Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/2/08

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Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 274-303).


CHAPITRE VIII.

Le Comité de salut public.


La minorité socialiste s’abstient du vote pour l’élection du Comité. — Arrestation de Cluseret. — Le fort d’Issy abandonné. — Rossel délégué à la guerre. — Atrocités des troupes versaillaises sur les fédérés. — M. Thiers invite la réaction à livrer Paris. — Courage des fédérés. — Remarque du docteur Demarquay. — Prise du fort d’Issy. — Lettre de Rossel. — Élection du nouveau Comité. — Comédie inventée par Félix Pyat. — Décret sur les Monts-de-piété. — Cartes civiques. — Destitution, arrestation de Rossel. — Fuite de celui-ci et de Ch. Gérardin, son ami. — Les boulangers et le décret d’abolition du travail de nuit. — Déclaration de la minorité. — Le Père Duchêne propose d’en fusiller les signataires. — Caractère tardif de cette déclaration. — Jugement de Cluseret.

« Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! » dit nous ne savons plus quel philosophe.

Nous dirions volontiers : heureuse la Commune si elle n’eût point eu de traditions révolutionnaires ! La grande majorité de ses membres, en effet, préoccupée de souvenirs historiques, n’eut d’autres soucis que de renouer — selon le langage consacré — « la grande tradition de 93, » interrompue par la chute des Hébertistes, disent les Blanquistes ; par Thermidor, disent les Jacobins.

Certes nous affirmons qu’aucun socialiste à cette heure ne peut sérieusement répudier les glorieux souvenirs de dévouement et de profonde intelligence que nous ont légués les grandes figures de cette époque révolutionnaire, mais de ce que ces hommes extraordinaires puisèrent dans les difficultés du moment une énergie et une puissance d’action jusqu’alors sans exemple dans l’histoire, s’en suit-il que les moyens exceptionnels dont ils furent contraints de se servir contre leurs adversaires, constituent une doctrine hors de laquelle il ne puisse y avoir de salut pour la Révolution ?

Que les membres de la Commune de 1871 eussent apporté dans l’accomplissement de leur mandat la fermeté, l’austérité, l’intelligence et surtout l’ardeur infatigable au travail qu’avaient mises au service de leurs convictions les grands ouvriers de l’œuvre révolutionnaire dont tous nous admirons l’énergique audace, rien de mieux, nous l’eussions accepté de reste.

Mais il ne fallait pas oublier en même temps que, si grands et si dignes d’estime qu’aient été les hommes qu’on prétendait imiter, tous, Girondins, Hébertistes et Jacobins, étaient successivement tombés victimes du principe que la Révolution avait pour mission toute spéciale de nier, sous peine de périr avec ceux qui la représentaient alors : la raison d’État.

Or, tous étaient imprégnés de cette notion essentiellement monarchique et sur laquelle s’appuient les prétendus droits de l’autorité, que le droit, la morale, la justice enfin doivent s’incliner devant cet être de raison, enfanté par l’idée religieuse, et dont le catholicisme fut l’expression la plus complète : l’État.

Pour le Jacobin, l’Hébertiste et le Girondin même, la manifestation de la pensée, la liberté et jusqu’à la vie du citoyen doivent être froidement sacrifiées, dès que cette violation de la justice peut se retrancher derrière l’intérêt de l’État. Doctrine fatale, devant aboutir, les événements ne le démontrèrent que trop, à toutes les oppressions dont les partis politiques, sans exception, se rendirent coupables envers les citoyens, dont ils violèrent constamment les droits, méconnaissant tour à tour qu’ils n’étaient arrivés au pouvoir que pour avoir protesté contre les oppressions de leurs devanciers.

L’exemple fourni par les hommes du 4 septembre, qui, tous, et de la façon la plus éhontée, avaient employé les mêmes moyens de gouvernement et de compression que ceux dont, pendant vingt ans, ils avaient reproché l’usage à l’empire, et qui y avaient même ajouté un caractère d’infamie plus accentué encore, cet exemple, disons-nous, aurait dû être, ce nous semble, une suffisante leçon pour nos amis de la majorité de la Commune.

Enfin, en outre de ces hommes tarés déjà dans l’opinion publique, il est vrai, la conduite, à l’assemblée nationale, des Louis Blanc, des Marc Dufraisse, des Quinet, des Langlois, des Tolain, et enfin de tous les représentants de la gauche républicaine radicale, qui, eux eussi, au nom de la raison d’État, s’inclinèrent devant M. Thiers bombardant Paris, et devant ses lieutenants, les Mac-Mahon, les Galiffet, les Vinoy et autres complices du bandit de Décembre, assassinant leurs prisonniers, la conduite de ces prétendus républicains radicaux aurait dû faire comprendre à la Commune tout ce qu’avait de dangereux pour la révolution sociale, la théorie gouvernementale et autoritaire contre laquelle le 18 mars semblait devoir être la dernière et suprême protestation.

Mais, affolés de rage contre les procédés abominables des gens de Versailles, qui ne craignaient pas d’user contre Paris des engins meurtriers dont ils avaient flétri l’emploi chez les Prussiens — bombes incendiaires, balles explosibles ou à pointe d’acier[1] — affolés, disons-nous, contre de telles infamies, nos amis de la majorité, croyant imprimer plus d’énergie à la défense et aussi pour terrifier, pensaient-ils, les adversaires de l’intérieur, prirent, après trois jours de débats orageux, la résolution suivante :

La Commune de Paris,
Décrète :

Art. 1er . Un Comité de salut public sera immédiatement organisé.

Art. 2. Il sera composé de cinq membres, nommés par la Commune au scrutin individuel.

Art. 3. Les pouvoirs les plus étendus sur toutes les délégations et Commissions seront donnés à ce Comité, qui ne sera responsable qu’à la Commune.

Ce décret dépouillait les citoyens qui avaient nommé la Commune des droits qu’ils s’étaient réservés et que celle-ci ne pouvait à aucun titre transmettre à d’autres.

C’est ce que déclarèrent les membres de la minorité qui se rallièrent à la déclaration dont la teneur suit :

Considérant que l’institution d’un Comité de salut public aura pour effet essentiel de créer un pouvoir dictatorial qui n’ajoutera aucune force à la Commune ;

Attendu que cette institution serait en opposition formelle avec las aspirations politiques de la masse électorale dont la Commune est la représentation ;

Attendu en conséquence que la création de toute dictature par la Commune serait, de la part de celle-ci, une véritable usurpation de la souveraineté du peuple, nous votons contre.

Ce vote motivé portait les signatures des citoyens Andrieu, Arthur Arnould, Avrial, Beslay, Victor Clément, Clémence, Courbet, Eugène Gérardin, Jourde, Langevin, Lefrançais, Malon, Ostyn, Serrailler, Theisz, Vermorel, et J. Vallès.

Le décret fut voté à la majorité de 45 voix contre 23.

Le premier Comité se composa des citoyens Ant. Arnaud, Léo Meillet, Ranvier, Félix Pyat et Charles Gérardin.

Les 23 opposants au vote du Comité, s’étaient abstenus de prendre part à l’élection de ses membres, déclarant que l’institution d’un Comité de Salut public n’était suivant eux que « l’oubli des principes de réformes sociales d’où est sortie la révolution du 18 mars, et le retour dangereux ou inutile, violent ou inoffensif, à un passé qui doit instruire sans qu’on ait à le plagier. »

Ces 23 abstenants furent les citoyens : Andrieu, Arthur Arnould, Avrial, Beslay, Babick, Clémence, Victor Clément, Courbet, Eugène Gérardin, Jourde, Langevin, Lefrançais, Longuet, Malon, Ostyn, Pindy, Rastoul, Serrailler, Theisz, Tridon, J. Vallès, Varlin et Vermorel[2].

Ce qui prouve d’ailleurs que dans l’esprit même des 45 membres qui l’instituèrent, le caractère réel du Comité de Salut public n’était point nettement défini, c’est que, malgré les termes si précis de l’article 3 du décret d’institution, le premier comité ne tarda pas à succomber — ainsi que nous le verrons plus loin — sous le poids d’une impuissance qu’il prétendit faire ressortir du peu de clarté de ses attributions.

Le dernier acte de la deuxième commission exécutive avait été, le 30 avril, la destitution du général Cluseret, délégué à la guerre, et son arrestation qui fut approuvée et maintenue par la Commune.

La commission exécutive avait pris cette grave détermination après avoir appris ce jour même, vers deux heures de l’après-midi, l’abandon du fort d’Issy par les fédérés, abandon qu’on attribuait à la négligence, à la trahison même, disait-on, du délégué à la guerre.

Peu favorable à la décision qui l’avait appelé à ce poste, le 3 avril, encore bien que, comme membre de la première Commission exécutive, nous ayons dû signer le décret qui lui conférait la direction unique des opérations militaires[3], nous avons été de ceux qui regardèrent toujours comme entièrement absurde l’accusation de trahison dont il était l’objet et que ne purent justifier aucun de ses accusateurs lors de son jugement devant la Commune, le 21 mai.

Quant à l’accusation de négligence, assez fondée, il est vrai, en ce qui concerne son action générale durant tout le temps qu’il fut à la guerre, elle portait également à faux dans les circonstances au sujet desquelles elle était relevée contre lui.

L’abandon du fort d’Issy provenait bien réellement d’une faute dont la responsabilité remontait entière à la Commission exécutive elle-même.

L’avant-veille, 28 avril, la Commune, par un vote formel, avait consenti à ce qu’une démarche conciliatrice suprême fût faite auprès de Versailles par les francs-maçons.

La manifestation projetée, qui eut lieu le 29, devait avoir pour effet immédiat une sorte de trêve dont le délégué à la guerre eût dû être averti par la Commission exécutive, afin qu’il pût prendre les dispositions militaires que cette trêve exigeait. Or, il fut prouvé que la Commission n’adressa à Cluseret ni avis ni ordre d’aucune sorte, de telle façon que le commandant en chef de l’ouest, le citoyen Dombrowski, dut prendre sur lui de faire le nécessaire en ce qui concernait sa ligne d’opérations.

Les forts du sud-ouest et du sud, apprenant par hasard, le soir du 29, la trêve résultant de la manifestation maçonnique, et qui ne s’étendait que sur les points ou les maçons avaient planté leurs étendards, crurent devoir prendre, eux aussi, une attitude passive et expectante. Les Versaillais, soit que, de leur côté non plus, il ne leur eût été donné aucun avis à cet égard, soit qu’ils aient voulu abuser de l’erreur des fédérés, profitèrent du repos que ceux-ci leur laissaient et s’avancèrent sur les tranchées dont ils surprirent les défenseurs, s’en emparèrent facilement ainsi que du parc, et apparurent menaçants en vue du fort d’Issy dont la garnison ne pouvait comprendre cette attaque imprévue.

Le malheur voulut pour cette position qu’elle fût commandée par un homme dont le courage personnel fut mis en défaut par son inaptitude militaire. — Le citoyen Mégy, complètement dérouté en cette occasion et perdant tout sang-froid, fit évacuer précipitamment le fort, après en avoir fait tant bien que mal enclouer les canons[4].

Averti de ces faits par le commandant Mégy, le citoyen Cluseret s’était aussitôt porté sur Issy. Aidé des citoyens Vermorel et Trinquet, qui s’étaient courageusement empressés d’y accourir, il réussit, grâce à d’énergiques et persistants efforts, à redonner courage aux fédérés qui reprirent possession, vers quatre heures du soir, du fort abandonné.

Un fait curieux à noter, c’est que ce fort était resté complètement désert et, durant plus de quatre heures, à la merci des Versaillais qui n’osèrent s’y aventurer, le sachant seulement garde par un enfant âgé de dix-sept ans, le jeune Dufour, décidé à se faire sauter et les ennemis avec lui, dès qu’ils y seraient entrés.

Dans cette affaire, on le voit, le citoyen Cluseret n’était absolument coupable de rien de ce qu’on lui reprochait, et il eût suffi d’une simple et prompte enquête pour qu’il en fût disculpé.

Mais il ne faut pas oublier que Cluseret était devenu, nous ne saurions dire au juste pourquoi, la bête noire du Comité central, qui comptait de nombreux amis dans la majorité de la Commune ; celle-ci maintint l’arrestation sans motifs légitimes, et sans même faire arrêter Mégy auquel on se contenta de retirer son commandement.

Comme il importait de remplacer Cluseret, la Commune s’occupa aussitôt d’y pourvoir.

On eut un instant la pensée de confier la direction de la guerre à une Commission purement civile qui ne se fût occupée que du côté administratif de ce service et eût été chargée de veiller à l’exécution des plans arrêtés par les officiers supérieurs dont la Commune disposait alors, notamment les citoyens Rossel, Dombrowski, La Cécilia et Wrobleski. Ce plan de réorganisation était en somme très pratique, puisque, Paris se bornant à la défensive, le point faible de son organisation militaire était évidemment la partie administrative qui était dans un déplorable état. Cette Commission eût certainement suffi, en la composant d’hommes actifs et ayant quelque habitude des affaires, à activer les travaux de terrassement qui n’avançaient pas ; à mettre fin au système de gaspillages dont l’armement et l’équipement étaient le prétexte ; enfin, à contrôler et surtout à réformer l’intendance, dont le désordre témoignait trop des traditions laissées par ses devancières.

Ce projet fut abandonné, ou du moins on se contenta de nommer une Commission civile, chargée des divers services administratifs, mais toujours subordonnée à la direction d’un délégué militaire spécial — le citoyen Rossel — que la Commune désigna à cet emploi, en remplacement de Cluseret.

Le citoyen Rossel fut, on le sait, un des rares officiers qui, à Metz, s’opposèrent à la trahison de Bazaine. Une fois la capitulation arrêtée et mise à exécution, il avait pu réussir à s’échapper.

Nommé colonel du génie par Gambetta, qu’il était allé rejoindre à Tours, il se vit contester cette promotion après la capitulation de Paris, par le gouvernement de M. Thiers. Froissé de cette injustice, il accepta le grade de, chef de légion pour le 17e arrondissement, dans lequel il demeurait, lorsqu’éclata le 18 mars.

Froid, résolu et possédant, parait-il, une véritable science militaire, son concours pouvait être très utile au mouvement, et Cluseret s’empressa de se l’attacher en qualité de colonel d’état-major.

La raideur toute militaire qu’il apporta dans ses fonctions, comme président de la Cour martiale instituée vers le 15 avril, n’était pas de nature à lui conquérir une grande affection auprès des fédérés qui, tout en reconnaissant la nécessité d’établir une discipline sérieuse dans leurs bataillons, entendaient cependant être traités en citoyens plutôt encore qu’en soldats, ce que ne purent jamais comprendre ni Cluseret ni Rossel.

D’un autre côté, comme il avait trop d’intelligence et de pénétration pour ne pas comprendre que le Comité central, auquel le Comité de salut public venait, par une erreur inconcevable, de donner droit d’ingérence officielle dans la — direction de la guerre, voudrait faire du délégué un simple commis, Rossel ne tarda pas à témoigner du peu d’estime dans lequel il tenait le Comité central qui le lui rendit aussitôt, en lui créant d’inextricables difficultés.

Cette nomination devint donc pour la Commune qui l’avait faite une cause d’antagonisme qui ne devait pas tarder à lui être fatale.

La mort de ce citoyen, qui vient d’être assassiné avec Ferré, bourgeois et Crémieux (Gaston) par ses soi-disant juges, nous impose le devoir de ne parler de fui qu’avec la plus grande réserve. Nous ne reproduirons donc point ici l’impression qu’il nous causa, lors de l’entrevue qu’il eut avec la Commune, le jour de sa nomination en remplacement de Cluseret. Quelque respect que nous inspire le caractère de Rossel et sa mort si digne, nous ne pouvons nous empêcher pourtant de déclarer que les préoccupations exclusivement militaires de son esprit, ses tendances autoritaires et religieuses, nous le firent, dès ce moment, regarder comme le général possible de quelque réaction républicaine-bourgeoise future.

Si nous revenons un peu plus loin sur ce nom, à propos des deux derniers actes qui motivèrent sa destitution et son arrestation, c’est parce qu’il nous sera indispensable, pour la moralité de cette décision de la Commune — à laquelle nous nous associâmes, — d’indiquer les motifs qui, d’après nous, la rendaient légitime.

Les opérations militaires de la Commune, malgré les qualités spéciales de leur nouveau directeur, allèrent de mal en pis, en même temps que le caractère de l’attaque, du côté de Versailles, accentuait de plus en plus sa sauvagerie et sa férocité : décidément les Prussiens avaient fait école !

Deux cents fédérés, livrés par la trahison d’un chef du 55e bataillon, le nommé Gallien, furent massacrés sans pitié, dorant leur sommeil, au Moulin-Saquet, par les Versaillais auxquels le mot d’ordre avait été vendu.

À quelques jours de là, le 11 mai, les hommes du 22e bataillon, entraînés par une ardeur irréfléchie, étant tombés dans les avant-postes versaillais, furent pris entre deux feux et ne se retirèrent de ce mauvais pas qu’en laissant huit des leurs, blessés, entre les mains du 64e de ligne. Les blessés, ainsi qu’une jeune femme, infirmière du bataillon, furent froidement fusillés. L’infirmière fut tuée au moment où elle pansait un fédéré et bien qu’elle portât le brassard de la Convention de Genève. (Rapport du chef de bataillon Noro — dans l’Officiel du 12 mai.)

De son côté, le citoyen Butin, lieutenant de la 7e légion, signalait un fait analogue, compliqué d’outrages abominables, préalablement infligés à la malheureuse victime de ces odieux procédés. (Voir l’Officiel du 19 mai.)

Les auteurs de ces atrocités tentèrent, il est vrai, de se disculper de ces crimes épouvantables : les horreurs


commises par eux, depuis le 21 mai, donnent une suffisante idée de la valeur de leurs dénégations. commises par eux, depuis le 21 mai, donnent une suffisante idée de la valeur de leurs dénégations.

Aux massacres dont les misérables de Versailles se rendirent coupables, il faut encore ajouter leurs tentatives de corruption pratiquées sur une large échelle, afin d’obtenir qu’on leur livrât les portes de Paris.

Ces tentatives sont même avouées par l’officier supérieur, auteur de la Guerre des communeux de Paris, déjà plusieurs fois cité par nous, et qui insinue, à propos du premier abandon du fort d’Issy, le 30 avril, que sans l’arrivée de Rossel à la guerre, ce fort devait être livré au sieur Valentin, préfet de police, par certains citoyens que cet officier désigne nominalement, sans autre preuve d’ailleurs que son affirmation au moins suspecte, ce qui n’en démontre pas moins la réalité des essais de corruption tentés par Versailles[5].

Enfin et perdant toute pudeur, M. Thiers publia un manifeste aux Parisiens, invitant ouvertement ceux-ci à lui livrer les membres de la Commune et à ouvrir la ville à ses troupes, ajoutant, avec un incroyable cynisme, que, sans cela, « il sera obligé d’attaquer enfin l’enceinte de Paris, dont les ouvrages extérieurs seuls ont été encore atteints, mais qu’il ne bombardera pas la cité, comme les gens de la Commune tenteraient de le faire croire ! »

Et cette proclamation était datée du 6 mai ! Et depuis le 2 avril, les feux croisés du Mont-Valérien et du rond-point de Courbevoie lançaient leurs obus jusqu’à l’allée des Veuves dans les Champs-Élysées, frappant au hasard les malheureux obligés, pour rentrer chez eux, de s’aventurer au delà ! Et pas une boutique de l’avenue des Ternes, non plus que des rues avoisinantes, n’avait été épargnée ! L’avenue de ta Grande-Armée, surtout aux angles près la porte Maillot, était littéralement pulvérisée ; la voûte du chemin de fer de ceinture défoncée ; Neuilly complètement détruit ; le Point-duJour, Auteoil, Passy, les abords du Ranelagh rendus complètement inhabitables, leurs maisons brûlées et jonchant littéralement les rues de leurs débris ! Enfin l’Arc-de-Triomphe, grâce à ce « grand historien de nos gloires nationales » (style consacré pour désigner M. Thiers), l’Arc-de-Triomphe portait déjà, sur la façade ouest, la trace de plusieurs milliers d’obus !

Et M. Thiers qui, depuis le 2 avril, avait ordonné ces effroyables ravages ; qui faisait massacrer les prisonniers par les soudards de l’ex-empereur, qui déjà avait arrêté ses projets d’atroces vengeances contre les deux cent mille partisans de la Commune, M. Thiers poussait l’impudence et l’ironie jusqu’à proclamer, le G mai, qu’à la condition de livrer Paris, il ne serait fait aucun mal aux habitants et qu’il ne bombarderait pas la ville !

Si Cavaignac, d’odieuse mémoire, vivait encore, combien il souffrirait dans son amour-propre de bourreau : son pardon à a des frères égarés n’était vraiment une bien enfantine tartufferie, auprès de celle du Benjamin des ruraux.

Malgré ces appels à la trahison, le courage des fédérés grandissait en raison même de l’accumulation des obstacles à surmonter, et leur enthousiasme ne pouvait céder même devant les plus cruelles souffrances.

Il nous souvient à ce propos, qu’étant allé visiter, à Passy, l’ambulance qu’y avait fait installer précédemment le gouvernement du 4 septembre, nous causions avec le Dr De Marquay, chirurgien en chef de cette ambulance, et nous lui témoignions les craintes que nous inspiraient certains blessés qui avaient dû subir de dangereuses opérations. Ce chirurgien dévoué et d’une sincérité bien rare à notre époque, après avoir déclaré que ses convictions lui interdisaient de désirer le triomphe de notre cause, nous rassura sur nos craintes, ajoutant qu’il basait ses espérances de succès sur ce fait que « jamais il n’avait vu conserver » plus de calme et de sang-froid chez les blessés qu’il avait dû faire opérer jusqu’alors », ce qu’il s’expliquait, nous disait-il, « par l’énergie de convictions qui animait la plupart de nos malheureux amis et qui leur faisait endurer sans trop de fièvre les souffrances les plus atroces. »

M. De Marquay nous dit également qu’afin de réfuter les odieux mensonges dont les fédérés étaient l’objet de la part de Versailles, quant à leur moralité, il dressait avec soin une sorte de dossier de tous les blessés qui entraient dans son ambulance et que, jusqu’ici, il avait pu constater que tous étaient d’estimables citoyens, égarés sans doute dans une mauvaise voie, mais dont l’honorabilité était hors de doute.

Entre ce témoignage non suspect et les injurieuses épithètes dont la presse policière a tenté de flétrir les bandits communeux, que le lecteur juge.

Malgré le courage infatigable des combattants, Versailles faisait de constants progrès en avant.

La paix avec la Prusse ayant été bâclée telle quelle, par MM. Thiers et J. Favre qui, craignant l’intervention de la province si la lutte se prolongeait, se résolurent à traiter aux conditions humiliantes et onéreuses qui leur furent imposées, nos troupes revenant d’Allemagne apportaient chaque jour du renfort à l’armée versaillaise.

Les forts du sud et du sud-ouest, très endommagés sous le premier siège, ne pouvaient plus servir à abriter leurs défenseurs. — Déjà, le 1er  mai, lorsque nous étions allés avec le citoyen Vermorel au fort d’Issy, pour nous assurer de l’état des choses, nous avions pu constater que les casemates, constamment labourées par les obus de l’ennemi, étaient devenues inhabitables, et, par suite des approches des Versaillais qui, peu à peu, préparaient l’investissement du fort, sans que les tirailleurs fédérés pussent les en empêcher, déjà aussi les communications entre le village et la garnison étaient des plus dangereuses. Le fort fut évacué de nouveau le 9 mai, définitivement cette fois, mais sans que l’ordre en eût él^ pourtant donné par le délégué à la guerre.

Tant est-il que la nouvelle de ce fait douloureux fut communiquée aux Parisiens par une affiche signée Rossel et qui, il faut en convenir, n’eût pas été d’un autre ton s’il se fût agi de leur fait connaître quelque fait d’armes avantageux à la Commune :


Midi et demi.

Le drapeau tricolore flotte sur le fort d’Issy, abandonné hier soir par la garnison.

Le délégué à la guerre,
Rossel.

Cette rédaction laconique, employée pour annoncer un fait de cette gravité, eut tellement l’air d’une mystification, que la Commune, insuffisamment informée de la réalité de ce désastre, s’empressa de faire démentir cette nouvelle qui n’était que trop vraie cependant.

Il était vraiment singulier que le délégué à la guerre se fût cru le droit de donner la publicité de l’affichage à un événement de cette mature, sans même que ni la Commune, ni surtout le Comité de salut public, en permanence à l’Hôtel-de-Ville, en eussent été prévenus.

Mais le mécontentement qu’inspirait un pareil procédé fut porté au comble lorsque, dans le cours de sa séance, la Commune apprit à n’en pouvoir douter, qu’avant de lui en avoir donné connaissance à elle-même, Rossel faisait publier, par les journaux du soir, une lettre qu’il lui adressait et dans laquelle, dévoilant la faiblesse d’organisation militaire des fédérés et les embarras que le Comité central accumulait à plaisir dans la direction de la guerre, il donnait sa démission de délégué et réclamait « l’honneur d’une cellule à Mazas. »

Sans doute cette lettre ne contenait malheureusement rien que d’exact sur les objets qu’elle touchait, mis, en raison même de l’importance de ces révélations, la Commune eût dû au moins en avoir connaissance la première et être préalablement mise en demeure d’y aviser.

Lorsqu’on songe que le citoyen Rossel choisissait, pour agir ainsi, juste le moment où la prise du fort d’Issy par l’armée versaillaise pouvait donner aux réactionnaires de l’intérieur l’idée de profiter de la situation, pour réaliser la trahison à laquelle les conviait la proclamation de M. Thiers, citée plus haut, et dont la publication coïncidait avec la conduite insolite du citoyen Rossel dans cette occurrence, il faut avouer que la démarche imprudente de ce dernier était de nature à exciter les accusations de trahison dont elle fut naturellement l’objet.

Le dépit et le dégoût que lui inspiraient avec raison les manœuvres du Comité central à son égaré, expliquent sans doute qu’il ait été poussé à agir ainsi — et nous comprenons de reste qu’il ait songé à se servir « du peloton d’exécution » dont parle sa lettre. Mais encore une fois, la publication de cette lettre dans les journaux et sans que là destinataire l’eût reçue, créait de tels périls pour la Commune, entourée déjà de tant de difficultés, que même à cette heure, nous n’avons nul regret d’avoir, en cette occasion, voté avec la majorité, pour décréter son arrestation et sa comparution immédiate devant la cour martiale.

Le malheureux commandant du 105e qu’il avait condamné à mort, comme président de cette même cour martiale, était certes cent fois plus excusable que lui, et pourtant il n’avait pas tenu à Rossel que la sentence ne reçût son exécution.

Ce fut à propos de ces faits que le Comité de salut public, nommé le 1er  mai, très attaqué par ceux qui l’avaient élu, pour la mollesse et l’indécision qu’il avait montrée jusque-là, argua pour sa défense, ainsi que nous l’avons relaté au commencement de ce chapitre, du caractère peu précis de ses attributions[6].

Nous fîmes remarquer à ce Comité que l’article 3 était formel ; lui donnait « tous pouvoirs, » et que c’était pour cela que 23 membres avaient voté contre son institution.

Alors se joua dans la Commune une comédie dont la moralité était au moins très contestable. Comprenant bien que l’abstention des vingt-trois amoindrissait singulièrement l’autorité morale du Comité de salut public, la majorité feignit de repousser l’interprétation que nous donnions à l’article 3. Comme pour indiquer qu’elle n’avait point voulu donner de pouvoirs absolus au Comité, elle s’empressa de nommer directement, avant de procéder à l’élection des nouveaux membres qui devaient remplacer ceux élus le 1er  mai, d’abord le citoyen Delescluze à la guerre à la place de Rossel, et ensuite de confirmer le citoyen Jourde au poste de délégué aux finances, dont il venait de se démettre.

Ces nominations directes de délégués qui, d’après le décret d’institution, eussent dû appartenir au Comité de salut public — seul responsable devant la Commune — étaient une telle dérogation à ce décret et un retour si formel aux simples attributions des commissions exécutives précédentes, que la minorité, prise au piège tendu à sa bonne foi, se décida, dans le seul but de ne point entraver les agissements du nouveau Comité, à prendre part à son élection.

Le second Comité dont les membres avaient été choisis à l’avance par la majorité, qui s’était retirée dans une salle voisine de la salle des séances, et où il fallut l’aller chercher, pour qu’on pût procéder au vote régulier, se composa des citoyens Ranvier, Gambon, Ant. Arnaud, Eudes et Billioray.

À peine installés, le citoyen Eudes déclara à la Commune que le Comité de salut public, rentrant dans la lettre du décret du 1er  mai et s’en référant à l’interprétation qu’un des membres de la minorité en avait donnée, entendait à l’avenir disposer de tous les pouvoirs que lui conférait l’article 3 du décret.

La comédie dont le scénario avait été tracé à l’avance par le citoyen Félix Pyat, avait atteint son but[7]. On avait réussi à faire voter la minorité pour la formation du Comité de salut public qui, cette fois, était, en apparence au moins, l’expression de la majorité de la Commune, dont la totalité des membres avaient pris part à l’élection.

C’était là un acte véritablement immoral et digne des roueries de la politique parlementaire, dont nous préférons de beaucoup avoir été dupe plutôt que complice.

De ce moment, en présence d’un tel manque de loyauté si formellement constaté, les membres de la minorité durent songer — non à se retirer, personne n’y pensa un seul instant, — mais à dégager dans le seul intérêt de l’avenir de l’idée communaliste, prête à sombrer, la moralité des motifs qui la contraignaient à décliner, au nom de la Révolution sociale, la part de responsabilité que venait de leur créer leur apparente adhésion à l’institution du Comité de salut public, contre laquelle ils s’étaient élevés dès le principe.

Cette résolution les amena à une démarche qui fut le dernier acte vraiment important de la vie de la Commune et que nous mentionnerons plus loin.

La garde du citoyen Rossel, décrété d’arrestation le 9 mai, avait été confiée à la Commission militaire qui avait à son tour délégué cette mission au citoyen Avrial.

Désireux de se dégager de sa délicate situation, le citoyen Avrial, qui avait loyalement pris la défense de Rossel dans la Commune[8], invita celle-ci à le faire comparaître sans délai devant elle, afin d’être déchargé de la responsabilité qui lui incombait comme gardien du prisonnier.

Au moment où la Commune, dans sa séance du 10, et obtempérant à la réclamation du citoyen Avrial, donnait l’ordre d’appeler le citoyen Rossel à sa barre, on apprit que celui-ci venait de disparaître, accompagné dans cette fuite par le citoyen Charles Gérardin — du 17e arrondissement, — l’ex-membre du premier Comité de salut public et qui s’était offert à l’instant d’aller chercher le citoyen Rossel — son ami — dont pendant quelque temps il avait espéré faire son complice dans la réalisation de certains projets de dictature que Gérardin rêvait à son profit, paraît-il.

Les recherches faites immédiatement pour ressaisir les fugitifs demeurèrent vaines, et on crut qu’ils s’étaient rendus à Versailles. Cette supposition, toute gratuite d’ailleurs, fut démentie par les faits, au moins en ce qui concerne le citoyen Rossel, malheureusement arrêté par les Versaillais, quelques jours après leur entrée dans Paris.

Cette fuite au moins étrange de la part d’hommes qui avaient demandé à être enfermés à Mazas[9], avait un caractère vraiment inquiétant, au milieu des circonstances graves que nous traversions. Aussi, et toutes réserves faites concernant son caractère déclamatoire, la proclamation du Comité de salut public, annonçant ces faits à la population et invitant celle-ci à se mettre en garde contre les complots réactionnaires, n’était que trop explicable.

Ce qui le fut moins, ce fut le peu de sens pratique qu’apporta la Commission de sûreté générale, à la tête de laquelle le citoyen Ferré venait d’être mis, en remplacement du citoyen Cournet, dans la recherche des conspirateurs royalistes, dont les agissements avaient été signalés depuis longtemps déjà à cette Commission. On lui avait même donné connaissance du signe de ralliement : un brassard tricolore dont les conspirateurs devaient se décorer, dès l’entrée des Versaillais, afin de pouvoir prendre entre deux feux les fédérés restés fidèles au drapeau communal.

D’un autre côté, il nous revenait de toutes parts que les diverses maisons soumises à ce qu’on appelle improprement le bureau des mœurs, et particulièrement celles situées aux abords du Palais-Royal, du Louvre et de l’Hôtel-de-Ville, étaient bourrées de sergents de ville, d’agents de police de Versailles et de gardes de Paris. Nous signalâmes plusieurs fois ces faits à la Sûreté en l’invitant à faire vérifier d’urgence ce qu’il pouvait y avoir de fondé dans les renseignements qui nous étaient transmis. Nous ne sachions pas qu’aucune démarche sérieuse ait été faite à ce propos par ceux à qui il incombait de le faire.

Le Comité de salut public crut, il est vrai, avoir trouvé un remède efficace à cette situation. Par un décret daté du 15 mai, il astreignit les citoyens à être porteurs d’une carte d’identité (carte civique) qui leur devait être délivrée par le commissaire de police de leur quartier, en présence et sur l’attestation de deux témoins.

Cette mesure tardive n’eut d’autre effet que de mettre dès le début à néant l’autorité du Comité qui se compromit gratuitement, en édictant un décret dont l’immédiate impraticabilité était certes le moindre défaut.

Qu’à l’origine du mouvement du 18 mars, la police étant restituée aux quartiers, les citoyens eussent été invités à se grouper, afin de se pouvoir délivrer entre eux les cartes civiques qui eussent servi à faire reconnaître au besoin leur identité, et à pouvoir ainsi éliminer du sein de leurs réunions quartenaires les éléments suspects, ou sans droit délibératif, concernant leurs intérêts locaux, la mesure à notre avis eût été excellente.

Mais qu’une administration centrale d’une ville de plus de deux millions d’habitants prétendit mettre fin en quelques jours aux dangers imminents qui menaçaient la cité, en délivrant elle-même et sur l’attestation de deux témoins, dont le témoignage eût dû être à son tour contrôlé, des certificats de civisme à des citoyens qu’elle ne pouvait connaître, c’était là une puérilité inqualifiable, qui livrait la liberté et la dignité des citoyens à la discrétion du premier venu, outre le danger qu’elle créait de conflits continuels et dangereux pour la sécurité publique.

Fort heureusement le décret ne put être sérieusement mis à exécution.

On ne saurait trop le répéter, pour l’édification des révolutions ultérieures, ni la police centralisée, ni les Comités de salut public ne surent, pas plus que leurs devanciers gouvernementaux et autoritaires, apporter de véritable habileté dans leur mission. Niaiserie, brutalité et immoralité dans les moyens, dont l’emploi a toujours pour seul effet de troubler la sécurité des citoyens qu’on prétend sauvegarder, tel fut toujours le bilan de| faits et gestes de toutes les polices politiques, y compris celle que la Commune eut la sottise de réinstituer.

Dès les premiers jours de mai, la Commune avait adopté, après plusieurs jours de discussion, un décret présenté par le citoyen Avrial et portant remise de tous objets de literie, linge, vêtements, outillage et livres engagés au Mont-de-Piété pour une somme ne dépassant pas vingt francs.

Ce décret, après quelques pourparlers avec M. André Cochut, alors directeur du Grand Mont-de-Piété, reçut son exécution à partir du 12 mai, jour où il fut procédé au premier tirage de quatre séries d’articles à délivrer aux porteurs de reconnaissances. — Les tirages devaient se succéder de semaine en semaine jusqu’à épuisement : il devait y avoir 28 tirages.

Le second eut lieu le samedi 20 mai : la veille de l’entrée des troupes versaillaises dans Paris.

La discussion à laquelle donna lieu le décret proposé par le citoyen Avrial, fournil à la commission du Travail et de l’Échange l’occasion de publier un projet de liquidation des Monts-de-Piété, — la vraie question en somme — document que son importance ne nous permet pas de reproduire ici, mais qui contient une étude sérieuse sur cette affaire, et qui mérite d’être consulté par les spécialistes qui s’en occuperont à l’avenir[10].

Cette commission, l’une de celles qui surent le mieux dégager le caractère social de la révolution du 18 mars, fut moins heureuse lorsqu’elle fit rendre par la Commune le décret portant abolition du travail de nuit pour les boulangers.

Ce n’est point certes que nous contestions la haute moralité d’un acte qui restituait à la vie sociale ceux qu’en avaient retranchés jusqu’alors de simples habitudes professionnelles, non justifiées par d’impérieuses nécessités, mais seulement basées sur de prétendues convenances pour la satisfaction desquelles le travail de nuit n’est, en définitive, nullement indispensable.

Le travail de nuit, anormal, atrophiant, anti-hygiénique, dangereux enfin à tous égards pour ceux qui l’exercent, a rte plus pour inconvénient suprême, de les séparer absolument rte la vie sociale. Il est donc à la fois de droit et de devoir pour tous de lui substituer au plus tôt le travail de jour.

Mais la Commune, s’en référant à ses premières déclarations, n’avait d’autre mission que de veiller au maintien des conventions intervenues à cet effet entre les patrons et les ouvriers, qui avaient le droit de refuser de continuer plus longtemps à travailler de nuit.

En procédant d’autorité à cette réforme, sur la demande d’une fraction seulement des ouvriers boulangers, elle donnait à l’autre fraction, se prétendant opprimée, l’occasion de faire cause commune avec les patrons qui, de leur côté et afin de ne rien changer à leurs habitudes, prirent grand soin de confirmer celle-ci dans cette opinion qu’elle était victime de l’oppression des réclamants, qui ne l’avaient point consultée.

Il arriva qu’une pénalité ayant été édictée contre les patrons qui continueraient à faire travailler de nuit, nous pûmes constater que, dans la plupart des cas, non seulement les ouvriers facilitaient l’infraction contre laquelle procès-verbal était dressé, mais encore se joignaient à leurs patrons pour protester contre un décret, promulgué, il est vrai, dans leur seul intérêt, mais qui ne résultait point de leur consentement.

La question, au contraire, eût été définitivement résolue, même malgré la chute ultérieure de la Commune, si celle-ci, au lieu d’imposer cette mesure utile et morale à la fois, s’était appliquée à la faire ressortir seulement de la volonté des intéressés et n’eût fait alors que veiller à son exécution.

La situation des membres de la minorité à la Commune était devenue intolérable.

En dehors de certaines questions économiques, dédaignées par la majorité qui laissait alors le champ libre aux socialistes[11], la plupart des mesures les plus importantes prises par la Commune étaient arrêtées par la majorité en dehors des séances, dans ses réunions particulières.

Sans doute les usages parlementaires des précédents régimes semblaient autoriser de tels procédés. Mais, outre que la Commune n’était point un parlement, mais un pouvoir exécutif, il y avait à considérer que la minorité, par le fait même de ce dernier caractère, devenait solidaire des résolutions prises par ce pouvoir, si bien fondées qu’eussent été les raisons opposées par la minorité, pour en combattre soit la moralité, soit l’opportunité.

La conduite de la majorité, à l’égard de ses adversaires dans la Commune, était donc et sans qu’elle s’en doutât, nous le voulons croire, d’une parfaite immoralité.

La minorité dut alors aviser aux moyens de faire rentrer la majorité dans une voie plus loyale et plus conforme aux principes dont la Commune avait pour mission d’assurer le triomphe. Elle adopta la ligne de conduite suivante.

Elle résolut, en se rendant à la séance qui devait avoir lieu le 15 mai[12], d’appeler l’attention des membres de la Commune sur la situation dangereuse que créaient, pour leur autorité morale à tous, les procédés habituels de la majorité. Elle devait ensuite inviter celle-ci à échanger de loyales explications sur les principes au sujet desquels les deux fractions s’étaient divisées, et à revenir sur certaines mesures dont l’arbitraire pouvait être fatal à l’existence de la Commune. Enfin la minorité, conjurant ses adversaires d’abandonner toutes questions irritantes, eut proposé de consacrer uniquement les efforts communs à la prompte réorganisation de la défense, réorganisation dont l’urgence n’était que trop démontée par la récente lettre de Rossel.

Faute d’obtenir satisfaction sur ces points, la minorité devait alors déposer sur le bureau des séances une déclaration indiquant les motifs de la résolution qu’elle eût alors prise de ne plus paraître désormais aux séances, jusqu’à la fin de la lutte contre Versailles.

Le 15 mai, à l’heure habituelle, la minorité se trouvait tout entière dans la salle. Mais à l’exception de 4 à 5 membres, parmi lesquels les citoyens Vésinier et Félix Pyat, la majorité, probablement avertie de ce qui devait se produire, se garda de venir.

Après une attente d’une heure environ et suffisante assurément pour se convaincre du parti pris par la majorité de ne se point présenter, les membres de la, minorité se retirèrent, non sans avoir constaté par un procès-verbal, dressé à cet effet, la durée de leur attente, l’absence de leurs collègues et l’heure de leur retraite à eux-mêmes.

Il devenait évident que toute tentative d’explication amiable était inutile, et qu’il ne restait plus, afin de dégager pour l’avenir la moralité du mouvement communaliste, dont la chute apparaissait prochaine et inévitable, qu’à faire connaître aux électeurs les motifs de la conduite qu’allait désormais tenir la minorité.

Le mardi 10, les journaux du matin reproduisaient dans leurs colonnes la déclaration ci-après :

DÉCLARATION.
De la minorité de la Commune.

Les membres appartenant à la minorité de la Commune avaient résolu de lire à la séance qui devait avoir lieu le lundi 15 mai, une déclaration qui aurait sans doute fait disparaître les malentendus politiques existant dans l’Assemblée.

L’absence de presque tous les membres de la majorité n’a pas permis l’ouverture de la séance.

Il est donc de notre devoir d’éclairer l’opinion publique sur notre attitude et de lui faire connaître les points qui nous séparent de nos collègues.

DÉCLARATION.

Par un vote spécial et précis, la Commune de Paris a abdiqué son pouvoir entre les mains d’une dictature à laquelle elle a donné le nom de Salut public.

La majorité de la Commune s’est déclarée irresponsable par son vote et a abandonné à ce comité toutes les responsabilités de notre situation.

La minorité, à laquelle nous appartenons, affirme au contraire cette idée, que la Commune doit au mouvement révolutionnaire, politique et social, d’accepter toutes les responsabilités et de n’en décliner aucune, quelque dignes que soient les mains à qui on voudrait les abandonner.

Quant à nous, nous voulons, comme la majorité, l’accomplissement des rénovations politiques et sociales ; mais contrairement à sa pensée, nous revendiquons, au nom des suffrages que nous représentons, le droit de répondre seuls de nos actes devant nos électeurs, sans nous abriter derrière une suprême dictature que notre mandat ne nous permet d’accepter ni de reconnaître.

Nous ne nous présenterons donc plus à l’assemblée que le jour où elle se constituerait en cour de justice pour juger un de ses membres.

Dévoués à notre grande cause communale, pour laquelle tant de citoyens meurent tous les jours, nous nous retirons dans nos arrondissements, trop négligés peut-être. Convaincus d’ailleurs que la question de la guerre prime en ce moment toutes les autres, le temps que nos fonctions municipales nous laisseront, nous irons le passer au milieu de nos frères de la garde nationale et nous prendrons notre part de cette lutte décisive soutenue au nom des droits du peuple.

Là encore nous servirons utilement nos convictions et nous éviterons de créer dans la Commune des déchirements que nous réprouvons tous, persuadés que, majorité ou minorité, malgré nos divergences politiques, nous poursuivons tous un même but :

La liberté politique,

L’émancipation des travailleurs. —

Vive la République sociale !

Vive la Commune !

Ch. Beslay, lourde, Theisz, Lefrançais, Eugène Gérardin, Vermorel, Clémence, Andrieu, Serrailler, Longuet, Arthur Arnould, Clément Victor, Avrial, Ostyn, Frsenkel, Pindy, Arnold, Jules Vallès, Tridon, Varlin, Courbet.

La position contradictoire en apparence du citoyen Frænkel, en cette circonstance, lui parut nécessiter d’expliquer sa signature au bas de la déclaration ci-dessus, par la note ci-après :

« En motivant mon vote pour le Comité de salut public, je me réservais le droit de juger ce Comité. Je veux avant tout le salut de la Commune.

» J’adhère aux conclusions de ce programme.

» Léo Frænkel. »

Le citoyen Malon, absent de la réunion qui avait eu lieu la veille à l’hôtel des Postes, envoya dès le lendemain aux journaux son adhésion dans les termes suivants :

Paris, 16 mai 1871.
Citoyen rédacteur.

Veuillez insérer les lignes suivantes dans votre prochain numéro.

Si j’avais pu assister à la séance du 15 mai, j’aurais signé la Déclaration de l minorité de la Commune. J’en accepte tous les termes.

Après avoir vu fonctionner le Comité de Salut public, contre l’établissement duquel j’ai voté, ainsi que mes collègues, je reste convaincu que les réminiscences de 93 n’auraient jamais dû entrer dans la Révolution sociale et prolétarienne inaugurée le 18 mars.

Salut et fraternité.

Le membre de la Commune, délégué au
XVIIe arrondissement,
B. Maon.

Cette adhésion portait à vingt-deux le nombre des signataires de la déclaration ci-dessus.

Cette pièce avait été rédigée d’après un premier projet présenté par un des membres de la minorité, projet dont pour notre compte nous eussions préféré l’adoption. Ce premier texte exprimait d’une façon plus précise à notre avis les différences de vues qui séparaient les deux groupes et qu’il eût été essentiel de faire bien saisir par ceux auxquels cette déclaration s’adressait[13].

La nouvelle attitude de la minorité souleva de véritables tempêtes chez les journaux dévoués à la majorité.

L’un d’eux, notamment, le Père Duchêne, attaqua les signataires avec la plus grande violence. Ce journal était rédigé par quelques-uns de ces littérâtres ne vivant habituellement que de scandales. Véritables forbans, ils avaient imaginé de pasticher le style de leur ancêtre de 1793 dans ce qu’il avait de grossier, mais sans se pouvoir excuser des convictions ardentes d’Hébert[14].

Ces écrivains suspects autant que peu courageux, accusaient les membres de la minorité de n’avoir été guidés dans leur déclaration que la « peur qu’ils ressentaient pour leur peau » et terminaient leurs grossières invectives en invitant le peuple à faire bonne et sommaire justice de ce tas de j…-f…

Par une lettre publiée dans le Cri du Peuple du 18 mai, l’un de nos collègues invita les auteurs anonymes de ces ignobles menaces à venir le trouver aux remparts et à faire une promenade « philosophique » depuis la porte des Ternes jusqu’au Point-du-Jour, le long des fortifications, alors mitraillées incessamment par les batteries versaillaises (3 kilomètres environ). — Peu soucieux de compromettre ainsi leur précieuse existence, il va de soi que ces braves se gardèrent bien d’accepter le rendez-vous.

À côté des attaques furibondes de ce que nous appellerons volontiers la presse enragée, la minorité recueillit l’assentiment général de tous ceux qui voyaient avec peine la Commune s’écarter du chemin que lui avait indiqué la révolution du 18 mars.

Les électeurs du 4e  arrondissement, convoqués le 20 mai au Théâtre-Lyrique, par les délégués de cette localité, déclarèrent à l’unanimité que, tout en déplorant la scission qui venait de s’opérer dans le sein de la Commune, ils reconnaissaient cependant, après avoir entendu les motifs que venaient de leur exposer ceux de leurs délégués appartenant à la minorité, que ces motifs étaient fondés et que la minorité avait fait preuve en ces circonstances de conscience et d’honnêteté[15].

Les sections de l’Internationale, ce même soir, 20 mai, s’étaient également réunies pour examiner la conduite de ceux des membres de l’internationale, qui avaient signé la déclaration de la minorité.

Après avoir entendu les explications données par les citoyens Serrailler, Avrial, Léo Frænkel et Jacques Durand[16], la réunion approuva sans réserve le manifeste de la minorité.

Il en fut de même de la part des sections de Batignolles et de Montmartre qui, malgré les efforts des citoyens Combault et Chalain, déclarèrent que Malon, en adhérant au manifeste, avaient bien mérité des travailleurs et de la révolution sociale.

Ces approbations de tous ceux qui se ralliaient au caractère socialiste de la révolution compensèrent aux yeux de la minorité les attaques et les menaces de ses frénétiques adversaires.

Cependant il faut reconnaître ici que si légitime que fût cette suprême démarche de la minorité, elle avait du moins le tort d’être absolument tardive.

Cette minorité avait mis trop de temps à se constituer et avait par cela même laissé trop de marge à la majorité qui ne trouvant point devant elle, et dès l’origine, une suffisante opposition à ses tendances, s’était cru d’autant plus le droit de leur donner libre cours qu’elle était sincèrement convaincue de leur excellence et de leur nécessité.

Du jour où les socialistes de la Commune s’étaient aperçus de la prédominance possible de l’élément dictatorial que représentaient spécialement les amis de Blanqui, le devoir des premiers eût été de se concerter immédiatement pour réagir contre cet élément, non seulement dans le sein de la Commune, mais encore et surtout en éclairant l’opinion publique sur ces tendances et en la provoquant à se prononcer nettement à cet égard.

Lorsqu’ils s’y décidèrent enfin, la crise était trop dangereuse pour que cette opinion pût intervenir utilement. Sans doute la minorité fit par là preuve de dévouement aux principes dont elle voulut conserver toute l’intégrité pour l’avenir. Mais cet acte suprême, impuissant à sauver la Commune de l’abîme vers lequel elle se dirigeait fatalement, ne peut enlever à la minorité la part de responsabilité qui lui revient dans les fautes que l’histoire aura le droit de reprocher à la Commune de 1871.

Le 21 mai, le citoyen Cluseret, sur ses instances réitérées et bien légitimes, fut enfin traduit devant la Commune, transformée en Cour de justice. Cette séance fut la dernière de la Commune. La minorité, fidèle au programme qu’elle s’était tracé concernant les cas de ce genre, ne manqua pas d’y assister.

Ce jugement, où il n’était rien moins question que de la tête, et plus encore, de l’honneur d’un homme, fut marqué au coin de la plus triste bouffonnerie. Le réquisitoire ridicule, présenté par le citoyen Miot, eut grand peine à être lu jusqu’au bout. Les faits mis à la charge de Cluseret, à l’exception de celui relatif à l’abandon du fort d’Issy le 30 avril, n’étaient en réalité qu’un ramassis de propos incohérents et sans que témoins et accusateurs en eussent su recueillir la moindre preuve. — Quant à l’affaire d’Issy, grâce aux explications qu’en donna Cluseret et que nous avons rapportées en leur temps, il devint évident pour tous que celui-ci n’y était pour rien. — L’ex-délégué à la guerre fut donc acquitté à la confusion de ses adversaires et sur-le-champ mis en liberté.

Il était vraiment grand temps !

Pendant qu’on le jugeait à l’Hôtel-de-Ville, les Versaillais entraient dans Paris. L’heure de la Commune avait sonné.

L’ère venait de s’ouvrir des massacres et des sanglantes représailles !


  1. Nous eu ramassions chaque fois que nous sommes allés, soit dans les forts, soit sur les remparts, avec les citoyens Vermorel et Gambon.
  2. Voir l’Officiel du 4 mai 1871.
  3. L’inertie dont avait fait preuve le citoyen Cluseret à Lyon et à Marseille, au milieu des événements dont ces deux villes furent le théâtre, durant le premier siège de Paris par les Prussiens, nous avait donné une médiocre idée de l’initiative révolutionnaire et de la science militaire dont Cluseret avait acquis la réputation sous l’empire, sans que jamais aucun acte de la part de ce citoyen ait pu justifier l’opinion exagérée qu’on avait de lui sous ce rapport.
  4. Cet enclouage fut d’ailleurs fait d’une façon si peu sérieuse, que, revenus de leur panique, les fédérés ayant repris possession du fort, purent remettre promptement en état de service les pièces qu’on s’était contenté d’enclouer avec de simples chevilles de bois !
  5. Guerre des Communeux de Paris en 1871, page 162.
  6. À l’occasion des débats auxquels donna lieu la conduite du Comité de salut public, le citoyen Pyat fournit la mesure exacte de sa franchise et de sa loyauté politique. Le citoyen Wrobleski était accusé par Rossel d’avoir, en quittant son poste sans ordre, été cause de la surprise du Moulin-Saquet et de l’épouvantable massacre dont les fédérés avaient été victimes. — Wrobleski se justifia en produisant un ordre signé de Félix Pyat, qui lui enjoignait de se rendre ce soir-là au fort d’Issy. — L’auteur de cet ordre, comprenant bien que son ingérence intempestive le rendait responsable de ce malheur, n’eut pas le courage de reconnaître qu’il s’était à tort mêlé d’une affaire concernant la guerre, et se contenta de nier hardiment que cet ordre émanât de lui ; il fallut lui replacer sous les yeux l’ordre qu’il avait écrit et signé et qu’il niait avoir donné.
  7. « Les avons-nous assez roulés ! » disait, après avoir levé la séance, le citoyen Pyat, désigné par la majorité comme président des débats, « et que dites-vous de la façon dont j’ai dirigé l’affaire ? » ajoutait-il en s’adressant à quelques amis restés les derniers dans la salle des séances et parmi lesquels je me trouvais, malheureusement pour cette petite révélation du citoyen Pyat, qui ne m’avait point aperçu et se croyait entouré de ses seuls confidents.
  8. Les citoyens Malon, Gérardin et Avrial avaient seuls voté contre le décret d’arrestation voté par la Commune.
  9. Quelques instants avant qu’on eût appris leur disparition, la Commune avait reçu une lettre dans laquelle le citoyen Ch. Gérardin demandait, lui aussi, d’être envoyé à Mazas avec son ami. — Était-ce pour se punir des intentions plus naïves que réellement dangereuses qu’il avait couvées contre l’existence de la Commune ?
  10. Voir l’Officiel du 1er  mai 1871.
  11. Le vote du décret relatif au Mont-de-Piété eut lieu en présence de 28 membres seulement, dont 5 ou 6 appartenant à la majorité. — Ce fait dut, à notre demande, être constaté sur le procès-verbal de la séance.
  12. Depuis la réélection du second Comité de salut public, le 10 mai, la Commune avait décidé de ne se réunir à l’avenir en séances générales que trois fois par semaine.
  13. Voir aux pièces justificatives, XXIV.
  14. Nous devons excepter cependant du jugement que nous portons ici le citoyen A. Humbert, qui fit preuve de dévouement effectif à ses convictions républicaines, mais qui avait eu le tort de se fourvoyer dans la rédaction de cette feuille ordurière.
  15. Voir l’exposé des motifs fait aux électeurs du 6e arrondissement. — Pièces justificatives, XXV.
  16. Ce dernier déclara qu’il se repentait d’avoir jusqu’alors voté avec la majorité. — Le bruit de sa mort, annoncée par les journaux, n’a malheureusement pas été démenti. Il aura été fusillé le 24 mai, dans le voisinage de la mairie du 2e  arrondissement.