Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.1

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chapitre i.


Situation de Saint-Domingue au départ de Polvérel et Sonthonax pour la France. — Energie et dévouement des chefs militaires. — Mesures prises par les Anglais. — Massacre des Français au Fort-Dauphin. — Dissensions entre Montbrun et Bauvais, à Jacmel. — Bauvais le remplace. — Arrestation et emprisonnement de Montbrun par Rigaud. — Il est transféré, jugé et acquitté en France.


Le départ de Polvérel et Sonthonax fît succéder la dictature militaire à leur dictature civile. Désormais, c’était aux officiers supérieurs nommés par eux que revenait la glorieuse mission, non-seulement de combattre les ennemis de la France et de les chasser de la colonie, d’assurer la liberté générale et l’égalité entre tous les citoyens, mais d’administrer, de conserver Saint-Domingue. L’énergie de tous ces chefs militaires et de leurs officiers inférieurs fut à la hauteur de cette mission, de leurs devoirs envers la patrie et leur pays. Il s’agissait de justifier leur titre de citoyen français : leur dévouement fut sincère, sans presque espérer d’obtenir aucun secours de la métropole, qu’ils savaient engagée dans une guerre générale en Europe pour défendre son indépendance, et privée d’une marine militaire suffisante.

Le succès le plus complet va couronner leurs efforts ; mais nous n’aurons pas terminé cette époque guerrière, sans voir le gouvernement français et ses agens dans la colonie méconnaître les services rendus par les hommes de la race noire, réagir contre leurs droits si solennellement proclamés, semer la division entre eux pour faire naître la guerre civile la plus désastreuse, et parvenir par-là à les subjuguer de nouveau. La France, enfin, si libérale, si généreuse dans l’époque précédente, rentrera pleinement dans les vues de la faction coloniale toujours hostile aux défenseurs de ce pays, toujours perverse dans ses procédés.

Voyons néanmoins quelle était la situation respective de ces défenseurs et de leurs ennemis.

Dans le Nord, Laveaux, gouverneur général par intérim, se tenait au Port-de-Paix avec les adjudans-généraux Pageot et Lesuire : ils défendaient cette partie de la péninsule septentrionale de la colonie française jusqu’à Bombarde et à Jean-Rabel, contre les Anglais en possession du Môle Saint-Nicolas.

Villatte, cantonné au Cap, opposait ses forces aux irruptions des Espagnols du côté de la terre, et défendait cette ville contre leurs vaisseaux et ceux des Anglais qui la bloquaient.

T. Louverture, ayant son quartier-général aux Gonaïves, se portait souvent à la Marmelade et sur la rive droite de l’Artibonite, pour garantir son cordon de l’Ouest des entreprises des Espagnols et des Anglais.

Dans la même province du Nord et dans une partie de l’Ouest, les Espagnols étaient maîtres du Borgne, du Port-Margot, du camp Bertin, du Fort-Dauphin, d’Ouanaminthe, de Vallière, de la Petite-Rivière de l’Artibonite et du Mirebalais. Leurs forces occupaient aussi Saint-Michel de l’Atalaya et Saint-Raphaël, deux communes de leur territoire, voisines de la colonie française.

Les Anglais possédaient dans l’Ouest, Saint-Marc, les Vérettes, l’Arcahaie, Léogane, le Port-au-Prince, et la Croix-des-Bouquets au centre de la plaine du Cul-de-Sac : les noirs de cette plaine leur étaient soumis par l’influence de Hyacinthe qui, lui-même, était dirigé par Hanus de Jumécourt.

Mais ceux des montagnes voisines guerroyaient contre eux, sous la direction de Pierre Dieudonné, se disant commissaire civil, de Pompée et Laplume, ses lieutenans. L’imprudence de Sonthonax les avait rendus indépendans de toute autorité.

Montbrun, rétabli par les commissaires civils dans son commandement de gouverneur général de l’Ouest, se tenait à Jacmel avec Bauvais et les autres officiers supérieurs de la légion de cette province : ils gardaient les montagnes de Léogane contre les Anglais qui avaient aussi quelques forces à Saltrou, à l’est de Jacmel.

Dans le Sud était André Rigaud, gouverneur général de la province et des paroisses de l’Ouest y annexées. Son commandement s’étendait, — d’une part, jusqu’au Grand-Goave où il contenait les Anglais ; — de l’autre, jusqu’aux limites des Baradères dans le nord de la péninsule méridionale, et au poste des Anglais, dans le sud de cette péninsule. Ses postes se reliaient par les montagnes voisines de la ville des Cayes.

Dans cette province, enfin, les Anglais étaient en possession des paroisses qui formaient les quartiers de la Grande-Anse et de Tiburon.

Quoique les communications fussent interrompues, par terre surtout, entre le Nord et les deux autres provinces, l’intelligence et le patriotisme de Montbrun et de Rigaud avaient trouvé dans le dévouement de quelques marins le moyen de correspondre avec Laveaux, en qui ils reconnaissaient leur supérieur. Ceci est attesté par le témoignage de Laveaux lui-même, dans son compte-rendu que nous avons déjà cité : il parle des lettres qu’il reçut de ces deux officiers[1]. Montbrun le dit aussi dans ses écrits ; et Rigaud, dans son mémoire de 1797, dit également : « Après le départ des commissaires civils pour la France, mon premier soin fut d’établir une correspondance avec le gouverneur général Laveaux, pour lui demander ses ordres, quoique les commissaires m’eussent investi du gouvernement général du département du Sud et des quartiers de l’Ouest y annexés, tant que les communications seraient interrompues. »

Nous notons cette particularité, parce que nous remarquons qu’en France on croyait le contraire, puisque Garran dit à la page 248 du tome 4 de son rapport : « L’autorité du gouverneur ( Laveaux) résidant dans la province du Nord, n’aurait pas été probablement reconnue, quand bien même on aurait eu la facilité d’y recourir. » Et cela, à propos du titre de gouverneur général donné à Montbrun et à Rigaud. Nous inférons de ce passage, qu’à cette époque déjà, en 1795, on accusait les chefs des hommes de couleur, dans l’Ouest et dans le Sud, de prétendre à l’insoumission envers Laveaux, officier européen, à l’indépendance envers le pouvoir de la métropole. Nous avons lieu de croire que ce fut Laveaux qui transmettait cette imputation mensongère, parce que déjà il se plaignait de Villatte à cet égard : esprit étroit, d’une incapacité politique qui sera prouvée, il avait commencé ce système de dénigrement contre les hommes de couleur, qu’il développa par la suite, et qu’il fît adopter par le Directoire exécutif.


Quoi qu’il en soit, nous avons déjà vu que Laveaux s’était empressé de pourvoir au rétablissement des cultures dans le voisinage du Port-de-Paix. Il continua les mêmes soins, et trouva en T. Louverture un administrateur qui le seconda parfaitement, en appliquant aux travaux des campagnes tous les hommes qui n’étaient pas nécessaires à la défense du territoire. Dans le voisinage du Cap, il en fut de même de la part de Villatte.

Dans l’Ouest et dans le Sud, Montbrun, Bauvais et Rigaud rivalisèrent dans de pareils soins.

Les règlemens de culture contenus dans les proclamations relatives à la liberté générale avaient tout prévu à cet égard. Partout on les exécuta, afin de pourvoir aux premières nécessités de la vie, et d’obtenir des denrées d’exportation. Ces denrées attirèrent bientôt dans les ports des navires du commerce des États-Unis et des autres nations neutres, qui échangèrent leurs marchandises contre elles, en apportant aussi de la poudre et du plomb dont on avait le plus pressant besoin.


De leur côté, les Anglais qui n’avaient que peu de troupes dans les lieux qu’ils occupaient, les voyant atteintes par la fièvre jaune endémique au climat des Antilles, où un soleil vengeur venait au secours des hommes que ces étrangers replaçaient dans l’esclavage, durent songer à se créer des défenseurs avec les traîtres qui s’étaient soumis à eux. Beaucoup d’émigrés français, semblables à une nuée de vautours, s’étaient abattus d’Europe sur Saint-Domingue ; ils le considéraient comme une proie qui resterait entre les mains des ennemis de leur patrie. La plupart des colons expatriés depuis le commencement de la révolution, contre-révolutionnaires ou factieux déportés par les commissaires civils, y revinrent presque aussitôt. Parmi ces derniers, on distinguait Cambefort, Touzard, Rouvray, O’Gorman, Montalet, Belin de Villeneuve, Montazeau, etc., tous nobles et propriétaires dans la colonie.

Avec les émigrés, les colons, les mulâtres et nègres libres soumis à eux, les Anglais formèrent bientôt plusieurs beaux régimens, bien habillés, parfaitement équipés, organisés enfin tels que sait le faire la Grande-Bretagne en pareils cas, avec cette intelligence et cette vigueur qui lui sont propres. Des troupes venues successivement d’Europe portèrent leurs forces à douze mille hommes. Leurs vaisseaux complétèrent leurs moyens d’action.

Naturellement le régime colonial ancien fut rétabli. Mais si les Anglais usèrent de ménagemens étudiés envers les mulâtres et les nègres libres, leurs sympathies étaient pour les blancs. Ils employèrent ces derniers dans toutes les administrations, dans les tribunaux qu’ils rétablirent sur le pied de l’ancien régime, avec les mêmes lois antérieures à la révolution. Ils ne pouvaient mieux faire à cet égard. Les noirs furent remis en esclavage dans le voisinage de toutes les villes occupées par eux. L’influence de quelques-uns de leurs chefs, tels que Jean Kina dans la Grande-Anse, Hyacinthe au Cul-de-Sac, et la défection des mulâtres et nègres libres, contribuèrent à cet odieux résultat.

Quant aux Espagnols, ils avaient au Fort-Dauphin principalement plusieurs régimens de troupes européennes tirées du Mexique, de l’île de Cuba, de Porto-Rico et de la Côte-Ferme. Quelques forces gardaient les autres points déjà désignés, où des émigrés et des colons s’étaient également rendus. Au Fort-Dauphin surtout, ces derniers s’étaient groupés en grand nombre, depuis la capitulation de cette place. Les bandes de Jean François et de Biassou complétaient l’armée espagnole, et c’étaient elles qui agissaient contre la colonie française.

Don Gaspard de Cassassola commandait au Fort-Dauphin. C’était un vieillard infirme, par conséquent incapable d’énergie. Probablement il partageait les préjugés que sa nation avait alors contre les Français, considérés comme un peuple d’athées et de régicides.

Or, il y avait fort peu de temps que des dissensions avaient éclaté entre Jean François et Biassou : le premier avait promis à ses gens de leur donner le pillage du Fort-Dauphin, s’ils l’aidaient à vaincre Biassou. Promesse faite devait être tenue avec de pareils hommes, habitués depuis trois ans à tous les genres de crimes dont les chefs eux-mêmes donnaient le honteux exemple. Après ses succès contre Biassou, ces bandes demandèrent à Jean François l’exécution de sa promesse. Ce généralissime espérait sans doute d’avoir une part du butin ; mais il craignait aussi leur défection en faveur de T. Louverture qui, récemment converti à la République française, employait des agens secrets à travailler leur esprit. Il se résolut alors à tenir à sa parole. D’un autre côté, les autorités espagnoles, redoutant également de nouvelles défections parmi ces noirs, n’étaient que trop disposées à leur accorder tout ce qu’ils demanderaient.

Le 5 juillet, jour fixé pour la livraison ordinaire des provisions qu’on donnait au Fort-Dauphin à ces troupes auxiliaires, Jean François fît approcher les siennes de la place, comme s’il ne s’agissait que de recevoir ces objets. Le 7, vers 9 heures du matin, il réussit à tromper la vigilance d’un officier qui gardait une des portes de la ville, et ses soldats y pénétrèrent en grand nombre. Car, jusque-là, la capitulation de Candi et de Knappe avait été exécutée par rapport à ces bandes indisciplinées, dans l’intérêt des habitans.

Jean François se porta à cheval chez Don Gaspard de Cassassola, à qui il déclara d’un ton impérieux, qu’il avait appris que les Français du Fort-Dauphin tramaient pour livrer cette place à leurs concitoyens républicains, et qu’il demandait leur expulsion immédiate, sinon qu’il ferait main basse sur eux. Déjà, l’officier espagnol avait reçu des avis de cette intention barbare de Jean François. S’il n’était pas de complicité avec lui, n’aurait-il pas fait prendre des mesures par les officiers supérieurs sous ses ordres, tous capables d’empêcher un tel résultat ? Au contraire, il se borna à répondre à Jean François, que l’expulsion des Français ne pouvait être ordonnée que par le gouverneur général Don J. Garcia qui était à Santo-Domingo : il ne lui fît pas la moindre objection à la seconde partie de sa déclaration. C’était consentir tacitement à son exécution.

Alors Jean François sortit de la maison et agita un mouchoir blanc, signal convenu entre lui et les affreux exécuteurs de cette nouvelle Saint-Barthélémy. Aussitôt, ces assassins commencent l’œuvre impie que secondait encore, par ses exhortations, un prêtre catholique du nom de Vasquez, qui remplissait les fonctions de vicaire général de l’armée. Il reproduisit la scène sacrilège dont des fanatiques avaient donné l’exemple, en Amérique, contre les Indiens, qu’ils avaient renouvelée, sous Charles IX, contre les Huguenots.

Afin de laisser sans doute un libre cours à la barbarie de Jean François, Don G. de Cassassola sortit de la ville, où il ne rentra que deux jours après.

Les noirs massacrèrent tous les Français qu’ils rencontrèrent dans les rues ; ils les poursuivirent dans leurs demeures et firent main basse également sur leurs familles. 743 personnes de tout âge et de tout sexe furent victimes de ces atroces fureurs. Celles qui réussirent à gagner les chaloupes des navires de guerre espagnols qui étaient dans la baie, furent généreusement sauvées de ce carnage. L’amiral Don F. Montés avait immédiatement donné l’ordre à ses officiers d’envoyer ces embarcations sur le rivage. Quelques autres qui purent pénétrer parmi les troupes espagnoles furent également épargnées ; mais ces troupes ne firent rien pour empêcher le massacre, leurs chefs n’en ayant pas reçu l’ordre, ou approuvant le crime eux-mêmes. On conçoit facilement que le pillage des effets de ces malheureux habitans en fut le résultat final.

Si Jean François vendait aux Espagnols des noirs pour être esclaves, il ne pouvait guères être humain envers les blancs français du Fort-Dauphin. S’il promit le pillage de ces habitans à ses bandes de forcenés, pour les retenir sous ses ordres, il est également probable que Don Gaspard de Cassassola consentit à ces actes de barbarie. L’histoire est donc en droit de les accuser tous deux d’avoir violé en cette circonstance les saintes obligations de l’homme envers ses semblables.

Quittons ce théâtre ensanglanté pour voir ce qui se passa à Jacmel, après le départ des commissaires civils.

On se rappelle les termes de la lettre du 11 juin, adressée par Polvérel à Rigaud, concernant Montbrun. Celuici fut peut-être le seul qui ignorât alors les conseils inspirés, donnés au gouverneur général du Sud à son égard. Mais Bauvais et les autres principaux officiers durent le savoir, sinon immédiatement, du moins peu de temps après.

Au départ de Martial Besse avec les commissaires, Montbrun était rentré dans l’exercice de ses fonctions de gouverneur général de l’Ouest. Suivant ses écrits publiés en France, son premier soin fut de donner à Bauvais le commandement de la légion de l’Ouest, et de l’envoyer dans le canton de Saltrou pour en chasser les Anglais et les émigrés qui s’étaient emparés de ce point, afin de relier leurs opérations avec la Croix-des-Bouquets, par les montagnes. Bauvais ne réussit pas alors dans cette campagne[2]. Il reçut néanmoins de Montbrun le commandement de l’arrondissement de l’est, formé de ce canton, et de celui de Marigot ; et Déléard Borno, frère de Marc, fut placé à Marigot ; ce qui permit à Bauvais de se tenir à Jacmel, où était la plus grande partie de la légion qu’il commandait.

D’après Montbrun lui-même, étant au Port-au-Prince, il s’occupait d’entreprises industrielles et d’opérations commerciales. On a vu que l’émigré Larue lui parlait de ses richesses, dans sa lettre insidieuse dont nous avons fait mention dans le deuxième livre. Il y avait relevé une guildive où il faisait fabriquer du tafia, qu’il vendait à l’État pour le rationnement des troupes privées de vin. À Jacmel, il s’empressa de se livrer à de nouvelles spéculations, sans doute pour se récupérer des pertes qu’il avait faites au Port-au-Prince, et, dit-il, pour procurer à la garnison de Jacmel les objets dont elle avait besoin. Dans ce but, il envoya à Saint-Thomas un officier nommé Geoffroy qui dut apporter de là, des armes, de la poudre, des effets d’habillement, de la farine, etc. Il chargea aussi un négociant de Jacmel de faire venir de l’étranger de semblables objets, toujours dans les vues de les vendre à l’État.

En général, on peut le dire, c’est toujours une chose fâcheuse pour un chef supérieur de s’occuper de telles affaires, dans son intérêt personnel. C’est surtout quand les inférieurs sont dans le dénuement, qu’ils sont le plus portés à lui reprocher de faire valoir ses intérêts, même alors qu’il se propose de leur être utile. Ces spéculations de Montbrun déplurent aux officiers sous ses ordres ; ils l’accusèrent de spéculer sur les fonds de la République, d’avoir un esprit d’avidité, d’accaparement. Une loi de la convention nationale avait prévu ce cas et défendu de telles choses, sous des peines sévères. Ceux qui avaient mission de se défier de Montbrun et même de l’arrêter, ne trouvant pas de motifs dans sa conduite militaire et politique, saisirent celui-là. C’était un prétexte qui devait couvrir ce qu’il y aurait d’odieux dans son arrestation. On conçoit d’un autre côté, que Montbrun ne dut pas ignorer les rumeurs, les plaintes qu’on formait tout bas, et qu’il en fut aigri.

Cependant, il laissa Bauvais à Jacmel et se rendit le 25 juillet sur son habitation située dans la paroisse d’Aquin. Étant là, il apprit, dit-il, les menées qu’on ourdissait contre lui à Jacmel : il y retourna. À son arrivée, il trouva cette ville agitée. Considérant Bauvais comme le principal auteur de ces troubles, il lui ordonna les arrêts : c’était dans la nuit du 16 au 17 août. Mais Bauvais, loin d’obéir à cet ordre, se porta au fort Béliot, qui est dans la ville même, et déclara qu’il ne se soumettrait plus à Montbrun. Une partie des officiers et de la légion se manifesta en faveur de Bauvais, l’autre pour Montbrun, l’artillerie surtout que commandait Pétion. Jacques Boyé était pour Bauvais[3].

Afin d’éviter un combat, les officiers s’entremirent entre ces deux rivaux, et ils consentirent tous deux à s’en rapporter à la médiation de Rigaud, d’après l’avis des officiers. Cette issue devait favoriser l’exécution des conseils, ou plutôt des instructions, des ordres de Polvérel.

Rigaud ayant accepté la médiation, s’adjoignit Pinchinat, déjà rendu aux Cayes. Ils arrivèrent ensemble à Jacmel ; et le 29 août, après avoir entendu les deux adversaires, ils dressèrent un procès-verbal où ils décidèrent que Montbrun céderait le commandement de l’Ouest à Bauvais, pour se retirer sur son habitation à Aquin. Force fut à Montbrun de se soumettre à cette décision. Il gagna ses pénates immédiatement.

Le 7 septembre, Rigaud étant à Miragoane, y décida l’arrestation de Montbrun, dans un conseil où il avait appelé Doyon, Tessier, Renaud Desruisseaux, Marc Borno et Blanchet jeune. Ce dernier fut chargé d’exécuter l’ordre écrit par Rigaud. Le 8 septembre, il l’exécuta, dit Montbrun, avec dureté et rigueur. Blanchet le trouva couché, étant malade d’un crachement de sang et des suites de ses blessures reçues au fort Bizoton. Il fut conduit à Saint-Louis chez Lefranc, à qui Rigaud avait écrit à ce sujet. Il y garda les arrêts. Quelques jours après, il reçut une lettre de Rigaud qui lui proposait de partir par un navire américain pour les États-Unis, d’où il pourrait se rendre en France. Il y consentit, et demanda à Lefranc de le faire conduire sur son habitation pour y prendre ses effets, qu’il fît porter à Saint-Louis, où il fut réintégré chez Lefranc.

De retour à Saint-Louis, Montbrun écrivit à l’ordonnateur des Cayes d’arrêter son passage, et répondit à Rigaud qu’il était prêt à partir. Mais celui-ci, qui avait déjà repris Léogane, envoya de cette ville l’ordre à Lefranc, d’apposer les scellés sur ses malles et de le déposer dans un cachot du fort de Saint-Louis, où il fut mis le 2 novembre. On brisa ensuite les scellés de ses malles hors de sa présence ; on prit ses papiers, et dit-il encore, son linge et 285 portugaises en or.

Que cette dernière partie de sa relation soit exagérée ou non, toujours est-il que Montbrun subit une détention dans le fort de Saint-Louis, qui dura jusqu’au 6 avril 1796, où il fut transféré, comme prisonnier, à bord de la frégate la Concorde, commandée par le capitaine Mahé. Cette frégate ayaut passé par les États-Unis, n’est arrivée à Rochefort que le 29 juillet suivant. Mis en prison, ensuite à l’hôpital militaire, il écrivit vainement et au Directoire exécutif et au conseil des Anciens, pour demander des juges.

Dès le 15 juin 1794, Dufay, J. B. Belley et Mills, députés de Saint-Domingue, avaient répondu à une lettre de la commission des colonies, qui leur demandait des renseignemens sur la conduite de Montbrun à Saint-Domingue. Ceux qu’ils donnèrent lui étaient favorables, jusqu’à leur départ en octobre 1793. Cette demande de renseignemens était sans doute motivée, ou par la dénonciation que Sonthonax aura portée contre lui après l’affaire du 18 mars, ou par les plaintes de Desfourneaux, à son arrivée en France.

Rigaud écrivit à Laveaux, le 11 septembre, pour l’informer de l’ordre d’arrestation lancé contre Montbrun, qu’il accusa de vexations atroces, d’agiotage, d’accaparemens, en lui envoyant les plaintes formées contre cet officier supérieur. Il n’était pas question de l’autorisation inscrite dans la lettre de Polvérel, et des motifs politiques sur lesquels l’ex-commissaire s’appuyait. C’étaient cependant ces motifs-là qui formaient le fond de cette arrestation arbitraire et déloyale. Laveaux répondit à Rigaud, le 23 septembre ; il approuva cette mesure et donna l’ordre d’envoyer Montbrun en France, avec les pièces à l’appui. C’est sans doute cet ordre qui fît changer de dispositions à Rigaud ; il ne pouvait plus le laisser partir par le navire américain, où il ne serait pas en état d’arrestation. Aucun navire de guerre ne s’étant présenté avant la Concorde, le prisonnier resta victime de ce contretemps.


Nous avons jugé l’intention et la lettre de Polvérel ; jugeons maintenant la conduite de Rigaud à l’égard de Montbrun, jugeons celle de Bauvais.

Après les faits que nous venons de relater, quel lecteur intelligent peut ajouter foi aux motifs donnés par Rigaud à Laveaux, sur l’arrestation de Montbrun ? Qui peut ne pas y voir l’effet du machiavélisme de Polvérel ? Si Montbrun, l’égal de Rigaud, avait commis des vexations atroces contre Bauvais ou tous autres officiers, lui appartenait-il de l’arrêter pour ce motif ? Laveaux, leur chef supérieur, n’était-il pas plus apte à en juger et le seul autorisé à en décider ? S’il avait fait des actes d’agiotage et d’accaparement, était-ce encore au gouverneur du Sud à en juger ? Le gouverneur général de Saint-Domingue n’était-il pas là, dans le devoir de recevoir les plaintes et d’en décider ? Nous ne doutons nullement, qu’après avoir reçu la lettre de Desfourneaux contre Montbrun, et celle de Sonthonax à son départ, Laveaux n’eût ordonné lui-même son arrestation, sachant surtout la pensée de Polvérel à son égard ; mais c’était à lui à prendre cette mesure, et non à Rigaud. Ce coupable excès de zèle, à notre avis, prouve peu de modération de la part de celui-ci, un oubli de la qualité de Montbrun et du droit qui en dérivait, de n’être jugé que par son supérieur hiérarchique. Rigaud montra trop de condescendance aux conseils de Polvérel.

Quant à Bauvais, il se rendit tout simplement, en cette circonstance, un instrument de Rigaud. Sans nul doute, il aura été flatté d’occuper la position de Montbrun dont l’un et l’autre ont pu être jaloux, parce qu’il était venu de France, après qu’ils étaient déjà à la tête de la classe de couleur. Mais Bauvais n’aura pas entrevu alors, que le résultat de cette affaire ferait passer la prépondérance du pouvoir du côté de Rigaud. Au reste, pour Bauvais, la lettre du délégué de la France était un ordre déterminant ; il fallait y obéir.

Si Pinchinat reconnut la nécessité d’enlever le commandement à Montbrun, vu les circonstances diverses de cette affaire, rien ne prouve qu’il trempa dans le projet de le faire arrêter. Aussi, nous ne voyons pas dans les écrits de Montbrun qu’il l’en ait accusé. Il n’accuse pas non plus les officiers appelés en conseil à Miragoane, par Rigaud. Que pouvaient-ils opposer à la volonté de leur chef, muni de la lettre de Polvérel ? Il se plaint seulement de la brutalité de Blanchet jeune et de Lefranc.

Il est fort probable, que si son arrestation n’a pas eu lieu à Jacmel même, c’est que Rigaud aura craint d’ensanglanter cette ville, puisqu’une partie de la légion s’était déclarée en faveur de Montbrun. Cette circonstance aurait pu atténuer ses torts, si l’on pouvait lui concéder quoi que ce soit à ce sujet. Mais nous découvrons dans l’opinion de Pétion en faveur de Montbrun, la cause du peu d’estime qu’il eut pour Rigaud et Bauvais, et dont nous aurons à citer quelques traits par la suite[4]. L’arrestation opérée quelques jours après, alors que Montbrun était sur sa propriété, sur la foi de la décision rendue le 29 août, ne dut pas être un motif de le faire revenir sur le compte de ces deux chefs.


Disons ici, pour terminer ce qui est relatif à Montbrun, comment il fut traité en France.

Après avoir langui encore près de deux ans dans les prisons, malgré toutes ses réclamations pour être jugé, il fut transféré à Nantes où, le 21 avril 1798, on commença l’instruction de son procès. Le 2 juin, enfin, il comparut par devant un conseil de guerre présidé par un adjudant-général[5].

Il était accusé : 1o d’avoir livré le Port-Républicain aux Anglais ; 2o d’accaparement de marchandises ; 3o de vexations envers les capitaines neutres ; 4o d’avoir exporté, à titre de commerce, des denrées à Saint-Thomas ; 5o enfin, d’actes arbitraires dans l’exercice de ses fonctions à Saint-Domingue.

Le conseil reconnut que l’ordre de son arrestation, par Rigaud, portait la date du 21 fructidor an 2 (7 septembre 1794), qu’il n’était nullement motivé et d’ailleurs illégament décerné par un homme égal en grade au prévenu et qui déclara prendre tout sur sa responsabilité. Il reconnut enfin que la plainte ou dénonciation de Bauvais, était datée du 10 brumaire an 5 ( 31 octobre 1794), et par conséquent postérieure de près de deux mois à l’ordre d’arrestation. Il y avait dans ce procès 491 pièces à charge, toutes lesquelles pièces, dit le conseil, ne sont que des expéditions informes d’originaux qui n’ont point été envoyés, ou des copies conformes sans aucun caractère légal.

Et quant aux pièces à décharge, il fut également constaté que la correspondance originale des commissaires civils Polvérel et Sonthonax avec le prévenu, depuis la fin de 1792 jusqu’au départ des mêmes commissaires pour la France, le 13 juin 1794, contient des témoignages multipliés et très honorables du civisme, des talens, du zèle, de l’activité et des services du prévenu. 200 autres pièces originales constataient, au dire du conseil, le civisme et la moralité du prévenu, et établissaient pleinement, selon l’appréciation de ses juges, sa justification sur tous les griefs portés contre lui.

Après avoir entendu Montbrun personnellement et un défenseur officieux, ces juges militaires, l’un après l’autre, déclarèrent unanimement, sur les cinq chefs d’accusation, que Montbrun n’était pas coupable. Leur jugement porte en outre, qu’arrêté illégalement et arbitrairement à Saint-Domingue, il n’a pas moins été illégalement et injustement arrêté en France ; que les droits sacrés de l’homme et du citoyen et le droit imprescriptible de la liberté individuelle ont été violés à son égard ; et cela, en s’appuyant encore de l’opinion d’une commission du conseil des Cinq-cents, adoptée par ce corps[6].

Ajoutons encore que le conseil de guerre a jugé, que la dénonciation de Bauvais et les pièces qui l’appuyaient, n’ont été évidemment que l’ouvrage de la haine, de la mauvaise foi et de la calomnie ; que les rapports de J. Boyé, de Bauvais lui-même, de Marc Borno, de Ricard, sur la prise du Port-Républicain par les Anglais, attestaient tous que Montbrun avait rempli son devoir, et qu’il avait reçu plusieurs blessures d’arme blanche, en défendant le fort Bizoton.

En conséquence, Montbrun fut acquitté et remis en liberté.


Si Montbrun a été acquitté, l’histoire n’est-elle pas dans l’obligation d’accuser à son tour la mémoire de Polvérel, de Sonthonax, de Rigaud, de Bauvais et du Directoire exécutif, qui concoururent tous à la longue détention que ce brave militaire subit durant près de quatre ans ?

Oui, il faut que les autorités, que les chefs sachent que lorsqu’ils abusent du-pouvoir, même légitime, ils doivent rendre compte à la postérité de leurs actes. À plus forte raison, lorsque ces actes portent l’empreinte de la passion. Il faut qu’ils sachent que dans de tels cas, il y a l’histoire dont la mission est de recueillir les faits, et la postérité qui les juge, pour flétrir leurs actes, sinon leur mémoire.

Montbrun fut élevé à Bordeaux où il avait été envoyé à l’âge de 5 ans. Il n’était pas retourné à Saint-Domingue, et il n’y avait conservé que des rapports de famille.

Il était capitaine au 11e e régiment des dragons d’Àngoulême. En 1792, il devint chef d’un bataillon de volontaires nationaux du département de la Gironde, et comme tel, employé aux frontières du midi. C’est là que le ministre de la guerre le prit pour en faire un aide de camp de d’Esparbès, avec qui il passa à Saint-Domingue.

Par suite de son acquittement, il servit de nouveau en France. Il parvint au grade de général et commanda le Château-Trompette, à Bordeaux. Il y est mort en 1831, à l’âge de 75 ans.

  1. Toutes les affirmations que nous citerons de Laveaux proviennent de son compte-rendu publié à Paris, dont nous avons déjà fait mention à la page 414 du 2e volume.
  2. Mémoire de Rigaud, en 1797, p. 29.
  3. Nous avons ouï dire qu’à cette occasion, Pétion et J. Boyé eurentun duel où le premier fut légèrement blessé.
  4. Voyez à ce sujet, la note de la page 164 de la Vie de T. Louverture, par M. Saint-Rémy.
  5. Le signalement décrit dans le jugement rendu le même jour, porte que Hugues Montbrun était né dans la paroisse d’Aquin, le 12 juin 1756, qu’il avait 5 pieds 5 pouces, cheveux et sourells noirs, front grand et cicatrisé, yeux noirs, nez aquilin, bouche moyenne, menton rond et barbe noire.
  6. Il n’est pas étonnant qu’en 1796, le Directoire exécutif agît aussi injustement envers Montbrun, en France. Ce qu’il faisait exécuter à Saint-Domingue, dans cette même année, contre tous les hommes de couleur, par Sonthonax, l’accusateur de Montbrun, nous explique son déni de justice. Quelle leçon donnée aux gouvernemens par ces juges militaires, qui flétrirent ainsi l’arbitraire du Directoire exécutif !