Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/4.3

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 80-116).

chapitre iii.


Les troupes de Rigaud s’emparent du Petit-Goave. — Faits reprochés à Faubert. — Rigaud fait occuper le Grand-Goave. — Faute politique et militaire qu’il commet. — Proclamation de Toussaint Louverture contre Rigaud. — Proclamation de Roume qui ordonne la guerre. — Toussaint Louverture à l’église du Port-au-Prince et de Léogane. — Opinions de Moïse et de Paul Louverture sur la guerre civile. — Joie des colons au passage des troupes. — Défection de Pétion. — Il conseille un mouvement de retraite à Toureaux. — Combats, et succès des troupes du Sud. — Rigaud est blessé. — Il ne profite pas de sa victoire. — Révolte en sa faveur dans la péninsule du Nord. — Sympathies manifestées pour sa cause. — Mesures énergiques et cruelles de Toussaint Louverture. — Sa lettre à Henri Christophe. — Réflexions à ce sujet. — La révolte du Môle est réprimée. — Embuscades tendues à Toussaint Louverture. — Il revient au Port-au-Prince. — Quelques faits de Rigaud. — Lettres de Roume à tous les agens français dans les îles, et à d’autres autorités, demandant des secours contre Rigaud.


T. Louverture n’avait pas menacé Rigaud, et fait occuper le Port-au-Prince par une division, pour l’y laisser en observation. Son intention était bien de marcher contre le Sud, lorsqu’il faisait avancer encore d’autres troupes du Nord. Ayant médité et combiné son plan, d’accord avec l’agent du Directoire exécutif, il était d’un caractère trop résolu pour s’arrêter devant aucun scrupule.

Laplume, commandant de l’arrondissement de Léogane, s’était rendu au Petit-Goave par ses ordres, avec deux bataillons des 8e et 11e demi-brigades. Ce dernier occupait le fort situé près du rivage de la mer, à l’entrée de la ville, du côté de la route du Sud.

Jean-Pierre Delva était alors commandant de la garde nationale du Petit-Goave. C’était un noir d’une ancienne et honorable famille d’affranchis, homme distingué et éclairé, qui partageait les craintes de toute la classe de couleur, à laquelle il appartenait, à l’égard des tendances du général en chef. Apprenant l’occupation du Port-au-Prince par Dessalines, et jugeant bien de la situation qui ne permettait plus de douter que le Sud ne fût bientôt attaqué, il se transporta au Pont-de-Miragoane et communiqua sa pensée à Faubert et Renaud Desruisseaux ; il leur fit savoir qu’il y avait peu de troupes au Petit-Goave[1].

Ces trois officiers, pensant que la guerre était inévitable, et qu’un premier succès dans les troubles civils détermine bien des convictions, se crurent suffisamment autorisés, par les circonstances, à reprendre le Petit-Goave et même le Grand-Goave, s’il était possible, puisque l’abandon volontaire de ces deux places par Rigaud n’avait pas empêché les préparatifs de guerre du général en chef. Les actes publiés par l’un et l’autre les fortifièrent dans ces idées.

Certes, Faubert, commandant en chef du camp formé au Pont, était celui des trois officiers sur qui la responsabilité d’une telle résolution devait peser ; mais Faubert, ancien lieutenant de Rigaud au camp Prou, en novembre 1790, son compagnon d’infortune dans les prisons du Port-au-Prince, son ami dévoué, était aussi une de ces natures belliqueuses qui ne raisonnent pas froidement en présence d’un ennemi menaçant : il passa outre les instructions qu’il avait reçues de Rigaud.

Dans la nuit du 17 au 18 juin, ces trois officiers marchèrent avec les troupes du Pont, et au jour ils attaquèrent le fort du Petit-Goave qu’ils enlevèrent après une vigoureuse résistance de la 11e. Le général Laplume s’y était rendu, dès la première attaque : il y fut fait prisonnier. Mais son attachement bien connu pour les hommes de couleur, et la conduite toute fraternelle qu’il avait tenue envers eux dans son commandement, portèrent l’un d’eux, officier parmi les assaillans, à faciliter son évasion[2]. Dans ce moment, ce fut peut-être une faute politique dictée par le sentiment ; car Laplume, prisonnier, eût pu passer aux yeux de l’armée du général en chef, comme s’étant laissé prendre parce qu’il désapprouvait secrètement celui-ci, et cette opinion eût été d’un effet immense sur l’esprit des chefs et des soldats, sur l’esprit public dans toute la colonie. Laplume se sauva enfin dans un canot qu’il trouva près du fort et se fit porter à Léogane.

Pendant le combat, le bataillon de la 8e resta l’arme au bras : il était commandé par Maçon, homme de couleur. Cette conduite, contraire à son devoir militaire, prouve que son colonel Christophe Mornet avait gagné son corps à la cause de Rigaud : elle les perdit tous deux. Maçon aurait dû rester alors parmi les vainqueurs du fort ; mais il fit sortir son bataillon avec celui de la 11e : cette troupe se retira au Grand-Goave.

Faubert livra la ville du Petit-Goave au pillage de ses soldats. C’était agir encore plus mal que de violer ses instructions : débuter ainsi dans une guerre civile où les ennemis étaient des concitoyens, c’était présenter la cause de Rigaud sous un aspect repoussant. Les habitans leurs familles n’étaient point responsables de la mésintelligence des chefs : il fallait les protéger, au contraire, contre la fureur des soldats, et il n’y avait même pas une excuse pour ce colonel ; car les habitans n’avaient pas soutenu la résistance des troupes du fort.

M. Saint-Rémy lui attribue encore une plus mauvaise action, en prétendant qu’il fit tuer tous les colons qui habitaient cette ville. M. Madiou assure qu’il n’en fit mourir aucun. Pamphile de Lacroix avance que « plusieurs personnes de tout rang et de toute couleur furent impitoyablement sacrifiées dans la surprise de Léogane par Rigaud, » lorsque cette ville n’a jamais été prise par ses troupes.

Roume lui-même, dans une proclamation du 3 juillet, dont nous parlerons bientôt plus amplement, dit de Rigaud : « qu’il a eu l’audace d’envoyer des subalternes s’emparer des places du Petit-Goave et du Grand-Goave, où beaucoup de fidèles républicains ont, dit-on, péri par le fer assassin des rebelles. »

Cette expression dubitative dans un tel acte de l’agent, nous porte à n’admettre que la version de M. Madiou qui parle seulement du pillage de la ville.


Quoi qu’il en fut, en apprenant la prise du Petit-Goave par ses lieutenans, Rigaud s’y rendit avec les troupes sous les ordres de Geffrard. De là, il donna l’ordre à l’adjudant-général Toureaux de se porter au Grand-Goave. Pendant la guerre contre les Anglais, il avait fait construire un blockhaus sur un monticule de l’habitation Thozin, qui touche à ce bourg. Toureaux le mit de nouveau en état de défense. Les troupes du général en chef évacuèrent le bourg à l’arrivée de Toureaux, et se rendirent à Léogane.

On a accusé Rigaud d’avoir lui-même ordonné le mouvement offensif de Faubert contre le Petit-Goave. Que ce soit lui ou cet officier, comme nous venons de le dire, sur les observations de Delva, le fait ayant eu lieu, il était impossible que Rigaud abandonnât de nouveau ce point militaire qui couvrait mieux le département du Sud que Miragoane : il devait encore s’emparer du Grand-Goave. Il devait même faire plus, avancer avec sa petite armée contre Léogane, afin de tirer parti de l’audace de la première attaque, en essayant d’ébranler le moral des troupes de T. Louverture. Il ne pouvait pas s’imaginer que la prise du Petit-Goave ne lui serait pas attribuée à lui-même, lorsqu’il s’y rendit avec Geffrard : la guerre ayant commencé par ses troupes, il devenait l’agresseur aux yeux de beaucoup de gens, à ceux de Roume et de T. Louverture, qui ne tiendraient pas compte de la présence de Dessalines au Port-au-Prince, dans le but évident de marcher contre le Sud, dès qu’il serait renforcé par les troupes attendues du Nord.

Devenu agresseur, il fallait essayer de faire passer le prestige des armes de son côté ; et Léogane, en ce moment, était sans défense. Or, il venait de publier la lettre d’Hédouville qui l’autorisait à étendre son commandement du Sud jusque-là ; il s’était déclaré investi de tous les pouvoirs dans ce département. Aurait-il été plus agresseur, plus coupable, de s’emparer de cette ville que des autres qu’il avait consenti à abandonner et qu’il reprit ? Rendu à Léogane, qu’il aurait pu défendre comme du temps des Anglais, il eût pu faire acte d’autorité à l’égard de Bauvais, dont l’arrondissement faisait partie du Sud, ou faire un appel à son patriotisme pour l’entraîner, et avec lui la belle légion de l’Ouest. Qui sait si, alors, Bauvais ne se fût pas déclaré pour lui, si son indécision n’eût pas cédé devant la résolution de Rigaud ?

Dans les troubles civils où les esprits se partagent, les convictions se décident souvent en faveur de l’homme que la fortune favorise et qui se montre résolu surtout. À Léogane comme au Port-au-Prince, beaucoup de personnes formaient des vœux en faveur de Rigaud : toutes s’attendaient à une marche en avant. À l’Arcahaie, à Saint-Marc, aux Gonaïves, dans tout le Nord, dès qu’on apprit l’événement du Petit-Goave, les hommes de couleur (les anciens libres), manifestèrent le même désir ; et c’est cette manifestation, sans doute imprudente, que T. Louverture traduisit en complot, en conspiration ourdie par Rigaud.

Loin de saisir cette circonstance si favorable, cette disposition de l’esprit public, Rigaud s’arrêta tout-à-coup. Le militaire, en lui, fut paralysé par l’homme politique : il n’apprécia pas cette situation. Cependant, chef d’un parti, il avait eu de bonnes raisons pour résister à T. Louverture : du moment que l’épée était tirée du fourreau, y avait-il à hésiter ? En n’essayant pas d’ébranler le moral des troupes de son adversaire, il faillit arrêter l’élan de ses propres troupes. Il en avait peu, il est vrai ; mais elles étaient aguerries, pleines d’ardeur, commandées par des officiers d’une valeur éprouvée. Il fallait, les pousser en avant, essayer de conquérir l’opinion des masses en sa faveur. Vainqueur, il eût été approuvé par le Directoire exécutif comme l’a été son rival ; car, bien que les vœux patents de ce gouvernement fussent pour T. Louverture qui servait mieux ses vues, ses arrière-pensées, il eût paru satisfait de Rigaud, jusqu’au moment où la France pourrait tenter ce qu’elle a fait en 1802. Ayant été vaincu, Rigaud n’a paru être qu’un ambitieux vulgaire, dont l’orgueil ne pouvait souffrir un supérieur depuis le départ des commissaires civils, en 1794. Voyez à quoi aboutit l’inintelligence d’une situation politique, au moment où l’homme d’action doit l’emporter sur l’homme de cabinet !

Une autre faute de sa part, comme militaire, mais que la fausse appréciation politique lui fit commettre, ce fut de n’avoir pas augmenté son armée par un recrutement considérable, dès qu’il se vit menacé par le général en chef. Dans la guerre, il faut souvent fortifier le moral des troupes aguerries, par un surcroît de forces qui prennent part aux combats, et qui finissent par s’aguerrir aussi. T. Louverture, dont l’armée était déjà formidable en proportion de celle du Sud, ne fit pas la même faute : il fit des levées en masse.

Rigaud quitta bientôt le Petit-Goave pour se rendre aux Cayes.


Cependant, en apprenant la prise du Petit-Goave et du Grand-Goave, T. Louverture lança une proclamation où il établissait le crime de rébellion de Rigaud, pour avoir te premier tiré l’épée du fourreau. Il y employa des expressions honorables pour Bauvais, afin de le porter à conserver sa neutralité. Il était alors aux Gonaïves. S’entendant toujours avec Roume, celui-ci rendit un arrêté, le 2 juillet, pour ordonner l’impression des trois lettres du ministre de la marine au général en chef, que nous avons fait connaître au chapitre précédent. Ce placard fut envoyé aux autorités civiles et militaires, et affiché dans tous les lieux soumis à T. Louverture. Alors seulement, on sut l’approbation donnée par le gouvernement français au général en chef, pour sa conduite envers Hédouville.

Le lendemain, 3 juillet, Roume émit une longue proclamation où il faisait les éloges les plus pompeux de l’administration de T. Louverture, de sa sollicitude pour le bonheur de Saint-Domingue. Il commença par ordonner la levée en masse des cultivateurs pour punir Rigaud, rebelle à l’autorité de la grande nation. C’était faire un appel aux noirs contre les anciens libres. Pour mieux démontrer la culpabilité de Rigaud, il rappela sa conduite dans l’affaire de la délégation aux Cayes, en août 1796 : le dénonciateur de Rigaud, à Santo-Domingo, trouvait plaisir à rappeler ces faits[3]. Il rappela encore ce qui s’était passé aux conférences du Port-au-Prince ; il paria de son arrêté du 21 pluviôse ; et, tout en convenant que Rigaud remit à Laplume le Petit-Goave et le Grand-Goave, il lui reprocha d’avoir fait enlever dans ces deux places des objets qu’il devait livrer. Il continua ainsi :

« Aussitôt après, ou peut-être même avant le départ de Rigaud (du Port-au-Prince), le général en chef fut averti que des citoyens de couleur, qui se disaient les amis et les agens de Rigaud, parcouraient la ville et provoquaient des associations contre le général en chef. Ce dernier général, dans l’intention d’effrayer les factieux, sans employer des mesures rigoureuses, convoqua les habitans du Port-Républicain, leur dévoila le complot et menaça d’en punir les auteurs. Cette démarche, dictée par l’humanité de Toussaint Louverture, fut atrocement interprêtée par le général Rigaud ; il prétendit que le général en chef était l’ennemi de tous les hommes de couleur, et ne négligea aucune des ressources de son éloquence, pour renouveler les anciennes disputes cutanées. »

Tel fut le langage de l’agent du Directoire exécutif sur l’anathème lancé par T. Louverture contre les hommes de couleur, à l’église du Port-au-Prince ! Il ne mentionna pas les arrestations opérées sous ses yeux, le massacre commis dans les montagnes de Jacmel ; mais bientôt après ce paragraphe, il accusa Rigaud « de n’avoir pas fait juger les auteurs de la mort de trente noirs et d’un blanc, étouffés dans un cachot à Jérémie, par la plus atroce barbarie[4]. »

Dans ce paragraphe que nous venons de citer, Roume confirme l’assertion de Kerverseau, sur la sortie virulente du général en chef contre les hommes de couleur, peu de jours après le départ de Rigaud, au moment où il remettait à Laplume le Grand-Goave et le Petit-Goave. Nous relevons de nouveau cette observation, parce qu’elle nous semble importante pour l’ordre chronologique des faits, pour prouver que les premières provocations partirent de T. Louverture, en ce qu’il généralisa ses accusations.

Dans un autre, Roume accuse Rigaud de n’avoir pas fait incarcérer un blanc nommé Duranton, d’après les ordres qu’il lui avait donnés à ce sujet ; et nous avons sous nos yeux une lettre de ce même Roume, datée du Cap, le 1er germinal, où il exprime sa satisfaction à Rigaud, de l’exécution de cet ordre !

« Depuis son départ du Port-Républicain, le général Rigaud s’est dispensé de rendre, au général en chef et à l’agent, les comptes qu’il leur devait. »

Et nous avons cité les nombreuses lettres de Rigaud à Roume, déjà rendu au Cap, l’entretenant de toutes les parties du service public !

À propos de celle du 19 mai, de T. Louverture à Rigaud, si insultante, si provoquante, Roume dit :

« Le général en chef, poussé à bout par le sentiment d’une juste indignation, a fait imprimer une lettre très-dure contre le général Rigaud, mais dont l’intention n’était visiblement que d’amener une explication suivie d’un raccommodement. C’était le prétexte que désirait le général Rigaud : dès-lors ses menées secrètes se sont changées en préparatifs publics. Il n’avait à choisir, s’il eût été fidèle aux lois de la République, qu’entre l’un de ces deux moyens : il fallait qu’il s’empressât de se justifier (des inculpations d’assassin, de voleur, etc.), auprès de son chef, ou qu’il donnât sa démission, s’il répugnait trop à lui obéir… »

Ne l’avait-il pas demandée trois fois à Roume ? Ce n’est pas tout : poursuivons.

« La lettre de l’agent Hédouville est infamante pour Rigaud ; car si l’agent n’avait pas eu la plus grande défiance relativement à son civisme, se serait-il enfui de la colonie en abandonnant le poste important confié à sa responsabilité ? Ne se serait-il pas transporté aux Cayes, avec les trois frégates et la multitude de militaires qui l’accompagnaient ? Soutenu par le général Rigaud et l’armée des Cayes, n’aurait-il pas proclamé les arrêtés nécessaires pour la destitution de l’ancien général (T. Louverture), la nomination du nouveau et la convocation de tous les vrais républicains de Saint-Domingue, et des îles voisines ? Avec des forces si majeures, n’aurait-il pas marché contre un rebelle, et l’armée de ce rebelle (T. Louverture) n’aurait-elle pas journellement abandonné son parti pour se rallier sous les ordres de l’agent et du véritable général en chef ?

« Cette lettre ne signifie rien de plus, si ce n’est que l’agent Hédouville, trompé par d’indignes flagorneurs, croyant à leurs atroces et ridicules mensonges contre le sauveur de Saint-Domingue, le vertueux Toussaint Louverture ; ne se défiant pas moins du général Rigaud ; se croyant obligé de mener en France tous les républicains que pouvaient contenir les trois frégates, afin de les soustraire aux fureurs de l’un et l’autre général ; s’étant persuadé que tous les Français qu’il laissait à Saint-Domingue n’étaient que des traîtres dignes du dernier supplice ; se croyant obligé de leur faire, en partant, tout le mal possible, de tout exterminer, enfin, à l’exception du sol : cet agent, disons-nous, ne pouvait imaginer rien de plus analogue à sa manière de voir, que ce qu’il a fait. Sa lettre à Rigaud n’est-elle pas la pomme de discorde, n’a-t-il pas lancé le général Rigaud contre son chef, avec la même insensibilité qu’il aurait lâché un dogue contre un lion ? Non-seulement il voulait compromettre Rigaud vis-à-vis du général en chef, ne le compromettait-il pas également envers le général Laplume et l’imperturbable Bauvais, qu’il soumettait, de dessein prémédité, aux ordres de Rigaud[5] ? L’agent Hédouville ne se croyait-il pas obligé, en outre des mesures prises pour noyer la colonie dans le sang, de recourir à toutes celles qui pouvaient l’affamer ? C’est ce que prouvent les lettres par lui écrites aux receveurs français à Porto-Rico, Curaçao, la Havane et San-Yago de Cuba ; ces receveurs, munis comme Rigaud, de prétendus titres authentiques, ont eu, comme lui, la folie d’y croire, et n’ont pas manqué de vouloir compromettre le gouvernement légitime de Saint-Domingue auprès des gouverneurs nos alliés… »

Ici, nous sommes porté à nous demander, si Roume était autorisé par le Directoire exécutif à accuser Hédouville comme il l’a fait, — ou, si ces accusations étaient le résultat de la rude besogne que son prédécesseur lui avait laissée, — ou si, enfin, sous l’apparence d’une bonhomie aussi ridicule, il remplissait avec intelligence les instructions qu’il avait reçues ? Dans tous les cas, quel spectacle dégoûtant qu’offrait à cette colonie, un agent de la métropole qui en accusait un autre !

Nous avouons ne pas être en état de démêler le véritable objet de cette tirade de la proclamation du 3 juillet. Mais, si un écrivain français, de nos jours, a cru pouvoir qualifier d’imbécile, la politique du Directoire exécutif suivie entre T. Louverture et Rigaud[6], nous croyons, nous, pouvoir dire, avec conviction, qu’il n’est pas étonnant que l’habileté de T. Louverture ait exploité avec tant de profit, la situation que lui avait faite ce gouvernement, représenté en dernier lieu par un agent tel que Roume. Se moquant de l’un et de l’autre, il agit uniquement dans le but de rester vainqueur de Rigaud, à quelque prix que ce fût.

Enfin, pour tout dire sur cette proclamation, Roume la termina par une grande apparence de modération à l’égard de Rigaud ; « il lui offrit son pardon et la conservation du commandement de l’arrondissement militaire des Gayes, si, vingt-quatre heures après la connaissance acquise de cette proclamation, Rigaud reconnaissait, par un écrit adressé au général en chef et à l’agent, l’énormité de sa fatale erreur, et moyennant qu’à l’avenir sa conduite ne se démente pas.  » Dans le cas contraire, le général en chef était autorisé et requis de réprimer sa révolte par l’emploi de la force armée ; les gardes nationales et les cultivateurs étaient mis en réquisition permanente ; les généraux Bauvais, A. Chanlatte, Moïse, Dessalines, Agé, Laplume et Clervaux étaient responsables de l’exécution des ordres que leur donnerait le général en chef, et la même obligation imposée aux officiers et soldats de l’armée de Saint-Domingue.

Avant que cette proclamation eut été rendue par Roume, T. Louverture se porta au Port-au-Prince où il renouvela, à l’église, l’anathème qu’il y avait lancé contre la classe des anciens libres : c’était dans les derniers jours de juin. Il fit arrêter Christophe Mornet et Maçon, et les envoya aux Gonaïves où ils furent tués avec les précédens détenus du Morne-Blanc. Le commandement de la 8e demi-brigade fut confié au colonel Pierre-Louis Diane ; celui de l’arrondissement du Port-au-Prince, à Paul Louverture ; et celui de la place resta aux mains de Huin.

Le général en chef fit désarmer la garde nationale, composée en grande partie d’hommes de couleur. Après cette opération, le général Dessalines partit pour Léogane à la tête des troupes de l’Artibonite, venues avec lui dès les premiers jours de juin.

Le général en chef se rendit dans cette ville, où il joua de nouveau le rôle hypocrite qu’il avait rempli deux fois au Port-au-Prince. Voulant toujours paraître inspiré de l’esprit divin, il s’affubla d’un mouchoir blanc à la tête ; et tenant un cierge blanc à chacune de ses mains, il s’agenouilla devant la porte de l’église et eut l’air de prier avec ferveur ; entrant ensuite dans l’intérieur, il monta dans la chaire d’où il lança des menaces contre les hommes de couleur, en prenant Dieu à témoin de la justice de sa cause et des torts de Rigaud envers lui. Dans ces divers discours, il accusait toujours les hommes de couleur de vouloir rétablir l’esclavage des noirs : nouvelle preuve qu’il feignait de croire qu’il y avait en eux un principe destructif de la liberté, et non pas qu’il les envisageât sous le rapport de caste ni de couleur.

Il ne pouvait persuader les noirs de l’Ouest et du Sud qui avaient vu ces hommes, leurs frères et leurs enfans, à l’œuvre depuis le commencement de la révolution.

Il ne pouvait persuader non plus les noirs du Nord qui avaient vu ceux du Cap déclarer la liberté de leurs esclaves, en demandant à Sonthonax de déclarer la liberté générale. Dufay en a donné le témoignage à la convention nationale.

Il ne pouvait pas persuader même les noirs qui avaient été insurgés avec lui, puisque des hommes de couleur étaient dans leurs rangs, combattant contre les colons.

Mais la terreur qu’il inspirait par ses assassinats fit abonder bien des noirs dans le sens de ces reproches injustes, de ces accusations déloyales.

Cependant, il faut le dire, parce que c’est la vérité, la majorité des noirs gémit partout de ces provocations à la haine d’une classe d’hommes auxquels ils portaient naturellement un vif amour. Son propre neveu, le général Moïse, fut celui qui put oser manifester le plus de regret, devoir T. Louverture tomber ainsi dans le piége que lui tendaient les colons et le gouvernement français ; et si ce n’était l’affinité du sang qui le liait au général en chef, celui-ci l’eût fait périr dès le début de la guerre civile. Il semble qu’il réservait cette victime pour un autre temps !

À ce sujet, nous citons ici les lignes suivantes où M. Madiou rend témoignage des bons sentimens de Moïse.

« Moïse, dit-il, ne déployait pas son ardeur ordinaire : « il gémissait de cette guerre entre frères, dont les blancs seuls devaient profiter, osait-il dire, en rétablissant l’esclavage. Il eût voulu que Toussaint eût abandonné à Rigaud le commandement en chef du département du Sud jusqu’à Léogane inclusivement, en attendant de nouvelles instructions du Directoire exécutif de France. Le général Moïse, de vues bornées, ne pouvait comprendre que Toussaint ne s’efforçait d’écraser Rigaud, qu’afin de renverser le principal obstacle à l’indépendance de Saint-Domingue… Paul Louverture colonel de la 10e, et frère de Toussaint, partageait les opinions de Moïse [7]. »

Avait-il donc tort de gémir de cette guerre fratricide, avait-il des vues bornées, ce jeune homme qui pressentit l’expédition formidable arrivée dans la colonie deux mois après sa triste fin ? Dans quel but venaient cette armée et cette flotte nombreuses ? Moïse n’avait-il pas raison de penser que le sang de la race noire n’allait être versé que pour rétablir les colons dans leurs privilèges ? Y eut-il autre chose après la défaite de Rigaud, et Moïse n’a-t-il pas péri pour avoir manifesté ses répugnances contre cet odieux résultat ? Peut-on croire, peut-on dire que T. Louverture eût fait, par la suite, plus qu’il ne fit en 1801, en donnant une constitution spéciale à Saint-Domingue, en prenant ou recevant des colons le titre de gouverneur général ? Ce n’est qu’en raisonnant sur cette supposition gratuite, qu’on peut admettre qu’il avait le dessein ultérieur d’une indépendance absolue de la colonie au profit unique de la race noire ; mais le fait qui a existé, conséquent à tous les antécédens de cet homme, s’oppose à ce qu’on lui prête des rues aussi généreuses.

Relisez donc cette foudroyante accusation portée contre lui par Dessalines !

« Généraux, officiers, soldats ; peu semblable à celui qui m’a précédé, à l’ex-général T. Louverture, j’ai été fidèle à la promesse que je vous ai faite en prenant les armes contre la tyrannie… Jamais aucun colon [8]… »

Si Moïse, qui a eu à se plaindre d’Hédouville, a jugé que sa décision à l’égard du commandement de Rigaud pouvait être respectée et maintenue, jusqu’à une décision contraire et formelle du Directoire exécutif, c’est que Moïse y voyait une sorte de justice par rapport aux grands services rendus par Rigaud dans la cause de la liberté générale ; c’est qu’il ne voyait pas en lui un ennemi des noirs, comme son oncle le disait. Si nous n’avions pas d’autres raisons pour condamner la conduite de T. Louverture, nous nous arrêterions aux sages opinions émises par Moïse : elles sont la condamnation la plus frappante de cette conduite, et d’autant mieux, que Paul Louverture, bien connu par sa modération, les partageait.


Le général en chef était encore à Léogane, dans les premiers jours de juillet, quand les troupes du Nord, sous les ordres de Moïse, y arrivèrent[9]. Il décida que Moïse aurait le commandement en chef de toute l’armée, et se rendit ensuite au Port-au-Prince.

Partout, au passage des troupes, les blancs colons manifestèrent la joie la plus vive : les choses allaient selon leur désir ! Au Port-au-Prince, l’armée étant entrée de nuit, la ville fut illuminée par eux. Bernard Borgella, déjà influent dans les conseils du général en chef, se distingua dans cette illumination : il vit avec une satisfaction toute particulière, arriver le moment de réaliser enfin l’atroce projet que son triumvirat avec Borel et H. de Jumécourt avait formé en 1793.


Que vous avez été inconséquens, colons français !

Les mulâtres sont nés de vos œuvres avec les femmes noires. Vous avez donné la liberté civile à ces femmes et à vos enfans. À ces derniers, vous avez procuré l’instruction qui développe l’intelligence de l’homme. Une classe nombreuse a surgi dans la société coloniale : formée de ces premiers affranchis, et de noirs que vos libéralités ou des transactions pécuniaires entre eux et vous ont appelés également à la liberté, elle s’est accrue, elle s’est élevée par ses lumières. La législation de votre pays les a tous admis à la jouissance de leurs droits naturels, et vous avez trouvé étonnant qu’ils voulussent en profiter ! Pour conserver vos injustes prérogatives et continuer votre odieuse domination sur les autres hommes de la race, noire, loin de vous réjouir de ce que votre sang n’avait pas dégénéré dans les veines de vos enfans, vous avez imaginé de les faire proscrire ! Et votre détestable cupidité a trouvé des gouvernemens pour la seconder dans ce plan monstrueux !…

Eux et vous, vous ne sentiez donc pas que vous alliez ainsi porter un défi à toute cette classe intelligente et énergique !…

Mais, laissez-nous raconter ce que fit alors le mulâtre qui était destiné à relever ce défi.


Dès le jour où T. Louverture s’était prononcé contre les hommes de couleur à l’église du Port-au-Prince, au mois de février, en reprochant à toute cette classe la déportation des suisses, Pétion n’avait plus vu en lui que l’aveugle instrument des colons. Ses nouvelles imprécations à son retour du Nord, l’hypocrisie qu’il avait déployée à l’église de Léogane, avaient achevé en Pétion le jugement qu’il porta de lui. Les arrestations, les massacres déjà exécutés avant et depuis ces scènes de bigoterie, ne lui permettaient plus de rester dans les rangs de son armée. Il était, comme on sait, adjudant-général employé auprès de Laplume, dans l’arrondissement de Léogane. Il avait, comme adjoint à l’adjudance-générale, le capitaine J.-P. Boyer, qu’il affectionnait. Il lui communiqua sa pensée de quitter son poste et de passer auprès de Rigaud, dès que l’occasion s’en présenterait. Ce n’est pas qu’il aimât Rigaud plus que T. Louverture, ni qu’il approuvât leur querelle dès son origine ; mais, du moment que ce dernier agissait dans les vues perfides de la faction coloniale, il sentit que sa place était désormais parmi ceux qui soutenaient le système contraire. Une telle défection, motivée sur des principes politiques, est toujours louable ; elle ne constitue pas une trahison  : la trahison existe quand on fait défection en faveur d’un ennemi étranger. Pétion fit encore défection en 1802, et avec raison : en abandonnant l’armée française pour se joindre à ses frères, il quitta une cause qui n’était pas légitime.

Sur ces entrefaites, Laplume fit arrêter Boyer, qui fut mis en prison, quand les troupes du Nord arrivèrent à Léogane. Pétion ne voulut pas quitter cette ville pendant sa détention : c’eût été le perdre, on l’aurait tué. Ne pouvant le protéger auprès de Laplume, il parla et fît parler par d’autres amis de Boyer, à des officiers noirs d’un régiment du Nord (nous ignorons lequel) qui s’intéressèrent à lui et obtinrent son élargissement de Laplume[10]. Ce général, en le mettant en liberté, lui dit qu’il ne servirait plus auprès de Pétion, et lui donna l’ordre d’aller dans un poste, hors de Léogane, où il fut employé dans la troupe de ligne. Cette décision de Laplume prouve qu’il suspectait les sentimens de fidélité de Pétion, comme ceux de Boyer : ils étaient d’anciens révolutionnaires de la même bannière que Rigaud et Sauvais ; cela suffisait. Alors Pétion fit savoir à Boyer, dans son cantonnement, qu’il ne tarderait pas à passer auprès des troupes du Sud.

La confusion régnait dans les troupes nombreuses qui étaient à Léogane et qui allaient bientôt combattre au Grand Goave : on était arrivé aux premiers jours de juillet. À ce moment, Pétion reçut l’ordre de Laplume de se mettre en route avec l’armée en marche : ce fut pour lui l’occasion favorable : il en donna avis à Boyer qui vint le joindre. Ses fonctions d’adjudant-général lui donnaient le droit de visiter les postes, les avant-postes, de s’assurer même de la position des sentinelles. Pendant la nuit, profitant d’une forte pluie qui avait arrêté la marche des troupes, il monta à cheval avec Boyer, eut l’air de visiter les avant-postes, et se sauva avec son adjoint, son ami. Boyer arriva au Grand-Goave un peu avant Pétion, qui, pour ne pas éveiller des soupçons de fuite de leur part, mit son calme ordinaire en allant lentement. Ils furent accueillis avec joie par les officiers et les soldats du Sud[11]. Pétion surtout arrivait comme une bonne fortune pour cette armée, par sa spécialité dans l’arme de l’artillerie, par ses connaissances militaires et cet aplomb qui le distingua toujours.

Si la défection de Pétion fut considérée par T. Louverture comme une trahison et servit de prétexte à de nouveaux crimes de sa part contre les hommes de couleur, Rigaud, de son côté, ne paraît pas avoir apprécié, comme il le fallait, l’acquisition que son armée venait de faire, dans cette individualité militaire qui était destinée à illustrer la guerre civile du Sud, par le plus beau fait d’armes qu’elle ait offert. On assure qu’en apprenant cette défection intelligente, dévouée et hardie, il se montra presque indifférent. Il ne voyait sans doute en Pétion, que l’ancien chef de bataillon d’artillerie qui, à Jacmel, avait pris parti pour Montbrun ; et c’est dans cette ville encore qu’il alla bientôt grandir sa réputation militaire ! Tous ces précédens regrettables expliqueront bien des faits qui se passèrent sur la terre d’Haïti, en 1810.

Quant à Pétion, quant à ce noble caractère qui sut faire encore en 1802, comme nous venons de le dire, le sacrifice d’anciens souvenirs de divisions intestines, pour s’unir à Dessalines et lui prêter son appui contre les Français, après l’avoir vaillamment combattu à Jacmel, dans toute la guerre du Sud et à la Crête-à-Pierrot : Pétion voyant la position peu défendable des troupes du Sud au bourg du Grand-Goave et à Fauché, habitation située sur la route qui conduit à Léogane, et sachant la force quintuple de l’armée du général en chef, il engagea Toureaux, commandant en l’absence de Rigaud, à éviter un combat général dans le bourg et à se porter en arrière du blockhaus de Thozin, dont l’artillerie, défendrait ses troupes, en même temps que le terrain y était plus favorable, ayant une pente rapide. Toureaux goûta cet avis et fit opérer le mouvement de retraite. Cependant, l’avant-garde resta à Fauché : le chef de bataillon Octavius, noir originaire de la Martinique, de la 3e demi-brigade de Dartiguenave, commandait cette avant-garde.


Ici, nous devons avouer l’embarras que nous éprouvons pour parler des combats qui eurent lieu entre les troupes de T. Louverture et celles de Rigaud. Nous ne possédons aucun document à ce sujet : à cette époque, il ne paraît pas qu’il fut rien publié, soit d’un côté, soit de l’autre. Le Bulletin officiel qui s’imprimait au Cap ne fît aucune mention des premiers combats de cette guerre, par la raison que les troupes du général en chef n’y obtinrent pas des succès : ce journal ne commença à en parler, que lorsque l’avantage passa de leur côté. Tout ce qui a été publié par MM. Madiou et Saint-Rémy, paraît reposer sur des traditions orales : ce dernier cite cependant deux rapports faits par Dessalines et Laplume.

Le premier auteur, dans son Histoire d’Haïti, mentionne trois combats dans le mois de juillet et quatre autres dans le mois d’août.

Le second, dans sa Vie de Toussaint Louverture, n’en admet que quatre, dans les journées des 8, 19, 20 et 22 juillet.

L’un et l’autre attribuent toujours plus d’avantages aux troupes du Sud, qui, en dernier lieu, chassèrent l’armée commandée par Dessalines, du Grand-Goave, où elle s’était portée, et la refoulèrent au-delà de la position de Bellevue qui fut occupée par Pétion.

Il paraît que dans le dernier combat livré à Thozin, soit en juillet, soit en août, Rigaud commandait en personne, qu’il fît preuve d’une grande valeur et fut blessé au bras droit ; et que Dessalines ne se montra pas moins brave sur ce champ de bataille qu’il fut contraint d’abandonner. Des deux côtés, du reste, se trouvaient des officiers supérieurs qui firent aussi preuve de courage : — dans l’armée du Sud, les adjudans-généraux Toureaux, Blanchet et Pétion, les colonels Faubert, Dartiguenave, Geffrard, Jean Cécile, Renaud Desruisseaux, Tessier ; les chefs de bataillon Delva, Vaval, Jean-Louis François, Octavius, Jean-Louis Compas, Piverger, Gérin, Martignac, Vendôme, etc. ; dans l’armée du Nord, le général Laplume, et d’autres officiers supérieurs tels que Dommage, C. Bélair, Guerrier, Montauban, Ferbos, Larose, Bodin, Gabart.

C’étaient des frères qui s’entre-tuaient ! Mais, en combattant les uns contre les autres sur ce sol qui devait leur appartenir un jour, ils s’aguerrissaient et se préparaient aux hautes destinées qui leur étaient réservées. Ainsi va le monde : le plus grand bien ne s’obtient souvent qu’à la suite de maux déplorables.

Quoiqu’ils diffèrent sur le nombre des combats livrés entre les deux armées, MM. Madiou et Saint-Rémy s’accordent sur le résultat définitif que nous venons de relater ; — que Dessalines fut refoulé au-delà de la position de Bellevue. Ces échecs successifs subis par ses troupes avaient jeté le découragement parmi elles, tandis que celles du Sud, enflammées par leurs succès, ne demandaient qu’à marcher en avant : les officiers supérieurs pensaient de même ; tous sentaient la nécessité de profiter des avantages obtenus, pour achever d’abattre le moral de l’ennemi.

Dans cette disposition générale, on apprit la situation de l’ennemi et les préparatifs qu’il faisait pour retraiter encore sur Léogane, même pour évacuer cette ville. Après sa blessure, Rigaud s’était retiré au Petit-Goave : on envoya deux officiers l’avertir de la situation des choses et lui demander l’ordre de marcher en avant[12]. Mais, au grand étonnement de son armée, il fit dire de ne pas avancer, de garder seulement la position de Bellevue ; et cependant, dans ses prétentions fondées sur la lettre d’Hédouville, il devait vouloir occuper Léogane !

La Fortune lui tendait les bras : il lui tourna le dos ! L’homme politique arrêta encore l’élan de l’homme de guerre : il crut avoir assez fait, en reprenant le Grand-Goave.

Nous différons donc essentiellement ici du jugement porté par M, Saint-Rémy à cette occasion, pour nous ranger à celui de M. Madiou : ce dernier n’attribue cette halte funeste qu’à Toureaux, qu’il accuse de trahison envers Rigaud ; mais ce fut Rigaud lui-même qui ne voulut pas profiter de la victoire.

« Mais Rigaud, dit M. Saint-Rémy, se contenta d’avoir porté les limites de son commandement au Grand-Goave ; car, à quoi lui eût servi Léogane, qu’avec un bateau sur la mer et cent hommes par terre on peut facilement affamer ? Aucune idée de conquête n’entrait dans les vues de Rigaud : ce qu’il voulait, c’était garantir l’intégrité de son commandement, et conserver le Sud à la métropole. Plusieurs de ses lieutenans lui ont reproché cette conduite ; mais il avait bien plus raison qu’eux[13] »

Non, il n’avait pas raison ; car la lettre d’Hédouville sur laquelle il s’étayait, l’autorisait à occuper Léogane ; et au départ de cet agent, il avait demandé cette place à Laplume. Il pouvait la défendre comme lorsqu’elle fut attaquée par mer et par terre, par les Anglais. Ce n’est pas le Sud seul qu’il devait conserver à la métropole ; c’était toute la colonie, puisqu’il croyait T. Louverture disposé à proclamer son indépendance, d’accord avec les Anglais et les Américains. Une guerre de conquête devenait donc, dans cette pensée, une nécessité de la situation : il fallait conquérir, s’il était possible, devenir vainqueur, pour se justifier devant le Directoire exécutif qui avait approuvé la conduite du général en chef envers Hédouville, d’après ses lettres publiées le 2 juillet par Roume. Roume ayant déclaré Rigaud rebelle, ce général devenait coupable aux yeux du Directoire exécutif, dès le jour de la prise du Petit-Goave.

Pour se justifier, il fallait pouvoir lui dire :

« Votre agent n’a été qu’un pusillanime, un traître ou un imbécile. La colonie allait être ravie à sa métropole : la voilà ! Donnez-moi vos ordres ; mais que la liberté de tous mes frères soit garantie contre l’astuce de la faction coloniale, qui s’est entendue avec T. Louverture. J’ai chassé les émigrés ; et les Anglais ne peuvent plus rien à Saint-Domingue. »

Alors comme alors !… Mais au lieu d’une telle résolution, que devaient lui suggérer tous les motifs qu’il avait eus pour résister à son adversaire, pour accepter la guerre à laquelle il fut provoqué, Rigaud se borna à son inutile conquête du Grand-Goave. En ce moment, soit que sa victoire eût lieu en juillet ou en août, il avait encore d’autres motifs pour aller en avant, à raison des faits qui se passaient au Môle, dans toute la péninsule du Nord, dans ce département même, dans l’Artibonite, dans l’Ouest.


Nous avons dit que T. Louverture quitta Léogane, après le 12 juillet, et se rendit au Port-au-Prince. Étant là, il apprit ces faits.

Au Môle était le chef de bataillon Bellegarde qui commandait la ville. C’était un homme de couleur de la Guadeloupe, qui s’y était distingué dans la guerre contre les Anglais. Le colonel Noël Léveillé, un noir, frère du général Baptiste Léveillé qui avait dû partir pour France avec Hédouville, était en garnison au Môle avec la 3e demi-brigade du Nord. Lubin Golard, autre noir, de l’une des plus anciennes familles d’affranchis venues de Saint-Christophe dans la colonie, était chef du bataillon de la 9e demi-brigade, qui était resté au Port-de-Paix tandis que les deux autres avaient marché contre le Sud. S’étant concertés, ces trois officiers se prononcèrent en faveur de Rigaud, pour profiter de l’absence des troupes du Nord. On était à la mi-juillet. Ils envoyèrent deux officiers, Moreau et Duverger, de la 3e, informer Rigaud de leur prise d’armes. Le général Clervaux était au Môle alors ; il dut s’évader, et alla joindre le général en chef au Port-au-Prince.

En attendant les secours qu’ils espéraient, Golard, influent dans toute la péninsule du Nord, fit soulever une grande partie des cultivateurs de Jean-Rabel, de Bombarde et du Port-de-Paix. Il assaillit bientôt cette dernière ville, où commandait le brave Maurepas, colonel dévoué à T. Louverture, qui lui opposa une résistance héroïque. Cette ville ne put être enlevée, et ce fut heureux pour le général en chef ; car un succès de ce côté eût pu déterminer des défections dans tout le Nord.

Apprenant ces faits, néanmoins, le général Pierre Michel, au Haut-du-Cap, le colonel Barthélemy, au Limbe, manifestèrent des sympathies en faveur de Rigaud. Au Fort-Liberté, où T. Louverture avait sévi avec rigueur après le départ d’Hédouville, on montra des dispositions semblables. Au Gros-Morne, aux Gonaïves, à Saint-Marc, à l’Arcahaie, même à la Croix-des-Bouquets, si voisine du Port-au-Prince, où était le général en chef, ce fut la même explosion de sentimens en faveur de Rigaud.

Toutes ces manifestations, sans prise d’armes (excepté dans la péninsule du Nord), étaient occasionnées par les premiers succès obtenus par les troupes du Sud sur celles de T. Louverture, par l’opinion qui le condamnait dans sa querelle avec Rigaud. Mais ce dernier n’avait pas ourdi des complots dans tous ces lieux. Il ne pouvait envoyer des soldats au Môle surtout : il en avait si peu à opposer aux forces de son ennemi ! Et l’on combattait alors au Grand-Goave. Mais il expédia Renaud Desruisseaux pour diriger les opérations : ce colonel était accompagné de quelques officiers, et il apporta des munitions de guerre et de bouche.

Cependant, T. Louverture qui avait une résolution énergique, qui avait une âme à toute épreuve, qui était capable aussi de tous les genres d’excès quand il fallait acquérir du pouvoir ou s’y maintenir, averti de la révolte du Môle et des autres faits, ordonna peu après au général Moïse de se détacher de l’armée avec une partie des troupes du Nord, moins la 9e, pour se porter contre le Môle, contre Golard. Il fut peut-être heureux de cette circonstance pour ôter à Moïse la direction de la guerre contre Rigaud, à cause de ses opinions. Le commandement en chef fut donné dès-lors à Dessalines dont l’obéissance passive était une garantie de vigueur : son activité et sa bravoure y ajoutèrent.

Le 19 juillet, Toussaint Louverture émit une proclamation à l’occasion de la révolte du Môle. En même temps, il écrivit à tous les commandans d’arrondissement et de place, de faire main basse sur toutes les victimes désignées d’avance à la mort. Voici la lettre qu’il adressa à Henri Christophe :

Au Port-Républicain, le 29 messidor (17 juillet) an 7 de la
République française une et indivisible.
Toussaint Louverture, général en chef de l’armée de Saint-Domingue,
Au citoyen Christophe, chef de brigade, commandant en chef l’arrondissement du Cap, et surveillant celui de l’Est (celui du Fort-Liberté[14].)

La révolte du Môle, mon cher commandant, vient de s’opérer par les agens secrets du perfide Rigaud. Ils font des prosélytes partout, et partout ils opèrent le mal qu’il faut pourtant arrêter dans sa source. Le Môle correspond directement avec le Fort-Liberté ; il y sème la désunion, et j’ai la certitude que cette place devait aussi se soulever et arborer l’étendard de la révolte : au Cap même, des agens y provoquent la rébellion. Surveillez-les avec une rigueur étonnante, déployez le caractère dur que nécessitent les trames de ces scélérats. Tous les hommes de couleur en général se sont donné la main pour culbuter Saint-Domingue, en le désunissant et en armant les citoyens les uns contre les autres ; ils servent la passion du rebelle Rigaud. Ils ont juré de le servir et de l’élever le chef suprême, sur des corps et des cendres. Dans aucun cas, ne mollissez pas contre les hommes de couleur, et garantissez par une activité sans égale, l’arrondissement que vous commandez des horreurs qui menacent déjà quelques-uns.

L’arrondissement de l’Est doit faire encore l’objet de votre sollicitude dans des circonstances aussi critiques. Vous savez combien sont remuans les habitans de cette partie de la colonie ; faites former des camps qui fassent respecter cette place (le Fort-Liberté), et employez et faites même descendre des mornes les cultivateurs armés, desquels vous croirez avoir besoin pour également garantir cette place importante. Les hommes de couleur y sont aussi dangereux que vindicatifs ; n’ayez aucun ménagement pour eux ; faites arrêter, et même punir de mort ceux qui seraient tentés d’opérer le moindre mouvement ; Vallière doit être aussi l’objet de tous vos soins.

Je compte plus que jamais sur votre imperturbable sévérité, que rien n’échappe à votre œil vigilant. Je vous désire une bonne santé.

Salut et amitié,
Toussaint Louverture.

P. S. Voyez Noël Prieur[15], pénétrez-le de la nécessité d’employer de la rigueur et de surveiller notamment les auteurs : je lui écris à ce sujet. Faites-lui passer ma lettre.


Quelle bonne aubaine pour H. Christophe, que cet ordre facultatif, que cette recommandation d’une rigueur étonnante, de déployer un caractère dur, de ne pas mollir, de n’avoir aucun ménagement, de punir de mort tous ces scélérats que le général en chef lui désigne sous la dénomination d’hommes de couleur ! Comme il a dû se réjouir encore, en voyant son chef, son précepteur dans le crime, compter sur son imperturbable sévérité ! En fallait-il davantage pour décider cet autre T. Louverture (qui n’a différé du premier que par la franchise de sa violence), à couvrir de cadavres les lieux confiés à son commandement ?

Dans tous les autres arrondissemens militaires, un pareil ordre fut donné et exécuté fidèlement.

C’est alors que périrent, dans le Nord, la plupart par la baïonnette, outre une infinité de mulâtres, tels que Bijou Moline (l’ancien ami de Henri Christophe), des noirs nouveaux libres, tels que Pierre Michel, Barthélémy, deux officiers qui s’étaient, des premiers, soumis à Polvérel et Sonthonax en 1793, qui furent constamment fidèles à T. Louverture, jusqu’au moment où ils le virent s’allier aux colons et aux émigrés ; Édouard Callot, Pierre Paul, anciens libres noirs, etc., etc.

L’emploi de l’horrible baïonnette, comme instrument de supplice, fut une invention des chefs de cette partie. Nous n’accusons pas le peuple qui gémissait de ces horreurs, mais ces chefs qui contraignaient le soldat à se servir de cette arme contre des victimes sans défense. On conçoit l’emploi de la baïonnette à la guerre, sur le champ de bataille où la fureur des combattans est égale ; mais on doit en flétrir l’usage dans les exécutions ordonnées par l’autorité ; car cet usage tend à exciter la férocité dans celui qui s’en sert ainsi.[16]

Dans l’Artibonite, dans l’Ouest, les mêmes horreurs furent commises, en masse, sur des individus noirs et jaunes simplement soupçonnés d’être secrètement des partisans de Rigaud. À l’Arcahaie, un mulâtre nommé Laraque, très-clair de teint et s’efforçant d’être blanc, et un vrai blanc nommé Robes, le premier commandant de la place, le second adjudant, se distinguèrent dans ces boucheries d’hommes. Au Port-au-Prince, Jean-Philippe Dupin ; à Léogane, Dieudonné Chambon ou Jambon, deux noirs, et un mulâtre nommé Morba, rivalisèrent de cruauté avec les autres exécuteurs.

N’entrons pas dans plus de détails de ces actes de barbarie sauvage commis par la volonté de T. Louverture, afin de détourner promptement notre vue de ce spectacle douloureux, qui ne faisait plaisir qu’aux seuls colons de Saint-Domingue, aux émigrés admis à partager leur joie, dans ces festins de cannibales, comme au temps où la population blanche du Cap assistait au supplice d’Ogé et de Chavanne. Mais, résumons ces faits cruels par une nouvelle citation du rapport de l’honnête Kerverseau :

« Je ne vous peindrai point, dit-il, Toussaint Louverture accablant les habitans de réquisitions d’hommes et d’animaux, épuisant la colonie pour satisfaire son ambition et assouvir ses vengeances ; et devenu furieux par ses défaites et une résistance à laquelle il ne s’était point attendu ; et tourmenté par les soupçons et par la peur qui rendent les hommes cruels, se baignant dans le sang, couvrant la colonie de commissions militaires composées d’hommes qui ne savaient pas lire, jugeaient à huis clos, et faisaient exécuter, de nuit, leurs sentences de mort ; enfin, renouvelant à Saint-Domingue les fusillades, les mitraillades et les affreuses scènes des Collot et des Carrier (les noyades, comme à Nantes), et toujours constant dans sa fausseté et dans son hypocrisie… au milieu des scènes de sang dont l’île entière était le théâtre, et des cris des milliers de victimes qu’il immolait chaque jour à ses craintes et à sa tyrannie, faisant célébrer des messes solennelles, des Te-Deum, réciter des rosaires par ses soldats, et retentir le quartier-général du chant des cantiques spirituels… »

On ne peut douter de la véracité du témoignage de Kerverseau, lorsqu’on le voit citer, par comparaison, les actions cruelles de deux blancs comme lui, Collot-d’Herbois et Carrier, qui souillèrent comme tant d’autres la belle révolution française, par leurs crimes. C’est qu’en effet, les actions des hommes doivent être jugées d’après les principes de la morale qui est une pour tous, qui n’admet entre eux aucune différence d’origine, de caste et de couleur.

Et cette observation même que nous faisons ici en faveur de Kerverseau, nous porte naturellement à une réflexion. Est-il étonnant, après tout, qu’à Saint-Domingue, T. Louverture ait commis ces crimes, lorsqu’en France, pays civilisé, on a vu de semblables horreurs dans le cours de la révolution ? Les hommes sont donc partout les mêmes, soit qu’il s’agisse du bien ou du mal ! Mais, ceux de la race africaine qui ont réclamé à juste titre l’égalité devant la loi avec la race européenne, comme elle existe devant Dieu, ne doivent pas s’offenser de ce qu’on reproche aux méchans parmi eux, les mauvaises actions qu’ils commettent, de même qu’on flétrit les mauvaises actions des blancs qui se montrent cruels. Égalité dans le blâme comme dans la louange ! Voilà l’impartialité.


Nous n’avons pas nié que des manifestations ont eu lieu par sympathie, moins pour Rigaud personnellement que pour la cause qu’il soutenait ; car, pouvait-il être plus aimé que T. Louverture, — de Paul, frère de ce dernier, — de Moïse, son neveu, — de Pierre Michel, de Barthélémy, etc. ? Mais, en persécutant, T. Louverture devait-il proscrire en masse une foule d’individus, les faire égorger, parce que leur qualité d’anciens libres les représentait à ses yeux comme des ennemis personnels, tandis qu’ils n’étaient que des adversaires du système politique qu’il voulait faire prévaloir ? Dans de telles circonstances, un chef qui est animé d’un bon esprit, qui croit à la sagesse de ses vues mal appréciées, selon lui, doit restreindre ses vengeances contre ses adversaires, ses frères ; garder en prison, s’il le faut, le grand nombre qu’il redoute et dans lequel il y a nécessairement des hommes qui ne sont qu’entraînés par leurs opinions. Il faut convaincre leur esprit, non par le glaive, mais par la persuasion ; il faut ne frapper que ceux qui font résistance par les armes, et non pas ceux qui sont supposés, soupçonnés devoir être ennemis de l’ordre de choses qu’on veut établir.

La conduite de Moïse dans le Nord, celle de Dessalines à Léogane, prouvent qu’il y avait moyen de tirer parti de la plupart des victimes. Ces deux généraux firent enrôler dans les troupes beaucoup d’hommes de couleur qui combattirent avec valeur contre Rigaud. Dessalines les trouva un jour, quand il lui fallut combattre contre les Français : ils furent dévoués à ce chef, à leurs frères noirs, à leur pays.

En se montrant juste autant que fort, un chef conquiert les cœurs et se fortifie encore par le concours qu’il peut obtenir de ceux-là mêmes qui se compromettent par leurs imprudences. C’est ce que ne comprit pas T. Louverture, c’est ce qu’il ne voulut pas comprendre, car il était éclairé ; mais, dominé par son orgueil, par sa soif inextinguible de domination, par cette ambition qui le dévorait, il n’employa que la terreur.

Voyez comment, dans sa lettre à H. Christophe, il veut bien supposer aux hommes de couleur le désir de faire de Rigaud, le chef suprême de la colonie ! En faisant mourir tant d’hommes dont une grande partie s’étaient montrés énergiques dans leur lutte contre les colons, il ne satisfit que ces derniers ; et lorsque le moment arriva où il dut lutter contre ces perfides et leurs auxiliaires, il ne trouva pas ces hommes. En immolant une foule d’autres dont le caractère inoffensif n’était pas à craindre pour son système politique, il occasionna une répulsion invincible pour sa personne, pour son gouvernement : il lui fallut ensuite constamment réprimer les conspirations, les révoltes qui éclataient de tous côtés, non pas de la part des hommes de couleur, mais des noirs fatigués de sa tyrannie. La terreur devint le signe caractéristique de son administration, parce qu’elle n’avait d’autre moyen pour se soutenir, et qu’elle était basée sur le mépris et la haine qu’il nourrissait pour ses semblables. Aussi sa chute fut-elle éclatante, exemplaire !


En faisant retourner dans le Nord une partie de l’armée avec le général Moïse, T. Louverture n’était pas resté au Port-au-Prince. Il se rendit sur tous les points de ce département et de l’Artibonite où il fallait, par sa présence, assurer le succès de ses mesures atroces. Il courut des dangers dans une embuscade qui lui fut tendue au Gros-Morne : heureux d’en sortir sain et sauf, ce fut un nouveau motif pour continuer ses proscriptions.

Après avoir été poursuivi par Moïse et Clervaux, Lubin Golard, renfermé et canonné dans Jean-Rabel, finit par l’évacuer pour se porter au Môle. Cette ville elle-même fut bientôt cernée et canonnée par terre, et bloquée par mer, pendant quelques jours : la garnison en était trop faible pour pouvoir résister plus longtemps. R. Desruisseaux et Bellegarde s’enfuirent dans un canot et se rendirent à Miragoane. Après leur départ, Moïse et Clervaux pénétrèrent au Môle, où de nombreuses victimes tombèrent, comme à Jean-Rabel et à Bombarde. Il paraît que ce fut alors que périt Noël Léveillé. Le Môle fut pris le 31 août.

Lubin Golard, d’une résolution énergique, avait échappé à l’ennemi. Il se jeta dans les bois du Moustique, où les troupes du général en chef ne purent jamais l’atteindre. Il y vécut, secrètement secouru et nourri, jusqu’à l’arrivée de l’armée française, en 1802, où il se rallia à elle.

Une lettre de T. Louverture à Dessalines, datée du Môle le 8 septembre, lui rendit compte de ces événemens qui venaient de se passer.

La prise d’armes de Lubin Golard en faveur du système politique de Rigaud, les vengeances cruelles qui furent exercées alors contre les anciens libres, laissèrent au Port-de-Paix et dans toute la péninsule du Nord, le germe de la résistance contre toute autorité despotique placée au Cap. En 1807, nous verrons ce sentiment se manifester au Port-de-Paix, par la révolte de Jean-Louis Rebecca, simple soldat de la 9e, noir d’une ancienne famille d’affranchis alliée à celle de Golard, qui se prononça et entraîna ce corps contre l’autorité de H. Christophe, en faveur de Pétion.

Après avoir pacifié le Nord et l’Artibonite dans le sang, T. Louverture revint au Port-au-Prince. En passant à la batte Aubry, près des Sources-Puantes, entre cette ville et l’Arcahaie, il échappa encore, miraculeusement, à une embuscade : ceux qui la formaient tirèrent sur sa voiture ; le cocher fut tué, mais le général en chef n’y était pas : il était à cheval, à quelques pas en arrière. Toujours bien monté et escorté par une nombreuse cavalerie, il poursuivit sa route ; et son arrivée au Port-au-Prince fut signalée par de nouvelles sévérités. Le génie de l’extermination se vengea !


Peu avant la révolte du Môle, Rigaud s’occupait d’organiser une flotille pour l’opposer à celle du général en chef. Il fit armer des barges par Panayoty, les deux frères Gaspard, etc., qui avaient déjà servi contre les Anglais en leur enlevant même des corvettes de guerre, qui se distinguèrent dans la guerre du Sud, et plus tard dans celle du Nord. Il envoya 60 mille piastres à Saint-Yague de Cuba pour y acheter une corvette de 18 canons. Nous possédons une lettre de Roume à Kerverseau, du 19 juillet, qui atteste ces faits. Roume écrivit à l’agent français à Cuba, pour entraver l’acquisition de la corvette, et saisir même les 60 mille piastres, comme fonds de la République. Il envoya un blanc nommé Sasportas dans toutes les îles du Vent, auprès des agens français, notamment Desfourneaux, à la Guadeloupe, pour demander des bâtimens de guerre ou des corsaires, afin de réduire Rigaud ; il en demanda à Kerverseau qui était à Santo-Domingo, et qui lui avait écrit, au contraire, le 5 juillet, d’interposer son autorité entre les deux rivaux pour arrêter la guerre civile à sa naissance[17]. Il écrivit en même temps, le 17 juillet, à Don J. Garcia, pour le prémunir contre Rigaud. Il écrivit encore aux gouverneurs de Cuba, de Curaçao, de Saint-Thomas, pour leur demander des vaisseaux et des frégates, afin de soumettre le rebelle.

Et c’est de cet agent que M. Saint-Rémy dit : « Roume voyait avec œil et cœur marris le mouvement des choses ! » ; Roume n’était ni fâché, ni repentant de ce qui se passait : il s’en réjouissait, au contraire.

Ainsi, quant à Rigaud, il ne négligea pas d’organiser sa défense. Cependant, M. Madiou le représente en plusieurs endroits de son ouvrage, comme s’abandonnant aux plaisirs aux Cayes, y donnant des bals, négligeant de soutenir la révolte du Môle[18]. Cet auteur ne s’est pas aperçu qu’il a démenti lui-même ces accusations portées contre Rigaud par les traditions populaires ; car il parle de la formation de deux escadres de barges sous les ordres de Panayoty[19] ; et s’il relate trois combats au Grand-Goave, en juillet, où Rigaud n’était pas à la tête de son armée, il en mentionne trois autres dans le mois d’août, où il a dirigé lui-même les opérations militaires[20]. Il est vrai qu’il le fait partir pour les Cayes au moment où un dernier combat contraint Dessalines à abandonner définitivement le Grand-Goave. Mais ce fait est encore démenti par des témoignages des acteurs du temps, qui rapportent que Dessalines fut refoulé au-delà de Bellevue, dans le combat où Rigaud fut blessé. Or, la révolte du Môle eut lieu à la mi-juillet et fut comprimée à la fin d’août ; et durant le mois d’août, Rigaud était à la tête de son armée. Donc, il soutenait cette révolte en combattant au Grand-Goave.

Mais, nous nous accordons avec le même auteur, quand il dit de Rigaud :

« Par une inconcevable hésitation, il ne voulut pas, lui si audacieux, pousser ses conquêtes au-delà de Léogane (ou plutôt du Grand-Goave, puisque Léogane n’était pas en son pouvoir), déclarant qu’il s’en tenait au commandement que lui avait confié Hédouville. Toussaint, général en chef de la colonie, nommé par le Directoire, ne l’eût jamais souffert indépendant de son autorité. Il devait, une fois la guerre commencée, s’efforcer de écraser son rival. [21] »

Oui, c’est là le reproche que nous faisons aussi à Rigaud ; et s’il le mérite, s’il l’a encouru, c’est que l’homme politique, en lui, était inférieur à l’homme de guerre : il ne comprit pas sa position.

  1. Vie de Toussaint Louverture par M. Saint-Rémy, page 232, d’après une déclaration de Gronier, commissaire des guerres au Petit-Goave.
  2. M. Saint-Rémy dit que ce fut Léger, M. Madiou prétend que c’est Eloy Boudeau. L’un et l’autre étaient mulâtres. — Le capitaine Segrettier, adjoint à l’adjudant-général Pétion, était venu avec Laplume : fait prisonnier en même temps, il resta parmi les vainqueurs.
  3. T. Louverture en avait justifié Rigaud, en accusant Desfourneaux de les avoir provoques. Voyez son rapport au Directoire exécutif, dans le 3e volume, après le départ d’Hédouville.
  4. En supposant que ces hommes furent étouffés dans la prison de Jérémie, c’eût été le fait des officiers de cette ville, et non pas celui de toute la classe des hommes de couleur.
  5. Machiavélisme de Roume, pour porter Bauvais à observer sa neutralise : il y réussit.
  6. M. Lepellelier de Saint-Rémy.
  7. Histoire d’Haïti, t. 1er p. 342 et 343.
  8. Proclamation du 28 avril 1804.
  9. Une lettre de Roume à Kerverseau dit que Toussaint Louverture était à Léogane le 24 messidor (12 juillet).
  10. Ce fait pourrait expliquer la magnanimité que montra Boyer dans le Nord, en 1820, si d’ailleurs ses sentimens comme homme, Haïtien et Chef de l’Etat, ne l’y portaient pas. Il se montra aussi reconnaissant envers ses frères du Nord, qu’il le fut ensuite envers J. Boyé qui lui avait sauvé la vie au Cap, en 1803.
  11. Je tiens toutes ces particularités d’une conversation avec Boyer lui-même. C’est par erreur que M. Madiou fixe la défection de Pétion après les premiers combats livrés à Fauché, en juillet : elle eut lieu auparavant. Le récit de Boyer est positif à cet égard : il était adjoint, et comme tel, il écrivait à l’adjudance ; mais il n’était pas secrétaire de Pétion. Il l’avait été auprès de R. Desruisseaux à sa fuite du Port-au-Prince, sous les Anglais ; il devint encore secrétaire de Bauvais. Pétion, nommé adjudant-général, le prit alors comme son adjoint, ainsi que Segrettier.
  12. Florant Chevalier, capitaine des guides de son escorte, et Poisson Paris, lieutenant de cavalerie.
  13. Vie de Toussaint Louverture, p. 246.
  14. H. Christophe devint commandant de ces deux arrondissemens après le départ d’Hédouville.
  15. Surnommé Petit-Noël, homme d’une grande férocité, que Christophe fit tuer plus tard.
  16. Le 17 février 1807, Pétion, alors sénateur et général de division, adressa une lettre au Sénat de la République, pour réclamer des modifications au code pénal militaire de Dessalines, qui établissait de nombreux cas de mort et la peine des verges contre les soldats. Cette lettre est de la main de Boyer, alors son aide de camp. Le Sénat forma une commission composée du général Yayou et Daumec (deux hommes du Nord) et du colonel Lys, trois de ses membres, pour lui faire un rapport à ce sujet ; et cette commission honora Haïti en proposant un des articles ainsi conçu et décrété :

    « Le Sénat abolit pour toujours la peine des verges ; elle est remplacée par six mois de détention. Il abolit également le genre de mort à la baïonnette : ceux qui l’ordonneront, exécuteront, seront poursuivis et punis comme assassins.  »

    Ainsi, Yayou et Daumec, hommes du Nord, réparèrent le torique nous reprochons aux chefs de cette partie. Nous sommes heureux de le constater. Mais sous le règne de H. Christophe, cet usage barbare existait dans le Nord ; il a cessé à sa mort.

  17. Kerverseau lui en adressa d’autres, les 27, 30 juillet et 9 août, dans le même but.
  18. Histoire d’Haïti, pages 344, 347, 349, 354, 355, 358, du tome 1er.
  19. Ibid. p. 350.
  20. Histoire d’Haïti, t. I. p. 347 et 348.
  21. Ibid. p. 351.