Étude sur la côte et les dunes du Médoc/II/1

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IIe PARTIE. — LE LITTORAL ACTUEL.

I. ASPECT ET LIMITES ACTUELS DE LA CÔTE ET DES DUNES

Aspect actuel

La région des dunes est monotone dans son ensemble, c'est sa caractéristique ; mais cette monotonie, loin d'exclure l'intérêt, prête à toute cette contrée une originalité très marquée.

L’abord des dunes en Médoc, du côté de l’est, se présente avec des nuances un peu différentes suivant les localités.

Lorsque le voyageur, se rendant à Hourtin, prend à la gare de Lesparre le Chemin de fer Économique, il parcourt 22 kilomètres sur une vaste plaine qui n’offre partout à son œil attristé que des bois de pins ou des landes rases entremêlés de quelques pauvres vignes et de maigres champs de mais. Dès la mi-chemin cependant apparaissent à l’ouest des hauteurs boisées qui profilent sur l'horizon leurs crêtes à sinuosités arrondies ; on croirait la montagne et l’on ne soupçonnerait pas l'océan tout proche derrière. Ce sont les dunes.

D’Hourtin, on peut y arriver, soit par terre en suivant la route de Vendays, puis le chemin vicinal de Cartignac, soit par eau en traversant en yole ou en pinasse l'étang d’Hourtin et Camus. Ce dernier moyen est le moins usité, mais le plus pittoresque. Une belle route ombragée mène du bourg à l’étang, dans lequel elle se prolonge en jetée jusqu’à un petit embarcadère. De là, le paysage apparaît saisissant dans sa simplicité grandiose. Le lac s'étend à perte de vue vers le sud ; au nord, il se continue en des marais pleins de roseaux. Ses flots limpides reflètent le pur azur du ciel. Devant le spectateur, au delà d'une bonne lieue d’eau, règne du nord au sud la chaîne ondulée des dunes. Ses pins la revêtent d’un vert sombre qui passe au bleu dans le lointain. Elle plonge dans l’étang par une pente rapide que marquent par places des taches de sable blanc. Tout cela paraît absolument désert et fait songer à quelque contrée mystérieuse et inexplorée.

La traversée du lac effectuée, on aborde sur une plage de sable fin au pied du versant est de la dernière chaîne des dunes et l’on pénètre en forêt. Celle-ci est une futaie de beaux pins, bien droits, ordinairement plus âgés et plus nombreux sur les hauteurs que dans les lèdes, futaie silencieuse, où le chant des oiseaux est rare. Un tapis brun d’aiguilles sèches couvre le sol. Par endroits, un sous-bois très abondant de jeunes pins grêles végète sous le couvert des grands arbres ; ailleurs ce sont des ajoncs, qui dressent leurs raides rameaux épineux, ou des genêts dont au printemps les gerbes fleuries retombent en cascades d’or. Cela continue longtemps ainsi sur les sommets et dans les fonds, sur les pentes et dans les lèdes ; la pineraie couvre uniformément d’immenses étendues de sables sans se différencier autrement que par la dimension et l’espacement de ses arbres. Le terrain est extrêmement accidenté, surtout près de l’étang ; d’étroits et profonds vallons succèdent aux sommets élevés et les versants sont souvent si abrupts qu’on croirait à des précipices. Ces sommets sont disposés en séries de trois ou quatre chaînes parallèles à la côte. Des sentiers montueux, des chemins pénibles à suivre sur le sable mouvant tournent et circulent parmi les mouvements du terrain. De loin en loin, les garde-feu, larges allées rectilignes, interrompent le massif et ouvrent des échappées de vue sur ces curieuses collines de poussière si heureusement boisées. Quelques dunes très élevées permettent d’embrasser le panorama de la contrée : à l’ouest, l’océan immense ; au nord, au sud, tout le long de la côte, les vertes cimes des pins étalant leur manteau sur la région montueuse des sables ; à l’est, aux pieds du spectateur, le grand lac et les marais, puis au delà le plat pays s’étendant à perte de vue avec ses pignadas et ses landes rases, du milieu desquelles surgissent les quelques clochers des bourgs voisins ; au premier rang est celui d’Hourtin accompagné de ses grands ormeaux.

Poursuivant jusqu’à la mer, on remarque après un certain parcours que plus on en approche, plus le terrain s’égalise, atténue ses accidents, pour n’être plus qu’une sorte de grande plaine ondulée. En même temps, les pins deviennent courts, tortueux, touffus. On ne les voit bientôt plus que comme des arbustes à ramure irrégulière, confuse, dont les troncs tourmentés rampent sur le sol, parmi les aiguilles sèches. Couchés sous les efforts continuels du vent, ces troncs semblent d’énormes reptiles aux écailles rugueuses, qui déroulent leurs puissants anneaux sous le feuillage et redressent ensuite leur tête branchue d’hydre inoffensive. Puis ces arbustes deviennent buissons, s’éparpillent et s’isolent dans la lède littorale. On arrive sur celle-ci au sortir du bois, et l’on est tout d’abord frappé par l’aspect étrange


L′Étang d'Hourtin vu de la dune du Petit Mont.

d’un énorme amas de sable blanc d’une dizaine de mètres de hauteur

qui court du nord au sud, cachant la mer, et dont le sommet affecte une horizontalité parfaite. C’est la dune littorale, qui reçoit les apports sableux de la mer et protège la végétation installée à l’est. La lède qui la précède est garnie de minuscules arbrisseaux et d’herbes diverses, surtout d’immortelles dont les acres senteurs se mêlent à la brise saline. On gravit le talus abrupt de la dune littorale et, de sa plateforme, tout à l’impression de la majesté de l’océan, on domine la plage de sable fin où les lames s’étalent sans relâche.

Si l’on descend sur la plage et que l’on jouisse d’une chaude journée où le soleil luit sans ombre dans le ciel pur, on peut remarquer, en regardant soit au nord, soit au sud, qu’au loin vers l’horizon, le sable de la plage cesse tout à coup et fait place à l’eau bleue de la mer. Il semble que les flots couvrent là-bas le sable ou que la rive fait une brusque rentrée dans les terres. Mais si vous avancez vers le nord ou vers le sud, le phénomène marche avec vous et, sur la côte absolument rectiligne, vous n’atteindrez jamais cette eau bleue qui recule et qui suit. C’est un effet de mirage qui se produit ici, absolument comme au Sahara. Il est d’autant plus apparent que la mer plus basse fait la plage plus large. On peut l’observer même sur la plate-forme nue de la dune littorale, où il est plus bizarre encore.

Pour avoir un autre aspect des dunes, passons en Bas-Médoc et allons à Vendays. Le paysage de cette plaine presque parfaitement horizontale est à la fois très simple et très agréable. Les éléments qui le constituent se placent en quelque sorte eu un seul plan, on pourrait dire sur une seule ligne : des vignes et des prairies verdoyantes, des champs de mats jaunissant à l’automne,- de petits bois de chênes ou de pins à peine élevés au-dessus de l’horizon et dessinant sur le ciel un profil légèrement ondulé qu’interrompt par endroits un long pin à ta cime ajourée ; de-ci de-là, quelques petites maisons très blanches, propres, avec une toiture plate de tuiles rouges et jaunâtres, ayant un figuier tortueux adossé à leur pignon ; parfois un vieux moulin, bas, coiffé d’un toit pointu de planches grises, offrant au vent ses quatre bras maigres privés de leurs toiles. Ce peu de choses donne une impression de calme et d’attrait indéfinissable qui repose l’œil et l’esprit.

À Vendays, l’on prend une route qui fait de nombreux détours dans la campagne, puis à l’un de ses coudes, tout à coup, l’horizon apparaît vers l’ouest par une ligne ondulée de collines boisées : les dunes. Le paysage se continue, mais plus désert, et la route devient petit chemin. Près de Bumet, vignes, maisons et champs disparaissent, et ce n’est plus que la lande broussailleuse et herbue avec des boqueteaux. Puis le chemin se perd au bord d’un cours d’eau de très modeste apparence, qui roule un peu d’eau paisible au milieu de marécages et que nous passons à gué. Ici, un souvenir du passé. C’est le fleuve Anchise que nous traversons, et nous sommes près de l’endroit où le port du même nom s’ouvrait jadis à de nombreux esquifs. Quantum mutatus ! Nous traversons alors la vaste lède plate du Mourey, où les moutons tondent l’herbe rase, respectant seulement les bruyères et les ajoncs. À droite et à gauche, sur cette plaine, sont posées des dunes isolées, en forme de cônes très aplatis, avancées vers le pays comme les avant-postes des sables naguère envahisseurs. Au delà s’élèvent d’autres dunes, mais elles en chaîne continue. Toutes sont couvertes de la même futaie de pins que nous voyions tout à l’heure à Hourtin, mais le sous-bois, soit de pins, soit de genêts ou d’ajoncs, y est rare. Parfois, sur la fin de l’été, dans les lèdes, de petites bruyères égaient de leurs minuscules clochettes roses la monotonie de cet ensemble.


Lède du Mourey et piquey de Bumet
(vus du sud)

Après avoir franchi la chaîne de dunes et quelques collines secon- daires, nous arrivons sur une autre grande lède plate, où les arbres courts et tourmentés font le plus souvent place à des fourrés impénétrables de bruyères et d’ajoncs, ou même à l’herbe seule. Au delà encore s’élève une nouvelle ligne de dunes peu élevées, plutôt des trucs, et très imparfaitement boisés. Après, nous retrouvons la lède garnie d’immortelles et la dune littorale d’où nous pouvons à nouveau contempler l’océan, spectacle toujours pareil et toujours attachant.

Plus variée et plus gaie est la région de Soulac et de la Pointe de Grave. La visite de cette fin des terres s’impose à qui veut bien connaître le littoral médocain et elle est peut-être plus agréable que toute autre pour le simple touriste. Celui qui, sortant de Talais, prend la grande route du Verdon, se trouve dans uue vaste plaine où les marais de l’ancien estuaire fluvial ont fait place à des prairies coupées de larges fossés bordés de tamarix. Les eaux de la Gironde ne s’aperçoivent plus qu’au loin, à droite, au pied des coteaux bleuissants de Saintonge. La chaîne des dunes forme à gauche un long cordon de forêt qu’interrompent les sables blancs de Grayan, puis qui reprend au-devant du voyageur par les dunes de Soulac, dont une dernière, plus haute, porte le sémaphore de Grave et vient mourir au bord du fleuve, tout contre la blanche flèche de l’église du Verdon. Passant bientôt le chenal de Talais sur un pont de pierre, jadis limite de juridiction entre le seigneur de Lesparre et le prieur de Soulac, le voyageur traverse le Jeune Soulac, né de l’invasion des dunes. La route le conduit jusqu’au pied de celles-ci, puis par un coude prononcé le mène au milieu des maisons basses du Vieux Soulac qui échappèrent tout juste aux sables dévastateurs. Laissant Soulac à gauche, il longe les dunes jusqu’au Verdon, contournant sur sa droite les prairies et les anciens marais salants de la palu de Soulac. Le Verdon, joli petit village de pêcheurs, est assis au bord d’une grande rade où de nombreux bateaux font escale. De la gare du chemin de fer un petit tramway mène rapidement à la Pointe de Grave. Il contourne l’anse sablonneuse de la Chambrette, traverse la forêt de l’État sous un ravissant tunnel de verdure et passe au pied du fort qui défend l’entrée de la Gironde.

À la Pointe sont les premiers grands travaux de défense exécutés par le service maritime. Une jetée formée de gros blocs Juxtaposés prolonge un peu en mer l’extrémité du continent. Son aspect tait songer aux constructions des Cyclopes. Les vagues s’y brisent furieusement en l’aspergeant d’écume. Par un jour de tempête, le spectacle est magnifique. En face, à 6 kilomètres, sur l’autre rive de l’estuaire girondin aux eaux trop souvent boueuses, sont rangées les riches villas de Royan et de Pontaillac, auxquelles fait suite la ligne des forêts et des dunes blanches de la Coubre. De la Pointe, redescendant au sud le long du rivage maritime, le touriste trouve 14 épis de maçonnerie qui protègent la côte des attaques de la mer. À sept kilomètres au large, il voit la blanche tour de Cordouan qu’il ne soupçonnerait pas tout d’abord posée sur un lambeau du continent. La côte est entièrement sablonneuse ; de petites dunes fort irrégulières, mal plantées de gourbets épars, arrivent jusque sur la plage en pentes abruptes que rongent les vagues. Plus loin au sud, on aperçoit à 1500m en mer une bouée qui marque l’extrémité des rochers de St-Nicolas. Ces rochers ne découvrent qu’aux basses mers d’équinoxe. Ils forment par leur ensemble une sorte de plate-forme extrêmement découpée, fissurée et crevassée, mais dont la partie supérieure affleure à un même plan horizontal. Au delà se trouve l’anse des Huttes, où la côte est comme blindée par les remarquables ouvrages de défense dont nous avons exposé l’historique en l’empruntant à la magistrale Géographie d’Élisée Reclus. Ces ouvrages ajoutent beaucoup au pittoresque de cet endroit du littoral. Une digue hérissée de grosses pierres court parallèlement au rivage, offrant une résistance victorieuse à l’assaut des lames écumantes. Derrière elle, vers son milieu, se dresse une sorte de grande pyramide tronquée qui semble le tombeau de quelque géant des temps antiques.

Au sud le brise-mer se continue vers Soulac par une série de digues et d’épis.

L’anse des Huttes est dominée par une dune à pente abrupte vers la mer, qui porte sur sa crête une tour carrée noire d’aspect étrange. Cette tour sert de balise et se trouve au bord de la forêt qui couvre les dunes de Soulac et du Verdon. De sa base on voit, vers l’est, à l’extrémité d’une large allée, le sémaphore de S’-Nicolas juché sur un sommet élevé. Du Sémaphore, la vue est admirable. On découvre le large estuaire de la Gironde et les palus du Bas-Médoc ; au nord, les coteaux de Saintonge avec les blanches constructions de Royan ; à l’ouest, Cordouan au milieu des flots azurés. Aux pieds du spectateur, la forêt déroule sur un terrain accidenté ses vertes frondaisons, et au sud les toits rouges de Soulac émergent de la verdure.

La partie de forêt voisine de la Tour noire et du Sémaphore est la plus jolie de toutes les dunes du Médoc. Loin d’être la pineraie sombre et triste des grandes dunes d’Hourtin et Carcans, elle semble plutôt un parc qui offre, au printemps, de ravissantes promenades. Les chênes verts et blancs y sont mélangés en abondance aux pins. Des acacias chargés de grappes de fleurs blanches égaient la verdure des grands arbres et parfument la brise. En sous-bois : les genêts aux gerbes d’or et les troènes aux thyrses blancs, parmi lesquels des lianes de chèvre- feuille épanouissent leurs fleurs rosées aux délicates senteurs. De nombreux rossignols apportent la poésie de leurs trilles et ajoutent le plaisir de l’ouïe au plaisir des yeux. De grands garde-feu plantés d’une double ligne de chênes, d’acacias et de frênes, permettent de circuler aisément dans ce coin de dunes favorisé de la Nature et embelli par l’homme.

Au sud, entouré de bois, est Soulac construisant activement ses coquettes villas sur l’emplacement même de la cité disparue, auprès de la basilique dont les murailles antiques et sévères contrastent curieusement avec les gaies couleurs et les ornements des habitations nouvelles.

Le soir, au coucher du soleil, allez vous asseoir au pied de ce monument des âges écoulés, sur les ruines du monastère. Isolez-vous des bruits de la ville pour n’écouter que la grande voix de l’océan et le bruissement du vent dans la pignada voisine. Songez aux


Le brise-mer et les épis des Cantines et Soulac.

cataclysmes qui ont affecté cette terre depuis le commencement des

siècles, songez seulement aux transformations physiques et aux révolutions sociales dont les pierres qui vous entourent ont été les témoins muets et impassibles. Vous aurez là un beau sujet de méditations.

Altitudes. — Voici l’altitude des principaux points du littoral au-dessus du niveau moyen de la mer :

Base du phare de Grave 4m75 ; dune littorale près de l’épi de St-Nicolas de Grave 7m35 ; dune littorale à la Tour noire 20m ; dune du Sémaphore 32m ; chenal du Conseiller, qui serpente dans les palus de Soulac et du Verdon, 2m70 (5 000m de longueur); chenal de Neyran 2m06 ; Neyran 4m ; la Runde (palu de Talais) 0m20 ; dune littorale à la Négade 12m ; signal de Grayan (dune de Labiau) 39m ; dune de la Moulineyre 35m ; dune de la Canillouse 33m ; digue des marais du Guâ 3m ; dune du Mourey 43m ; le Deyre vers Quayrchours 8m ; signal de Vendays (dune du Berger) 46m ; sources du Deyre 24m80 ; dune du Lièvre 53m ; le Flamand 18m ; Mont des Aubes 64m (vue magnifique sur la lande, les dunes et la mer); dunes de Lirangeon (garde-feu central d’Hourtin) 68m ; truc de la Hourcade 83m ; dune de Gréchas 63m ; base du phare d’Hourtin 33m40 ; dune du Barin de Haut (Carcans) 70m ; dune littorale du Flamand à Carcans 10 à 13m ; étang d’Hourtin et Carcans 15m.




Situation actuelle du littoral


Quelle est la situation du littoral vis-à-vis des agents de modification dont nous avons constaté les effets et examiné le mode d’action ?

Depuis 1889 environ, les empiétements de la mer sur la terre sont arrêtés. Une tendance à de nouveaux envahissements ne s’est guère manifestée qu’au début de l’année 1895 et uniquement sur les rives océanique et fluviale de l’extrême pointe du Médoc. Faut-il en déduire que le déplacement des rivages est terminé et ne continuera plus ? Assurément non, et l’on ne peut faire que des hypothèses plus ou moins plausibles sur le sort réservé par l’avenir à ces rivages.

L’érosion marine se manifeste d’une façon bien plus caractérisée que l’affaissement et son action parait prépondérante,

La côte gasconne est frappée par le courant de Rennell qui va de l’ouest vers l’est (Féret, Statistique de la Gironde). D’après Monnier (Rapport sur le bassin d’Arcachon, Annales maritimes, i S37 ), les lames de fond du golfe de Gascogne venant du nord-ouest frappent obliquement le rivage et se décomposent en deux forces, l’une perpendiculaire qui amoncelle les sables, l’autre qui les pousse vers le sud. D’ailleurs, c’est un fait d’expérience que les courants marins littoraux qui charrient les sables vont du nord au sud, et il paraît qu’actuellement plus on va vers le sud, plus les apports sableux sont abondants. Ce dernier lait pourrait tenir à ce que ces courants arénifères sont également agents de corrosion sur plusieurs points de la côte. Ils l’étaient avant 1889 sur le rivage du Médoc, ils le sont encore aujourd’hui à !a passe d’Arcachon. Se chargeant ainsi en route de nouveaux matériaux, ils en ont davantage à déposer au sud vers l’extrémité de leur course.

II 3 été dit précédemment que les quantités de sable rejetées constamment par la mer sont essentiellement variables. Nous en avons trouvé une preuve certaine en étudiant la venue de ces apports sableux et en relevant à des époques successives le profil de la dune littorale sur les mêmes points. Nous avons fait les constatations ci-après :

Les apports sableux varient sur un même point suivant les époques. Ainsi au kilomètre 42,750, ils ont été ; 39"^ d’octobre 1893 à juin 1894, 7"= de juin 1894 à mai 1895, 26"= de mai 1895 à mars 1896; et au kilomètre 35i3:l,l ^û’"^ d’octobre 1893 à avril 1894, 3°" d’avril 18943 mai 1895, i?""^ de mai 1895 à janvier 1896.

Les apports sableux varient au même moment sur divers points de la côte. Ainsi d’octobre 1893 â juin 1894 ils étaient de 24°"^ au kilo- mètre 42,500, de 39°= au kilomètre 42,730, et de 2"" au kilomètre 43 ; de mai 1895 à janvier 1896 ils étaient de 30"^ au kilomètre 35,180, de 10mc aux kilomètres 35,272 et 35,304, et de 17"’’ au kilomètre 35,333.

Les apports sont plus abondants en hiver qu’en été à cause des tempêtes.

De 1893 à 1896, par mètre courant et en moyenne, la dune littorale du Flamand et d’Hourtin a reçu ; i"’’330 par mois et i5™’^96i par an. Le maximum par mois a été de S""^50o au kilomètre 42,250 de 1895 à 1896 et le minimum par mois de o""’250 au kilomètre 43 de i8q3 à 1894.

Il est à noter que sur la côte du Médoc l’apport sableux parait s’étendre vers le nord. Avant 1889, la mer ne rejetait pas de sable sur les rivages de Grayan, de Vensac et de Montalivet. Ce n’est qu’au sud du point kilométrique 20,500 (charrin des Frayres, ancienne embouchure de l’Anchise) que les sables étaient apportés. Or, depuis 1889 ou 1890, on reconnaît de légers apports sur les plages de Montalivet, et chaque année on constate que ces apports commencent un peu plus au nord que l’année précédente.

Les seuls faits d’érosion marine qui aient été connus depuis 18S9 sur la côte médocaine, abstraction faite du rivage de Soulac, ont consisté en un affouillement de la plage sablonneuse et la mise à nu du sol primitif, bancs d’alios, de tourbe et d’argile, sur une hauteur verticale masinia de 2"’50. Ces corrosions ont été produites par de grandes marées que poussait un vent violent, et qui ont atteint, grâce àcette circonstance spéciale, une puissance exceptionnelle. Les malin es les plus furies ont été celles de février et novembre 1893, janvier ei février 1895. Lors de cette dernière, un gros tronc de chêne qui se trou- vait sur la plage en face du kilomètre 38 (côte d’Hourtin) a été porté à deux kilomrtres et demi au nord et moulé jusqu’à mi-hauteur de la dune littorale. Mais, nous le répétons, ces corrosions ne sont guère que locales et accidentelles, les parties affouillées se comblent ensuite des sables qu’apportent les marées suivantes et, de fait, la limite euire la terre et les eaux n’a pas varié sensiblement depuis quelques années.

Nous avons fait exception tout à l’heure pour les rivages de Soulac et de la Poiute de Grave. C’est qu’en effet la proximité de l’embou- chure de la Gironde et de la passe de Grave, avec la complexité de courants qui en résulte, les met dans une situation spéciale. M. Goudineau a exposé de magistrale façon, daos ses savantes brochures sur la Navigabilité de la Gironde, la nature et le mode d’action de ces courants. Disons seulement que l’un d’eux va du S.-O. vers le fleuve par la passe de Grave entre le platin de Cordouan et l’extrémité du Médoc et se bifurque en arrivant dans l’embouchure de la Gironde; que la passe de Grave est divisée elle-même en deux passes d’inégale importance par un banc de sable parallèle à la cote ; que ce banc, va- riant de position selon les vents et les saisons, provoque la corrosion du rivage quand il s’en rapproche en y appuyant les courants litto- raux; qu’t enfin il se manifeste déjà au sud du banc des Olives un 1 nouveau courant littoral qui deviendra par le contact longitudinal » de la côte et par l’extension de la différence d’amplitude entre les 1 passes nord et sud de la Gironde, l’agent principal des grandes, ter-

> ribles et désastreuses corrosions océaniques du xx’ siècle, et l’ins-

> trument actif des redoutables érosions et envahissements de la rive 1 gauche, > (J. Goudineau, Dernier appel, 1896.)

Les côtes océanique et fluviale de l’extrême lîas-Médoc sont, en effet, très menacées par les flots, bien plus incomparablement que les rives du reste du pays, qui sont fixes et calmes pour le momenl. Pendant ces dernières années, dans l’anse des Huttes, le saljlc n’est pas revenu en été s’accumuler contre le brise-mer, comme cela avait lieu auparavant. Les lames décapaient sans cesse cet ouvrage. Depuis plusieurs années aussi, le fleuve ronge sa rive gauche, notamment vers By et au Verdon. Enfin, lesmalines de janvier et février 1895 ont fait de plus grands dégâts encore : le pied de la dune littorale à Soulac a été corrodé sur prés de 30" de largeur et 2000"° de longueur ; les épis des Huttes ont été tournés par les vagues et déchaussés à leur racine; du côté du fleuve, la dls^oie en clavnnnnges de la ChambreUe, haute de 3°, a été complètement emportée, la ligne des wagonnctsde Pointe de Grave coupée par trois fois, malgré des reculs successifs, et les eaux avancent maintenact dans l’anse de 60™ au delà de leur limite précédente ; enfin les mattcs de Taiais, St-Vivîen, etc., ont été partiellement inondées et les récoltes fortement endommagées.

Seuls les dL-ux kilomètres de côte qui s’étendcnl au sud du ponton de Soulac sont non seulement respectés par les flots, mais reçoivent encore d’abondants apports de sable et sont le siège d’un altcrrisseraenl considérable qui fail saillie en mer. Ces apports et cet aiterrisscmcnt sont dus à un banc de sable qui depuis quinze ans voyage, paraît-il, le long de la côte allant du sud au nord. Ce banc, dont nous avons déjà parlé (P. I, chap. 11), fait actuellcmeni corps avec les récifc sous-marins ditsiawcou rochers des 0/<Vw. On les a parfois confondus et c’est à tort. Le banc rocheux des Olives, proprement dit, existe depuis un temps immémorial, exactement depuis l’ouverture par la mer de la passe de Grave, et les vieilles cartes le donnent à la place qu’il occupe aujourd’hui.’ La masse sableuse dont nous parlons se Irouvant depuis plusieurs anni^cs sur cet ancien platin des Olives, il en résulte que les deux kilomètres de côte au sud de Soulac et les bains des Olives se trouvent prott’gés contre les courants marins de l’ouest et reçoivent même beaucoup de sable arraché sans doute par ces courants à cette masse sableuse. Mais celle-ci progresse vers le nord, ainsi que le promontoire dessiné eo cet endroit par la côte (nous avons constaté qu’ils ont avancé de 500" au moins de 1893 à 189Ô) et quand, ayant quitté le platin des Olives, elle aura dépassé et ne protégera plus Soulac, qu’adviendra-t-il ? Peut-être la réalisation des appréhensions pessimistes de M. Goudineau. Pour garandr Soulac de façon sûre, i ! faudrait relier les rochers des Olives à la côte par un barrage. Ce barrage fermerait le chenal qui se creuse en cet endroit et y assurerait, par l ’accumulation des sables, la formation d’un atterrisscmeot protecteur. Quant aux dunes, aucun danger, aucune menace même de danger n’existe plus et de ce côté-Ià, au moins, le Médocain peut vaquer à ses affaires en pleine séoirilé. Cet élément envahisseur est, à l’heure actuelle, complètement maîtrisé, 79 pour 100 des sables du Médocsont boisés ; les 31% restant, petites dunes et lèdes de Soulac, Grayan et Vcnsac, sont suffisamment fixés par des herbes ou des arbrisseaux ; encore y fait-on tous les ans des semis de pins de plus en plus étendus ou la culture de la vigne. C’est seulement dans le cas de dénudalion du sol par suite d’incendie ou de violente tempête que des excavations et des mouvements de sâblc pourraient se produire, raaîs ces dégradations accidentelles seraient vite arrêtées et réparées.

Origine des noms de lieux

Les noms de lieux que l’on rencontre en parcourant le littoral médocain, et notamment ceux des dunes, sont généralement la traduction de l’état, soit ancien, soit actuel, de la contrée à laquelle ils s’appliquent ou le souvenir de quelque circonstance la concernant. « Les mots représentent des choses », a-t-on dit. Rien n’est plus vrai, et les dénominations de la région des dunes ont toutes une signification intéressante, mais qu’il n’est pas, à la vérité, toujours facile de retrouver.

Grave vient du bas-latin grava, forêt ; Grayan parait avoir la même origine. L’étymologie la plus plausible de Soulac est le celtique soul, chaume, chaumière, et l’article pluriel ac du même dialecte, lieu des chaumières ; de même Queyrac, lieu des pierres, du radical queyr (aliàs cair ou chir) amas de rochers ou de pierres pyramidal (grec Xepàç, amas de cailloux) ; Valeyrac ou Baleyrac, lieu fortifié, de balir, fortification, et ac, même article pluriel. Nous avons déjà donné, pour le besoin de la narration, ces étymologies dans la première partie de ce travail, ainsi que celles de Jau, d’ Artigue-Extremeyre, de Cordouan, de Lillan, de Naujac.

La pointe de la Négade est la pointe de la noyée, un gurp est un trou, un gouffre (de gurges, profondeurs?) creusé dans de l’argile. L’anse du Gurp, ouverte en effet profondément dans un terrain argileux, est appelée aussi port des Anglais et anse d’Auglemar en mémoire du débarquement de Talbot. Un autre souvenir des Anglais subsiste dans la dénomination de Garliou ou Gartieii qu’on trouve un peu partout, notamment dans les forCts de Soulac et de Carcans, et qui nous semble dérivée de l’anglais garden, jardin. Elle était appliquée à des lieux ordinairement frais, où l’on parquait le bétail qui y trouvait des abreuvoirs (Soulac) ou un abri (Carcans). Nous avons vu de même, dans la lande de Vendays, Gardenvideau, jardin de Videau.

Beaucoup de noms des dunes ont été tirés de leur forme, de leur position, des plantes qui y croissaient, etc. Ainsi, au nord de Soulac, les dunes du rocher doivent cette appellation au voisinage du rocher de St-Nicolas et les dunes de Lestor aux bois de Lestor qu’elles recouvrent. Dans la commune de Vensac, le nom de la Canillouse, dans la région du Flamand, ceux du Mourey, de Jauguette , de Hagnot dérivent des termes patois : canilhe, chenille, moure, mûre de ronce, jaugue ajonc épineux, hagne, fange (cf. avec sphagnum). Le Pin sec s’explique de lui-même, comme, dans les dunes d’Hourtin, les Genêts, Dans ces mêmes dunes, on trouve : les Bahines, de bahine ou baïne, dépression circulaire ou allongée sur une plage (l’augmentatif baïnasse existe dans les dunes de Carcans) ; les Places, lèdes spacieuses ; la Hourcude, haute dune à deux sommets, de hourcut, fourchu. Les dunes de Bernadon et de Bernos (Lacanau) rappellent le bern, c’est-à-dire le vergue ou aune qui croissait sans doute à leur pied. Même origine pour le nom de la dune de Labernade (Flamand).

Souvent les dénominations rappellent les nombreux marécages ou petits étangs que renfermait la région des dunes et les troupeaux sauvages qui erraient dans ses maigres pâturages. Telles sont : la Claire (Cla ou claire en gascon petit étang) dans la commune du Verdon ; le Junca (où poussent des joncs) dans les dunes du Flamand ; le crohot des brochets, le crohot des poulains, le crohot des guits (canards sauvages) (crohot creux), les barins (barin ou bareng lède inondée, pacage dans un bas-fond, même mot que barrenc entonnoir rocheux dans les Pyrénées), le patagala (où croît le patagaou ou nénuphar), la lède du Sigoura (de sigorre, roseaux, bauge), etc., dans les dunes d’Hourtin ; le crohot des cavalles, dans celles de Carcans ; l’escours de l’anguille (escours, défilé, lède étroite entre deux dunes) dans les dunes de Lacanau. Les noms de crohot de France et de Bret (dunes d’Hourtin) rappelleraient que les cantons qu’ils désignent étaient habités ou parcourus l’un par les troupeaux d’un pâtre appelé France, l’autre par le bétail d’un gardeur du village de Bret. Peut-être Bret a-t-il d’autres étymologies plus plausibles ; c’est un vieux mot qui désigne un arbre servant de limite. D’autre part, nous avons trouvé souvent dans les documents des premiers travaux des dunes Aubret au lieu de Bret, et le terme d’Hairay ou d’Irai appliqué à un canton voisin de celui d’Aubret ; or, d’après le patois local, un aubret est un bœuf sous poil blanc et noir, et un hairay est un poulain de deux à trois ans. Ce serait donc un souvenir des anciens troupeaux des dunes. Aubret est une corruption d’aubert, qui est lui-même une mauvaise orthographe du terme français aubère, lequel désigne un cheval ou bœuf de poil mélangé rouge et blanc (d’albus, Littré).

D’autres désignations sont empruntées à des navires ou à des barques de pêche tombes à la côte, et fournissent la preuve que les naufrages y étaient jadis fréquents. C’est là l’origine des lieux dits de St-Nicolas (côte de Vendays), de la Malicieuse et de la Gracieuse (dunes d’Hourtin). De même le Truc sucré (côte d’Hourtin) est ainsi appelé, parce qu’un bâtiment chargé de sucre s’échoua auprès.

L’étymologie de Gréchas (forêt d’Hourtin) paraît être le terme local grèche (ou greyche), graisse, appliqué à une lède très herbue où le bétail s’engraissait. Celle de la Redonnette est l’adjectif gascon (et catalan) redoun, rond, arrondi. Le nom de la Gemme fut donné à une partie de la même forêt où se trouvait un four à distiller la résine et celui de la Sippe à une lède de la forêt de Carcans où étaient déposés des os de sèche (sippe eu patois). Le nom de Balbise, appliqué à la partie de la forêt d’Hourtin voisine de l’étang ou s’ouvrait le boucaut qui autrefois reliait cet étang à la mer, nous paraît venir du grec βαλβις, (entrée, commencement). Cet endroit était bien, en effet, l’entrée du chenal par où passaient alors les navires grecs ou phéniciens qui quittaient le port de Louvergne pour prendre la mer.

Quelle est l’origine du nom des Olives que portent la côte et le banc de récifs voisins de Soulac et que conserve encore la partie de la nouvelle ville bâtie au nord de la mer et dite bains des Olives ? La carte de Blaw (1650) appelle le rivage maritime devant Soulac Coste de Soulac ou de Olivet et marque en mer au S.-O. de Soulac les rochers des Olivet. Cette désignation ne nous paraît pas ancienne et nous ne croyons pas que les documents antérieurs au xvie siècle en fassent mention. Cette modernité tendrait à confirmer l’explication, bien que peu satisfaisante, de ceux qui attribuent celle dénomination au naufrage en ce lieu d’un navire chargé d’olives. Nous venons de voir que semblables faits donnent l’étymologie de plusieurs noms de dunes. Il est inadmissible, en tous cas, de dire que l’olivier était jadis cultivé sur la côte soulacaise. Cet arbre n’aurait pu y prospérer qu’au moins avec des hivers très doux. Or, jamais le climat girondin n’a pu être modifié au cours des temps historiques au point de remplir cette condition, et l’on ne trouve non plus trace de cette culture, ni dans les écrits des anciens auteurs, ni dans les traditions locales.

Un terme d’étymologie bien obscure est celui de truc ; dans le pays de Born et de Marsan on dit tuc, le diminutif tuquelet s’y emploie aussi ; nous n’avons pu encore découvrir l’étymologie de ces dénominations. Par contre poujeau (poujol, puyol en Languedoc ; pueg, poig, puoi, en provençal ; putx, puig, en catalan ; poggio, en italien ; pué, peu, en Berry) ; poujeau est un diminutif du français puy, qui vient lui-même du latin podium (tertre), lequel dérive du grec πόδιον (base), dont le radical est πους, ποδός (Littré). Piquey, qui désigne, comme poujeau, une dune isolée, conique, s’explique de lui-même (piquet).

Quant au mot dune, voici ce qu’en dit encore Littré : « Espagn. et ital. duna, du latin dunum, en grec δουνιον, mots signifiant hauteur et donnés comme celtiques par les auteurs anciens ; ils existent encore dans le celtique moderne : kymri, irlandais et gaël, dun, tertre ; bas-bret. tun, colline. » (Dictionnaire, page 1251).

Du Scandinave brâk, goudron, est venu brai, résidu de distillation de la résine, ainsi que barras, résine impure (M. Broilliard, Revue des Eaux et Forêts, 1896).

L’étymologie de Charrin, canal d’écoulement dans les dunes, paraît obscure. Le mot arabe chourhun, qui signifie abîme, a donné chourun dans le Dauphiné avec le même sens ; n’aurait-il pu former aussi charrin avec une signification un peu déviée. Ce serait alors un autre souvenir des Sarrasins.

Talais, nom du village, autrefois Thalles, Thallas, pourrait aussi piquer la curiosité du chercheur. Étant donné l'existence, dans l’antiquité, de forêts sur cette partie de la presqu’île médulienne, ne serait-on pas en droit de rapprocher ce mot du terme gascon talh, taille, droit à la coupe du bois, ou taillis ?