Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 5/5.2

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 5p. 44-80).

chapitre ii.

Leclerc envoie à T. Louverture ses fils et M. Coisnon. — Arrivée de T. Louverture à Ennery. — Il reçoit une lettre du Premier Consul. — Examen de ce document. — T. Louverture quitte Ennery et va aux Gonaïves. — Il écrit à Leclerc. — Il va à Saint-Marc et revient aux Gonaïves. — Réponse de Leclerc. — T. Louverture persiste à le combattre. — Scène entre lui et ses enfans. — Conduite respective d’Isaac et de Placide. — Ce dernier est élevé en grade. — Allocution à la garde d’honneur. — Réplique à Leclerc. — Dernière réponse de Leclerc. — Réflexions sur la résolution prise par T. Louverture. — Arrivée de là division Boudet au Port-au-Prince. — Conduite des officiers supérieurs de cette ville. — Débarquement des Français. — Bardet livre le fort Bizoton. — Combat au Port-au-Prince. — Les troupes coloniales en sont chassées. — Conduite modérée et habile du général Boudet. — Soumission des populations dans le voisinage du Port-au-Prince. — Découverte des papiers secrets de T. Louverture. — Dessalines arrive au Cul-de-Sac et va à Léogane. — Incendie et évacuation de cette ville. — Massacre de blancs. — Dessalines va à Jacmel, retourne au Cul-de-Sac et se rend à la Petite-Rivière de l’Artibonite. — Les Français occupent la Croix-des-Bouquets et l’Arcahaie. — Conduite de Charles Bélair. — Défection de Laplume et de tout le département du Sud. — Soumission de Jacmel. — Soumission de la partie espagnole. — Incendie du Port-de-Paix et résistance de Maurepas.


En prenant possession de la ville du Cap réduite en cendres, le général Leclerc fit occuper aussi tout le territoire qui l’avoisine immédiatement : ses postes s’étendaient jusqu’aux Mornets, canton de la paroisse de l’Acul-du-Limbé. Le général Desfourneaux les commandait de ce côté-là.

Le général Rochambeau occupait le Fort-Liberté et ses environs.

Le 7 février, Leclerc envoya deux officiers d’état-major à bord du Jean-Jacques, pour faire venir auprès de lui M. Coisnon, Placide et Isaac Louverture. Il y avait 48 heures que ce vaisseau était sur la rade du Cap, et ils n’étaient pas encore débarqués ! Leclerc leur annonça son intention de les envoyer auprès de T. Louverture. « J’ai le plus grand espoir, dit-il aux jeunes gens, de m’entendre avec votre père ; il était absent, il n’a pu rien ordonner. Il est nécessaire que vous lui apportiez la lettre du Premier Consul, qu’il connaisse mes intentions et la haute opinion que j’ai de lui[1]. »

M. Coisnon et ses élèves partirent dans la soirée et arrivèrent, le 8 dans la nuit, à Ennery, où se trouvaient madame Louverture et sa famille. Avis ayant été donné immédiatement à T. Louverture, de leur présence dans ce bourg, il y arriva le 10, à deux heures du matin, ayant quitté Saint-Marc dans la journée du 9.

Si la femme de T. Louverture dut se réjouir du retour de Placide et d’Isaac auprès d’elle, la joie du père qui revoyait ses enfans après six années de séparation ne fut pas moins vive. Mais ce père était en même temps le chef d’un pays qu’une armée venait d’envahir pour lui ravir sa position. Après avoir témoigné à M. Coisnon sa reconnaissance pour les soins qu’il avait donnés à l’éducation de ses fils, il leur demanda s’il était vrai, comme il l’avait appris, qu’ils fussent porteurs d’une lettre du Premier Consul pour lui.

M. Coisnon lui remit alors cette lettre qui était renfermée dans une boîte en vermeil ; le sceau de la République française y était attaché par un cordon de soie. Cet appât était sans doute calculé pour faire impression sur l’esprit et le cœur de T. Louverture, en lui prouvant que le Premier Consul le traitait avec une haute considération.

« T. Louverture prit cette lettre et la parcourut rapidement,  » suivant les mémoires de son fils. Et d’après son propre mémoire : « Le précepteur me remit effectivement une lettre que j’ouvris et lus jusqu’à moitié ; puis, je la refermai, en disant que je me réservais de la lire dans un moment où je serais plus tranquille. »

Voilà la vérité sur ce fait, démentant la relation de P. de Lacroix, qui prétend que T. Louverture lut et relut cette lettre plusieurs fois, comme si elle était de nature à absorber un esprit de sa trempe. Il faut la produire ici.

Au citoyen Toussaint Louverture, général en chef de l’armée de Saint-Domingue[2].

Citoyen général,

La paix avec l’Angleterre et toutes les puissances de l’Europe, qui vient d’asseoir la République au premier degré de puissance et de grandeur, met à même le gouvernement de s’occuper de la colonie de Saint-Domingue. Nous y envoyons le citoyen général Leclerc, notre beau frère, en qualité de capitaine-général, comme premier magistrat de la Colonie. Il est accompagné de forces convenables pour faire respecter la souveraineté du peuple français. C’est dans ces circonstances que nous nous plaisons à espérer que vous allez nous prouver, et à la France entière, la sincérité des sentimens que vous avez constamment exprimés dans les différentes lettres que vous nous avez écrites.


Nous avons conçu pour vous de l’estime, et nous nous plaisons à reconnaître et à proclamer les grands services que vous avez rendus au peuple français ; si son pavillon flotte sur Saint-Domingue, c’est à vous et aux braves noirs qu’il le doit.

Appelé par vos talens et la force des circonstances au premier commandement, vous avez détruit la guerre civile, mis un frein à la persécution de quelques hommes féroces, remis en honneur la religion et le culte de Dieu de qui tout émane.

La constitution que vous avez faite, en renfermant beaucoup de bonnes choses, en contient qui sont contraires à la dignité et à la souveraineté du peuple français, dont Saint-Domingue ne forme qu’une portion.

Les circonstances où vous vous êtes trouvé, environné de tous côtés d’ennemis, sans que la métropole puisse ni vous secourir, ni vous alimenter, oui rendu légitimes les articles de cette constitution qui pourraient ne pas l’être ; mais aujourd’hui que les circonstances ont si heureusement changé, vous serez le premier à rendre hommage à la souveraineté de la nation qui vous compte au nombre de ses plus illustres citoyens par les services que vous lui avez rendus, et par les talens et la force de caractère dont la nature vous a doué. Une conduite contraire serait inconciliable avec l’idée que nous avons conçue de vous. Elle vous ferait perdre vos droits nombreux à la reconnaissance de la République, et creuserait sous vus pas un précipice qui, en vous engloutissant, pourrait contribuer au malheur de ces braves noirs dont nous aimons le courage, et dont nous nous verrions avec peine obligé de punir la rébellion.

Nous avons fait connaître à vos enfans et à leur précepteur les sentimens qui nous animaient, et nous vous les renvoyons.

Assistez de vos conseils, de votre influence et de vos talens le capitaine-général. Que pouvez-vous désirer ? La liberté des noirs ? Vous savez que dans tous les pays où nous avons été, nous l’avons donnée aux peuples qui ne l’avaient pas[3]. De la considération, des honneurs, de la fortune ? Ce n’est pas après les services que vous avez rendus, que vous pouvez rendre encore dans cette circonstance, avec les sentimens particuliers que nous avons pour vous, que vous devez être incertain sur votre considération, votre fortune, et les honneurs qui vous attendent.

Faites connaître aux peuples de Saint-Domingue que la sollicitude que la France a toujours portée à leur bonheur, a été souvent impuissante par les circonstances impérieuses de la guerre ; que les hommes venus du continent pour l’agiter et alimenter les factions étaient le produit des factions qui elles-mêmes déchiraient la patrie[4] ; que désormais la paix et la force du gouvernement assurent leur prospérité et leur liberté. Dites-leur que, si la liberté est pour eux le premier des biens, ils ne peuvent en jouir qu’avec le titre de citoyens français, et que tout acte contraire aux intérêts de la patrie, à l’obéissance qu’ils doivent au gouvernement et au capitaine-général qui en est le délégué, serait un crime contre la souveraineté nationale, qui éclipserait leurs services et rendrait Saint-Domingue le théâtre d’une guerre malheureuse où des pères et des enfans s’entre-égorgeraient. Et vous, général, songez que si vous êtes le premier de votre couleur qui soit arrivé à une si grande puissance, et qui se soit distingué par sa bravoure et ses talens militaires, vous êtes aussi devant Dieu et nous, le principal responsable de leur conduite.

S’il était des malveillans qui disent aux individus qui ont joué le principal rôle dans les troubles de Saint-Domingue, que nous venons pour rechercher ce qu’ils ont fait pendant les temps d’anarchie, assurez-les que nous ne nous informerons que de leur conduite dans cette dernière circonstance, et que nous ne rechercherons le passé que pour connaître les traits qui les auraient distingués dans la guerre qu’ils ont soutenue contre les Espagnols et les Anglais, qui ont été nos ennemis.

Comptez sans réserve sur notre estime, et conduisez-vous comme doit le faire un des principaux citoyens de la plus grande nation du monde.

Paris, le 27 brumaire an 10 (18 novembre 1801).
Le Premier Consul, Bonaparte.

P. de Lacroix a fait, à l’égard de cette lettre, la même remarque qu’à l’égard de la proclamation : c’était assez naturel qu’il y trouvât encore un chef-d’œuvre de rédaction politique. Mais il paraît que T. Louverture ne partagea point son admiration, puisqu’il ne s’empressa pas d’aller se jeter dans les bras du capitaine-général.

Pour nous qui sommes, comme lui, de la race noire, nous y remarquons certains passages à indiquer à nos lecteurs nationaux, et avec d’autant plus de raison, que le temps a fait mettre au grand jour bien des particularités qui expliquent parfaitement la pensée secrète du Premier Consul.

D’abord, il reconnaissait les grands services rendus par T. Louverture et les braves noirs qui le secondèrent, pour assurer le triomphe du pavillon français à Saint-Domingue ; et cependant, non-seulement on lui enlevait la position que ces services lui avaient acquise et à laquelle le gouvernement français l’avait porté et maintenu jusque-là ; mais on l’avertissait qu’en cas qu’il ne se soumît pas à sa destitution ou révocation, il serait englouti dans un précipice, en entraînant avec lui les braves noirs qui ne seraient alors que des rebelles ! Y avait-il justice à rendre les noirs responsables de la désobéissance que pourrait montrer leur chef dans cette circonstance ? Qui ne voit dans une telle déclaration, le prétexte que se donnait d’avance le Premier Consul pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue, comme dans les autres possessions de la France ? Qui n’y voit une suite d’idées conçues depuis qu’il fût parvenu au suprême pouvoir et dont l’article du Moniteur du 15 nivôse an 8 offrait déjà l’expression, deux mois après le 18 brumaire ?

Il n’y avait donc aucune sincérité, lorsqu’on déclarait que les noirs étaient des citoyens français ; il n’y avait de sincère que la menace faite de considérer leurs services comme éclipsés, par le moindre acte de désobéissance au capitaine-général ; et c’est sans doute parce que Leclerc avait bien étudié ses instructions secrètes, qu’il agit comme il a fait, pour porter et T. Louverture et les noirs à la résistance, afin d’en faciliter le plan. Sous ce rapport, il faut l’avouer, une telle conduite était vraiment un chef-d’œuvre de politique[5]. Mais aussi, restait la part des événemens imprévus et dirigés par la Providence, qui sait si bien réduire au néant toutes les plus habiles conceptions humaines.

Nous remarquons encore un autre passage dans cette lettre : c’est celui qui est relatif à la guerre civile que T. Louverture avait détruite, en mettant un frein à la persécution de quelques hommes féroces. Il n’y avait eu à Saint-Domingue de véritable guerre civile, que celle entre T. Louverture et Rigaud ; car celle faite aux Anglais était une guerre contre l’étranger, et la lutte soutenue contre les colons ne constituait que des troubles, des agitations politiques. En la détruisant, en réprimant ces hommes féroces, il est donc entendu que c’est de Rigaud et de son parti qu’il s’agissait, puisque les vaincus avaient été souvent représentés en France, depuis 1796, comme persécutant les blancs, voulant égorger les Européens pour assurer le triomphe de la couleur jaune, en asservissant les noirs[6]. Cependant, Rigaud et ses officiers faisaient partie de l’expédition française ! On verra bientôt que d’autres ont été transportés de Cuba pour les rejoindre. Et plus tard, l’on a dit que c’était sur les hommes de couleur que la France comptait pour assurer son empire dans la colonie contre les noirs !…

Encore une fois, ne sommes-nous pas autorisé à accréditer l’assertion d’Isaac Louverture, à croire ce que la pénétration de Pétion lui fit découvrir, sur le projet formé de déporter Rigaud et les autres à Madagascar ?


Enfin, après avoir parcouru la lettre du Premier Consul, T. Louverture s’entretint avec ses enfans et M. Coisnon, qui lui rapportèrent les paroles proférées aux Tuileries et celles que le général Leclerc avait prononcées au Cap. Mais il observa judicieusement que les faits ne répondaient point à toutes ces déclarations verbales et écrites. M. Coisnon l’engagea à aller au Cap, auprès de Leclerc. Il repoussa ce conseil, par la raison que la conduite du capitaine-général ne lui inspirait aucune confiance ; d’ailleurs, Leclerc ne lui avait pas écrit pour appuyer les promesses du Premier Consul. C’eût été perdre de sa dignité que de faire une telle démarche, il faut en convenir ; et il s’y connaissait trop pour s’abaisser à ce point. Il promit cependant que, rendu aux Gonaïves, il écrirait lui-même à Leclerc, en envoyant M. Granville, Français d’une grande respectabilité, qui y dirigeait l’éducation de son jeune fils nommé Saint-Jean.

T. Louverture ne resta que 2 heures avec sa famille. Le 10 février, il se porta aux Gonaïves, d’où il expédia effectivement M. Granville, en le faisant accompagner à Ennery par P. Fontaine. Ils y arrivèrent dans la nuit du 11 au 12. MM. Granville et Coisnon, Placide et Isaac partirent pour le Cap. La lettre qu’ils remirent à Leclerc disait : « qu’il ne dépendait que de lui de perdre entièrement la colonie ou de la conserver à la France ; que T. Louverture était prêt à se soumettre aux ordres du gouvernement français, en entrant en arrangement avec le capitaine-général, mais à condition qu’il fît cesser toute espèce d’hostilités. »

Dans l’intervalle, T. Louverture se porta à Saint-Marc, sur l’avis qu’il reçut, que deux vaisseaux avaient canonné cette ville : ils avaient été repoussés par le colonel Gabart. L’ex-gouverneur revint aux Gonaïves pour attendre la réponse du capitaine-général.

Le 14, cette réponse lui fut apportée par Placide et Isaac, l’âge de MM. Granville et Coisnon, et la crainte d’événemens sinistres sur la route les ayant portés à rester au Cap.

Leclerc « invitait T. Louverture à venir auprès de lui ; il lui promettait d’oublier le passé, de le proclamer le premier lieutenant du capitaine-général dans la colonie, s’il se soumettait à ses ordres, sinon qu’il le déclarerait ennemi du peuple français et le mettrait hors la loi. En lui accordant au surplus quatre jours pour se décider, il l’informait qu’il avait donné l’ordre à ses gérnéraux de marcher contre lui ; mais que le général Boudet s’arrêterait à l’Artibonite, jusqu’à sa décision. »

C’est alors que se passa une scène émouvante entre le père et les deux fils, — l’un adoptif, — l’autre naturel. Comme de raison, on n’en trouve la relation, ni dans les mémoires publiés par Isaac, ni dans le mémoire adressé au Premier Consul par T. Louverture : l’un et l’autre ne pouvaient avouer ce qui eut lieu en cette circonstance.

Mais il paraît que, résolu à se défendre, irrité par les menaces de Leclerc, T. Louverture, en déclarant à ses enfans sa détermination de combattre, leur laissa la liberté d’embrasser le parti qui leur plairait : — de rester auprès de lui pour partager son sort, — ou de retourner auprès de Leclerc pour défendre la cause de la France à laquelle ils devaient leur éducation. Il ajouta que, quel que fût le parti qu’ils choisiraient, il les estimerait toujours.

Placide et Isaac essayèrent, par des supplications, de le porter à renoncer à sa résolution de combattre l’armée française ; mais ce fut en vain. Alors Isaac, son propre fils, lui déclara qu’il ne porterait jamais les armes contre la France, qu’il lui resterait toujours fidèle. Placide, au contraire, simple fils d’adoption, reconnaissant des bontés de T. Louverture, et se dévouant, s’identifiant avec lui, lui déclara qu’il le suivrait partout pour subir la même destinée que lui.

Ce dut être néanmoins un moment douloureux pour le cœur de T. Louverture, de se voir abandonné par son propre fils, dans une telle conjoncture ! Mais heureux et fier du dévouement de Placide, il le promut immédiatement au grade de chef d’escadron.

Réunissant aussitôt le bataillon et les deux escadrons de sa garde d’honneur qui étaient aux Gonaïves, il leur présenta Placide, avec cet orgueil qui sied si bien à un père et un chef dans une circonstance semblable ; il leur dit que la réponse qu’il avait reçue de Leclerc ne lui laissait aucune alternative ; qu’il était résolu à combattre pour défendre la liberté qu’on voulait ravir aux noirs. À ces mots, tous ces braves répondirent : « Nous combattrons avec vous.  »

Encouragé par l’attitude de cette poignée de défenseurs, T. Louverture répondit à Leclerc : « qu’il ne se rendrait pas auprès de lui au Cap ; que sa conduite ne lui inspirait pas assez de confiance ; qu’il était prêt à lui remettre le commandement de la colonie, mais qu’il nevoulait pas être son lieutenant-général. » Il ajouta « qu’il contribuerait de tout son pouvoir au rétablissement de l’ordre et de la tranquillité ; mais que si Leclerc persistait à marcher contre lui, il se défendrait, quoiqu’il eût peu de troupes. »

Cette réplique fut apportée à Leclerc par une ordonnance qui revint dire de sa part à T. Louverture, « qu’il n’avait point de réponse à lui faire, et qu’il entrait en campagne. » On était alors au 16 février.


Nous avons relaté tous les faits ci-dessus, d’après les mémoires de T. Louverture et d’Isaac. Mais, en l’absence d’un texte précis de l’un et de l’autre sur la scène qui eut lieu entre l’ex-gouverneur et ses fils, le lecteur concevra que nous avons dû nous en tenir à ce qu’il y a de vraisemblable, pour ne pas courir le risque de faire un roman, de même que Pamphile de Lacroix. Selon cet auteur, on avait su au Cap les détails de cette scène par une lettre d’Isaac, annonçant que la tendresse de sa mères opposait à son retour[7]. Et, entre autres motifs que T. Louverture fît valoir pour autoriser la résistance qu’il allait faire au capitaine-général, il aurait dit : « qu’entre la France et lui il y avait sa couleur (les noirs), dont il ne pouvait compromettre les destinées en se mettant à la merci d’une expédition dans laquelle figuraient plusieurs généraux blancs (Desfourneaux, Rochambeau, Kerverseau), ainsi que Rigaud, Pétion, Boyer, Chanlatte, etc., tous ses ennemis personnels… et que, si l’on ne savait pas ménager les noirs lorsqu’ils avaient encore quelque puissance, que serait-ce lorsque lui et les siens « n’en auraient plus ?[8]. »

Si tels furent les motifs qu’il allégua pour justifier sa résistance aux yeux de ses enfans, T. Louverture se présentait donc comme étant le chef d’un parti politique, de celui des noirs, dont il se croyait appelé à sauvegarder la liberté, menacée par l’expédition française. Car, autrement, sa résistance eût été illégitime, contraire à l’obéissance qu’il devait aux ordres de la France. Dans ce cas, sa position à l’égard de Leclerc n’était-elle pas semblable à celle de Rigaud envers lui, en 1799 ? Rigaud, chef d’un parti politique, avait donc pu résister à ses ordres, afin de sauvegarder aussi les hommes de son parti.

Quoi qu’il en soit, il est constant qu’Isaac ne fut pas plus touché du dévouement que montra la garde d’honneur que de celui de Placide : il persista dans son idée de rester au moins neutre entre son père représentant les noirs, et Leclerc représentant les blancs. Nous respectons trop les convictions des hommes, pour nous permettre la moindre censure sur sa conduite en cette circonstance. Quoique fils de T. Louverture, il ne conservait pas moins le droit de choisir entre la France et lui. Probablement, les paroles du Premier Consul l’avaient convaincu que son gouvernement ne se proposait pas de rétablir l’esclavage des noirs.

Mais toutefois, sa détermination nous fournit une nouvelle occasion de soutenir le droit qu’avaient Pétion, Dupont, Bellegarde et Millet, exceptés de l’amnistie de 1800 de choisir eux-mêmes le parti politique qui leur parut meilleur, d’après leurs convictions. En 1802, si T. Louverture laissa un libre choix à ses enfans, il eut tort d’en vouloir à ces officiers à cette époque : ils n’étaient pas plus obligés de soutenir sa cause contre Rigaud, que son propre fils contre l’autorité française qui venait lui enlever le pouvoir. Ce ne fut pas la couleur de Rigaud qui porta Pétion et les autres à passer dans les rangs de son armée, de même que ce ne fut pas la couleur de Leclerc qui détermina Isaac ; mais bien les idées politiques qu’ils attachaient à l’une et l’autre cause, dans ces deux circonstances.

Néanmoins, Placide, fils d’un mulâtre, n’était pas le seul de sa classe qui donnait alors à T. Louverture des témoignages de son attachement. Le général Vernet, qui avait épousé sa nièce, femme de couleur aussi ; le chef d’escadron Morisset, de sa garde d’honneur ; le capitaine Marc Coupé, son aide de camp, et d’autres encore, restèrent attachés à l’ex-gouverneur de Saint-Domingue. En les voyant autour de lui, en apprenant la conduite de Gabart à Saint-Marc, celle de Lamartinière, ancien officier du Sud, au Port-au-Prince, il dut se convaincre qu’il avait eu tort de généraliser ses persécutions contre cette classe ; et tout fait penser, en effet, qu’il reconnut alors qu’il avait été la dupe de cette politique perverse qui l’arma contre elle.

Les habitans des Gonaïves n’ignoraient pas la dernière réponse faite par Leclerc à l’ex-gouverneur ; et le voyant disposé à combattre, ils le supplièrent de permettre l’envoi d’une députation auprès du capitaine-général, pour essayer de le détourner de son projet de marcher contre lui. T. Louverture le permit ; mais, parvenue au Cap, la députation n’obtint aucun succès dans sa démarche. Et il faut convenir que dans la situation des choses, la guerre seule devait décider entre Leclerc, qui était envoyé par la France pour gouverner la colonie, et T. Louverture qui ne voulait pas se soumettre à son autorité.


Laissons le Premier des Noirs se préparant aux combats, pour relater les événemens qui eurent lieu au Port-au-Prince, et dans tout l’Ouest et le Sud.

Le 3 février dans l’après-midi, l’escadre commandée par l’amiral Latouche Tréville avait paru devant cette ville. Le général Boudet envoya le chef de brigade Sabès, son aide de camp, dans un canot parlementaire sous les ordres de l’officier de marine Gémont. Sabès était porteur de la proclamation du Premier Consul, pour la remettre aux autorités de la place et la répandre parmi les habitans. Chargé d’en prendre le commandement, Boudet fit sommer les autorités militaires de la lui livrer. Le général Agé, commandant de l’arrondissement, le colonel Dalban, commandant de la place, le chef de bataillon Lacombe, directeur de l’arsenal, tous trois Français, le voulaient bien : ils partageaient naturellement les sentimens des colons et de tous les blancs qui habitaient le Port-au-Prince, du préfet apostolique Lecun qui s’empressa de travailler les esprits, et disons-le, de la généralité des mulâtres et des noirs : tous désiraient en finir avec le despotisme de T. Louverture, et de Dessalines, commandant des départemens de l’Ouest et du Sud.

La ville avait pour garnison un bataillon à pied de la garde d’honneur, sous les ordres du chef de brigade Magny, un escadron sous ceux de Monpoint, un bataillon de la 3e demi-brigade sous ceux de Lamartinière, et un autre de la 13e sous ceux de Bardet, ces deux derniers anciens officiers du Sud. Magny, Monpoint et Lamartinière restèrent attachés à T. Louverture ; ils voulurent défendre la place contre les troupes françaises ; mais Bardet partageait les sentimens de son bataillon, composé des soldats du Sud : il dissimula, pour agir en faveur des Français dans le moment opportun.

Lamartinière, d’un courage éprouvé, d’un caractère fougueux, devint prépondérant dans cette circonstance ; il communiqua son énergie aux soldats qu’il commandait et à ceux de la garde d’honneur, retenus également dans les rangs de ce corps d’élite par Magny et Monpoint. Magny avait ce courage calme, cette bravoure raisonnée qui ne redoutent rien ; doué d’une grande fermeté, mais modéré en même temps, il s’efforçait de tempérer la fougue de Lamartinière.

La résolution de ces trois officiers supérieurs en imposa au général Agé et au colonel Dalban. Sabès et Gémont, arrivés dans la soirée, avaient dû passer la nuit dans la place. Le 4 février, Agé voulut les renvoyer ; mais les trois officiers qui dominaient le contraignirent à les garder en otages. C’était violer, et les lois de la guerre et le droit des gens ; mais on verra qu’ils servirent ensuite à la soumission de T. Louverture. Agé dut envoyer un de ses aides de camp avec une lettre adressée au général Boudet, pour lui déclarer qu’en l’absence de T. Louverture et de Dessalines, on ne pouvait recevoir ni l’escadre ni les troupes de débarquement. Cependant Agé chargea secrètement cet officier de dire de vive voix à Boudet, que son autorité était méconnue parce qu’il était blanc. C’était inviter Boudet à brusquer une attaque contre la place.

Néanmoins, le général Boudet, qui avait des sentimens élevés, et qui a fait preuve par la suite de beaucoup de modération, pensa qu’il était convenable d’adresser une lettre aux officiers supérieurs opposés à son débarquement, pour les inviter à ne faire aucune résistance. Selon P. de Lacroix qui était chef d’état-major de la division française, ils lui répondirent : « que d’après les services rendus par les noirs à la France et à la colonie, ils étaient indignés de voir que le nom de leur général en chef (T. Louverture) ne fût pas même cité dans la proclamation du Premier Consul ; que ce silence décelait de mauvaises intentions ; mais que des mesures pour conserver la liberté étaient prises depuis longtemps ; que si l’on brusquait un débarquement, sans les ordres du gouverneur général T. Louverture, il serait tiré trois coups de canon d’alarme, et que ce signal, répété de morne en morne, serait celui de l’incendie de la colonie et de l’égorgement de tous les blancs. »

Si telle fut la réponse des officiers supérieurs, elle était convenable par les menaces faites dans le but d’empêcher le débarquement ; mais non avec le projet arrêté, quant aux blancs, de les mettre réellement à exécution : car, quoique les blancs fussent satisfaits de l’arrivée de l’expédition française, on n’avait pas plus le droit de les égorger, que d’égorger les mulâtres et les noirs qui l’étaient aussi.

Quand H. Christophe écrivit à Leclerc, il menaça d’incendier le Cap, mais non pas d’égorger les blancs ; il n’en fit pas tuer un seul, et il fit bien. Sa modération envers eux mérite des éloges.

Après la réponse faite au général Boudet, Lamartinière se porta à l’arsenal pour avoir des munitions pour les troupes ; et sur le refus opiniâtre du chef de bataillon Lacombe, qui alléguait que le général Agé ne lui en avait pas donné l’ordre, Lamartinière le tua d’un coup de pistolet et fît prendre les munitions. Cette violence nous semble avoir été cruelle et inexcusable : avec les forces dont il disposait, Lamartinière pouvait se saisir de la personne du directeur de l’arsenal et le paralyser. Mais il est évident que par cette action énergique, il voulait produire la terreur au Port-au-Prince, pour empêcher les défections. Afin de compléter la mesure, il fit arrêter une certaine quantité de blancs, qui furent gardés à vue dans les casernes, comme des otages.

Bardet fut envoyé au fort Bizoton avec une partie de son bataillon de la 13 me, tandis que l’autre partie occupait le blockhaus connu sous le nom de Dessources ou Reconquis, situé sur une position du morne L’Hôpital. Les deux autres bataillons de cette demi-brigade, sous les ordres de leurs commandans Jean-Louis François et Coco Herne, tenaient alors garnison à Bayia-Hunda, dans la baie de Neyba, où T. Louverture jetait les fondemens d’une ville[9]. Vendôme, son colonel, se trouvait dans le Sud.

Il y avait au fort de Léogane, au sud du Port-au-Prince, une compagnie de dragons de la garde d’honneur sous les ordres de Barthélémy Marchand, et une autre de cette garde à pied sous ceux d’Eloy Turbé. Le reste de ce corps occupait le fort National, et les autres troupes de la 3 me campaient en divers endroits dans l’enceinte de la ville. Des artilleurs garnissaient les forts Sainte-Claire, Saint-Joseph et de l’Ilet.

Après la réponse des officiers supérieurs, le général Boudet résolut d’opérer le débarquement de ses troupes, qui eut lieu le 5 février, dans la matinée, vers le Lamentin.

À la vue de ce débarquement, le fort National tira trois coups de canon d’alarme, comme on en avait menacé le général français ; mais on ne tua aucun des blancs qui étaient détenus aux casernes.

Le général Boudet marcha sur le fort Bizutons, à la tête de ses troupes. À son approche, Bardet envoya au-devant de lui le capitaine noir Séraphin, ancien officier de la légion de l’Ouest, sous le prétexte de connaître ses intentions. Accueilli avec fermeté et modération en même temps par le général Boudet, Séraphin rentra au fort et rapporta ses paroles, tandis les Français avançaient aux cris de : Vive la République ! Vive la Liberté ! Préparés tous à la défection, officiers et soldats de la 13 me y répondirent par ceux de : Vive la France ! Vivent nos frères !

Les hommes du département du Sud avaient trop souffert de la tyrannie de T. Louverture, pour ne pas saisir cette occasion de s’en venger, en se soumettant aux Français[10].

Plaçant les militaires de la 13e dans les rangs de ses troupes, le général Boudet marcha sur le Port-au-Prince. Il envoya sommer le blockhaus de se rendre à lui, on s’y refusa ; il fit également sommer le fort Léogane de le recevoir en ami, et reçut la même réponse. Alors la colonne française avançant toujours et détachant des bataillons sur la droite pour contourner le fort, Magny, qui y était accouru, ordonna de tirer sur elle ; le feu de l’artillerie, de la mousqueterie étendit morts une centaine d’hommes et en blessa le double : le général Pamphile de Lacroix fut du nombre des blessés. Le blockhaus canonna la colonne, et en même temps les forts du côté de la mer tirèrent sur les vaisseaux : ceux-ci les réduisirent bientôt au silence, tandis que les troupes françaises enlevaient le fort Léogane à la baïonnette, en pénétrant dans l’enceinte du Port-au-Prince. Il était nuit en ce moment.

Force fut à Lamartinière, Magny et Monpoint d’abandonner la ville, après avoir opposé une faible résistance au trésor, d’où ils enlevèrent quelques fonds. Ils se retirèrent à la Croix-des-Bouquets, en laissant des soldats qui furent faits prisonniers et dont la vie fut respectée. Le chef de brigade Sabès et l’officier de marine Gémont furent traînés, malgré eux, par les troupes coloniales : leurs jours furent aussi respectés. Il en fut de même des autres blancs qui avaient été détenus dans les casernes [11].

Le général Boudet ne tarda pas à prendre des mesures de police qui inspirèrent de la confiance, non-seulement aux habitans du Port-au-Prince, mais aux cultivateurs des campagnes qui l’avoisinent, et même aux officiers et soldats de l’armée coloniale. Par ses ordres, les officiers et les soldats français firent bon accueil à tous sans distinction de couleur : ils trouvèrent réciprocité de leur part.

Il faut dire aussi que si l’antagonisme entre le Sud et le Nord éclata avec fureur dans la guerre civile, les hommes de l’Ouest étaient eux-mêmes impatiens de la domination de ceux du Nord, depuis l’évacuation des Anglais du Port-au-Prince. Les horreurs commises dans cette ville par ordre de T. Louverture, exécutées par Dessalines et d’autres inférieurs, avaient rendu excessivement odieux le joug imposé aux hommes de couleur et aux cultivateurs.

Dans cette disposition d’esprit, peu de jours après la prise de possession du Port-au-Prince par les Français, tous les officiers des environs firent leur soumission au général Boudet, en qui l’on trouvait une grande modération et des formes propres à faciliter sa tâche. Cet officier avait servi à la Guadeloupe, et avait été à même d’apprécier la valeur et le dévouement à la France, des noirs et des mulâtres de cette colonie, qui la défendirent si bien contre les Anglais ; et sachant que ceux de Saint-Domingue avaient agi de même, doué d’un sentiment de justice, il était naturellement porté à vouloir assurer l’empire de la métropole, plus par la persuasion et les bons procédés que par la rigueur.

Et c’est encore une chose à remarquer, dans cette sorte de destinée qui échut aux anciennes provinces de Saint-Domingue. Nous avons déjà signalé la différence qui existait entre le caractère et les idées respectives de Sonthonax et de Polvérel, et l’influence qu’ils exercèrent sur la marche de la révolution, le premier dans le Nord, — le second dans l’Ouest et le Sud. On avait ensuite vu Laveaux, Perroud, Sonthonax, ce dernier revenu dans la colonie, continuer dans le Nord le système d’une administration despotique, exciter par leur exemple les chefs militaires au même système qui, d’ailleurs, était en rapport avec les idées régnantes dans cette province.

Eh bien ! l’armée française arrive dans la colonie, et le sort envoie encore dans le Nord ce Rocharnbeau, qui y avait servi sous Sonthonax, Leclerc et d’autres généraux, agissant immédiatement sous lui, qui croient, qui s’imaginent que le meilleur moyen de réussir est d’employer la rigueur, — tandis que la destinée de l’Ouest et du Sud y amène le général Boudet, d’un caractère et de sentimens tout opposés, et qui réussit complètement par des mesures de persuasion qui lui concilient les esprits.

Les deux bataillons de la 13e qui étaient à Bayia-Hunda, apprenant ces faits, vinrent aussi se réunir aux détachemens français qui ne tardèrent pas à occuper la Croix-des-Bouquets. Ce fut surtout Jean-Louis François qui les entraîna, Coco Herne ayant vainement essayé de résister au torrent.

Le général Agé et le colonel Dalban avaient fait leur soumission à leurs compatriotes, comme il était naturel de l’attendre de leur part : militaires, ils devaient reconnaître l’autorité de leur patrie.

Mais Lecun, préfet apostolique et curé du Port-au-Prince, qui devait à T. Louverture d’avoir repris sa charge après le départ d’Hédouville, qui avait contribué à le perdre par ses basses flatteries ; qui aurait dû se ressouvenir que la fonction du prêtre est de se tenir en dehors des choses politiques, Lecun se transporta auprès du général Boudet, suivi de son clergé et de dévots et dévotes, pour le féliciter du succès de ses armes contre le monstre dont le despotisme opprimait la colonie : ainsi il parla de l’ex-gouverneur. Pouvait-on attendre autre chose de ce prêtre dont les mœurs déréglées occasionnèrent plus d’une fois le scandale le plus dégoûtant parmi ses ouailles ? Que de torts n’aurait pas faits à la religion catholique, la conduite d’une grande partie de ses prêtres, si les sentimens religieux des populations de ce pays avaient été moins sincères, moins fervens !

Une autre preuve de la loyauté et de la générosité du général Boudet est attestée par son chef d’état-major, Pamphile de Lacroix. Nous avons déjà cité le passage de son livre, concernant la découverte faite par eux, dans les papiers secrets de T. Louverture, au palais du Port-au-Prince, de ce qui avait rapport à ses relations amoureuses avec des femmes blanches surtout. Cet auteur dit à ce sujet :

« En acquérant la preuve irréfragable des écarts de la faiblesse humaine, le général Boudet se sentit inspiré d’un mouvement généreux. Avant d’avoir fait ici aucune connaissance, s’écria-t-il, perdons toute trace de ces honteux souvenirs, afin de ne pas mésestimer les personnes au milieu desquelles nous sommes destinés à vivre ; et en faisant de tristes réflexions, nous allâmes ensemble jeter au feu et à la mer tout ce qui pouvait rappeler notre pénible découverte. »

Cet auteur continue ainsi à l’occasion de cette découverte :

« Il y avait de la grandeur d’âme dans la conduite du général Boudet. Le capitaine-général Leclerc lui avait communiqué une partie des instructions secrètes qui lui avaient été données. Ces instructions, dont j’ai déjà parlé, classaient les noirs et les blancs en catégories. Le temps même n’avait pas échappé au classement. De telle époque à telle époque on devait se conduire ainsi, de telle époque à telle époque on devait se conduire autrement. Comme si les prostitutions pouvaient avoir des témoins, un dernier paragraphe du troisième chapitre de ces instructions déplorables portait textuellement : « Les femmes blanches qui se sont prostituées aux nègres, quel que soit leur rang, seront envoyées en France.  »

Nous avons signalé diverses erreurs commises par P. de Lacroix ; mais toutes les fois qu’il affirme avoir lu des documens ou su par lui-même ce qu’il relate, nous ne pouvons révoquer en doute ses assertions. Or, ici, s’il affirme aussi positivement ce qui a rapport aux instructions secrètes, c’est en vain que les mémoires de Sainte-Hélène prétendent qu’elles sont restées inconnues après la mort de Leclerc ; et l’on ne doit point s’étonner qu’ils aient cherché à relever les indiscrétions de P. de Lacroix.

Et est-il encore étonnant que ces instructions secrètes contenaient de telles prescriptions, de telles catégories, quand Malouet y avait contribué ? Lorsque nous arriverons à l’année 1814, on verra celles qu’il donna à ses trois agens envoyés à Haïti, en sa qualité de ministre de Louis XVIII. C’était toujours le même homme, encroûté de préjugés.


On a vu que le 5 février, entre Saint-Michel et Saint-Raphaël, T. Louverture avait donné l’ordre à Dessalines de se rendre en toute hâte au Port-au-Prince, par rapport à l’escadre de l’amiral Latouche Tréville qui y portait la division Boudet. Dessalines ne mit que vingt-quatre heures pour arriver dans la plaine du Cul-de-Sac, en passant à Saint-Marc, où il en ordonna la défense en cas d’attaque : le colonel Gabart y commandait. Il n’arriva donc qu’après la prise du Port-au-Prince, et joignit Magny, Lamartinière et Monpoint à la Croix-des-Bouquets. De l’Arcahaie, où était le général Charles Bélair, il emmena avec lui un bataillon de la 7e demi-brigade. Regrettant de n’avoir pu être à même de défendre le Port-au-Prince ou de l’incendier, il donna l’ordre à ses officiers de l’attendre au Cul-de-Sac, après avoir abandonné la Croix-des-Bouquets, à l’approche d’un détachement français que le général Boudet y envoya, en apprenant son apparition dans ce bourg. C’était le 9 février.

Dans la marche de la garde d’honneur, O’Gorman, Saint-James et les autres émigrés, qui servaient dans ses rangs, et qui avaient été contraints à suivre ce corps, se sauvèrent et allèrent joindre les Français, « heureux, dit P. de Lacroix, de se séparer des cannibales qui ne laissaient pour trace que l’assassinat et le feu. »

Heureusement encore, cet auteur ajoute que ce fut à l’humanité du capitaine noir Patience, qu’ils durent de pouvoir prendre la fuite ; car il prouve ainsi lui-même que les noirs ne sont pas tous des cannibales. Or, ces émigrés avaient été au service des Anglais qu’ils aidaient pour remettre les noirs dans l’esclavage ; ils avaient aidé T. Louverture dans son système, si contraire aux noirs  ; ils le flattaient du temps de sa puissance ; ils rejoignaient les Français venus dans la colonie pour rétablir l’esclavage des noirs ; et ce fut un noir, ce Patience, ancien esclave d’O’Gorman, qui facilita leur évasion ! Entre eux et ce noir, de quel côté étaient la vertu et les sentimens que l’homme doit nourrir pour ses semblables ? P. de Lacroix ne devait-il pas songer à tout cela, avant d’avoir appliqué cette expression aux noirs de Saint-Domingue ?

Prenant avec lui 150 grenadiers, escorté du chef d’escadron Bazelais, devenu son aide de camp, Dessalines passa par la colline de la Rivière-Froide, derrière le Port-au-Prince, pour se rendre à Léogane par la grande route. Mais il dut continuer par les montagnes, attendu que des postes français avaient été déjà établis jusqu’à l’habitation Gressier.

Parvenu à Léogane, il ordonna au colonel Pierre-Louis Diane, qui commandait cet arrondissement et la 8e demi-brigade, d’exécuter les instructions qu’il avait lui-même reçues de T. Louverture, et qui lui avaient été transmises verbalement (la lettre de ce dernier, du 8 février, ayant été interceptée) — d’incendier Léogane, d’en transporter les munitions dans la montagne, et d’égorger tous les blancs : ce qui fut exécuté littéralement[12]. Ces malheureux furent baïonnettes dans les mêmes lieux où les prisonniers du Sud l’avaient été après la guerre civile. Ces faits se passèrent le 12 février.

Ainsi, T. Louverture arrivait au dernier acte du drame sanglant qu’il avait commencé par les anciens libres, mulâtres et noirs. Les nouveaux libres noirs avaient eu leur tour ; en ce moment, c’était celui des blancs qui avaient tant applaudi aux deux premiers actes.

Quelle preuve plus convaincante pourrions-nous ajouter à nos démonstrations consignées dans les deux époques précédentes, concernant la guerre de couleur et de caste, que ces ordres barbares donnés en 1802 contre les blancs colons ? Verra-t-on encore ici une proscription contre la couleur ou la caste de ces derniers ? Est-il donc possible que T. Louverture ait proscrit successivement la couleur ou la caste jaune, la couleur ou la caste noire, la couleur ou la caste blanche ? Non ! Mais il immola tour à tour les hommes qui faisaient obstacle à ses vues politiques, qui résistaient à ses volontés, qui contrariaient son pouvoir dominateur : sa vanité, son orgueil, son ambition démesurée, voilà les causes de toutes ses fureurs. Nous l’avons déjà dit : à ses yeux les hommes, n’importe leur couleur, n’étaient que des instrumens, des machines ; cette fausse politique conduit toujours et fatalement aux plus grands crimes.

Cependant, on peut encore dire que le massacre des blancs fut ordonné par lui, en représailles de celui des militaires du Fort-Liberté et de la Rivière-Salée, par Rochambeau et Hardy ; car, en répondant au premier : « qu’il allait combattre jusqu’à la mort pour venger la mort de ces braves soldats, » T. Louverture n’était pas homme à ne se venger que par la guerre. Il l’avait prouvé lors de sa soumission à Laveaux, en massacrant les Espagnols et les émigrés français réunis aux Gonaïves.

Toutefois, si c’est là une excuse à présenter pour lui, ce n’est point une justification : les représailles sanglantes, comme les crimes qui les provoquent, sont du domaine de la barbarie.

Au Grand-Goave, Pierre Tony ne fît fusiller qu’un blanc qui lisait la proclamation du Premier Consul : c’était une grande modération dans la circonstance. Mais Delpech, au Petit-Goave, refusa d’exercer aucun acte de violence sur les blancs.

Secondé par le chef de bataillon Larose, de la 8e, P.-L. Diane n’avait pu faire transporter les munitions et l’artillerie qu’au Cabaret-Carde, position au pied des mornes.

Pendant ces opérations, Dessalines s’efforçait de persuader les cultivateurs de la plaine et des montagnes environnantes, de la nécessité de résister aux Français pour défendre leur liberté ; mais ces hommes qui avaient souffert du régime de T. Louverture, dont il n’avait été lui-même qu’un instrument passif, ne l’écoutèrent pas. Il se dirigea alors sur Jacmel avec son détachement de la 7e, afin d’y organiser la résistance par Dieudonné Jambon qui, déjà, se laissait influencer pour se soumettre aux Français. Reconnaissant que la population de cette ville lui était hostile, il se hâta d’en sortir et de prendre la route du Cul-de-Sac par les montagnes. Dans ce trajet, il fut encore en butte à la haine des cultivateurs, et dut faire tirer sur des rassemblemens qui voulaient s’emparer de lui. Trois jours après son départ du Cul-de-Sac, il y était rendu ; il ordonna alors à Magny, Monpoint et Lamartinière de le suivre avec leurs troupes à la Petite-Rivière, en passant par le Mirebalais.

Ces faits prouvent combien le despotisme sanguinaire de T. Louverture et de son lieutenant avait été inintelligent et contraire aux noirs. Dessalines avait raison de leur dire que l’armée française venait dans l’intention de rétablir réellement l’esclavage, et qu’ils devaient s’armer pour la combattre ; mais, comme lui et son chef n’avaient fait autre chose par les règlemens sur la culture, par leur exécution barbare, leurs frères devenaient sourds à leur voix, en espérant mieux des agens de la France.

Ainsi, les chefs d’un pays quelconque doivent donc gouverner leurs semblables d’après les règles de la justice, et non en les violant ! C’est en identifiant les populations au sort de leur gouvernement, qu’ils peuvent et doivent espérer d’en être soutenus au jour du danger. Certes, la dépendance de Saint-Domingue envers la France devait contribuer à ce résultat, par l’espoir qu’on mettait généralement dans la protection de la métropole ; mais on a vu aussi plus d’une fois, dans l’histoire des nations, que dans une guerre purement étrangère, le peuple abandonne son gouvernement despotique, pour accepter le joug de l’étranger qui paraît lui offrir au moins du repos.


Après l’occupation de la Croix-des-Bouquets, le général Boudet n’avait pas tardé à envoyer prendre possession aussi de l’Arcahaie, par un détachement sous les ordres du colonel Valabrègue. À son approche, Charles Bélair évacua ce bourg après l’avoir incendié ; et il contraignit les blancs à le suivre dans les montagnes des Matheux. Laraque, qui commandait la place, fut bientôt assassiné par quelques individus dont il avait lui-même assassiné les parens en 1799. Le temps des vengeances était arrivé, et chacun en profitait.

D’autres détachemens furent envoyés dans les mornes de la Charbonnière, afin de paralyser les efforts de Dessalines de ce côté-là, et d’aider aux bonnes dispositions des cultivateurs en faveur des Français.

En apprenant l’incendie de Léogane, le général Boudet jugea important de faire poursuivre P.-L. Diane, et de s’assurer aussi de la soumission du département du Sud, contre lequel aucune force navale n’avait été dirigée, probablement parce que le gouvernement consulaire, bien renseigné sur les rigueurs et les barbaries exercées dans ce département, avait présumé de sa défection, dès que les autres points attaqués auraient été en possession de l’armée expéditionnaire. Mais, afin de rendre cette défection plus facile, il était convenable de gagner les chefs qui y commandaient et qui, tous, avaient servi T. Louverture avec zèle.

Dans ce dessein, le général Laplume surtout, qui commandait le Sud sous la haute direction de Dessalines, était celui qu’il fallait gagner le premier : en le décidant à la défection, on devait espérer que son exemple serait suivi par les autres officiers supérieurs. Un capitaine noir, nommé Célestin, qui se trouvait au Port-au-Prince, ayant été bien accueilli par le général Boudet comme tous ceux qui y étaient, fut chargé de ses dépêches pour Laplume, et de le persuader de se soumettre. En passant au Petit-Goave, il obtint de Delpech une défection facile. À Aquin, il rencontra le colonel Néret, commandant de cet arrondissement, qui s’y détermina également, et qui contribua, par ses conseils, à entraîner Laplume dans cette voie. Néret avait servi dans la 11 me demi-brigade avec ce général ; il était colonel de ce corps, et sa conduite influa sur ses officiers et les soldats.

Il faut dire aussi que le manque d’instructions précises de T. Louverture, avant l’arrivée de la flotte, que sa proclamation du 18 décembre et le décousu qui en résulta, jetèrent de l’irrésolution dans leur esprit et empêchèrent des mesures de résistance de leur part. Dans une telle situation, apprenant la prise du Cap et du Port-au-Prince, la défection de la 13 me demi-brigade, et les bons procédés du général Boudet envers les troupes coloniales et tous les citoyens, il n’était guère possible que ces officiers ne suivissent pas le torrent de la défection, lorsque d’ailleurs la population entière du département du Sud désirait de secouer le joug de T. Louverture et de Dessalines.

Laplume s’empressa de donner ses ordres, d’inviter les autres commandans d’arrondissement à agir comme lui. Desravines, à Tiburon, — Mamzelle, à l’Anse-à-Veau, — Gilles Bambara, à Dalmarie, obéirent. Cependant, à Jérémie, Dommage voulut résister, incendier, mais sans massacrer les blancs : il avait reçu des ordres verbaux de Dessalines qui, de Saint-Marc, les lui avait transmis par deux officiers expédiés par mer. Ayant confié ses intentions au chef de bataillon Ferbos, de la 4 me demi-brigade, celui-ci en parla à l’adjudant-général Bernard qui commandait la place. Ce dernier était Européen ; aidé de Ferbos et de Désiré, autre chef d’un bataillon de la 12 me qui y était en garnison, il paralysa les efforts de Dommage. Jérémie reçut donc l’impulsion des Cayes et des autres villes et bourgs du Sud.

Dans ces entrefaites, le général Boudet avait envoyé un corps de 1400 hommes pour se rendre dans le Sud, sous les ordres de l’adjudant-général Darbois. Arrivé à Léogane, il y laissa un détachement qui marcha contre P.-L. Diane, au Cabaret-Carde ; ce colonel en fut chassé après une faible résistance. Vainement revint-il attaquer les Français dans la plaine : il fut repoussé, et se retira dans les montagnes.

Darbois continua avec sa colonne et arriva aux Cayes : il en partit bientôt pour Jérémie, où de nouvelles troupes lui furent envoyées parle vaisseau le Duguay-Trouin. À son arrivée, il obtint la plus parfaite soumission des troupes et des habitans. Apprenant que Dommage avait voulu résister, il se disposait à le faire arrêter ; mais Ferbos et Désiré s’y opposèrent à cause de l’attachement qu’ils portaient à ce colonel ; ils furent secondés par la 4me et la 12me. Dommage était dévoué à T. Louverture, sous les ordres duquel il avait fait la guerre contre les Anglais : c’était un homme modéré. Les deux chefs de bataillon furent dès-lors signalés, ainsi que lui, aux violences qu’on se promettait d’exercer plus tard : aussi, ils périrent tous trois.

Pendant que ces faits s’accomplissaient dans le Sud, Dieudonné Jambon faisait sa soumission à Jacmel, en recevant des blancs de cette ville une somme de dix mille piastres. Cet infâme, qui avait commis des atrocités sur les hommes de couleur pendant la guerre civile, consentit à s’avilir ainsi ! On applaudit à une défection produite par la conviction des idées politiques ; mais on ne peut que mépriser celle qui se vend au poids de l’or. Plus tard, on verra Dieudonné Jambon retiré à Porto-Rico, y acheter une propriété rurale et des noirs devenus ses esclaves, qu’il maltraita comme faisaient les blancs des leurs.

Mimi Baude, ancien officier de la légion de l’Ouest, et le capitaine d’artillerie Langlade, deux hommes de couleur, avaient contribué à cette soumission de Dieudonné Jambon, en s’opposant à ce qu’il commît aucun assassinat sur les blancs de Jacmel. Ferrand, noir, commandant de la place, suivit le mouvement : il avait été aide de camp de T. Louverture. Bientôt le général Pageot, envoyé dans cette ville, le fit arrêter ainsi que plusieurs autres, sur la dénonciation de Dieudonné Jambon qui, par tous ces témoignages de servilité, conserva le commandement de l’arrondissement de Jacmel[13].

En ce moment, P.-L. Diane et Larose se virent forcés de quitter les montagnes de Jacmel pour se porter dans la plaine du Cul-de-Sac.

Les départemens de l’Ouest et du Sud se trouvaient donc soumis à l’autorité du général Boudet, dont la conduite modérée fut une cause de succès, indépendamment des circonstances accessoires qui prédisposaient les esprits à la soumission envers la France.


Tandis que tous ces événemens se passaient dans l’Ouest et dans le Sud, l’ancienne partie espagnole faisait aussi sa soumission à l’armée française.

On a vu que le général Kerverseau avait sommé les autorités militaires de Santo-Domingo de le recevoir avec ses troupes, et que le général Paul Louverture s’y était refusé, en attendant les ordres de son frère qu’il avait tenu avisé de l’apparition des Français. C’est la preuve la plus évidente que T. Louverture n’avait voulu organiser aucune résistance à l’autorité de la métropole. Il se trouvait dans cette ville, quand il apprit l’arrivée de la flotte au cap Samana ; et en partant de-là pour se rendre au Cap-Français, il avait laissé son frère sans instructions précises sur la conduite qu’il avait à tenir : il n’en avait pas plus envoyé au général Clervaux. C’est que jusqu’alors, il n’avait pris aucune détermination, et qu’il espérait peut-être une décision favorable, ou à son pouvoir ou à sa personne, de la part du Premier Consul. Il a fallu les procédés du capitaine-général envers Christophe, la résistance énergique de ce général, les coups de fusil tirés sur lui-même par la division Hardy, la prise du Fort-Liberté et les crimes commis par Rochambeau sur les militaires qui défendaient cette place, pour le décider à l’insoumission envers Leclerc. Ces circonstances réunies, jointes à sa proclamation du 18 décembre, doivent donc faire admettre la sincérité des aveux consignés dans son mémoire écrit au fort de Joux.

Pendant que les courriers de Paul Louverture se rendaient auprès de lui à Saint-Marc, des habitans de Santo-Domingo, excités surtout par l’évêque Mauvielle, et jaloux de la domination des noirs, avaient tenté un mouvement dans cette ville pour favoriser la descente des troupes de Kerverseau. Ils réussirent, dans la nuit du 8 février, à s’emparer du fort San-Gilles, situé sur le bord de la mer, à l’extrémité opposée de la Force, batterie placée à l’embouchure de l’Ozama, où se trouve l’arsenal. Toute la côte où est bâti Santo-Domingo est hérissée de rochers escarpés ; mais près de San-Gilles est une petite anse où Kerverseau, avisé de leurs desseins, essaya en vain le débarquement de quelques soldats pour seconder le mouvement : la mer trop houleuse sur cette côte y avait fait renoncer. Le lendemain au jour, Paul Louverture fît reprendre San-Gilles aux mains des habitans, qui s’enfuirent dans la campagne en appelant la population aux armes. Ils se réunirent tous sous les ordres de Juan Baron, qui prenait alors la revanche de sa défaite à Nisao, en janvier 1801, en compagnie de Kerverseau et d’A. Chanlatte. Paul Louverture se trouva ainsi renfermé dans les murs de Santo-Domingo, avec la 10e demi-brigade.

En y revenant, porteurs des dépêches de T. Louverture, les officiers envoyés par Paul Louverture furent faits prisonniers par les habitans qui eurent l’indignité de les assassiner. Les dépêches furent trouvées en leur possession ; elles furent expédiées au général Kerverseau. Celui-ci avait déjà opéré le débarquement de ses troupes à l’embouchure de la rivière Jayna, à trois ou quatre lieues de Santo-Domingo : le soulèvement des campagnes l’avait facilité. Peu après, le fort Saint-Jérôme, situé à un tiers de lieue de la ville, tomba au pouvoir des habitans et des troupes françaises. Alors, Kerverseau envoya à Paul Louverture la dépêche par laquelle l’ex-gouverneur lui enjoignait de prendre des mesures de conciliation avec ce général français. Après quelque pour parler, étant convaincu que cette dépêche était réellement de son frère, mais ignorant la teneur de celle qui lui ordonnait de résister, Paul Louverture se décida à admettre les troupes françaises dans la place. Comprenant la portée de cette soumission du frère de T. Louverture, Kerverseau le persuada de rendre une proclamation où il exprimait des sentimens favorables à la France ; elle était datée du 20 février.

Quelques jours auparavant, le général Clervaux s’était lui-même décidé à reconnaître l’autorité du capitaine-général, à la suggestion de l’évêque Mauvielle. Ce prélat, qui avait en ce moment autant de zèle politique que religieux, s’était porté à Saint-Yague, dans ce but, peu après le départ de T. Louverture de Santo-Domingo[14]. Une dépêche, écrite par ce dernier des Gonaïves, enjoignait à Clervaux de se rendre à Saint-Raphaël avec ses troupes ; mais elle fut interceptée.

Si l’évêque Mauvielle fut accueilli avec égards et considération par T. Louverture, il faut convenir aussi qu’en sa qualité de Français, son dévouement à sa patrie était bien naturel. D’ailleurs, cet ami de H. Grégoire pouvait-il ne pas reconnaître ce qu’il y avait d’affreux dans le gouvernement de T. Louverture, lorsqu’aussitôt son arrivée à Santo-Domingo, il assista, pour ainsi dire, à l’assassinat du colonel Gautier ? Nous serions donc porté à excuser son zèle en faveur de l’armée française, tandis que nous blâmons la conduite du préfet Lecun, s’il n’était pas du devoir de tout prêtre de s’abstenir des choses politiques.


Dans le Nord, un autre officier général signala sa soumission à T. Louverture par une résistance glorieuse.

Maurepas, d’une bravoure éprouvée dans toutes les guerres qui se passèrent dans la colonie, avait reçu la lettre de l’ex-gouverneur, du 8 février, qui lui ordonnait d’imiter l’exemple tracé par H. Christophe.

Le 10, un vaisseau, deux frégates et des bâtimens de transport, parurent devant le Port-de-Paix. Une goëlette parlementaire pénétra dans la rade et fut repoussée à coups de canon. Les autres navires s’y étant présentés pour opérer le débarquement de 1200 hommes commandés par le général Humbert, les forts de la place les canonnèrent et reçurent aussi la décharge de leurs batteries : trop endommagés par l’artillerie des forts, ils se retirèrent pour se rendre à l’embouchure des Trois-Rivières. Cette manœuvre décida Maurepas à faire évacuer la ville par la population de toutes couleurs, afin de se porter dans la montagne : il y fit transporter les munitions de guerre et l’artillerie de campagne.

Le débarquement des troupes françaises s’étant opéré, elles eurent à combattre un bataillon de la 9e demi-brigade que Maurepas avait envoyé pour s’opposer au passage des Trois-Rivières, dont les eaux avaient grossi par les pluies qui tombaient depuis plusieurs jours. Ne pouvant forcer le passage en cet endroit, les Français passèrent à un autre gué au-dessus, sur l’habitation Paulin. Là encore, une embuscade dirigée par le capitaine Capois, de la 9e, leur opposa quelque résistance. Capois, dont la renommée allait grandir dans cette guerre, y fut blessé.

En voyant le débarquement s’effectuer, Maurepas donna le signal de l’incendie du Port-de-Paix, en mettant le feu à sa propre maison, imitant H. Christophe, exécutant l’ordre de T. Louverture. Il se retira au fort des Trois-Pavillons, situé dans la montagne, à trois lieues de la ville, se préparant au combat et ordonnant de respecter les familles réfugiées dans les mornes environnans : les blancs eux-mêmes furent respectés, comme au Cap, comme on devait le faire partout.

Le général Humbert, ayant pris possession des ruines du Port-de-Paix, le 12 février, marcha contre les Trois-Pavillons qu’il attaqua avec vigueur. Repoussé avec non moins de vigueur par les troupes et la garde nationale, sous les ordres de Maurepas, il dut retourner au Port-de-Paix. Divers officiers, devenus fameux par la suite, se distinguèrent parmi les troupes coloniales : c’étaient René Vincent, Jacques Louis, Placide Lebrun, Nicolas Louis, E. Beauvoir, etc.

« Sans un renfort de 400 hommes que lui porta (à Humbert) le 14 février, le vaisseau le Jean-Bart, il eût peut-être été rembarqué. » Tel est le court résumé que fait P. de Lacroix de ce combat.

Avec ce renfort, le général Humbert voulut de nouveau débusquer Maurepas de la forte position qu’il occupait. Le 15 février, il marcha contre lui ; mais battu de nouveau, poursuivi, il rentra encore au Port-de-Paix, après avoir perdu plusieurs centaines d’hommes.

Maurepas reprit sa position, pour se donner le temps de recruter ses forces par la garde nationale des montagnes, afin de chasser les Français du Port-de-Paix.

Ces faits coïncidant avec le renvoi de l’ordonnance expédiée par T. Louverture auprès de Leclerc, nous allons voir à quoi se décidait le capitaine-général français.

  1. Mémoires d’Isaac Louverture. Selon P. de Lacroix, la terre avait refusé des pilotes à la frégate qui portait ces jeunes gens, et qui se présenta devant le Cap le 4 février. C’est encore une excuse qu’il a inventée en faveur de Leclerc : Isaac dit le contraire.
  2. Nous affirmons de nouveau avoir vu un arrêté du Premier Consul, du 17 pluviôse an 9 (6 février 1801), qui conférait à T. Louverture le titre de capitaine-général. Il paraît qu’il ne lui fut pas envoyé, probablement parce qu’on aura appris, en France, la détention de Roume au Dondon, et la prise de possession de l’Est. Quant au titre de gouverneur général qu’il prit lui-même, il est tout naturel qu’il ne dût pas être ainsi qualifié par le Premier Consul.
  3. Alors, comment expliquer l’assurance donnée ensuite, en 1803, au bon amiral Truguet, qu’il eût été pendu à un mât, s’il fût allé en Égypte prêchez la liberté des Noirs ou des Arabes ? (Voyez tome 4, page 464).
  4. Polvérel et Sonthonax, qui avaient été envoyés par les Girondins, qui mécontentèrent les colons par la liberté générale, — les colons, qui eurent tant d’influence sur l’expédition de 1802 : langage semblable au discours de Bernard Borgella. (Voir au t. 4, p. 375.)
  5. « Le gouvernement de France… avait prescrit au général Leclerc jusqu’aux plus petits détails de la conduite qu’il devait tenir en débarquant… » P. de Lacroix, t. 2, p 113.)
  6. Voyez à ce sujet t. 3, p. 195 et suivantes.
  7. Lettre adressée à Leclerc, d’après l’ouvrage de Thibaudeau, t. 3, p. 123.
  8. Nous doutons qu’il ait mentionné ni Rigaud ni les autres officiers de couleur ; A. Chanlatte n’était pas de l’expédition. Voyez au chap. IV ci-après, ce que nous disons de son abstention à récriminer contre aucun d’eux, et les paroles qu’Isaac rapporte de fui à propos de Rigaud. P. de Lacroix brode souvent dans ses Mémoires.
  9. C’est par erreur que P. de Lacroix dit que les trois bataillons de la 13e étaient au Port-au-Prince. Les Mémoires de Boisrond Tonnerre confirment notre assertion.
  10. À propos de cette défection, on lit le singulier passage suivant dans les Mémoires de Boisrond Tonnerre, pour servir à l’histoire d’Haïti :

    « La presque totalité de la population (du Sud) avait ou croyait avoir la mort de quelques proches à venger ; elle mettait sur le compte de T. Louverture tous les malheurs arrivés pendant le cours de la guerre que l’ambition d’un chef (Rigaud) et la politique raffinée des blancs avaient suscités dans le Sud. »

    Dessalines ayant été l’exécuteur des ordres atroces de T. Louverture dans le Sud, son secrétaire ne pouvait dire la vérité sur ces faits. Au reste, dans ses Mémoires, Boisrond Tonnerre se montre plutôt l’ami que l’ennemi de Rigaud.

  11. M. Madiou affirme que tous ces hommes, déjà arrêtés, furent conduits dans la savanne Valembrun et à Saint-Martin, où ils furent impitoyablement massacrés. (T. 2, p. 148.) Mais P. de Lacroix dit, au contraire, que la majeure partie de la population blanche fut traînée dans les mornes avec les deux officiers, en ajoutant que plusieurs blancs, ayant refusé d’obéir aux révoltés et de les suivre, furent tués sur la place. (T. 2, p. 97 et 98.) Il dit bien, ensuite, que : à l’affreux signal des trois coups de canon, les blancs n’avaient pas été tous égorgés. » Mais, en faisant intervenir de nouveaux ordres de T. Louverture il avoue qu’ils furent réunis et conduits en otages dans l’intérieur des terres. Il ne peut donc être question que de faits postérieurs à la prise du Port-au-Prince.

    Eh bien ! nous avons lu, sur le Moniteur, un rapport de Leclerc au ministre de la marine, où il est dit que les blancs furent emmenés avec les troupes coloniales, et une lettre d’un colon du Port-au-Prince, en date du 24 pluviôse (13 février), qui ne mentionne aucun meurtre de blancs dans cette ville ; il y est dit que ces hommes furent amenés au Mirebalais et égorgés sur l’habitation Chitry. Là, en effet, fut un champ de carnage dont il sera question plus avant ; et ce fut par ordre de Dessalines, d’après les instructions de T. Louverture.

  12. Dans son Mémoire au Premier Consul, T. Louverture, se défendant du massacre opéré sur les blancs, à la Petite-Rivière de l’Artibonite, rejette ce crime sur Dessalines. Il avoue qu’étant aux Gonaïves, il avait envoyé Marc Coupé auprès de lui pour transmettre ses ordres relatifs à Léogane, et que cet officier revint lui dire qu’il n’avait pas rencontré Dessalines, mais qu’il avait appris l’incendie de cette ville. Or, lorsqu’on lit ses lettres interceptées, on reconnaît que le massacre des blancs était sous-entendu : celle adressé e à Dommage, de Saint-Marc, le 9 février, lui dit que Dessalines formait un cordon à la Croix-des-Bouquets ; il avait donc communiqué avec lui par ses officiers ! C’est le 9 aussi que Dessalines abandonna ce bourg au détachement français ; c’est le 12 que Léogane fut incendié et que les blancs furent massacrés. Il y adonc lieu de croire que ce fut par les instructions verbales de T. Louverture, transmises à Dessalines.
  13. Ferrand, Guillaume Prunier, Jean Turgeau, Tako et Conflans, envoyés an Port-au-Prince, furent déportés en France par Rochambeau, et envoyés plus tard aux bagnes d’Ajaccio, dans l’île de Corse.
  14. Cet évêque montra encore plus de zèle : le 6 mars, il vint au Cap, et se transporta à Saint-Marc auprès de Leclerc, pour lui offrir le concours de 7,000 indigènes de l’Est, qu’il espérait d’embrigader contre T. Louverture. Nous avons lu un document à ce sujet, au ministère de la marine.