Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/5.4

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 311-340).

chapitre iv.

Règlement établissant les droits du timbre et de l’enregistrement. — Ordonnance portant la valeur de la piastre à onze escalins. — Proclamations sur la prise de possession de l’Est de l’île, et la convocation d’une assemblée centrale au Port-au-Prince. — Arrêté sur les acquisitions de terre par les cultivateurs. — Proclamation sur des propos tenus contre les intentions de T. Louverture. — Proclamation sur les denrées à cultiver dans l’Est. — Arrêté sur l’organisation et l’entretien de la gendarmerie. — Proclamation qui réduit les droits d importation et d’exportation dans l’Est. — Ordonnance et arrêté sur la vente des animaux, et portant impôt à ce sujet. — Deux lettres de T. Louverture au Premier Consul. — Arrêté qui défend l’exploitation et l’exportation des bois d’acajou et de gayac. — T. Louverture fait battre une monnaie à son effigie. — Réception faite à l’évêque Mauvielle qui est placé dans l’Est. — Assassinat du colonel Gautier, par ordre de T. Louverture. — Commandemens militaires conférés dans l’Est. — Retour de T. Louverture au Port-au-Prince. — Arrêté contre les pirates. — Répression des Vaudoux par Dessalines. — Irruption de Lamour Dérance à Marigot. — Il en est chassé et se réfugie au Bahoruco.


Quand T. Louverture voyageait, ses idées, ses plans, ses méditations, son génie d’organisation administrative et politique, franchissaient les distances avec lui ; partout où il s’arrêtait, il statuait sur les affaires publiques. Quelquefois il faisait une halte dans la route pour envoyer les ordres les plus importans aux extrémités de la colonie.

Durant son séjour à Saint-Jean, il signa deux règlemens qu’il envoya imprimer, et publier dans toute la partie française.

Le premier, du 9 janvier (19 nivôse), établit les droits du timbre et de l’enregistrement, conformément aux diverses lois rendues sur ces matières, en France. Ce règlement ouvrit quatorze bureaux pour la perception de ces droits, dans les principales villes du Nord, de l’Ouest et du Sud. Il accorda aux receveurs ou percepteurs cinq centimes par franc de la recette, sans autres frais ni appointemens ; le logement seul leur était donné par la colonie. Chaque département avait un bureau central pour le timbre. Les fonctionnaires de cette administration relevaient des ordonnateurs ou administrateurs. L’article 9 disait :

« Les peines portées par les lois anciennes et nouvelles qui ont été promulguées contre les faussaires, faux monnayeurs et faux fabricateurs, seront aussi appliquées contre les faux fabricateurs du timbre, leurs fauteurs, complices et adhérens, qui, à cet effet, seront traduits devant un conseil de guerre pour y être jugés, d’après mon règlement portant établissement desdits conseils de guerre. »

Le second établit le droit de patentes, comme en France, proportionnellement à la population des villes et bourgs. La perception de ce droit était réunie dans les mêmes mains. Ce règlement fut rendu le 10 janvier.

Le lendemain de son arrivée à Azua, il rendit une ordonnance pour porter la piastre-gourde à onze escalins, comme cela existait dans la partie française depuis le gouvernement du comte d’Ennery : dans la partie espagnole, elle ne valait que huit réaux, appelés escalins dans l’autre colonie. Les motifs du règlement du comte d’Ennery étaient fondés sur la guerre existante alors entre les colonies anglaises, qui venaient de proclamer leur indépendance, et l’Angleterre ; on prévoyait une guerre entre cette dernière puissance et la France.

Le 27 janvier, le lendemain de son entrée à Santo-Domingo, T. Louverture ayant appris que beaucoup d’habitans étaient déjà partis et que d’autres allaient les imiter, publia un avis pour rassurer ces derniers sur ses dispositions à les traiter avec bienveillance, et engager les autres à revenir dans leurs foyers. Toute sa conduite antérieure, depuis qu’il avait abandonné les Espagnols en 1794, donnait peu de confiance en lui : son hypocrisie et ses méfaits en étaient cause, car le vice porte sa propre condamnation.

Le 31, il écrivit à Don Garcia, d’abord pour lui demander la liste des communes de la partie espagnole, afin d’y envoyer ses actes : « Il est instant qu’ils soient connus pour tranquilliser les esprits ; » ensuite, pour lui déclarer que son intention étant d’établir les mêmes lois et les mêmes mesures dans toute l’île, il mettait la gourde à onze escalins, comme il avait fait à Azua.

Le 2 février, il publia une proclamation aux habitans de Saint-Domingue, annonçant la prise de possession de la ci-devant partie espagnole de l’île, au nom de la France : elle contenait sa profession de foi sur son gouvernement et son administration, dans les vues d’assurer le bonheur de tous.

Afin de compléter ses vues connues depuis longtemps, T. Louverture publia une autre proclamation le 5 février : elle était adressée aux administrations municipales de la colonie et à ses concitoyens[1]. Après leur avoir exposé les faits qui se passèrent dans la mission du général Agé à Santo-Domingo et depuis, jusqu’à son entrée dans cette ville, et promis de leur adresser le procès-verbal de ses opérations, aussi indispensable que ses Te Deum, il leur dit :

Citoyens, vous avez été témoins de ma sollicitude pour le bonheur de mon pays, pour la liberté de mes frères. Vous avez été témoins que je n’ai jamais pris les armes, si ce n’est dans le cas d’une légitime défense ; que l’ordre et la prospérité de cette colonie ont été toujours les objets les plus chers à mon cœur, ceux de mes vœux les plus constans ; qu’invité à prendre les rênes du gouvernement, d’après l’expression de la volonté publique, ce nouveau témoignage de confiance qui augmentait le fardeau dont je me voyais chargé à regret, n’a point ralenti mon zèle ni mon désir de faire le bien.

Aujourd’hui ma tâche est remplie. Ma conscience satisfaite me dit que j’ai fait le bien et empêché le mal autant que je l’ai pu. Il ne me reste qu’un devoir bien doux à remplir : — c’est de proclamer la bonne conduite des généraux, officiers et soldats de l’armée de Saint-Domingue ; ils ont exécuté mes ordres avec courage et intelligence ; ils m’ont secondé avec un zèle digne des plus grands éloges ; ils ont bien mérité de la patrie.

C’est à vous maintenant, citoyens magistrats, à assurer à cette colonie sa tranquillité future, à poser les bases de sa prospérité par des lois convenables à nos mœurs, à nos usages, à notre climat, à notre industrie, et en même temps propres à nous attacher de plus en plus et plus fortement encore à la République française. C’est à vous de choisir, en conséquence, des hommes sages, probes, éclairés, dont la première passion soit l’attachement à la République, à l’humanité, à la liberté, qui, susceptibles d’avoir de bonnes vues, puissent concevoir et présenter des projets de restauration pour cette colonie qui la porteront rapidement à une prospérité à laquelle elle n’était jamais parvenue. Des citoyens sans préjugés, également recommandables par leurs talens et par leurs vertus, doués de lumières, mais empressés à recevoir les bonnes idées de leurs concitoyens, et à les rendre profitables à

la chose publique, inaccessibles à l’intrigue et à la corruption, et résolus de se dépouiller, au moins pendant le temps de leur honorable mission, des petites passions qui rétrécissent l’esprit et avilissent les hommes. Leurs travaux, pour être paisibles, n’en seront pas moins glorieux ; et s’ils ont le courage de se livrer à leur devoir, avec le dévouement qu’il exige, ils pourront lire dans l’avenir leurs noms inscrits parmi les bienfaiteurs de Saint-Domingue, et compter, dès ce moment, sur la gratitude de leurs concitoyens.

L’intérêt que je prendrai au succès de vos utiles travaux me portera à redoubler de vigilance, pour vous en aplanir les difficultés. Je vous assure, en mon nom et en celui des généraux, officiers et soldats de l’armée de Saint-Domingue, de la liberté de vos suffrages et du maintien de l’ordre public ; et d’après la confiance que j’ai en mes compagnons d’armes, que le projet que vous présenterez pour l’avantage de cette colonie, sera accueilli avec respect et reconnaissance, exécute avec empressement et ponctualité, après avoir obtenu l’assentiment de mes concitoyens et reçu le sceau des lois, par la sanction du gouvernement de la République.

En conséquence, j’arrête ce qui suit :

1. Le 10 ventôse prochain (1er  mars) toutes les administrations municipales de la colonie seront convoquées, à l’effet de procéder à la nomination d’un député.

3. Le 20 ventôse (11 mars) les députés des administrations municipales, nommés, se réuniront dans le chef-lieu de chaque département, savoir : — les députés du département du Nord, au Cap ; — ceux de l’Ouest, au Port-Républicain ; — ceux du Sud, aux Caves ; — ceux de Samana, à Saint-Yague ; — et ceux de l’Engaño, à Santo-Domingo[2].

4. Les députés des communes, réunis dans les chefs-lieux des départemens, s’occuperont à nommer deux députés à l’assemblée centrale de la colonie, qui sera fixée au Port-Républicain.

6. L’assemblée centrale, composée de dix députés et réunie au Port-Républicain, commencera ses opérations au 1er  germinal prochain (22 mars).

7. Toutes les administrations, soit individuellement, soit collectivement, tous les citoyens en général, sont invités à adresser leurs vues et à offrir leurs réflexions à l’assemblée centrale, qui, après avoir mûrement discuté le projet qui sera formé, l’enverra, après l’avoir adopté, à mon approbation ; de là, il sera adressé au gouvernement français pour obtenir sa sanction.

8. Ledit projet, revêtu de la sanction du gouvernement français, aura force de loi et sera exécuté dans toute la colonie.

9. Les assemblées de département et l’assemblée centrale ne pourront, sous aucun prétexte, s’occuper d’objets étrangers à leur convocation.

Après avoir vaincu toutes les résistances qui s’opposaient à sa marche vers le pouvoir suprême, et non pas vers l’indépendance de la colonie, T. Louverture arrivait au dernier acte qui devait le lui assurer et consolider son autorité légalement, du moins par l’apparence de la puissance populaire. S’étayant de l’article 91 de la constitution française de l’an 8, cité dans la proclamation des consuls qu’apportèrent Vincent et ses collègues, il paraphrasa cette proclamation pour légitimer ce qui, de sa part, était une violation flagrante de cette constitution ; car, Saint-Domingue, comme toutes les autres colonies de la France, devait recevoir les lois qu’il plairait au gouvernement et à la législature de la métropole de faire pour elles. À moins de déclarer son indépendance absolue, cette colonie n’avait pas le droit de faire des lois, ni pour son régime intérieur, ni pour ses relations extérieures. C’était déjà un empiétement considérable qui pouvait encore être excusé, si le travail qu’aurait à présenter l’assemblée centrale, ne devait être considéré que comme un vœu de la colonie, un projet réel à soumettre au gouvernement français.

Nous remarquons seulement l’expression d’assemblée centrale, substituée au titre d’assemblée générale que prit l’assemblée de Saint-Marc en 1790, et au titre d’assemblée coloniale que prit l’assemblée du Cap en 1791, nous réservant de faire d’autres rapprochemens, quand son œuvre sera mise sous les yeux du lecteur.

Dans tous les cas, T. Louverture parlait dans sa proclamation, de sa sollicitude pour la liberté de ses frères ; nous allons bientôt citer un autre acte où nous examinerons s’il garantissait ou non leur liberté. Nous verrons aussi si les membres de l’assemblée centrale étaient des hommes sans préjugés ; si réellement il y a eu liberté de suffrages dans leur nomination ; si l’assemblée a travaillé en dehors de son influence, dans le lieu qui lui était assigné ; et si, enfin, le général en chef a attendu la sanction du gouvernement français pour exécuter le projet en question, s’il ne s’est pas trop empressé de l’exécuter.

Nous voilà tout de suite à l’acte que nous venons d’annoncer. C’est un arrêté publié le 7 février, deux jours après la proclamation ci-dessus. Comme il complète parfaitement les vues de T. Louverture sur l’administration de son pays, sur le sort qu’il faisait à ses frères noirs, déjà assez passablement fixé par ses divers règlemens de culture, par les punitions corporelles, etc., etc., il est bon de le produire au grand jour. Dans notre manière d’écrire sur l’histoire de notre pays, nous ne nous bornons pas à des assertions ; nous appelons le lecteur à juger des intentions avec nous, à rectifier nos appréciations, si nous sommes dans l’erreur ou passionné. Voici cet arrêté :

Toussaint Louverture, général en chef de l’armée de Saint-Domingue.

Plusieurs citoyens s’étant proposé des acquisitions de terre, il est de mon devoir de régler les dispositions auxquelles ils devront être assujétis.

La culture de cette colonie, bien différente de celle des autres pays, exige une réunion de moyens considérables en hommes et en argent, sans lesquels il est impossible qu’un planteur puisse obtenir les avantages qu’il doit naturellement se proposer. Presque toutes les habitations des départemens du Nord, du Sud et de l’Ouest manquent de bras, et dans la ci-devant partie espagnole, le nombre en ayant été diminué depuis cinq ans par de fréquentes émigrations, il serait imprudent et impolitique de permettre de nouveaux établissemens, tandis que les anciens languissent, et de vouloir en accroître le nombre avant que la population soit augmentée.

Il est en même temps nécessaire de fixer le nombre de carreaux de terre qu’il est convenable de laisser acquérir. Il s’est introduit dans la partie française des abus qu’il est urgent d’arrêter. Un, deux ou trois cultivateurs s’associent, achètent quelques carreaux de terre, et abandonnent des habitations déjà en valeur, pour aller se fixer sur de nouveaux terrains incultes. De cette manière, les anciens établissemens seraient bientôt ruinés, sans utilité pour les entrepreneurs des nouveaux défrichemens, et sans compensation pour la chose publique, des pertes que ces isolements occasionnent. Il est de la prudence d’empêcher une semblable désorganisation.

En conséquence, aucune vente de terre ne pourra être faite, si ceux qui désirent faire des acquisitions n’ont préalablement obtenu de l’administration municipale de leur canton, l’autorisation d’acheter, après avoir prouvé qu’ils ont les moyens nécessaires pour former de nouveaux établissemens : ladite autorisation sera soumise à mon approbation.

Les notaires publics ne pourront passer des contrats de vente, si les parties se présentent à eux avant d’avoir rempli les formalités ci-dessus indiquées, les rendant responsables personnellement des événemens qui pourraient en résulter, s’ils s’écartaient des dispositions du présent arrêté.

D’après ces considérations, j’arrête ce qui suit :

1. Aucune vente de terre ne pourra être faite dans la colonie, si la vente n’est au moins de cinquante carreaux, — me réservant de prononcer sur quelques exceptions qui pourraient avoir lieu à cet égard.

2. Toute personne désirant acquérir un terrain non encore défriché, ou une propriété déjà établie, sera tenue de se présenter pardevant l’administration municipale de son canton, pour lui en faire la déclaration.

3 L’administration municipale est tenue d’examiner si le déclarant est déjà attaché à une habitation, — quel est le genre de culture qu’il se propose d’établir, — quel est le nombre de cultivateurs qu’il peut employer ; et, après avoir examiné s’il a les moyens de former ou de soutenir un établissement, elle soumettra sa demande a mon approbation.

4. Il est défendu à tout notaire public de passer aucun acte de vente, si les formalités exigées par le présent arrêté n’ont été préalablement remplies.

Le présent arrêté sera imprimé, publié et spécialement recommandé à la surveillance des autorités civiles et militaires, chargées de tenir sévèrement la main à son exécution.

À Santo-Domingo, le 18 pluviôse (7 février) an 9 de la République française une et indivisible.

Le général en chef, Toussaint Louverture.

Le voilà tout entier, ce fameux acte qui limitait le droit qu’a tout homme libre de se donner légalement une propriété.

Contre qui était-il dirigé, si ce n’est contre les cultivateurs noirs ? En faveur de qui était-il conçu, si ce n’est en faveur des colons blancs de Saint-Domingue ? Le mot de planteur qui y figure dit toute la pensée de T. Louverture à cet égard. Selon lui, il était imprudent et impolitique de permettre aux noirs (qui n’avaient pas de grands moyens et qui s’associaient pour acquérir des terres), de se rendre indépendans du caprice et de la tyrannie de leurs anciens maîtres, de leurs oppresseurs naturels, — du despotisme des chefs militaires qui s’adjugeaient de nombreuses habitations, — en achetant quelques carreaux de cette terre qu’eux ou leurs ancêtres avaient défrichée, arrosée de leur sueur et de leur sang ! Ces noirs étaient-ils des esclaves ou des hommes libres ? Que signifiaient donc ces mots pompeux de liberté, d’égalité, placés en tête des actes du général en chef de Saint-Domingue, si ces hommes ne pouvaient jouir des mêmes droits que tous autres dans cette colonie ? Lorsque cet ancien esclave lui-même avait sagement économisé le fruit de son travail, pour employer ce pécule accumulé à s’acheter des habitations, telles que celles situées à Ennery et aux Cahos, il trouvait qu’il était juste d’interdire à ses frères qui avaient été dans la même condition que lui, la faculté d’employer le fruit de leurs épargnes à s’acquérir aussi de petites portions de terre pour les transmettre à leur postérité ! L’esprit comme le cœur se soulève à la lecture de cet acte de T. Louverture.

Et à qui conférait-il le droit de statuer sur de pareilles demandes ? Aux administrations municipales, aux municipalités, composées presque toutes des blancs colons. Qui étaient notaires publics ? Les blancs colons. Au sommet de cette juridiction administrative était le général en chef, qui va devenir bientôt le gouverneur général de la colonie, statuant en dernier ressort, pour donner ou refuser son approbation ; et comme ce noir, devenu blanc par ses sentimens d’attachement aux autres blancs, par l’effet de son funeste système, pensait qu’il serait imprudent et impolitique de tolérer l’acquisition des terres par des cultivateurs, qu’il fallait empêcher une semblable désorganisation de la grande propriété, on conçoit facilement quel espoir pouvait rester à ces malheureux de devenir propriétaires.

C’est sous les yeux de Moïse, présent à Santo-Domingo, que cet arrêté a été publié. Ne voit-on pas dès-lors comment l’indignation de ce jeune homme, mécontent du système affreux de son oncle, ira sans cesse croissant, pour s’exhaler ensuite par des murmures sortis de son cœur oppressé, pour aboutir à la mort ?

Il est constant, d’après cet arrêté, que les cultivateurs, se voyant traqués de tous côtés pour rentrer sur les habitations de leurs anciens maîtres, devenus plus arrogans depuis la fin de la guerre civile du Sud ; étant de plus contraints au travail par la flagellation, mais reconnaissant, d’un autre côté, qu’on accordait toutes les faveurs aux propriétaires, ils imaginèrent de se rendre eux-mêmes propriétaires aussi, en espérant que la loi de l’égalité leur assurerait les mêmes avantages, puisqu’on disait qu’ils étaient libres et qu’ils savaient qu’ils l’étaient effectivement, et par le droit naturel et par la proclamation de la liberté générale. Ne pouvant, la plupart, avoir assez d’argent pour atteindre leur but, ils s’associaient en réunissant leur petit pécule. Loin de favoriser cette tendance de la population noire, T. Louverture l’arrêta tout-à-coup : il découvrit l’ingénieux moyen employé par ses frères pour se soustraire au châtiment corporel, à toutes les vexations de ce temps barbare, et il l’entrava, en rendant ses complices et lui, juges de ce louable désir d’acquérir ce qui constitue pour l’homme la vraie liberté, — la propriété, — par l’indépendance qu’elle lui procure dans la société.

Sont-ce là le fait d’un administrateur bienveillant, le droit d’un gouvernement juste et équitable ?

M. Madiou, ne trouvant pas la pensée de T. Louverture assez clairement formulée, ajoute à ses motifs, en disant : « Il avait remarqué que deux, trois ou un plus grand nombre de cultivateurs s’associaient pour acheter quelques carreaux de terre sur lesquels ils se retiraient, se livrant à la paresse ; il en était résulté un dépérissement général dans les cultures[3]. »

Cette accusation de paresse portée par cet auteur, contre les cultivateurs associés, ne se trouve pas dans l’arrêté du général en chef : celui-ci ne parle que de l’isolement où ils allaient se placer des grandes habitations qui seraient ainsi ruinées ; il considérait ce résultat comme un abus contraire aux intérêts des planteurs, des colons, grands propriétaires ; il ne voulait pas la formation de la petite propriété, plus favorable à la liberté, parce que son système d’administration était tout aristocratique. Voilà la pensée politique de cet acte. Y ajouter par cette accusation de paresse, c’est légitimer les calomnies répandues par la faction coloniale contre les hommes de la race noire ; c’est presque justifier le régime monstrueux contre lequel ils s’étaient levés ; c’est reproduire l’idée exprimée dans la proclamation de Whitelocke, en 1793, « qu’une colonie ne doit pas devenir le théâtre des vertus républicaines, ni du développement des connaissances humaines ; que sa prospérité consiste à faire beaucoup de denrées pour en exporter le plus avec le moins de frais possible. » Voilà le but que se proposait T. Louverture qui, à la même époque, agissait dans le Nord pour le rétablissement de l’esclavage des noirs, déclarés libres par les commissaires civils. Qu’il se soit montré, en 1801, conséquent avec ses anciens principes, d’accord ; mais n’accusons pas les cultivateurs d’une chose qui ne se trouve point dans un acte qui était si contraire à leurs droits.

Brissot, qui, certes, était un véritable ami des noirs, dans un de ses écrits publié le 20 novembre 1790, considérait la petite culture comme plus propre à augmenter les produits des colonies, à les rendre moins chers, à rendre surtout l’esclavage moins nécessaire, alors qu’il n’était question que d’une liberté graduelle à accorder aux noirs esclaves. Mais en 1801, après huit années d’affranchissement généra], après les idées émises par Polvérel, dans son système d’affranchissement, sur les terrains à donner aux nouveaux libres, T. Louverture réagissait contre eux par son arrêté : en limitant le droit d’acquérir à 50 carreaux de terre, c’était repousser ces hommes de la société civile, parce qu’il n’était guère possible qu’ils pussent en acquérir autant à la fois ; et encore, il entrava ce droit par les autorisations préalables à obtenir des colons eux-mêmes, fonctionnant dans les municipalités, par l’approbation qu’il se réservait de donner à ces autorisations ou de les refuser.

Sans doute, nous verrons plus tard, le Sénat de la République d’Haïti, en 1807, limiter le droit d’acquisition à 10 carreaux de terre, et Pétion, plus libéral, le restreindre à 5 carreaux ; mais cette limitation étant posée, chacun était libre d’acheter sans avoir besoin de recourir à des autorisations préalables, à une approbation despotique.


Malgré tous ses actes en faveur des Espagnols devenus Français, des bruits alarmans étaient répandus sur les intentions perfides qu’on supposait à T. Louverture, de vouloir accorder quatre heures de pillage à ses troupes et de les charger de massacrer les habitans de Santo-Domingo, comme les Espagnols avaient laissé faire à celles de Jean François, sur les Français au Fort-Liberté ; cet ordre, disait-on, devait être exécuté aussitôt son départ de Santo-Domingo. Ces bruits épouvantables portaient beaucoup de gens à l’émigration.

Pour les dissiper, le 8 février, T. Louverture émit une proclamation où il disait : « Mes principes et mon caractère m’interdisent de me justifier de semblables horreurs.  » Cependant, jugeant bien que ses faits antérieurs dans la partie française justifiaient un peu ces appréhensions, il déclara qu’il ne permettrait plus qu’à Don Garcia et à sa troupe de quitter la colonie, que tous les habitans y resteraient jusqu’à ce qu’il reçût de nouveaux ordres de France. Il ajouta à cette déclaration, qu’il mettait tous les Espagnols indistinctement sous la protection de la République ; qu’il se rendait personnellement responsable de tous les attentats qui seraient commis contre leurs personnes et leurs propriétés, en ordonnant en outre des punitions sévères contre tout officier ou soldat de son armée qui serait coupable d’une vexation quelconque contre les habitans ; mais d’arrêter aussi les auteurs de ces calomnies. Les officiers supérieurs furent requis de tenir la main avec rigueur, à l’exécution de sa proclamation.

Don Garcia demanda à T. Louverture une copie authentique de cet acte, qui lui fut remise le 9 février. L’ex-gouverneur voulait avoir un titre en forme, en cas d’événement sinistre, pour accuser au besoin l’homme qui lui écrivait, le 27 mars 1794, tant de protestations de soumission et de fidélité, au moment où il se préparait à massacrer les Espagnols aux Gonaïves, où il tendait un piège à Don Cabrera.

C’est la punition anticipée des hommes sans foi, des grands coupables, de voir leurs intentions sans cesse suspectées. La méfiance publique devient ainsi le précurseur du jugement de Dieu à l’égard de leurs méfaits, et elle porte le trouble dans leur conscience.

Le même jour, 8 février, une autre proclamation parut, adressée aux habitans de la ci-devant partie espagnole. Après leur avoir fait la comparaison, entre l’état des cultures dans cette partie et celui existant dans la partie française, tout à l’avantage de cette dernière, pour les inviter à imiter les Français dans la production des denrées destinées à l’exportation, qui procurent l’aisance et même la richesse, il ordonna la plantation des cannes, du café, du coton, du cacao.

« Il est de l’intérêt des habitans, dit-il, de sortir de l’indolence à laquelle ils étaient livrés : partout la terre n’attend que les secours des bras pour ouvrir ses trésors, pour récompenser ceux qui se livreront à la culture de ces riches productions, — tandis qu’elle laisserait dans la misère ceux qui cultivent des bananes, des patates, des ignames, productions sans valeur dans cette colonie. »

Sans valeur, bien entendu pour l’exportation, mais immensément utile pour la nourriture du peuple.

C’est donc une erreur commise par M. Madiou, quand il dit que T. Louverture prohiba la culture de ces vivres[4]. Il n’y a pas de défense faite d’en planter, dans cette proclamation ; et il aurait été coupable de prendre une telle mesure, qui aurait exposé ces populations à la disette, à périr de faim. Il était trop prévoyant pour agir ainsi.

« C’est un bon père qui parle à ses enfans, continue la proclamation, qui leur indique la route du bonheur pour eux et leur famille, qui désire les voir heureux. Je n’ai jamais pensé que la liberté fût la licence, que des hommes devenus libres pussent se livrer impunément à la paresse, au désordre : mon intention bien formelle est que les cultivateurs restent attachés à leurs habitations respectives ; qu’ils jouissent du quart des revenus ; qu’on ne puisse impunément être injuste à leur égard ; mais en même temps, je veux qu’ils travaillent plus encore qu’autrefois, qu’ils soient subordonnés ; qu’ils remplissent avec exactitude tous leurs devoirs, bien résolu à punir sévèrement celui qui s’en écartera… » — par la verge épineuse, par le bâton de l’inspecteur de culture, de la gendarmerie dont l’organisation va être décrétée.

Nous doutons alors que les noirs de la partie de l’Est, habitués à une vie paisible, aient réellement vu en T. Louverture, un Dieu libérateur, ainsi que l’a affirmé M. Madiou.

L’indolence reprochée à la faible population de la partie de l’Est d’Haïti, n’a jamais été aussi grande qu’on l’a cru généralement. Ses principales productions ont toujours été l’élève des bestiaux et la coupe du bois d’acajou, et elles exigent plus d’activité qu’on ne pense. Si elle avait montré peu de disposition à produire autre chose, on doit en accuser l’administration espagnole qui négligea constamment cette colonie, et dont l’inintelligence ne sut pas tirer parti de cette terre fertile et de ses habitans. L’influence des ordres religieux, les innombrables fêtes célébrées toute l’année, y contribuaient ; ces fêtes absorbaient presque tout le temps qui aurait dû être accordé au travail. Mais, pendant la période de vingt-deux années que ce territoire a été réuni à la République d’Haïti, on a vu ses produits en tabacs décupler, les autres portés à un chiffre inconnu jusqu’alors ; et certes, on n’y employait pas la punition corporelle, ni aucune contrainte morale : le commerce fut le seul agent provocateur de la production, comme il l’a été dans la partie occidentale de l’île, aidé de la petite propriété, également établie dans la partie orientale.

Le 11 février, T. Louverture fit un arrêté qui créait une compagnie de gendarmerie dans chaque commune de toute la colonie : composée de 54 hommes, y compris 5 officiers et un trompette, elle devait être entretenue, payée, habillée et montée, aux frais de la commune ; le gouvernement fournissait les armes. Le 6 mai suivant, rendu au Cap, il rendit un autre arrêté pour régler cet entretien de la gendarmerie par les communes, taxant les propriétaires, fermiers et cultivateurs, proportionnellement aux produits retirés de la terre. Ainsi, les cultivateurs étaient tenus de contribuer à l’entretien des hommes chargés de les contraindre au travail, en les assommant de coups. La gendarmerie appliquée au service des campagnes recevait la ration journalière en vivres du pays, celle des villes et bourgs en argent.

Un des articles du second arrêté supprima dans l’Est les anciennes contributions, excepté la dîme, et les remplaça par les impôts établis dans la partie française. La dîme était anciennement payée au roi d’Espagne au lieu de l’être au clergé, parce que la couronne faisait tous les frais du service divin[5]. C’était le dixième de tous les produits.

Le 11 février, T. Louverture avait rendu une ordonnance pour défendre la vente des animaux dans l’Est, afin de conservera cette partie ces instrumens de travail. Le 7 mars, pour donner suite à cette idée et mettre la police à même de surveiller les vols qui se faisaient, principalement de chevaux, il rendit un arrêté, qui établissait un impôt, un droit de passage sur tous les animaux qu’on menait d’un département à un autre : des formalités rigoureuses étaient prescrites aux particuliers pour obtenir la permission de vendre des animaux quelconques, et les autorités civiles et militaires qui ne les observeraient pas seraient considérées complices des vols commis : les conseils de guerre jugeaient ces délits et devaient confisquer les animaux au profit de la colonie.

Le 12 février, une proclamation réduisit à six pour cent, dans la partie de l’Est, les droits d’importation portés à dix pour cent, et ceux d’exportation portés à vingt pour cent dans la partie française. Voici les motifs donnés par cet acte.

L’état de nullité dans lequel j’ai trouvé la culture et le commerce dans la partie espagnole, mon extrême désir de la voir sortir du néant où elle était restée, et de la rendre florissante, me font un devoir d’exciter l’émulation des anciens habitans, par des encouragemens qui doivent, en même temps, y attirer de nouveaux colons.

Les départemens de l’Engaño et de Samana offrent, sans doute, aux hommes industrieux, de grandes ressources — mais il est une partie de l’île faite surtout pour fixer l’attention générale. La superbe plaine de Samana (celle de la Véga-Réal), sur laquelle la Providence paraît avoir répandu toutes ses faveurs, se trouve propre à la fois à tous les genres de culture. À la plus étonnante fécondité, à une température plus douce que celle des autres plaines de Saint-Domingue, elle réunit des débouchés faciles, des rivières qui l’arrosent dans tous les sens ; et enfin, elle est traversée par le fleuve Youna, qui, après avoir été navigable à une grande distance dans les terres, porte ses eaux dans la grande baie de Samana, où se trouve naturellement formé le port le plus vaste et le plus sûr. Avec des bras, de l’intelligence et de l’activité, les hommes laborieux sont assurés, sur une terre aussi fertile, d’être payés au centuple de leurs avances et de leurs travaux.

Que les Français industrieux, que les amis d’une sage liberté, du travail, des bonnes mœurs et de la prospérité de cette colonie, dirigent, leurs spéculations vers ce grand établissement. S’ils réunissent ces qualités, ils peuvent me demander des concessions ; ils me trouveront toujours disposé à favoriser leurs utiles travaux. J’en atteste celui qui lit dans mon cœur, et ma conduite entière : nul homme n’a une volonté plus ferme et en même temps plus d’intérêt à rendre son pays heureux. Que cette conviction excite l’émulation, inspire la confiance ; que les anciens et les nouveaux habitans soient bien persuadés qu’ils trouveront toujours en moi un ami, dans un chef constamment disposé à les aider et à les seconder de tout son pouvoir.

Les ports de Monte-Christ, Puerto-Plata, Samana, Santo-Domingo, Azua et Neyba furent alors ouverts au commerce d’importation et d’exportation, afin de faciliter ces grandes vues d’établissemens nouveaux.

Nous avons donné les considérans, les motifs de cette réduction d’impôts dans la partie de l’Est, pour faire apprécier le bonheur dont jouissait T. Louverture au moment où il l’ordonnait. On le voit pleinement satisfait de cette prise de possession effectuée au nom de la France ; il a la conscience de ce qu’il va devenir dans son pays, car sa constitution est déjà rédigée entre lui et ses conseillers, B. Borgella principalement.

Dans cette conviction, il appelle de nouveaux colons, il convie les Français à venir se fixer dans ces possessions qu’ils avaient toujours convoitées. Pour mieux les déterminer, il devient poète, pour ainsi dire, par la ravissante description qu’il fait de l’immense et fertile plaine de la Véga-Réal, qui a eu l’honneur de recevoir ce nom de Christophe Colomb lui-même[6]. Il parle de sa douce température ; il énumère ces mille rivières tributaires de la majestueuse Youna, qui décharge ensuite leurs eaux dans la superbe baie de Samana ; il fait parcourir de l’œil avec lui, ces lieux agrestes où tant d’établissemens pouvaient être fondés pour acquérir des richesses, objet des désirs incessans des Européens. Enfin, il invoque celui qui lit dans son cœur comme dans tous les cœurs ; il rappelle aux colons sa conduite entière qui leur a été toujours favorable, pour inspirer plus de confiance en lui, en ses déclarations, en ses promesses.

Cependant, il n’y avait que cinq jours écoulés, depuis qu’il avait restreint le droit des noirs à acquérir des propriétés ! Il refusa cette jouissance légitime à ses frères, tandis qu’il offrit des concessions gratuites aux blancs qui viendraient d’Europe !…

T. Louverture était, sans contredit, un homme supérieur par son esprit qui saisissait, qui embrassait toutes choses. Mais il oublia toujours, dans tous ses rapports avec les colons, qu’il était noir.

Hélas ! en ce moment même où son cœur s’épanouissait, que faisait la faction coloniale à Paris, dans toute la France, peut-être même à Saint-Domingue ? Elle le trahissait, elle le livrait à la vengeance de l’autorité de la métropole, si souvent méconnue par lui dans ses rêves d’ambition extrême ; elle sollicitait de son côté toute la puissance de la France contre lui, pour lui arracher cette position où un noir n’aurait jamais dû prétendre. Ce projet se réalisa, contrairement aux intérêts bien entendus de la France : son succès occasionna des regrets ; mais il était trop tard ! Les temps étaient déjà accomplis pour toutes les grandes fortunes. Ainsi l’avait réglé la Providence.


Le 12 février, le général en chef adressa une lettre au Premier Consul, par laquelle il lui demanda la confirmation des grades supérieurs auxquels il avait promu plusieurs de ses officiers. Il lui dit qu’après la prise du Môle sur les rebelles du Sud, il avait nommé Moïse, général de division, à raison de sa bonne conduite ; mais que cette nomination fut secrète jusqu’à la prise de possession de la partie espagnole où il la rendit publique, d’après la manière digne d’éloges avec laquelle il s’était conduit dans cette circonstance. Il lui déclara avoir élevé Dessalines au même grade, immédiatement après la pacification du Sud.

Relativement à Moïse, il mentait impunément : les opinions de son neveu sur la guerre civile et les ménagemens dont il avait usé envers des hommes de couleur dans le Nord, avaient mécontenté T. Louverture au point qu’il éleva Dessalines seul à ce grade divisionnaire. Mais, après la prise de possession de l’Est, il ne pouvait plus refuser le même grade à Moïse, sans paraître injuste aux yeux de l’armée. Voilà la cause de sa promotion faite à Santo-Domingo.

T. Louverture dit ensuite au Premier Consul, qu’il avait nommé aussi, au grade de général de brigade, Maurepas, H. Christophe, Paul Louverture, Charles Bélair et D’Hébécourt, en ajoutant un mot d’éloges pour chacun d’eux. H. Christophe était loué par lui, pour avoir préservé le Cap et les blancs de la fureur des partisans de Rigaud. Il aurait pu ajouter, — pour les avoir fait tuer avec plus de zèle qu’aucun autre de ses officiers. Enfin, il s’excusait de l’élévation de Charles Bélair, malgré son jeune âge, à cause de son mérite : cet officier avait alors 23 ans.

Chose singulière ! presque en même temps, le 17 pluviôse an 9 (6 février), le Premier Consul rendait un arrêté par lequel il nommait T. Louverture, capitaine-général de la partie française de Saint-Domingue. Mais nous ignorons si cet acte lui fut adressé.

Une autre lettre de la même date disait au Premier Consul, qu’il avait cru devoir interner Roume au Dondon, pour avoir écouté des intrigans qui le firent rapporter l’arrêté relatif à la prise de possession de la partie espagnole ; mais que cet agent était encore au Dondon, à ses ordres[7]. C’était donc là le vrai motif de sa réclusion !

Le 3 mars, après avoir parcouru tous les lieux du département de l’Engaño jusqu’à Samana qu’il visita aussi, revenu à Santo-Domingo, il publia un arrêté par lequel il défendit la coupe des bois d’acajou et de gayac, et leur exportation de cette partie, ne permettant que l’exploitation du bois de campêche par les seuls propriétaires des terrains où il serait coupé, et encore sous la condition d’obtenir préalablement une permission expresse du gouvernement.

Ses motifs étaient fondés sur le gaspillage qu’on faisait des bois d’acajou, dont la plus grande partie restait sur les lieux, abandonnée par les coupeurs qui se contentaient d’enlever les plus grosses billes. Il avait un autre motif exprimé dans l’arrêté : c’était de porter, de contraindre les habitans à se livrer aux grandes cultures des autres denrées déjà prescrites, seules capables, dit cet acte, de rendre à la colonie et au commerce national leur ancienne splendeur.

Par suite de toutes ses mesures fiscales et de l’augmentation de la valeur de la piastre-gourde à onze escalins, il paraît que l’idée lui vint, à Santo-Domingo même, d’y faire battre une monnaie à son effigie : elle portait dans l’exergue les mots de : République française. Nous ne garantissons pas ce fait, ne connaissant aucun acte public à ce sujet ; nous le puisons dans un auteur national[8] et dans un manuscrit du général Kerverseau, résumant son rapport si souvent cité par nous : au reste, les traditions populaires l’appuient.

Avant de quitter Santo-Domingo pour retourner dans l’Ouest, T. Louverture apprit l’arrivée de l’évêque Mauvielle à Puerto-Plata. Il s’empressa d’envoyer des ecclésiastiques à sa rencontre ; ils le trouvèrent à la Véga. Apprenant lui-même que le général en chef était à Santo-Domingo, il venait au-devant de lui. L’évêque fut parfaitement accueilli : les départemens de l’Engaño et de Samana furent confiés à sa juridiction spirituelle, à la résidence de Santo-Domingo, dont le siège archiépiscopal était vacant. L’éducation de ce prélat, son instruction supérieure, ses mœurs, ses manières distinguées le firent aimer de tous les fidèles de l’ancienne possession espagnole, habitués qu’ils étaient depuis trois siècles à vénérer les hauts dignitaires de l’Église.

Quelques mois après, cet évêque contribua à la défection de toute cette partie en faveur de l’expédition française : il répondait ainsi, dans l’intérêt de cette armée, aux sentimens que lui avait manifestés T. Louverture.

Celui-ci, en partant de Santo-Domingo, donna la preuve d’autres sentimens contre un de ses officiers, qui, peut-être, lui fût resté fidèle dans cette conjoncture. Nous avons dit que le colonel Gautier, cet ancien légionnaire de l’Ouest, s’était distingué dans le combat livré sur les bords du Nisao. Il ne convenait pas à la politique cruelle de T. Louverture, de conserver un officier qui s’était conduit avec tant de valeur à Tavet, au siège de Jacmel, dans l’évacuation de cette place, et dans les autres combats qui eurent lieu, entre lui et Rigaud, jusqu’à Aquin : ce brave avait eu encore le tort de montrer son courage récemment ; il pouvait devenir influent. L’homme qui venait d’en appeler de toute sa conduite antérieure, qui en appelait au témoignage de Dieu lisant dans son cœur, pour donner des assurances aux colons, voulut leur donner un autre gage : il ordonna à son frère Paul Louverture de faire assassiner Gautier. Cet infortuné, digne d’un meilleur sort, eut ordre à son tour de remplir une mission dans l’arrondissement de Santo-Domingo : il tomba dans une embuscade tendue à son innocence, et fut baïonnette.

La justice de Dieu annota ce nouveau crime.

Paul Louverture, élevé, comme on vient de le voir, au grade de général de brigade dès l’entrée du général en chef à Santo-Domingo, y resta en qualité de commandant du département de l’Engaño : la 10e demi-brigade, sous les ordres du colonel Jean-Philippe Daut, y tint garnison.

Le département de Samana fut confié au commandement du général Clervaux, à la résidence de Saint-Yague : la 6e demi-brigade, qu’il avait commandée, prit garnison dans cette partie.


T. Louverture traversa toutes les bourgades par où il avait passé, pour retourner au Port-au-Prince. Arrivé là, il reçut un accueil digne de toutes les opérations qu’il venait d’accomplir dans l’ancienne partie espagnole. Un arc-de-triomphe fut dressé à l’entrée de la ville, au-devant de la porte Saint-Joseph. Le curé Lecun, préfet apostolique, y vint avec le dais et tous les accessoires d’une pareille cérémonie ; les rues étaient jonchées de fleurs, par les dispositions prises par le général Agé, commandant de l’arrondissement, par le colonel Dalban, commandant de la place. Ces trois personnages, Européens, ne négligèrent rien pour rendre cette réception aussi pompeuse que possible : des salves d’artillerie se faisaient entendre pendant la marche d’un cortège nombreux, pour se rendre à l’église, où le Te Deum devait être chanté. Là, le général en chef s’assit dans le banc des anciens gouverneurs généraux de Saint-Domingue, au-dessus duquel le curé Lecun avait fait placer un arc recouvert de soiries : sur cet arc étaient écrits ces mots : Dieu nous l’a donné, Dieu nous le conservera. Mais, dans le cœur de ce prêtre était écrit aussi : Dieu nous l’enlèvera ; car il contribua aux défections peu de mois après. Agé et Dalban les suivirent, s’ils ne les ordonnèrent pas.

Peu de jours après son arrivée au Port-au-Prince, T. Louverture publia un arrêté, le 3 avril, à l’occasion de quelques actes de piraterie qui avaient été commis sur les côtes de l’île : il prescrivit des mesures pour s’en garantir à l’avenir.

À cette époque, des Vaudoux, conduits par une vieille africaine, commettaient leurs sorcelleries habituelles dans la plaine du Cul-de-Sac, malgré l’ordonnance répressive publiée à leur égard. Ces pratiques superstitieuses nuisaient, comme toujours, aux travaux agricoles des cultivateurs. Pour y mettre ordre, Dessalines, inspecteur général des cultures, répondant de leur résultat au général en chef, se mit en campagne à la tête d’un bataillon de la 8e demi-brigade ; ayant cerné ces Vaudoux réunis dans une case, il ordonna un feu de bataillon qui les en fit sortir ; une cinquantaine d’entre ces hommes grossièrement ignorans tombèrent au pouvoir de la troupe qui les baïonnetta[9].

Leur audace à se montrer ouvertement en contravention à l’ordonnance précitée, paraît avoir été concertée avec une incursion faite en même temps par Lamour Dérance dont nous avons déjà parlé. Cet africain, ancien esclave de l’habitation Dérance, située dans la montagne de la Selle, était lui-même un grand sectateur du fétichisme de son pays natal. Il s’était dévoué à Bauvais, à la cause de Rigaud ; il était attaché aux hommes de couleur. Retiré dans les montagnes de Bahoruco, il avait remplacé Mainzelle, (autre africain, devenu commandant à l’Anse-à-Veau) comme chef de ces indépendans sauvages. Il les réunit et vint s’emparer du bourg de Marigot, dans l’arrondissement de Jacmel que commandait Dieudonné Jambon : des soldats de la légion de l’Ouest tenaient garnison à Marigot. Soit qu’il leur répugnât de combattre avec vigueur, ce chef qui avait été dans la même cause qu’eux, soit qu’ils dussent céder au nombre, on leur imputa à crime, ou du moins à leurs officiers, hommes de couleur, l’enlèvement de ce bourg. Dieudonné Jambon marcha d’abord contre Lamour Dérance, lui reprit Marigot et le refoula dans les montagnes.

Dans cet intervalle, Dessalines avait passé par ces montagnes pour venir se joindre à Dieudonné Jambon. Arrivé à Jacmel, il fit fusiller quatre officiers de couleur de la légion de l’Ouest, les accusant d’avoir trahi pour ménager Lamour Dérance. Il donna ensuite à un autre mulâtre, nommé Cassé-Camp (nom de guerre), le commandement de 400 hommes pour aller chasser entièrement Lamour Dérance. Cassé-Camp réussit dans cette opération, tua beaucoup d’hommes aux indépendans. Lamour Dérance se réfugia au Bahoruco pour ne reparaître que quelques mois après, en apprenant l’arrivée de Rigaud au Port-au-Prince avec l’armée française : il fit sa soumission alors.

T. Louverture n’était pas retourné au Port-au-Prince, sans avoir ordonné une des mesures les plus utiles qu’il ait prises dans l’ancienne colonie espagnole, — l’élargissement des routes publiques. Avant cette prise de possession, elles n’étaient à peu près que des sentiers. Une population extrêmement faible par rapport à l’étendue de ce territoire, éparse comme les troupeaux qu’elle élevait, pauvre et se contentant de sa condition, n’éprouvant aucune excitation de la part de ses administrateurs, privée de tout commerce intérieur, ne sentait pas elle-même la nécessité des grandes routes qui donnent tant de facilité aux communications des hommes entre eux. Les gouverneurs espagnols, une fois débarqués à Santo-Domingo, n’en sortaient jamais pour parcourir le domaine confié à leurs soins : leur apathie était d’une influence capitale sur toute la population. Mais un gouverneur comme T. Louverture ne pouvait souffrir la continuation d’un tel état de choses : en peu de mois, toutes les routes publiques furent améliorées, bien entretenues.

L’administration de la colonie française, introduite tout entière dans cette partie, fit sentir certains bons effets sous tous autres rapports. M. Madiou dit à cette occasion :

« Jusqu’aujourd’hui (1847) les habitans de la partie de l’Est, qui maudissent les noms de Dessalines et de Christophe, parlent de T. Louverture sans animosité. Cependant les cinq-sixièmes de la population de ce pays étaient de couleur (mulâtres). Mais Toussaint n’y avait pas rencontré à l’établissement de son autorité les mêmes obstacles que dans la partie française. Sa conduite dans la partie de l’Est prouve que sa politique cruelle ne l’avait porté à frapper avec tant d’acharnement sur les hommes de couleur, que parce qu’ils contrariaient, comme Français dévoués à la métropole, tous ses actes tendant à l’indépendance de Saint-Domingue[10]. »

Nous convenons avec notre compatriote que T. Louverture n’exerça pas dans l’Est, les cruautés que Dessalines et Christophe y commirent en 1805. Mais nous pouvons dire aussi, que, n’ayant pas voyagé dans l’Est, comme nous l’avons fait nous-même, il ne peut guère connaître l’opinion qu’avaient les habitans de cette partie qui furent contemporains du règne de T. Louverture : il aurait pensé autrement, s’il les avait entendus. Ensuite, nous craignons qu’en faisant toujours l’honneur à T. Louverture, d’avoir conçu le projet de rendre Saint-Domingue indépendant de la France, comme Dessalines l’a fait, le lecteur ne soit induit à conclure : — que les mulâtres et les noirs anciens libres de la partie française, ayant voulu rester Français malgré T. Louverture, celui-ci a eu raison de les exterminer. Telle n’est pas la pensée de M. Madiou, nous le reconnaissons ; car l’épithète de cruelle dont il se sert l’explique suffisamment ; mais sa phrase se prête à cette interprétation, pour les esprits qui jugent d’après ce proverbe qui excuse tous les forfaits : — qui veut la fin veut les moyens ; proverbe qui a heureusement pour correctif cet autre : telle vie telle fin.

Si les principes de la morale doivent céder à ce que certains hommes considèrent comme la perfection de la politique, rien de mieux : T. Louverture a eu raison de tuer. Mais alors, on a eu raison aussi de le faire mourir de faim ou de froid dans un cachot.

Qui donc, à Saint-Domingue, se montra plus Français que celui qui restaura tous les privilèges des colons de cette île ; qui les rappela de tous côtés pour les remettre en possession de leurs biens ; qui contraignit les noirs cultivateurs, par la verge et le bâton à rentrer sur ces biens, et à travailler pour leurs anciens maîtres ; qui convia les Français avenir d’Europe, pour former de nouveaux établissemens dans la plaine de la Véga-Réal et dans toute la partie de l’Est, en même temps qu’il entravait toute acquisition de terres de la part des noirs ? Dans sa proclamation du 5 février, qui convoqua une assemblée centrale, T. Louverture n’avait-il pas fait pressentir la constitution coloniale qu’elle allait donner, et les lois qui seraient plus propres à attacher Saint-Domingue à la République française ? Nous verrons bientôt cette constitution et ces lois, et notre tâche sera de découvrir si ses promesses ne sont pas réalisées au profit de la France. Si le Premier Consul crut devoir renverser T. Louverture, en partie pour ces actes, les regrets exprimés tardivement à Sainte-Hélène sont la démonstration la plus frappante de ce que nous venons de dire : autrement, ils n’auraient aucune signification.

L’observation de M. Madiou sur la conduite de T. Louverture envers les habitans de l’Est, presque tous hommes de couleur, nous fournit toutefois un nouvel argument en faveur de nos opinions sur les causes de la guerre civile du Sud, en prouvant qu’elle ne fut pas une querelle de couleur ; car cet auteur reconnaît lui-même que les hommes assassinés de sang-froid ne l’ont été, que pour avoir montré de l’attachement à la France, mais à un autre point de vue que leur persécuteur. Nous revenons sur cette observation, parce que nous ne comprenons pas qu’on puisse persécuter un homme uniquement à cause de la couleur de sa peau.

  1. Le 5 février 1801 correspondait au 16 pluviôse an 9 : cette dernière date était l’anniversaire du décret de la convention sur la liberté générale. En rendant sa proclamation ce jour-là, il semble que T. Louverture eut la pensée de rappeler ce fait. Nous verrons si sa constitution, au fond, raffermit ou non la liberté générale.
  2. Nous avons dit que le corps législatif de France avait divisé le territoire de l’île entière en 5 départemens, ainsi dénommés. Déjà T. Louverture avait formé des municipalités dans toutes les communes de la partie espagnole.
  3. Histoire d’Haïti, t. 2. p. 88.
  4. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 88.
  5. Voyez la description de la partie espagnole par Moreau de Saint-Méry, pour connaître les détails de cet impôt que T. Louverture maintint, probablement par rapport aux animaux de toutes espèces.
  6. Véga-Réal, en espagnol, signifie Plaine Royale. D’après Charlevoix, elle a 80 lieues de longueur et 10 de largeur : une infinité de ruisseaux, de rivières y coulent leurs eaux et forment la Youna et le Grand Yaque. À cause de son élévation, on y jouit de la plus délicieuse température.
  7. Ces deux lettres furent publiées sur le Moniteur du 13 octobre 1801, au moment où l’expédition se préparait dans les ports de France contre Saint-Domingue. Il semble que la pensée du gouvernement consulaire était de la justifier d’avance, en démontrant la nécessité de punir T. Louverture pour tous ses actes commis en violation de l’autorité de la métropole.
  8. M. Madiou, Histoire d’Haïti, t. 2, p. 89.
  9. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 91. M. Madiou affirme que T. Louverture détestait les Vaudoux, parce qu’il prétendait n’être devenu nasillard que par des maléfices qu’ils avaient lancés sur lui. Il était trop éclairé pour le croire ; mais, s’il a dit cela, c’était pour justifier ses rigueurs contre eus, aux yeux de ta multitude ignorante. Au dire de Kerverseau, il passait lui-même pour un Macandal dans l’esprit de bien des ignorans du Nord.
  10. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 86 et 87.