Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 2/2.6

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 2p. 135-145).

chapitre vi.


Situation des quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon. — Faits antérieurs — La municipalité de Jérémie s’adresse à Galbaud. — La délégation se rend dans la paroisse du Petit-Trou-des-Baradères et se porte avec une armée aux limites de son territoire. — Attaque du camp Desrivaux. — Mort de Jourdain et d’Ignace. — Défaite des républicains.


L’événement dont nous allons raconter les circonstances, exige peut-être de notre part que nous mettions sous les yeux du lecteur des considérations tirées de la situation physique des deux quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon, et que nous fassions aussi une revue rétrospective des faits qui s’y passèrent avant cet événement.

Placés aux confins de la longue péninsule qui forme le département du Sud, ces deux quartiers ou arrondissemens sont séparés des autres par des chaînes de montagnes qui ne laissent guère entre eux de communication que par le littoral de la bande méridionale. Au Nord, cette communication a lieu par mer, ou par un affreux chemin tracé au travers d’un bois de sept lieues d’étendue, extrêmement touffu, et dont l’exposition aux pluies qui régnent dans cette partie durant six mois de l’année éloigna toujours les habitans : ce qui fît donner à ce bois le nom de Désert.

Dans l’ancien régime, si le quartier de Jérémie ou de la Grande-Anse fut établi avant celui de Tiburon, ce ne fut néanmoins que vers le milieu du XVIIIe siècle qu’ils commencèrent tous deux à prendre de l’extension et de la consistance. Souvent exposés aux attaques des corsaires et des bâtimens de guerre de la Grande-Bretagne, pendant ses luttes maritimes avec la France, les habitans de ces lieux, qui ne pouvaient recevoir des secours efficaces et opportuns du gouvernement colonial, se virent toujours contraints de pourvoir à leur salut par leurs propres forces : de là la nécessité pour eux d’armer leurs esclaves pour repousser les ennemis. En parlant de différens faits qui se passèrent dans ces temps reculés, Moreau de Saint-Méry dit : « Ces braves colons sont presque tous artilleurs, et leurs nègres sont soldats. L’étendue et l’importance d’une colonie comme Saint-Domingue forcent à y créer des défenseurs, et l’expérience prouve qu’on n’en a retiré jusqu’ici que de bons effets[1]. »

Nous notons cette particularité, pour expliquer ce que firent les colons des quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon dans le cours de la révolution.

Déjà, on a vu quelle fut l’opposition qu’ils firent constamment à Blanchelande et aux premiers commissaires civils. Eloignées de ces localités, ces autorités ne purent s’y faire obéir. Il en fut de même de Polvérel et Sonthonax. Lorsque Blanchelande y passa avec Rigaud et quelques forces, il n’obtint durant quelques jours qu’une apparence de soumission de la part des colons. En correspondance avec l’assemblée coloniale siégeant au Cap, qui approuvait leurs principes parce qu’ils étaient ceux du côté Ouest de cette assemblée qui dominait alors, et qui représentait l’esprit de l’ancienne assemblée de Saint-Marc, ils persistèrent dans leurs vues qui étaient toujours de parvenir à l’indépendance de la colonie, ou de la livrer à la Grande-Bretagne, s’ils ne pouvaient effectuer le premier projet.

Les quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon avaient parmi leurs habitans plusieurs colons d’une grande habileté pour l’intrigue et fort capables d’ailleurs : de ce nombre étaient J.-B. Millet, Thomas Millet et Page, Page surtout qui a joué un rôle remarquable soit à l’assemblée coloniale du Cap, soit à Paris, en qualité de commissaire de cette assemblée près de l’assemblée législative et de la convention nationale. Nous en avons dit assez de choses qui prouvent sa capacité.

Dès les premiers momens de la lutte armée des hommes de couleur contre les colons, ceux du quartier de la Grande-Anse prirent les armes en même temps que ceux de l’Ouest, à la fin du mois d’août ou dans les premiers jours de septembre 1791. Leurs chefs principaux étaient Noël Azor, les deux frères Lafond, les deux frères Lepage, les deux frères Blanchet, tous hommes éclairés et riches propriétaires. Ils furent avisés des dispositions prises dans la réunion qui eut lieu le 21 août chez Louise Rateau, par Jourdain, Gérin, Baptiste Marmé et Eliacin Dubosc qui y assistaient, et qui quittèrent immédiatement le Port-au-Prince pour se rendre au Petit-Trou.

En s’armant pour revendiquer leurs droits, comme leurs frères de l’Ouest et des autres paroisses du Sud, ils portèrent leurs forces dans les cantons du fond d’Icaque, du Grand-Vincent, des Roseaux et plus particulièrement du fond des Halliers, dépendant de Jérémie ou du Corail. Ils réclamèrent des blancs le bénéfice des concordats signés dans l’Ouest ; mais les colons réussirent à en arrêter un certain nombre qu’ils mirent à bord de bâtimens qui étaient dans les ports de ces deux communes. Lorsque l’assemblée coloniale députa deux de ses membres, le marquis de Cadusch et Raboteau, pour aller réclamer des secours à la Jamaïque contre la révolte des esclaves du Nord, ces deux commissaires les firent relaxer, en touchant à Jérémie. Bientôt, leurs chefs ayant appris la violation des concordats au Port-au-Prince, dans l’affaire du 21 novembre, ils reprirent les armes à l’appel violent signé des chefs de l’Ouest, et au signal donné par Rigaud à toute sa classe dans la province du Sud, au moment où il retournait dans l’Ouest. C’est alors qu’apprenant les crimes affreux commis par les blancs, au Port-au-Prince et aux Cayes, contre les hommes de couleur, ceux de la Grande-Anse se portèrent à des crimes semblables, en représailles de ces horribles excès. On cite nommément une famille Plinquet dont la dame Séjourné faisait partie, qui fut victime de ces représailles. On en trouve les détails dans une lettre du 2 avril 1792, écrite par la dame Desmarais de Montfélix et citée dans les Débats : Thomas Millet et Page ont cité aussi ces faits. Mais, à ce sujet, Sonthonax dit de la dame Desmarais : « Je ne vous parlerai pas du moral de cette citoyenne connue à Jérémie par les atrocités qu’elle avait exercées elle-même sur les hommes de couleur qui étaient prisonniers. » Quant à Millet et Page, il n’avait rien à en dire à la commission des colonies : ces deux colons démontraient assez leur haine pour les hommes de couleur.

À la suite de ces excès, les colons armèrent leurs esclaves contre cette classe, dans les deux quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon : ils trouvèrent dans les précédens de l’ancien régime que nous venons de rappeler, une très-grande facilité à opérer cet armement. C’est alors que ceux de Tiburon furent confiés à la conduite de l’un d’eux nommé Jean Kina qui devint fameux sous l’occupation anglaise. C’était en décembre 1791, en même temps qu’au Port-au-Prince, les colons formaient les compagnies d’africains sous la conduite de Cayeman[2].

Au moyen de tels auxiliaires, les colons, on le conçoit bien, parvinrent facilement, non-seulement à comprimer les efforts des hommes de couleur, mais à les chasser des deux quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon, à en arrêter un grand nombre qu’ils firent de nouveau embarquer sur des navires, avec leurs femmes et leurs enfans, et auxquels ils eurent la scélératesse d’inoculer la petite vérole, pour les moissonner plus vite par les ravages de cette horrible maladie. Ceux qui réussirent à se sauver, se rendirent dans la paroisse du Petit-Trou-des-Baradères, limitrophe du Corail ; ils y trouvèrent Jourdain. D’autres, au nombre desquels étaient les deux frères Blanchet[3], se rendirent aux Cayes sous la protection de Polvérel, en passant par les hautes montagnes du Macaya et de la Hotte. C’étaient dans les derniers jours de février 1793. Le 2 mars, Polvérel écrivit vainement à la municipalité de Jérémie contre ces persécutions.

Déjà, comme nous l’avons dit, les colons de ces deux quartiers isolés avaient imaginé le plan d’organisation d’un conseil d’administration dont le siége fut placé dans la ville de Jérémie et qui fut approuvé par l’assemblée coloniale. Comme on l’a vu, ce conseil dirigeait toutes les affaires publiques dans ces deux quartiers, et finit par établir des impôts sur les habitans pour subvenir aux dépenses qu’elles occasionnaient. Ce conseil était une véritable confédération dont ils prirent l’idée, ou dans la confédération de Léogane, formée en 1790 contre le comte de Peinier, ou dans celle de la Croix-des-Bouquets, en 1791, entre les hommes de couleur et les blancs contre-révolutionnaires.

Aussitôt l’arrivée de Galbaud au Cap, qui vint ranimer l’espoir des colons de se défaire des deux commissaires civils, la municipalité de Jérémie s’empressa de lui envoyer une adresse, le 19 mai 1793, portée par une députation. Elle se plaignait à lui d’une lettre reçue des deux commissaires, datée de Jacmel le 14 mai. Elle lui disait :

« Citoyen gouverneur, vous paraissez sur nos bords, l’espérance renaît dans nos cœurs ; et c’est de vous que la trop infortunée colonie de Saint-Domingue attend son salut… La Grande-Anse vous demande protection et justice… La résistance à l’oppression est, vous le savez, un des droits imprescriptibles de l’homme ; jamais l’oppression fut-elle mieux caractérisée que par cette étonnante lettre du 14 mai ? Elle tend à nous livrer sans armes à nos ennemis de toute espèce, dans un moment où, repoussés si souvent de nos frontières, ils y reparaissent à la fois de toutes parts… Nous renonçons authentiquement au bénéfice de l’article 2 de la déclaration des droits de l’homme ; et quels que soient nos moyens de résistance, la force de notre pays, le nombre de nos citoyens, la quantité et la fidélité de nos esclaves, nous sacrifions tout à la justice et nous n’emploierons qu’elle… »

Polvérel et Sonthonax avaient donc raison d’ordonner des dispositions militaires contre le quartier de la Grande-Anse, en même temps qu’ils y envoyaient la délégation. Il fallait tenter de la réduire, comme ils venaient de le faire à l’égard des factieux du Port-au-Prince.

Mais ces colons ne s’étaient pas tenus à l’organisation du conseil d’administration et à l’armement de leurs esclaves. Ils avaient commencé sur les limites des deux paroisses du Petit-Trou-des-Baradères et du Corail (appelé alors les Cayemittes et comprenant Pestel), le système des camps retranchés et armés de canons, qu’ils étendirent par la suite sur tous les points par où les quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon étaient accessibles par les montagnes. Un camp avait été formé sur l’habitation Desrivaux, située dans le canton alors de Pestel, devenu aujourd’hui une commune ; il était garni de pièces de canon et commandé par un blanc nommé Duperrier. Sa garnison était nombreuse.

En partant du Port-au-Prince, la délégation et Rigaud avaient reçu l’ordre des commissaires civils de recruter leur armée, de contingens pris dans toutes les paroisses sur leur route. Celui du Petit-Goave était commandé par Alexis Ignace, originaire de la Martinique, qui s’y était établi depuis 1781. C’était un homme distingué, et riche par son commerce et par ses propriétés foncières : il avait pris part aux premiers mouvemens révolutionnaires de la classe de couleur dans ce lieu, et avait été nommé capitaine général d’infanterie, au moment où cette classe prenait les armes dans toute la province de l’Ouest.

Arrivés au Petit-Trou, la délégation et Rigaud y trouvèrent la plupart des hommes de couleur chassés de la Grande-Anse, qui y étaient venus se joindre à Jourdain, capitaine général des hommes de couleur du quartier de Nippes, aujourd’hui formant l’arrondissement de l’Anse-à-Veau. Jourdain était un de ces mulâtres qui prouvèrent leur valeur à Savannah. De retour dans la paroisse du Petit-Trou, à la fin du mois d’août 1791, il avait dirigé les efforts de ses frères, secondé par Gérin, Baptiste Marmé et Eliacin Dubosc, qui, comme lui, pour ne pas prêter le serment avilissant de respect aux blancs, avaient fui cette paroisse pour se rendre au Port-au-Prince. Jourdain avait complètement réussi à contenir les colons du quartier de Nippes, en soulevant les ateliers d’esclaves, en décembre 1791, après l’affaire du 21 novembre au Port-au-Prince. Il avait dès lors fait consentir les colons à la concession, en faveur de ces hommes, de l’abolition du fouet et de trois jours francs de travail par semaine : il put ainsi maintenir les ateliers dans la subordination, et garantir le quartier de Nippes des ravages occasionnés par la révolte des esclaves, aux Platons et dans la plaine des Cayes. Il s’était entendu ensuite avec Rigaud, pour toutes les mesures à prendre depuis la loi du 4 avril, et avait marché sous ses ordres contre le Port-au-Prince, en juillet 1792, lorsque Roume et Blanchelande y allèrent : il avait marché aussi contre les Platons avec ce gouverneur général[4]. Le lieutenant de Jourdain dans la paroisse du Petit-Trou était Etienne-Elie Gérin, dont la destinée fut de fournir une carrière plus longue que celle de son chef. Né au Port-au-Prince, marin de profession, il s’était établi avant la révolution dans un des cantons des Baradères. Brave, valeureux et intrépide, il a obtenu ensuite tous ses grades militaires par des services signalés rendus à son pays ; mais il ne possédait pas les talens nécessaires à celui qui se croit appelé à diriger les hommes, quoiqu’il possédât cette prétention à un haut degré.


L’armée, sous les ordres de Rigaud, était forte de 1.200 hommes de toutes couleurs. Il voulait que Gérin conduisît le contingent du Petit-Trou ; mais Jourdain réclama l’honneur de marcher à la tête de sa troupe. Jourdain fut donc son premier lieutenant, et Ignace le second.

Cette armée et la délégation se portèrent tout près du camp Desrivaux, par la route du Désert. La délégation adressa une lettre aux blancs qui s’y étaient renfermés, pour leur notifier l’objet de sa mission, qui était de faire exécuter la loi du 4 avril, en réintégrant dans la possession de leurs propriétés et de tous leurs droits les hommes de couleur qui avaient été chassés de la Grande-Anse. C’était le 18 juin. Une réponse y fut faite pour éluder la question : les blancs voulaient négocier. Mais la délégation leur répliqua le même jour qu’elle ne pouvait pas composer sur sa mission, et que si ces habitans persistaient dans leur refus, elle se verrait contrainte de les traiter comme ennemis de la République. Une nouvelle réponse de ces colons décida la délégation à faire attaquer le camp.

Le 19 juin, à six heures du matin, Rigaud ordonna à sa troupe de marcher en avant. Mais elle fut prévenue par l’artillerie ennemie, dès qu’elle se trouva à portée du canon. L’assaut fut alors ordonné. Jourdain reçut une balle au début de l’affaire ; néanmoins il resta sur le champ de bataille pour encourager ses compagnons. Á 9 heures du matin, malgré toute la valeur déployée par les républicains, ils furent forcés de renoncer à leur entreprise. En ce moment, Jourdain fut emporté par un boulet. Ignace, ayant reçu un éclat de pierre produit par un autre boulet, et voyant la troupe ennemie sortir des remparts à la poursuite des siens, se donna la mort pour n’être pas fait prisonnier.

La déroute des républicains fut complète ; ils ne purent enlever leurs morts, et beaucoup de blessés tombèrent au pouvoir de l’ennemi qui poursuivit les fuyards.

Ils regrettèrent leurs braves compagnons qui périrent dans cette action malheureuse. Jourdain et Ignace furent surtout pleures de toute l’armée. Leur carrière fut courte, mais honorable. Jourdain marqua la sienne par un acte d’humanité envers les esclaves : il fit abolir la peine du fouet dans toute l’étendue du quartier de Nippes, et de plus, il fit accorder à ces infortunés trois jours par semaine pour travailler à leur profit.

Après le succès obtenu par leur résistance à Desrivaux, les colons de la Grande-Anse et de Tiburon donnèrent à leur conseil administratif le nom de conseil de sûreté et d’exécution : il fut revêtu de tous les pouvoirs.

  1. Description de la partie française, t. 2, p. 753.
  2. Voyez les Débats, t. 1er, p. 291 et 293 ; — t. 2, p. 163 et 165 ; — t. 3 p. 172 et suivantes, 183 et 188, etc. Jean Kina était l’esclave d’un blanc nommé Laroque, fondé de procuration de Page. (Débats, t. 3, p. 176.)
  3. Blanchet aîné, devenu secrétaire d’Élat de la République d’Haïti ; Blanchet jeune, général, président de l’assemblée constituante de 1806.
  4. Un trait de Jourdain suffit pour faire opprérier le caractère et le courage de ce révolutionnaire. Lors des persécutions exercées contre lui et ses frères, à propos du serment de respect aux blancs, M. de Kermelaire, procureur du roi au Petit-Trou, s’était montré violent contre lui : il avait dirigé des perquisitions pour l’arrêter, et avait fait tirer sur le fils de Jourdain qui s’était tapi sous un lit, à la vue des hommes de la maréchaussée. Quoique cet enfant n’eût pas été blessé, le père avait conservé au fond du cœur le ressentiment de cette action atroce. En prenant les armes, à la fin d’août 1791, il envahit le bourg du Petit-Trou avec sa troupe et fît respecter les autorités et tous les particuliers ; mais il se porta devant la demeure de M. de Kermelaire : c’était au milieu de la nuit. Le procureur du roi, homme de cœur aussi, entendant le bruit des armes de la troupe, croit qu’on vient pour l’assassiner. Jourdain frappe à sa porte et lui crie : Ouvrez ! M. de Kermelaire dit alors : Lâches assassins, qu’un seul de vous s’avance ! Jourdain lui fait savoir alors que c’est à lui seul qu’il aura affaire. Son adversaire allume des bougies et prend son épée. Il dit à Jourdain : Entrez ! Jourdain enfonce la porte et pénètre dans l’appartement. Armés tous deux de leur épée, ils croisent le fer : le sort favorise Jourdain, qui tue son ennemi. Il sort ensuite et dit à sa troupe ; Je me suis vengé !