncer aux tribunaux et décréter ensuite de prise de corps, contre toutes les lois qui garantissent aux Français la liberté de penser et d’écrire.

Ce sont eux qui, par des enrôlemens d’esclaves, ne cessent de provoquer la ruine du système colonial, tandis qu’ils accusent la France et ses délégués de vouloir attenter à sa conservation.

Ce sont eux qui, dans leur incroyable délire, ont osé arrêter l’un des envoyés de la commission nationale, qui l’ont retenu prisonnier sur un bâtiment de l’État où il a fallu toute la fermeté de l’équipage pour le sauver de la fureur d’une troupe d’hommes égarés par leurs coupables suggestions. Auteurs de tous les maux qui ont désolé Saint-Domingue, la sévérité de la commission nationale les poursuivra partout.


Qu’ils se rassurent cependant, les hommes probes et tranquilles, véritables adorateurs de la loi, qui, au milieu de tant de désordres, forment encore la majorité de la ville du Port-au-Prince ; trop longtemps tyrannisés par une poignée de séditieux, ils vont enfin en être délivrés par le convoi qui partira pour France. Que les grenadiers de la garde nationale qui viennent d’empêcher le massacre des prisonniers, et qui, par ce trait de bravoure et de civisme, ont conservé les preuves vivantes de la complicité des agitateurs du peuple avec les aristocrates reconnus, se joignent à l’armée des amis de la France ; qu’ils concourent à l’expulsion de nos ennemis communs : animés tous du même esprit, nous poserons ensuite la base du bonheur de Saint-Domingue.

Et vous, soldats des bataillons ci-devant Artois et Provence ; vous qui, croyant marcher sur la ligne du patriotisme, avez été si souvent égarés par des perfides trop déguisés sous les couleurs nationales pour être aisément reconnus, cessez à jamais d’être les instrumens aveugles d’une faction qui vous a si indignement trompés ! Nés Français, le feu sacré de la patrie brûle dans vos cœurs. Eh bien ! n’hésitez pas de vous ranger autour des mandataires de la République, n’écoutez plus que leurs ordres. Que vous importe la querelle des aristocrates de la peau ? Vous n’êtes pas venus dans la colonie pour venger l’amour-propre des ennemis de l’égalité, encore moins les prétentions des indépendans contre la mère-patrie. Votre mission est de faire respecter les volontés de la République, et surtout d’y obéir sans réserve et sans murmures.


Dans ces circonstances, le commissaire civil a ordonné et ordonne ce qui suit :


Article 1er. Déclarons les gardes nationales des quatorze paroisses de l’Ouest en état de réquisition permanente, jusqu’à ce que par nous il en ait été autrement ordonné.

2. Le citoyen gouverneur général pourra en ordonner le rassemblement en tel nombre et tel lieu qu’il jugera à propos, tant pour se préparer à la défense de l’ennemi extérieur que pour rétablir l’ordre au Port-au-Prince, et marcher ensuite contre les esclaves révoltés de là plaine du Cul-de-Sac.

3. Faisons très-expresses inhibitions et défenses aux officiers municipaux des communes de s’immiscer directement ou indirectement dans la formation des rassemblemens qui pourront être ordonnés par le citoyen gouverneur général, et ce, sous les peines portées par les lois des 22 juin et 17 août derniers.

Ordonnons, etc., etc.

À cette proclamation énergique, A. Chanlatte ajouta une adresse à tous les hommes de couleur de l’Ouest, pour les inviter à seconder les mesures du commissaire civil. La voici :


Frères et amis,

Quoi ! tandis qu’au milieu du désordre et de l’anarchie, quelques courageux citoyens blancs nous donnent l’exemple de leur dévouement à la mère-patrie, en combattant pour le maintien des lois, pourrait-il s’en trouver parmi nous qui restassent encore dans une lâche et coupable inaction ? Quoi ! nous qui devons tout à cette mère-patrie dont nous tenons l’existence, nous aurions la bassesse de l’abandonner, à l’instant même où ses délégués sont menacés ? Non… loin de nous une idée aussi barbare. Les hommes de la zone torride portent un cœur reconnaissant, et leur vie n’est plus rien quand la loi a parlé. Réunissons-nous donc, frères et amis ; prouvons à la République française que nos cœurs sont indignes d’ingratitude. Accourez de tous les points de la colonie, citoyens régénérés, entourons les organes de la loi, et que nos corps tombent mille fois sous les coups de nos misérables ennemis, plutôt que de laisser avilir un instant les lois de la République. Quels reproches n’aurions-nous pas à nous faire, si nous ne volions tous au secours de la loi ? Quoi ! les commissaires civils eux-mêmes vont exposer leurs jours précieux ? Quoi ! des hommes qui ont abandonné pour nous toutes les douceurs de leur patrie, courraient des dangers, et tous tés citoyens de couleur ne les partageraient pas ? Ah ! frères et amis, si le crime triomphait un moment, si vous aviez le malheur de perdre un seul de vos défenseurs, n’entendez-vous pas déjà au fond de vos cœurs cette bienfaisante patrie vous dire, avec l’accent de la plus vive douleur : « Enfans ingrats, j’avais reconnu vos droits ; j’avais envoyé des hommes intrépides et vertueux pour vous faire partager, avec mes autres enfans, la somme du bonheur qui appartient à tous les hommes libres : vous les avez lâchement abandonnés, et ils sont morts victimes de leur devoir et de leur amour pour moi. »

Craignons, frères et amis, que la République ne nous fasse un jour des reproches aussi déchirans. Déployons toute notre énergie ; que nos ennemis tremblent d’effroi en voyant la courageuse ardeur que nous allons mettre à attérer et anéantir cette faction insolente dont le foyer est au Port-au-Prince ; jurons tous de ne point revenir que le dernier n’en soit exterminé. Et vous, citoyens régénérés comme nous, vous |que ces scélérats, criblés de dettes et de crimes, appelaient autrefois petits blancs, vous qu’ils servent bassement aujourd’hui, parce qu’ils voient que vous êtes, comme au sein de la France, la classe la plus précieuse du peuple, ne vous laissez point aller aux suggestions perfides de ces hommes corrompus. Tant qu’ils auront besoin de vous, ils vous caresseront, et ils tâcheront de vous briser comme un instrument inutile et même dangereux, quand leurs fortunes seront réparées ; vous apercevrez bientôt qu’ils n’eurent jamais d’autre but.

Nous ne craignons pas qu’un seul de nos frères soit assez lâche pour ne pas nous imiter ; plus de repos, amis, plus de grâces, écrasons cette vermine infecte qui porte la désolation jusque dans nos mornes les plus reculés. Songeons que les ennemis extérieurs nous défendent impérieusement de composer avec les agitateurs qui sont dans notre sein, et purifions, par la mort, cette terre encore fumante de crimes.


La foudre qui allait écraser, au Port-au-Prince, les anciens partisans de l’assemblée générale de Saint-Marc, partait de cette même ville où ils avaient établi le règne de leurs doctrines si funestes à Saint-Domingue. L’histoire de ce pays offre plus d’une fois l’occasion de faire de pareils rapprochemens, et Saint-Marc en particulier en a fourni des exemples remarquables.

Résolus à déployer la plus grande force contre le Port au-Prince, les hommes de couleur, autorisés par Sonthonax[14], avaient enrôlé environ deux cents esclaves. Les blancs leur en avaient donné l’exemple après la déportation des suisses, par l’enrôlement des africains au Port-au-Prince, sous les ordres de Cayeman ; par celui des esclaves du quartier de Tiburon, sous les ordres de Jean Kina, et dans d’autres localités : ils venaient encore tout récemment de placer ces mêmes africains sous la conduite de Philibert, en soulevant en outre les ateliers du Cul-de-Sac ; et des nouvelles parvenues de Jérémie apprenaient qu’ils agissaient encore de la même manière dans ce quartier. Mais les habitans de Saint-Marc s’empressèrent d’adresser une pétition à Sonthonax, pour réclamer contre la violation de leurs propriétés.

Nous donnons un extrait de cette pétition qui servit de base, à la fin de la même année, à un acte plus fameux, publié à Saint-Marc même contre les commissaires civils.

Saint-Marc, le 12 mars 1793.


Les citoyens de Saint-Marc et de ses dépendances, justement alarmés des suites de l’attentat qui a été commis dans la journée d’hier sur leurs propriétés, par une partie de leurs concitoyens, ci-devant dits de couleur, viennent réclamer du délégué de la République française l’exécution de la loi…

Précédemment, l’assemblée nationale avait mis sous la sauvegarde de la nation les colons et leurs propriétés.

Vos collègues et vous, citoyen commissaire, prévenus que des ennemis du bien public avaient fait précéder votre arrivée en cette colonie, de méfiance sur vos principes contre les propriétés, vous vous êtes empressés de rassurer les colons en déclarant solennellement, dans vos discours d’installation, qu’invariablement attachés aux lois que vous veniez faire exécuter, vous déclariez au nom de la métropole et de l’assemblée nationale, que vous ne reconnaîtriez désormais que deux classes d’hommes dans la colonie de Saint-Domingue : les libres, sans aucune distinction de couleur, et les esclaves ; vous déclariez qu’aux assemblées coloniales seules, constitutionnellement formées, appartient le droit de prononcer sur le sort des esclaves.

Vous déclariez que l’esclavage était nécessaire à la culture et à la prospérité des colonies, et qu’il n’est ni dans les principes ni dans la volonté de l’assemblée nationale de toucher, à cet égard, aux prérogatives des colons.

Vous déclariez que vous ne connaîtriez pour les amis de la France que ceux qui le seraient de la constitution, sauf les modifications que commandent l’esclavage et les localités.

Vous-même, citoyen commissaire, par votre proclamation du 4 décembre, vous avez particulièrement renouvelé, dans une circonstance périlleuse, la déclaration des mêmes principes. Pour fermer la bouche aux agitateurs, et rassurer à jamais les bons citoyens, vous avez plus particulièrement encore consacré que, s’il était possible que l’assemblée nationale égarée pût se porter à oublier les prérogatives des habitans de Saint-Domingue et à détruire dans le régime colonial le germe de sa prospérité, vous déclariez que vous ne vous rendriez jamais l’exécuteur d’une pareille injustice ; vous déclariez que vous vous y opposeriez de toutes vos forces, que vous en faisiez le serment solennel.

Et c’est au mépris d’une déclaration aussi solennelle, et c’est sous les yeux de la loi même que des citoyens, égarés par une trop grande susceptibilité, que vous avez même désapprouvée par votre proclamation du 24 février dernier, viennent attenter sur les propriétés de leurs concitoyens, en enlevant publiquement et à main armée, jusque dans l’asile des citoyens, des esclaves dont la plupart sont la seule propriété de leurs maîtres !…

Jetez les yeux alors, citoyen commissaire, sur les suites affreuses qui peuvent en résulter, si l’on opposait quelque résistance à leurs demandes, et qui, au fond, n’auraient rien d’injuste, puisqu’elles ne seraient le résultat que des promesses qui leur auraient été faites. Il est sans doute impossible d’admettre aucune différence entre le mulâtre et le nègre esclave, puisque, suivant l’esprit de la loi et conformément à l’intention de tous les citoyens, l’état d’homme libre doit seul distinguer tous les individus existans dans la colonie, cette observation juste et qui peut entraîner par ses conséquences de très-sérieuses réflexions, mérite, citoyen commissaire, que nous vous priions d’y donner toute votre attention…


Cette pétition nous apprend que dans l’enrôlement opéré, on avait surtout pris les mulâtres esclaves.

Que pouvait opposer Sonthonax à une telle mise en demeure, fondée sur ses propres déclarations et celles de ses collègues ? N’était-ce pas aussi une protestation anticipée contre la liberté générale que ce commissaire se vit forcé de proclamer quelques mois après ? Aussi écrivit-il à la municipalité une lettre où nous remarquons ces passages :

« On se plaint d’enlèvement et d’enrôlement d’esclaves ; il est de votre devoir, citoyens, de vous opposer à toute espèce de violation de la loi, et surtout à celle qui devient un attentat aux propriétés.

Je vous enjoins, en conséquence, d’employer toute l’autorité dont vous êtes revêtus, pour rassurer tous les citoyens paisibles, et faire rendre aux maîtres, tous les individus qui depuis ces derniers jours ont été soustraits à leur autorité. »

La municipalité obéit à cette invitation, en faisant seulement défense aux maîtres de maltraiter aucunement les esclaves qui avaient été enrôlés. Son arrêté à cet effet fut rendu le 12 mars également.

C’est à tort, selon nous, qu’à cette occasion et dans sa réponse, Pinchinat accuse Sonthonax d’avoir voulu servir les intérêts des maîtres : il pouvait simplement l’accuser d’inconséquence, s’il est vrai qu’il autorisa, comme l’affirme Pinchinat, cet enrôlement d’esclaves. Par sa proclamation ci-dessus rapportée, Sonthonax fut encore contraint de blâmer les factieux du Port-au-Prince, pour avoir enrôlé des esclaves sous le nom d’africains et soulevé ceux de la plaine du Cul-de-Sac. À moins de commettre une nouvelle inconséquence, il ne pouvait approuver ce qui se passait dans cette ville rebelle, lorsqu’il déférait à Saint-Marc aux réclamations des propriétaires.

Nous saisissons cette circonstance pour faire remarquer qu’il n’est pas vrai, comme on l’a cru, que les hommes de couleur et particulièrement Pinchinat, exerçaient une grande influence sur Sonthonax : à peine si Polvérel lui-même pouvait en exercer sur cet esprit absolu. Le fait que nous citons et les passages de l’écrit de Pinchinat démontrent le contraire : « Ce fut en vain, dit-il, que nous lui représentâmes combien une pareille opération était injuste, et préjudiciable à la cause de la liberté : tous nos efforts furent inutiles. »

Remarquons encore que les termes de la proclamation de Sonthonax où il accusa les colons de ces enrôlemens d’esclaves qui provoquent la ruine du système colonial, et le dispositif de son article 2 où il annonce l’intention de marcher contre les esclaves révoltés du Cul-de-Sac, excluent tout projet de sa part de préparer leur affranchissement.


Mécontens et irrités des préparatifs que Sonthonax faisait à Saint-Marc contre le Port-au-Prince, les blancs de la plupart des communes de l’Ouest refusèrent d’y prêter leur concours. Les communes de Jacmel, des Cayes-Jacmel et de la Croix-des-Bouquets prirent ouvertement la défense du Port-au-Prince, par leurs actes où elles protestèrent contre le commissaire civil. La commune du Port-au-Prince elle-même et son club firent publier des diatribes contre lui : ils invitèrent les paroisses de l’Ouest à se rallier à cette ville pour sa défense. La municipalité fut plus modérée ou plus adroite. Elle envoya à Saint-Marc une députation qui porta une adresse à Sonthonax. Elle écrivit plusieurs lettres à Polvérel, pour le prier de conjurer les maux que préparait son collègue contre le Port-au-Prince, en l’invitant à venir dans son sein. B. Borgella prenait ainsi ses précautions contre toutes les éventualités. On va voir qu’elles lui servirent à merveille.

Mais déjà, Polvérel était arrivé à Saint-Marc où il rejoignit Sonthonax. Leur entrevue fut cordiale et touchante ils se donnèrent publiquement des témoignages d’affection, commandés en quelque sorte par leurs dissentimens antérieurs. Polvérel s’empressa de publier son adhésion formelle à toutes les mesures prises par son collègue. Il répondit aux lettres qu’il avait reçues de la municipalité du Port-au-Prince, pour justifier les mesures qu’ils allaient employer contre les factieux qui paraissaient la dominer.


Décidés enfin à agir vigoureusement pour les réduire, ils réunirent environ douze cents hommes, presque tous des citoyens du 4 avril[15]. La ville de Saint-Marc et ses environs en fournirent un détachement. Bauvais, déjà sorti du Port-au-Prince avec ses frères, en amena un autre de Léogane. Le vaisseau l’America, les frégates la Fine et l’Astrée, et la gabarre la Normande étaient à Saint-Marc : une partie des troupes fut transportée jusqu’à l’Arcahaie où elle débarqua pour se joindre à celles qui allaient par terre, sous les ordres de Lasalle. Les commissaires montèrent à bord de l’America.


De son côté, la ville du Port-au-Prince avait beaucoup plus de forces à leur opposer ; mais la peur sema la division parmi ses habitans. Les factieux avaient fait réparer les fortifications depuis un mois, par de nombreux esclaves : elles étaient garnies d’une artillerie considérable, tant du côté de la terre que du côté de la mer. Les anciens canonniers de Praloto y étaient encore, et tout pouvait faire présager une vigoureuse défense de la part de cette ville rebelle.

Borel et son frère, Dumontellier, Philibert, Zik, Binse, etc., dirigeaient la défense : c’étaient tous des hommes d’action.

Nous verrons dans le chapitre suivant quelle fut l’issue de cette lutte.

    est le même que Jean-Baptiste Bayard, qui a été sénateur de la République. Bara était le nom adopté par lui, quand il ne pouvait porter celui de son père.

  1. Rapport de Garran, tome 3, p. 284.
  2. Débals, t. 7, p. 291.
  3. Louis Pasquier a été longtemps employé à la douane du Port-au-Prince ; Cazimir Mercier est mort chef de bataillon d’artillerie. Jean-Baptiste Bara
  4. Débats, t. 7, p. 291. Ces drapeaux étaient tricolores : Bauvais faisait allusion à la répugnance des colons pour cet emblème de la nationalité française.
  5. Rapport, t. 3, p. 296 et 297.
  6. Débats, t. 7, p. 220.
  7. « Tous les citoyens de l’Ouest se sont réunis au Port-au-Prince… C’est de cette assemblée-là que Sonthonax a fait sortir sa proclamation du 21 mars. Il a parlé du baiser de paix de Borel et Jumécourt ; il vous a dit que les factieux du Port-au-Prince s’étaient réunis à cette assemblée ; elle était composée de tout ce qu’il y avait de planteurs et de commissaires. C’est chez Borgella, maire du Port-au-Prince, que le dîné a été donné… C’est de ce dîné que les commissaires civils ont fait reporter l’indignation des hommes de couleur, et qu’ils ont fait entendre à ceux-ci qu’on avait concerté le projet de les détruire. » (Paroles de Sénac aux Débats, t. 7, p. 305.)
  8. Il faut avoner que nous n’avons pas eu à nous louer des nobles de Saint-Domingue. Le marquis de Rouvray écrivit aux autorités espagnoles contre Ogé et Chavanne : il fut aussi acharné contre les noirs esclaves. Le marquis de Cadusch proposa à l’assemblée coloniale de livrer Saint-Domingue à la Grande-Bretagne, pour maintenir l’esclavage et le préjugé de la couleur. Le marquis de Caradeux fut surnommé le Cruel, à cause de sa férocité à l’égard de ses esclaves. Le marquis de Borel fît égorger noirs et mulâtres dans l’Artibonite. Nous ne disons rien des comtes, des barons et des chevaliers de Saint-Louis, ne faisant des reproches qu’aux seuls marquis. »
  9. « Il résulte donc de cette déclaration, que le complot était formé d’assassiner les hommes de couleur de l’Ouest ; que les chefs de ce complot étaient Hanus de Jumécourt et Borel ; il en résulte également que Borel dominait, à l’aide de ses sicaires, la ville du Port-au-Prince, qu’il dirigeait la municipalité à l’aide de quelques hommes qui étaient dans son sein, de quelques hommes qui étaient dans les mêmes principes que Jumécourt et Borel. » (Paroles de Sonthonax aux Débats, t. 7, p. 230.)
  10. … « La révolte du Cul-de-Sac, en janvier 1793, était particulièrement dirigée contre les hommes de couleur, en haine de la loi au 4 avril. » (Paroles de Clausson aux Débats, t, 7, p. 138.) « Sur la fin de janvier dernier, les ateliers s’insurgèrent dans la paroisse de la Croix-des-Bouquets : on peut publier hautement (parce que les preuves en sont acquises dans les archives de la municipalité de cette paroisse et de celle du Port-au-Prince) que le but de cette insurrection était la destruction des citoyens ci-devant dits de couleur. » (Pétition des colons du Port-au-Prince déportés par les commissaires civils, datée de la rade du Cap et adressée à la municipalité de cette ville. Débats, t. 7, p. 373.)
  11. Débats, t. 7, p. 232. Picquenard déclara à Sonthonax que le projet des blancs était d’assassiner les hommes de couleur.
  12. La guerre a été déclarée par la France à la Grande-Bretagne, le 1er février 1793 : la nouvelle en parvint au Cap le 18 mars, à Saint-Marc, le 21.
  13. Les compagnons de Praloto, les matelots et gens sans aveu venus de l’étranger. Nous prions le lecteur de noter ce passage, pour ce que nous aurons à dire plus tard : qu’il prenne note également du paragraphe relatif aux soldats d’Artois.
  14. Réponse de Pinchinat à Leborgne, etc., p. 17.
  15. « C’est ainsi qu’on désignait alors les hommes de couleur, par une expression heureuse qui confondait, pour ainsi dire, leur existence politique avec leur existence naturelle. » Note de Garran, tome 3 du Rapport, page 318.