Étude sur la politique française en 1866/04

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Étude sur la politique française en 1866
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 871-889).
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ETUDE
SUR LA
POLITIQUE FRANÇAISE EN 1866

IV.[1]
LA MEDIATION DE LA FRANCE.


VIII. — M. BENEDETTI AU QUARTIER GÉNÉRAL PRUSSIEN.

Quand les premières émotions provoquées par les nouvelles de Bohême se furent un peu calmées et que les partisans d’une démonstration militaire immédiate eurent définitivement perdu leur cause, le cabinet des Tuileries, délivré du souci d’agir sans en avoir les moyens, reprit contenance d’autant plus vite, que la Prusse, sans qu’il eût été besoin d’élever la voix, acceptait notre médiation. A la vérité, elle avait soin d’écarter des préliminaires de la paix les questions qui nous intéressaient personnellement et qui d’ailleurs étaient incompatibles avec la médiation. C’était de sa part une preuve non équivoque de condescendance que de ne pas repousser notre intervention et de nous laisser présider en quelque sorte à ses arrangemens avec l’Autriche ; mais elle avait besoin de respirer, de se reconnaître après de si grands résultats. Il s’agissait de gagner du temps, de ne pas rompre en visière à un voisin dont on n’ignorait pas les faiblesses, mais dont le prestige n’avait encore subi aucune atteinte effective.

Ce fut pour nous le dernier sourire de la fortune ; notre médiation acceptée par la Prusse nous permit de pallier les résultats désastreux de notre imprévoyance et de donner le change, momentanément du moins, à l’opinion publique. On put croire encore à notre puissance et à notre ascendant moral.

M. Drouyn de Lhuys ne crut pas devoir abandonner la direction des affaires à ceux qui avaient combattu et fait échouer son programme. Sur les instances de l’empereur, qui avait gardé un goût marqué pour sa personne, il resta au pouvoir avec la secrète espérance de réparer par l’habileté de sa diplomatie l’échec qu’il venait d’éprouver. Les instructions qu’il adressa à M. Benedetti s’écartaient sensiblement de celles qu’il avait soumises le 5 juillet au conseil des ministres, sous la première impression de la bataille de Sadowa. Notre ambassadeur devait rejoindre le quartier général, non plus pour intervenir avec l’autorité et l’assurance que nous aurait données une armée de 300,000 hommes, prête à s’ébranler au premier refus, mais pour recommander la modération au vainqueur, et l’arrêter dans sa marche par la persuasion.

Il n’avait pas mission, bien entendu, de formuler des demandes de compensation, car il en était même à ignorer les conditions de la paix. C’est avec le comte de Goltz, témoin de nos irrésolutions, qu’on entendait traiter. Au lieu de concerter et d’arrêter un plan que notre ambassadeur, en contact direct avec le roi et son ministre, aurait pu faire prévaloir selon les circonstances et suivant les dispositions qu’il eût rencontrées, on préféra débattre les conditions de la paix à Paris avec un diplomate qui, merveilleusement renseigné sur notre force de résistance morale et militaire, nous endormait en se portant garant de promesses fallacieuses. Cependant le temps marchait, et les heures si précieuses pour l’action, dépensées en pourparlers infructueux, devaient fatalement nous conduire au bout de quelques semaines à la douloureuse alternative ou de faire la guerre après en avoir laissé échapper le moment, ou de renoncer à des revendications consacrées par des déclarations solennelles.

Sans doute, l’empereur était encore l’arbitre écouté, car de ses résolutions allait dépendre le sort de l’Europe. Par la force des choses, Paris était le centre où venaient converger les informations, et s’exercer l’action diplomatique des puissances belligérantes. Mais les communications avec le quartier général n’étaient ni rapides ni faciles, et l’on s’exposait à de fâcheux mécomptes en prenant des déterminations sur des renseignemens d’une sincérité douteuse. Mieux eût valu envoyer des instructions à notre ambassadeur qui se trouvait sur les lieux, à portée de Vienne, et s’en remettre à son initiative et à son habileté pour sauvegarder les intérêts de notre politique.

Le 9 juillet, M. Benedetti recevait l’ordre de se rendre sur-le-champ au quartier général. « Exposez au roi et au comte de Bismarck, lui télégraphiait M. Drouyn de Lhuys, que la cession de la Vénétie à l’empereur le place dans une position qui ne saurait se prolonger. Nous devons remettre la Vénétie à l’Italie, mais il faut pour cela que l’Italie accepte un armistice, et son acceptation est subordonnée au consentement de la Prusse. Un refus serait vivement ressenti et entraînerait les conséquences les plus graves. »

On commençait à s’apercevoir qu’on tournait dans un cercle vicieux ; le roi Victor-Emmanuel réclamait le quadrilatère à titre de gage et refusait de s’arrêter sans l’assentiment formel de son allié ; le roi Guillaume, de son côté, n’entendait consentir à un armistice et même à une courte suspension d’armes qu’à la condition qu’il se mettrait d’accord avec le cabinet de Florence et que l’Autriche accepterait les préliminaires de la paix. L’Italie espérait prendre une revanche de Custozza, et la Prusse voulait, comme l’écrivait le comte Usedom, « anéantir l’Autriche en la frappant au cœur. »

M. Benedetti quittait Berlin le soir même avec son premier secrétaire. Il était livré à ses propres inspirations et ne connaissait la pensée de son gouvernement que par les instructions très sommaires que j’ai indiquées. Il ne devait être instruit des bases posées à notre médiation que par le bon vouloir de M. de Bismarck.

Son voyage fut lent et difficile ; les routes étaient encombrées de convois de blessés et de prisonniers. Le 10 juillet, il couchait à Kœnigshof ; le 11, il traversait l’extrême droite du champ de bataille de Kœniggrætz. Il manqua le roi successivement à Pardubitz, où il passait l’Elbe, et à Hohenmauth, sur la route de Brünn, tant la marche de l’armée était rapide. Il ne l’atteignit que le 12 à Zwittau, à une heure avancée de la nuit. Il dut se faire indiquer par des factionnaires la demeure du premier ministre, qui s’était installé dans une habitation abandonnée par son propriétaire. M. Lefebvre de Béhaine, chargé de demander une entrevue, trouva M. de Bismarck devant son bureau, la plume à la main et deux revolvers à ses côtés. Comme d’habitude, et malgré les fatigues de la campagne, il consacrait la première partie de la nuit à sa correspondance.

L’arrivée de l’ambassadeur de France parut causer au ministre une véritable surprise ; à l’en croire, il ignorait absolument que M. Benedetti eût quitté Berlin. « Il est vrai, ajoutait-il, que le télégraphe est en désarroi, que les fils sont coupés sans cesse par des mains inconnues ! »

M. de Bismarck ne remit pas l’entretien au lendemain ; il reçut l’ambassadeur sur l’heure, et, plein de courtoisie, il lui offrit, à la guerre comme à la guerre, de partager son campement.

La rencontre de M. de Bismarck et de M. Benedetti en pleine Moravie, dans une habitation abandonnée, à portée des champs de bataille, au milieu de la nuit, n’est pas un des incidens les moins émouvans de la guerre de 1866. Les derniers entretiens qu’ils avaient échangés à Berlin pouvaient-ils en effet permettre de supposer qu’ils se retrouveraient sitôt en présence et dans de pareilles conditions? Il était évident que les rôles allaient être quelque peu intervertis. M. de Bismarck, animé de l’orgueil que donne le succès chèrement conquis, se sentait porté par la fortune. Il n’avait déjà plus à solliciter notre bon vouloir, mais la prudence lui commandait de nous ménager, car il avait encore quelques étapes périlleuses à franchir avant d’atteindre le but. M. Benedetti au contraire venait de traverser des armées triomphantes, il était sans direction, et, pressentant nos défaillances, surpris par les événemens, il s’inquiétait de sa responsabilité, bien qu’il eût la conscience de ne pas avoir failli à ses devoirs d’informateur. Il comptait néanmoins sur les ressources de son esprit délié, sur la finesse de sa pénétration, et aussi sur l’expérience qu’il avait du caractère et des procédés de son adversaire. Il ne lui manquait, pour réussir, que des instructions précises et une armée concentrée sur les frontières du Rhin. Dès les premiers mots, il put s’apercevoir que les circonstances étaient changées. Il dut élever la voix et faire entendre à son interlocuteur qu’on n’en était plus au temps de Frédéric le Grand, où « ce qui était bon à prendre était bon à garder. » Il lui représenta que l’empereur, en déférant au vœu de l’Autriche, avait accepté dans l’intérêt de la paix une tâche qui ne pouvait rester en suspens, et que sa majesté se trouvait placée, par les difficultés auxquelles elle se heurtait, dans une situation d’où elle entendait sortir avec honneur.

M. de Bismarck ne méconnaissait pas la difficulté de la tâche qui nous était dévolue, mais il trouvait que l’intervention de l’empereur ne s’exerçait en réalité qu’au détriment de l’Italie et de la Prusse. Il prétendait que notre médiation permettait à l’Autriche de se procurer le temps et les moyens de reconstituer son armée, quitte à débattre les propositions, à les rejeter et à reprendre les hostilités. « Les portes de Vienne, disait-il, nous sont ouvertes aujourd’hui, elles nous seront fermées avant peu, et nous serons forcés de combattre de nouveau, de courir les hasards d’une nouvelle bataille pour reconquérir la position que nous assure la victoire de Kœniggrætz. La cession de la Vénétie, ajoutait-il avec une pointe d’amertume, n’a pas d’autre objet, et, bien que notre confiance dans les dispositions de la France n’en soit atteinte à aucun degré, nous ne pouvons nous empêcher de regretter une interposition qui compromet nos avantages. »

C’était la loi des anciens temps, le vaincu livré à la merci du vainqueur, qu’invoquait le ministre prussien, sans souci des tiers; c’était la théorie de Frédéric II que la défaillance de l’Europe devait consacrer en 1871. Mais on n’était pas encore en mesure de la faire prévaloir, on se trouvait aux prises avec un médiateur qu’il eût été dangereux d’éconduire. « De deux choses l’une, disait M. Benedetti, ou vos exigences ne sont pas inconciliables avec les intérêts de l’équilibre européen que vous ne pouvez vous abstenir de respecter, — ou vous prétendez tirer des revers de l’Autriche des résultats inquiétans pour les autres puissances. Dans l’un et dans l’autre cas, l’empereur vous rend service en vous offrant ses bons offices, car vous ne pouvez continuer la guerre et élever si haut vos revendications sans contraindre les états dont la neutralité vous est indispensable à prendre les mesures préventives que réclame leur sécurité. C’est une éventualité, ajoutait-il en appuyant, sur laquelle je me permets d’appeler toute votre attention. » Ce n’étaient pas les seuls argumens que faisait valoir notre ambassadeur pour émouvoir le cabinet de Berlin. Il démontrait que si des conditions inacceptables devaient pousser l’empereur François-Joseph à se retirer sur Pesth et Presbourg, l’occupation de Vienne deviendrait pour la Prusse le plus grand, le plus périlleux des embarras. Obligée d’assurer ses communications avec Berlin, elle serait affaiblie sur le Danube, condamnée à l’immobilité, et ne pourrait songer à poursuivre les Autrichiens en Hongrie. Ses frontières restant ouvertes, toutes ses forces se trouveraient employées en Autriche et sur le Rhin.

C’était parler d’or et prêcher un converti. M. de Bismarck ne songeait pas, en face de notre intervention, à réduire l’Autriche aux résolutions que suscite le désespoir ; il ne se souciait pas de courir des aventures en Hongrie, et moins encore de se mesurer avec nous sur le Rhin. Il avait hâte, au contraire, de terminer la guerre et d’assurer dans les limites du possible les résultats de ses victoires. Mais il entrait dans sa tactique de nous impressionner, d’exploiter au profit de ses desseins l’ardeur belliqueuse de ses états-majors et les appétitions territoriales de son souverain. Le prince de Reuss venait d’arriver à Paris, et des rapports inquiétans partis du quartier général ne pouvaient que faciliter sa mission. N’était-il pas chargé officieusement de faire comprendre à l’empereur que le roi compromettrait sa popularité s’il n’assurait pas au pays et à l’armée, comme prix de leurs sacrifices, des agrandissemens de territoire? Aussi M. de Bismarck, avant de prendre aucune résolution, aurait-il voulu connaître l’accueil qui serait fait aux conditions de l’armistice, développées dans les dépêches qu’il avait adressées au comte de Goltz; il aurait voulu savoir quel effet produiraient les ouvertures que le prince de Reuss était chargé de faire à l’empereur de la part du roi. C’était l’avis du ministre prussien, mais ce n’était pas celui de l’ambassadeur français, qui trouvait que rien n’empêchait l’armée d’arrêter ses mouvemens en attendant les réponses de Paris.

Il était quatre heures du matin, et l’on se sépara sans rien conclure, peu satisfait l’un de l’autre, dans des dispositions qui ne semblaient pas rendre une entente facile.

M. de Bismarck était dérouté par une attitude en quelque sorte comminatoire, qui ne répondait guère au tableau que ses correspondans lui faisaient de la cour de Saint-Cloud. Tout l’avantage de cette première rencontre était resté à M. Benedetti. Il était sorti de l’entretien, convaincu qu’il suffirait d’être ferme et résolu pour donner à réfléchir à la cour de Prusse et l’amener à d’importantes et immédiates concessions. « Je ne crois pas devoir vous cacher, écrivait-il à M. Drouyn de Lhuys, en parlant de l’exaltation ambitieuse des généraux qui entouraient le roi, qu’à mon sens il est indispensable de tenir un langage plus ferme encore que celui que vous m’avez recommandé et que j’ai fait entendre dans la mesure que vous avez indiquée. » Mais, après avoir conféré avec le roi, il se voyait forcé de convenir qu’il était deux points sur lesquels la Prusse ne transigerait pas, à savoir la confédération du nord et une extension territoriale suffisante pour unir dans des conditions convenables les deux grandes fractions de la monarchie. Il disait que le roi insistait particulièrement sur la nécessité d’obtenir un agrandissement territorial, et qu’il y subordonnerait toutes ses résolutions, car il recevait à chaque instant, et de tous côtés, des adresses qui démontraient que l’opinion publique était unanime à cet égard.

Il était évident qu’on n’avait accepté notre médiation qu’avec l’arrière-pensée d’en limiter l’exercice. On comprenait qu’il était indispensable de nous ménager, et au fond l’on ne demandait pas mieux que de se concerter avec nous ; mais on ne se souciait pas de laisser à l’empereur l’entière liberté que comporte en principe toute médiation. On était décidé à ne pas arrêter le mouvement offensif de l’armée et à ne pas signer l’armistice tant que la confédération du nord et la contiguïté des territoires ne seraient pas garanties, soit par la signature des préliminaires de paix, soit par une déclaration positive de la France. « La parole de l’empereur nous suffit, » disait M. de Bismarck, et les négociations que le prince de Reuss poursuivait à Paris n’avaient pas d’autre objet que d’amener l’empereur à s’engager personnellement et à sortir de son rôle de médiateur.

Les prétentions que le cabinet de Berlin élevait à ce moment n’avaient rien d’exorbitant; elles étaient conformes au programme impérial du 11 juin. L’empereur n’avait-il pas reconnu spontanément, comme une nécessité d’ordre et d’équilibre européen, le besoin qu’avait la Prusse de se donner une configuration plus homogène? La Prusse n’en demandait pas davantage; son ambition se bornait à s’annexer un peu plus de 300,000 habitans, dont la Saxe, le Hanovre et la Hesse-Électorale devaient faire les frais, juste de quoi combler les solutions de continuité du royaume.

Après d’aussi éclatans succès, une politique bien inspirée, exempte d’arrière-pensées que les circonstances ne comportaient plus, se serait hâtée de prendre acte des revendications prussiennes. Mais on était à Paris plus préoccupé de Florence que de Berlin ; on subissait des influences contradictoires, on vivait au jour le jour, sans plan de conduite nettement arrêté, cédant à des impressions, comptant, pour sauvegarder les intérêts du pays, sur la fortune, qui déjà nous avait abandonnés.

La fermeté de l’ambassadeur ne devait pourtant pas rester sans effet. A la suite d’un conseil de guerre réuni à Czerna-Ora, en quelque sorte sous ses yeux, sur la terrasse du château, le roi l’informa que, pour avoir le temps de connaître les résolutions de l’Italie, il consentait, non pas à un armistice, ou à une suspension d’armes incompatible avec le traité italien, mais à une abstention d’hostilités de trois jours. C’était un acte de déférence plutôt qu’une concession réelle; les propositions étaient telles que l’état-major autrichien dut les repousser[2].

M. de Bismarck, qui dans l’entretien nocturne de Zwittau s’était laissé aller à se plaindre de notre intervention, avait bientôt reconnu que le gouvernement de l’empereur n’en était pas encore à se laisser émouvoir par des essais d’intimidation. Il avait trop compté sur la mission du prince de Reuss, fort bien vu assurément aux Tuileries, mais dont l’action, bien qu’étayée par une lettre autographe du roi, n’était pas de celles qui décident du sort des empires.

Le prince de Reuss n’était pas un diplomate de grande envergure, mais c’était un grand seigneur qui, par le charme et la distinction de ses manières, atténuait les préventions qu’inspirait parfois la personnalité anguleuse du comte de Goltz. Il avait su capter la bienveillance de l’empereur, qui l’admettait volontiers dans l’intimité de sa cour, où il contre-balançait souvent avec succès l’influence du prince de Metternich. Si son nom est resté dans la pénombre, il n’en a pas moins été pour la politique prussienne un auxiliaire insinuant et utile. Mais à cette heurs les intérêts étaient trop graves pour les subordonner à des questions de personnes. Bien que le parti de l’intervention eût perdu beaucoup de terrain, il était encore sur la brèche, et il ne négligeait aucun effort pour empêcher l’empereur de lâcher la bride aux convoitises que révélaient les communications du roi Guillaume, sans obtenir de lui des compensations équivalentes sur le Rhin.

Les hommes d’état les plus dangereux dans la pratique des rapports internationaux sont ceux qui subordonnent les principes aux résultats. « M. de Bismarck était sans préjugés; comme Frédéric II, il s’en remettait aux événemens, à son intelligence et à la sottise humaine[3]. » — « Je n’ai jamais eu de plan arrêté d’avance, avait dit jadis ce grand politique, je me suis toujours réglé d’après la marche des événemens et la conduite de mes adversaires. » Lorsque M. de Bismarck reprit ses entretiens avec l’ambassadeur de France, son langage n’était plus le même. Loin de récriminer de nouveau contre une intervention que la veille il trouvait entachée de partialité, il faisait en termes convaincus et à brûle-pourpoint un appel à notre ambition. Ce n’était plus Richelieu, c’était Mazarin. Il reconnaissait que les instructions données à l’ambassadeur du roi au sujet des annexions n’avaient rien d’absolu, que l’objet principal en était de combiner un accord avec le gouvernement de l’empereur, qu’en un mot elles l’autorisaient à transiger en proportionnant les conditions au prix que réclamerait la France pour s’entendre avec la Prusse. Il maintenait toutefois ses premières demandes, car il ajoutait aussitôt qu’un accord n’était possible qu’autant qu’on agréerait à Paris certaines clauses dont le gouvernement du roi était résolu à ne pas se départir. Quelles étaient ces clauses? M. de Bismarck ne s’en expliquait pas. Elles pouvaient se rapporter au principe des annexions projetées dans le nord, voire à l’hégémonie de toute l’Allemagne, comme aussi à nos rectifications de frontières sur les bords du Rhin. M. Benedetti resta muet. Nous savons qu’il était sans instructions.

Dans une seconde entrevue, le président du conseil revint avec une nouvelle insistance sur l’intérêt qu’avaient les deux pays à se concerter et à s’unir. Il semblait attendre que notre ambassadeur voulût bien formuler ses demandes. M. Benedetti persista dans son silence.

Cette réserve n’impliquait-elle pas une arrière-pensée? M. de Bismarck pouvait le croire, et il devait en inférer que nous ne nous expliquerions qu’à coup sûr, devant des offres nettes et précises. Aussi, sans s’arrêter aux objections réitérées de notre ambassadeur, qui disait n’être muni ni d’instructions ni des pleins pouvoirs nécessaires, lui proposa-t-il de discuter et d’établir avec lui les bases d’un armistice, qu’il se chargerait de faire accepter au roi. Il ne s’en tint pas là. Il essaya de lui démontrer qu’après les revers de l’Autriche, rien ne s’opposait plus à ce que la France et la Prusse modifiassent à elles seules leur état territorial, et qu’elles pouvaient dès ce moment résoudre d’un commun accord les difficultés qui étaient de nature à menacer la paix de l’Europe. M. Benedetti, toujours sur la défensive, eut beau rappeler qu’il existait des traités, et que la guerre serait la conséquence forcée d’une telle politique, M. de Bismarck insista. — « Vous vous méprenez, disait-il; la France et la Prusse unies, et résolues à redresser leurs frontières, en se liant par des engagemens solennels, seraient en situation de régler toutes les questions, sans avoir à se préoccuper ni de la résistance armée de l’Angleterre, ni de celle de la Russie. »

Les dates ont leur importance. C’est le 15 juillet que M. Benedetti rendait compte dans un rapport d’ensemble des entretiens successifs qu’il avait eus avec le comte de Bismarck. Douze jours s’étaient écoulés déjà depuis Sadowa. Le 14 juillet, le parti de la guerre luttait encore, nous l’avons vu par la note du prince Napoléon trouvée aux Tuileries. Il s’agissait donc de maintenir le gouvernement français dans ses illusions, de se montrer prêt à conclure avec lui un nouveau Tilsitt, et de lui laisser l’espoir d’importans agrandissemens territoriaux, en échange des annexions déjà consommées de fait dans le nord de l’Allemagne. Aussi rien ne coûtait-il à M. de Bismarck pour nous convaincre qu’il tenait compte de nos intérêts dans la mesure la plus large et la plus sympathique. Il trouvait un autre avantage dans ces négociations, qui devaient prendre de plus en plus un caractère dilatoire. Elles lui permettaient d’échapper au contrôle de l’Europe. Il suffisait en effet de désintéresser la puissance qu’il avait particulièrement à redouter pour empêcher une intervention collective au nom de l’équilibre menacé.

Il n’avait donc plus à demander au destin que quelques jours de répit pour écraser les armées du midi, concerter les préliminaires avec l’Autriche, compléter ses effectifs et avoir les coudées franches. Ce répit, la fortune ne devait pas le lui refuser.

M. Benedetti continuait à suivre le roi d’étape en étape, fort embarrassé de son rôle, attendant des instructions qui n’arrivaient pas et ne sachant plus sur quel diapason régler son langage. Il sentait, malgré les attentions dont il était l’objet, que sa présence au quartier général froissait l’amour-propre prussien plus exalté que jamais. Il songeait sérieusement à retourner à Berlin, déjà il en avait demandé l’autorisation, lorsque le 15 juillet il reçut une dépêche datée du 9; elle était restée six jours en route! M. de Bismarck n’avait-il pas eu soin de prévenir M. Benedetti, dès leur première rencontre, que les fils télégraphiques étaient coupés sans cesse par des mains inconnues? On l’invitait à venir à Paris pour y faire connaître ses premières impressions. M. Drouyn de Lhuys comptait sans doute sur l’assistance de l’ambassadeur pour livrer un combat suprême à ses adversaires. Mais l’ambassadeur ne crut pas devoir répondre à cet appel : « il craignait d’arriver trop tard pour l’utilité des explications qu’il serait à même de donner. »

Le gouvernement de l’empereur se voyait débordé par les événemens, il ne pouvait se dissimuler qu’il n’en était plus le maître. Il commençait à sentir tout ce que le rôle de médiateur, si hâtivement, si glorieusement revendiqué, avait d’ingrat et de périlleux. Arracher des concessions à l’Autriche, modérer les exigences de la Prusse, reprocher à l’Italie son ingratitude et refréner ses prétentions, c’était une tâche peu enviable. N’eût-il pas mieux valu se borner au rôle plus effacé de simple intermédiaire, qui aurait permis à notre politique d’affirmer l’intérêt français avec une liberté d’appréciation absolue? Mais il aurait fallu, dès le lendemain de Sadowa, je l’ai déjà dit, ou se rallier à l’idée du congrès, ou concerter un plan, ne pas s’en départir, et s’en fier pour l’exécution à l’expérience et à l’énergie de notre diplomatie.

M. Drouyn de Lhuys sentait si bien qu’on s’était engagé, et pour le présent et pour l’avenir, dans une situation fausse et dangereuse, que dans une note destinée à l’empereur il cherchait à donner à notre intervention un caractère précis. Il estimait que la France ne devait pas s’interdire par une participation trop directe aux négociations la faculté de réagir contre les conséquences possibles du traité; selon lui, le rôle de notre représentant devait être celui d’un intermédiaire amical, se bornant à user de toute son influence pour amener les belligérans sur un terrain commun.

« Nous ne sommes ni des arbitres, disait-il, imposant aux deux parties des solutions, ni des négociateurs prenant une part directe aux arrangemens. Nous n’aurons donc pas à signer des préliminaires et notre ambassadeur devra éviter autant que possible, dans ses communications avec les négociateurs, l’usage des notes, des pièces écrites et des notifications officielles. »

On avait renoncé à faire venir M. Benedetti à Paris, mais par contre on lui donnait l’ordre de se rendre à Vienne pour s’assurer des dispositions du gouvernement autrichien et se concerter avec M. de Gramont, qui venait de recevoir le projet de préliminaires. M. Benedetti était parti pour Vienne le 16 juillet ; dès le 18 il rejoignait le quartier général, qui venait de s’établir à Nikolsbourg. Le roi s’était installé dans le château appartenant au comte de Mensdorf. Le ministre des affaires étrangères d’Autriche ne se doutait pas assurément en déclarant la guerre à la Prusse qu’avant deux mois les portraits de ses ancêtres présideraient à la signature de préliminaires qui devaient consacrer la dissolution de la confédération germanique.

L’Autriche, en voyant l’empereur impuissant à Florence et incapable de lui prêter une assistance effective, s’était résignée à son sort. Elle souscrivait à toutes les exigences de la Prusse, sauf la perte de la Silésie et le sacrifice de la Saxe, qui, à l’encontre de ses autres alliées, s’était résolument et loyalement compromise pour elle. À son retour de Vienne, M. Benedetti trouva le président du conseil fort irrité contre son représentant à Paris. Il l’accusait d’avoir méconnu ses instructions en accédant à nos préliminaires, sans avoir obtenu satisfaction sur une des conditions essentielles de la paix, la contiguïté des territoires, dont le roi n’entendait pas se départir. Et cependant il lui avait fait connaître les intentions de sa majesté, dès le 8 juillet, dans une dépêche datée de Pardubitz ; il ne lui avait pas laissé ignorer que le cabinet de Berlin se croyait autorisé par ses succès à réclamer un agrandissement important. Bien plus, il l’avait invité à s’en expliquer avec le gouvernement de l’empereur. Il lui avait prescrit d’indiquer comme maximum des prétentions de la Prusse l’annexion des pays occupés par ses armées dans le nord de l’Allemagne. Mais ces prescriptions n’étaient pas absolues, il était autorisé à réduire ses demandes successivement à un minimum qui devait se composer de l’un des quatre cercles de la Saxe ; de deux fractions du Hanovre comprises, l’une à l’ouest du grand-duché d’Oldenbourg, l’autre au sud de Brunswick ; enfin de la partie delà Hesse-Electorale enclavée dans le territoire prussien. Il était dit que M. de Goltz ferait le désespoir de son ministre ; il avait pris le contre-pied de sa politique en 1864, il s’était montré équivoque en 1865, lors de l’incident de Gastein, et cette fois sa conduite était presque criminelle.

M. Benedetti n’avait pas à suivre M. de Bismarck sur le terrain des récriminations ; il lui appartenait moins encore d’apprécier la conduite de son agent. Il aima mieux faire ressortir tous les avantages que les préliminaires assuraient à la Prusse. C’était l’annexion des duchés de l’Elbe, la dissolution de la confédération germanique, et la création d’une confédération du nord, dont toutes les forces seraient placées sous le commandement du roi.

M. de Bismarck n’en disconvint pas, mais ces résultats, selon lui, touchaient peu le roi et satisferaient moins encore l’armée et l’opinion publique, qui ne comprendraient pas qu’on fît la paix pour restituer intégralement ce qu’on avait conquis, sans profiter de ses succès pour corriger l’étrange configuration de la monarchie. Aussi croyait-il que le roi serait forcé de continuer la guerre s’il ne lui était fait aucune concession territoriale.

Les conseils se succédèrent et ce n’est qu’à l’issue de la dernière séance que M. de Bismarck finit par déclarer qu’on ne déclinait pas notre médiation, qu’on négocierait sur les bases que nous avions libellées, bien que le roi refusât à les envisager comme des conditions suffisantes pour la conclusion de la paix. Il ajoutait qu’il allait faire pressentir cette résolution à M. de Goltz, et qu’il lui prescrivait par l’ordre de son souverain de s’en ouvrir franchement avec l’empereur.

Ce fut un moment critique pour la cour de Prusse. Le roi avait fait mander le prince royal au quartier général : il ne voulait pas engager les destinées de la monarchie sans connaître son avis. On dit qu’il manifesta l’intention d’abdiquer plutôt que de rentrer dans sa capitale sans apporter à son peuple le juste prix des succès de l’année. On parle aussi de propos calculés, tenus dans une pièce voisine de celle où se trouvait l’ambassadeur de France, d’une scène qui se serait passée à la cantonade, vague et lointaine réminiscence de la scène de Campo-Formio, où le casque aurait été substitué avec avantage au cabaret de Saxe.

Les scènes historiques ont toujours prêté à la légende. Il n’en est pas moins certain que, s’il n’avait tenu qu’au roi, « les lois fatales de l’histoire et les décrets impénétrables de la Providence » ne seraient pas restés en suspens devant notre médiation. Le problème germanique eût été résolu sur l’heure: la Prusse se serait substituée à l’Allemagne. Déjà Saint-Simon avait constaté que, de tous les princes de l’Europe, les rois de Prusse étaient les plus attentifs à leur agrandissement. L’attention du roi Guillaume n’avait pas besoin d’être stimulée.

En se résignant, on tenait du moins à ne pas nous laisser ignorer qu’on subissait, le cœur ulcéré, les nécessités du moment, et qu’en persistant dans notre altitude, nous nous exposions à perdre tous les bénéfices de notre neutralité. Des résultats considérables étaient acquis, mais il importait de ne pas les compromettre. On n’adhérait aux préliminaires qu’avec des réserves et des restrictions mentales, décidé à faire échouer les négociations, si la démarche prescrite à M. de Goltz devait rester infructueuse. Déjà, prévoyant notre résistance, on avait ordonné la mobilisation des 4es bataillons, on résolut de former des 5es bataillons, et le grand état-major fut invité à reporter tout particulièrement son attention vers le Rhin. Quelques jours plus tard, dès l’arrivée des plénipotentiaires autrichiens au quartier général, on put constater que les convois militaires se succédaient sur les lignes de l’ouest. L’armée commençait à opérer un mouvement de conversion.


IX. — L’ACTION DE M. DE GOLTZ A PARIS.

L’heure était solennelle. Tout allait dépendre du parti que l’ambassadeur du roi saurait tirer de l’état des choses à Paris. Bien renseigné comme il l’était sur notre force de résistance morale et militaire, M. de Bismarck avait lieu d’espérer que le dernier mot de la crise où se trouvait le cabinet des Tuileries resterait à la politique expectante. Le comte de Goltz en effet multipliait ses démarches; il avait recours à tous les moyens, intimidant les uns, rassurant les autres. Il allait des Tuileries au Palais-Royal, du Palais-Royal au ministère d’état, évitant le quai d’Orsay, et, lorsqu’il trouvait porte close, poursuivait sa campagne la plume à la main. C’est aux indispositions alors si fréquentes de l’empereur et à l’amour de M. Rouher pour sa retraite de Cercey que nous sommes redevables de quelques documens importans qui nous permettent aujourd’hui de reconstituer dans leur ensemble les négociations compliquées, si obscures et si mouvementées, qui se poursuivaient entre Paris et le quartier général établi victorieusement à Nikolsbourg. La mission de M. de Goltz eut pour notre politique des conséquences si graves qu’il ne sera pas sans intérêt de consacrer quelques lignes à l’esquisse de ce personnage.

Il était laid, d’un blond tirant sur le roux, l’œil petit et perçant; son rire bruyant et saccadé avait le caractère d’un tic; il cachait une grande pénétration sous une bonhomie vulgaire. Politique réaliste, il avait servi tous les partis. Sarcastique et médisant, mais avec à-propos, il ne décochait ses traits que contre les absens. Tout à la fois, il affectait pour l’empereur le dévoûment le plus respectueux, pour l’impératrice l’admiration la plus passionnée, et il affichait un certain dédain pour les conceptions aventureuses de M. de Bismarck, laissant entrevoir qu’un jour ou l’autre il pourrait être appelé à réparer ses fautes. En se constituant le défenseur dévoué de nos intérêts auprès de sa cour, il nous permettait d’espérer que le jour de son avènement au pouvoir nos rapports avec la Prusse ne laisseraient plus rien à désirer. C’était donc à tous égards un personnage à ménager, car on pouvait se flatter que les attentions qu’on lui témoignait ne seraient pas perdues. Il eut le talent de conserver jusqu’à la fin de sa mission la confiance qu’il avait su inspirer, et lorsque atteint d’une cruelle maladie, un cancer à la langue, il alla mourir tristement à Berlin, il fut encore de notre part l’objet des marques de sympathie les plus touchantes. Le 19 juillet, M. de Goltz arrivait dans le cabinet de M. Drouyn de Lhuys la figure défaite ; il maugréait contre M. de Bismarck et ses exigences, se plaignait de ses procédés, et parlait de lui envoyer sa démission. La tâche qui lui incombait était des plus fâcheuses; il n’approuvait pas les demandes qu’il était chargé de formuler, elles étaient contraires à ses idées et en désaccord, il le reconnaissait, avec ses déclarations antérieures. Mais ses instructions lui venant d’ordre du roi, il ne pouvait pas, bien qu’il lui en coûtât, ne pas les exécuter. Sa cour, disait-il, était grisée par les succès inespérés et écrasans remportés en Bohême, et M. de Bismarck, ce qui du reste n’était pas exact, au lieu de réagir contre cet enivrement, nous demandait de reconnaître le principe de la contiguïté des territoires. Il espérait néanmoins que le gouvernement de l’empereur, tenant compte des circonstances, faciliterait au roi les moyens de satisfaire aux exigences impérieuses de son armée et de l’opinion publique, qui ne manquerait pas de se retourner avec une grande véhémence contre ceux qui disputeraient à la Prusse le prix de ses victoires et de ses sacrifices. — En somme, il ne s’agissait que de quelques lopins de territoires, comportant à peine 300,000 habitans, dont l’électeur de Hesse, un souverain peu intéressant[4], exécré de ses sujets, serait particulièrement appelé à faire les frais. En même temps M. de Goltz tirait de sa poche une carte d’Allemagne pour démontrer au ministre des affaires étrangères qu’un peu de Hesse, un peu de Saxe et un peu de Hanovre, comblant les fâcheuses solutions de continuité qui existaient entre la vieille et la nouvelle Prusse, n’étaient certes pas de nature à préoccuper un grand pays comme la France ni à rompre l’équilibre de l’Europe.

— « Vous avez raison, répliqua M. Drouyn de Lhuys ; 300,000 âmes, c’est en effet peu de chose; mais le transfert d’une population à un autre gouvernement est une mesure trop grave pour n’avoir pas besoin d’être sérieusement débattue et consacrée par l’Europe. D’ailleurs vous ne pouvez pas avoir oublié ce que je n’ai cessé de vous dire, que toute annexion sur la rive droite du Rhin provoquerait inévitablement une annexion sur la rive gauche. » M. de Goltz ne se le fit pas répéter; mais, sans laisser au ministre le temps de rendre compte de l’entretien, il partait pour Saint-Cloud et se faisait, sans autre formalité, introduire par un chambellan dans le cabinet de l’empereur. Il savait que l’empereur reculait devant la perspective d’une grande guerre continentale qui s’imposerait à la France dans les plus fâcheuses conditions militaires. Le lendemain il revenait au quai d’Orsay, plein cette fois d’expansion et de jovialité. Il apprenait à M. Drouyn de Lhuys, surpris et déconcerté, que l’empereur non-seulement avait reconnu le principe de la contiguïté des territoires, mais qu’il avait promis d’appuyer la reconnaissance des annexions du Hanovre, de la Hesse-Électorale, du Nassau et de la ville de Francfort, c’est-à-dire d’environ 4 millions 500,000 habitans. Il ajoutait d’un air narquois que sa majesté s’en remettait à des négociations ultérieures pour déterminer les compensations qu’il serait équitable de nous donner. Ainsi, M. de Bismarck avait posé un minimum et un maximum; M. de Goltz avait demandé d’abord le minimum, M. Drouyn de Lhuys l’avait refusé, et l’ambassadeur revenait de Saint-Cloud avec le maximum.

La démarche, incorrecte jusqu’à l’audace, que l’ambassadeur de Prusse avait faite à Saint-Cloud n’eût été tolérée dans aucune autre cour, surtout en un pareil moment. L’usage impose partout aux chefs des légations, et même aux ambassadeurs, l’obligation de solliciter des audiences, et ils ne sont généralement admis par les souverains qu’en présence de leurs ministres des affaires étrangères. Cette étiquette, très strictement observée à Berlin, où elle a été introduite par Frédéric II, et que le prince de Bismarck semble aujourd’hui vouloir étendre jusqu’à sa personne, tant ses rapports avec le corps diplomatique sont devenus rares et difficiles, a l’incontestable avantage de ménager la parole royale, de garantir les souverains contre les surprises et de leur laisser le loisir nécessaire pour peser et discuter leurs résolutions. Malheureusement on avait rompu avec ces vieilles et prévoyantes traditions. Les idées cosmopolites et les habitudes hospitalières qui prédominent à Paris avaient permis à certains agens étrangers de se créer une situation vraiment privilégiée, pour ne pas dire anormale. Comment ne pas les croire sur parole? A les entendre, la France était leur patrie de prédilection. Ils étaient heureux et fiers de sa prépondérance dans le monde, et il semblait qu’ils n’éprouvaient aucun scrupule à subordonner aux sympathies qu’ils affichaient les intérêts qu’ils avaient mission de défendre. Aussi les portes leur étaient-elles toutes grandes ouvertes. Ils étaient de toutes les fêtes, des petits lundis aussi bien que des chasses et des séries si recherchées de Compiègne et de Fontainebleau. Ils pouvaient ainsi, journellement, dans le contact de l’intimité, en choisissant bien leur moment, obtenir d’une nature aussi bienveillante que celle de l’empereur des assurances et des concessions, parfois en opposition ouverte avec les intérêts que défendait notre politique officielle. Il en résultait aussi que notre langage au dehors, trop souvent en contradiction avec celui des Tuileries, perdait beaucoup de son autorité. On a cité l’exemple du baron de Talleyrand protestant sur un ton de menace contre l’invasion des Marches, tandis que le comte de Cavour tenait dans sa poche le fa presto que M. Farini avait su arracher à l’empereur pendant les fêtes de Chambéry. On pourrait citer bien d’autres mésaventures du même genre pour montrer combien il est dangereux à un souverain, quelle que soit sa supériorité, d’être trop accessible aux étrangers et de traiter les affaires sans l’intermédiaire de ses conseils, surtout lorsqu’il a le cœur bon et l’esprit conciliant. Il était indispensable d’insister sur cette trop grande facilité de caractère de l’empereur; s’il eût été moins abordable, sa politique étrangère aurait été mieux garantie contre les illusions funestes et les cruels mécomptes.

C’est le 22 juillet que le roi apprenait de son ambassadeur à Paris que ses désirs étaient exaucés. M. de Bismarck, qui prévoyait tant de choses, n’avait pas prévu assurément que l’empereur procéderait aussi grandement: « Nous aurons une paix qui en vaudra la peine, écrivait-il de Brünn le 9 juillet, dans une lettre familière, mais à la condition de ne pas exagérer nos demandes, de ne pas croire que nous avons conquis le monde, que nous sommes seuls en Europe, et que nous n’avons pas à compter avec nos voisins[5].» — « Il nous faut être extrêmement modestes dans nos prétentions, » avait dit aussi le baron de Schleinitz, en apprenant que l’empereur s’interposait en médiateur, et M. de Keudell, le confident de M. de Bismarck, disait de son côté : « Il importe de ne pas froisser la France, il faut s’arranger avec elle, et si l’empereur veut prendre la Belgique, il peut compter sur l’alliance prussienne. »

M. de Goltz, comme au lendemain de Gastein, avait fait merveille; il s’était réhabilité au-delà de toute attente!

C’était la politique du roi qui, cette fois, l’emportait sur les prévisions timorées du ministre, tout prêt à transiger et à se contenter, en face de notre résistance officielle, d’un minimum modeste de 300,000 habitans. Enregistrer les bénéfices de la guerre aussitôt acquis, ne pas violenter la fortune et se méfier des incidens imprévus, tel était le système de Frédéric II. Mais le roi interprétait les traditions de sa maison en soldat, avec le sentiment de sa supériorité militaire, certain que désormais il saurait tenir la France en respect. Il ne se préoccupait ni des nécessités politiques, ni de l’engagement qu’il avait contracté en acceptant nos préliminaires ; il n’avait en vue que le jugement de l’armée et la gloire de sa couronne. La confédération du nord était une conception politique à laquelle il n’attachait qu’un prix secondaire, car elle laissait debout ceux qu’il avait à cœur de supprimer. Il était annexionniste de tempérament, et il considérait que son peuple, élevé traditionnellement dans l’esprit de conquête, se trouvait sur ce point en parfait accord de sentiment avec lui. Il était persuadé d’ailleurs qu’il n’avait rien négligé pour conjurer la guerre, qu’il l’avait faite malgré lui, et il pensait qu’il était légitime d’exiger du vaincu des dommages-intérêts ; les compensations en argent ne lui suffisaient point, il n’admettait pas que l’Autriche et ses alliés pussent se libérer sans s’imposer des sacrifices territoriaux. Il avait à cet égard des idées absolues et tenaces ; elles se manifestèrent avec la même âpreté en 1871, et M. de Bismarck eut alors, comme à Nikolsbourg, de véritables luttes à soutenir, au point de devoir appeler le prince royal à son aide pour faire prévaloir les conseils d’une modération relative.

La joie fut grande au quartier général lorsqu’on apprit que le dernier mot de la crise était resté au roi. Il se produisit à notre égard un revirement immédiat. C’était à qui ferait ressortir le mérite de la France et de son souverain. On parlait avec conviction de notre mission civilisatrice dans le monde, on se montrait jaloux de nous imiter, de marcher sur nos traces et de nous seconder dans cette belle œuvre de régénération matérielle et morale. On allait jusqu’à rappeler notre confraternité d’armes en 1812, et l’on montrait avec orgueil un régiment de uhlans qui avait fait campagne avec nous contre les Russes.

À Berlin aussi, le retour fut instantané. La cession de la Vénétie et l’annonce de notre médiation avaient provoqué une véritable consternation. On se voyait frustré des bénéfices de la victoire, et il en était résulté un déchaînement général contre M. de Bismarck. Les hommes les plus sages et les plus modérés envisageaient l’avenir avec appréhension, et M. de Schleinitz ne faisait qu’interpréter le sentiment public lorsqu’il rappelait ses amis à la modestie. Cet état des esprits avait fait place à une joie exaltée lorsqu’on apprit le refus de l’Italie, car on estimait que ce refus amènerait un revirement forcé dans la politique française. Oubliant qu’on avait tremblé, on se permit d’avancer que la France s’était laissé intimider, et M. de Bismarck, la veille encore si impopulaire, fut proclamé un grand politique. De tous ses mérites, celui qu’on célébrait le plus, c’était d’avoir berné la France. Plus tard, en face de notre résistance au projet d’annexion, le ministre de l’intérieur, M. le comte d’Eulenbourg, avait réuni les hommes les plus marquans du parti libéral pour concerter avec eux une puissante agitation populaire contre l’intervention française dans les affaires allemandes. On disait que la France venait en arbitre imposer au vainqueur une volonté que seul il devait imposer au vaincu, et l’organe du ministère des affaires étrangères affirmait ouvertement que la guerre n’avait été entreprise que pour constituer l’unité germanique. — « Pourquoi un armistice ? lisait-on dans un journal officieux, le Publiciste. Parce que cela convient à l’empereur des Français. Que veut donc cet homme ? Aurait-il la prétention de jouer le rôle de dictateur en Europe ? Nous ne le souffrirons pas. » — Toute cette agitation, spontanée ou de commande, tomba comme par enchantement, ou comme par l’effet d’une consigne, dès qu’on apprit que le cabinet des Tuileries se résignait généreusement au fait accompli.

Le Moniteur s’était chargé du reste de préparer l’opinion publique des deux pays à l’évolution qui venait de s’opérer dans notre politique. Il affirmait que le gouvernement français ne faisait aucun effort pour amener l’Italie à s’entendre séparément avec l’Autriche et qu’il ne songeait pas à exercer une médiation armée en Allemagne. Qu’avait-il besoin de recourir à des mesures comminatoires pour rehausser l’autorité de ses paroles? Il puisait sa force dans le sentiment de profonde confiance qu’il inspirait à tous les belligérans.

M. de Goltz avait promis à l’empereur la conclusion d’un armistice immédiat. On trouva au quartier général qu’il s’était trop engagé. C’était un agent incorrigible : ou il restait en deçà de ses instructions, ou il les dépassait, mais, en fin de compte, c’était toujours à notre détriment. On ne consentit qu’à une suspension d’hostilités de cinq jours, à titre de mesure spontanée émanant du commandant de l’armée, et sans accord préalable avec le gouvernement autrichien. La concession étant faite à la France, l’Italie n’était plus fondée dès lors à prétendre que la Prusse méconnaissait ses engagemens. M. de Barral n’en jugea pas ainsi. Il voulut protester, mais le comte Usedom, qui avait su conquérir une grande situation à Florence, faisait bonne garde. C’était un esprit positif et idéologue à la fois, un diplomate savant doublé d’un poète et d’un artiste, un gentilhomme poméranien amoureux de la renaissance. Il était sous le charme de l’Italie, il en avait la passion, il était ce que nous appelions alors en France un italianissime, son culte s’étendait jusqu’à Garibaldi, on disait même jusqu’à Mazzini inclusivement. Il représentait son pays dans la péninsule depuis de longues années, et déjà à Rome en 1848, à Turin en 1861, il préconisait les avantages d’une alliance entre la Prusse et l’Italie. Il est vrai qu’il la concevait comme M. de Talleyrand entendait autrefois celle de la France et de l’Angleterre et comme M. de Bismarck devait la pratiquer. «Elle est aussi naturelle, me disait-il avec une légère pointe d’ironie à notre adresse, que l’union de l’homme et du cheval, seulement il s’agit de n’être pas le cheval. » Il la préparait du reste en tenant maison ouverte et en prouvant par son érudition, par une connaissance profonde et variée du passé glorieux de l’Italie, que personne ne comprenait mieux que lui ses nécessités présentes. Il n’en fut pas moins, après que l’Italie eut réalisé ses destinées, rappelé à Berlin, victime de la politique qu’il avait servie avec tant de zèle et de bonheur, méconnu à la fois par M. de Bismarck et par le général de La Marmora. Mais, à ce moment si décisif pour les intérêts de son pays, il sut paralyser l’action de notre diplomatie et maintenir le baron Ricasoli, qui considérait l’obstination comme une vertu d’état, dans son attitude résistante. La résistance de l’Italie était pour la Prusse une force et une garantie tant que les annexions consenties par l’empereur n’étaient pas officiellement consacrées.

Le succès avait transformé M. de Bismarck. Son calme et sa sagesse frappaient tous ceux qui l’approchaient. Cet esprit, qui était ou semblait être si téméraire avant la guerre, était ramené subitement à la modération. M. de Bismarck inaugurait sa seconde manière. Il tenait les destinées de la Prusse pour accomplies. Il s’appliquait du moins à nous en convaincre. Les vues qu’il exposait sur la situation créée par les événemens étaient des plus rassurantes. Il espérait que tout serait réglé de façon à élever des barrières infranchissables entre le nord, constitué sous l’égide de la Prusse, et les états du sud. « Nous ne désirons qu’une chose, disait-il, c’est d’abandonner le reste de l’Allemagne à ses propres destinées et de rompre toute solidarité avec elle. » Il ne doutait pas que le roi n’en arrivât peu à peu aux mêmes conclusions, et il affirmait qu’en tout cas rien ne serait négligé pour le fortifier dans ses dispositions naissantes. Mais il ajoutait, sans doute dans la pensée d’écarter des demandes de rectifications de frontières, que pour résister aux tendances de l’opinion publique il faudrait procéder avec une grande circonspection et apporter dans la séparation dont la Prusse reconnaissait la nécessité en Allemagne des soins attentifs et constans. Il ne paraissait du reste nullement effrayé de cette tâche. « La politique est une science profonde, disait-il; nos calculs sauront paralyser ou retarder le triomphe des entraînemens populaires. »

M. de Bismarck était sincère en s’exprimant de la sorte. La réalité avait dépassé ses espérances. Plus Prussien alors qu’Allemand, il lui semblait que l’œuvre si laborieusement poursuivie était arrivée à son plein couronnement. Le roi, pénétré de foi et de reconnaissance envers la Providence qui l’avait si manifestement inspiré et secondé, n’était pas moins sincère lorsqu’il disait au ministre d’Italie que la grandeur militaire de la Prusse ferait oublier désormais la chimère de l’unité germanique. Mais le roi et le ministre, malgré leur sincérité, se rappelaient sans doute ce que Montaigne écrivait à Henri IV : « Les aspirations des peuples se mènent à ondées; une fois la pente prise, elles vont de leur propre branle jusqu’au bout. »


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 septembre et du 1er octobre.
  2. Le premier secrétaire de l’ambassade de France dut porter les propositions prussiennes aux avant-postes autrichiens, car on ne voulait pas qu’on pût soupçonner le roi d’en avoir pris l’initiative; elles étaient jointes à la note dont voici le texte : « Ne pouvant conclure sans le consentement de l’Italie l’armistice proposé par la France, mais voulant cependant donner à l’empereur Napoléon un témoignage de ses bons sentimens, le roi, afin de laisser le temps de constater les intentions du gouvernement italien, est prêt à ordonner à ses troupes, à titre réciproque, de s’abstenir de tout acte d’hostilité contre l’Autriche pendant trois jours, sous les conditions suivantes. »
  3. A. Sorel, Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande.
  4. Il était le cousin germain du roi.
  5. Lettre à la comtesse de Bismarck, datée du quartier général de Hohenmauth, 9 juillet 1866.