Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/2/10

La bibliothèque libre.
Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 337-362).


CHAPITRE X.

Vengeances et représailles.


Joie des Prussiens. — Proclamation de Mac-Mahon. — La parole de M. Thiers. — Pas de prisonniers ! — Aveu de M. Washburn. — Les membres de la Commune fusillés sommairement. — Assassinat de Minière et de Tony Moilin. — Les Versaillais fusillent partout. — Les pétroleuses et les enfants. — Conduite abominable de la presse. — Récit d’un typographe. — Les prisonniers à Versailles. — Les Conseils de guerre. — Les républicains de l’Assemblée devant les massacres.

Tous les journaux ont raconté que du, 22 au 28 mai, c’est-à-dire tout le temps que dura la lutte, les Prussiens témoignèrent par une joie bruyante et orgiaque de l’intérêt qu’ils y prenaient.

Nous le croyons sans peine.

Durant cinq longs mois d’un rigoureux hiver, ces Parisiens maudits, pris de la sublime folie de la défense, avaient tenu leurs adversaires exposés à toutes les intempéries. Deux fois, au 31 octobre et au 22 janvier, les assiégeants avaient pu craindre que les républicains socialistes, chassant enfin les misérables qui, dés le 4 septembre, s’étaient juré de livrer Paris, ne les contraignissent à lever le siège, ce qui eût été certainement le signal contre eux d’une guerre d’extermination générale.

Ce n’est pas tout. Le 28 février, au moment où, vainqueurs, ils pensaient enfin, pour prix de leurs peines, entrer dans ce Paris convoité depuis si longtemps, tout à coup ces mêmes Parisiens s’étaient dressés menaçants devant eux et leur avaient opposé une résolution si grosse de dangers qu’ils avaient du se contenter d’une simple promenade militaire dans les Champs-Élysées, transformés en un véritable désert, et se retirer prudemment, avant même le temps fixé par ceux qui nous avaient livrés.

Enfin la révolution du 18 mars était venue leur révéler ce que cachait de vitalité et d’indomptable énergie ceux avec lesquels ils avaient été plusieurs fois sur le point de se mesurer sérieusement ; le triomphe de cette révolution pouvait ranimer le patriotisme mal éteint de la France, entièrement révolutionnée ; qui sait alors ce qui en eût pu résulter et si le contre-coup du mouvement communaliste triomphant, n’eût pas fait tomber pour jamais le spectre du nouvel empereur d’Allemagne ?

Mais voilà que, grâce aux Ruraux français[1], dignes compagnons des Hobereaux allemands, ceux-ci virent non seulement disparaître les craintes que leur inspirait l’avenir, mais encore luire le jour tant désiré d’une sanglante revanche contre les misérables qui s’étaient opposés à ce que leurs chevaux vinssent piaffer au beau milieu de Paris ! Et cette vengeance, c’étaient des Français qui allaient la leur faire savourer sans risques ! Mieux encore, ces braves généraux du héros de Sedan, qui leur avaient déjà témoigné tant d’obligeance, allaient leur livrer, en les refoulant hors de Paris et jusque sur leurs baïonnettes, ces gredins, ces va-nu-pieds, ces trente sous enfin qui leur avaient fait une si belle peur à Buzenval, le 19 janvier ! Et ces braves officiers prussiens n’auraient pas dansé de joie devant, de telles perspectives ! Les « gens de Versailles » — gouvernement et assemblée — qui leur avaient préparé une telle fête, en eussent pleuré de dépit.

Aussi peut-on croire sur parole les journaux qui consignèrent dans leurs colonnes cette joie des Prussiens.

La lutte, avons-nous dit dans le chapitre précédent, s’était terminée le dimanche 28 mai, à 4 heures de l’après-midi.

Voici en quels termes Paris apprit que le moment d’une réelle terreur était enfin venu :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Habitants de Paris,

L’armée de la France est venue vous sauver. — Paris est délivré. — Nos soldats ont enlevé, à quatre heures, les dernières positions occupées par les insurgés.

Aujourd’hui la lutte est terminée ; l’ordre, le travail et la sécurité vont renaître.

Au quartier général, le 28 mai 1871.

Le maréchal de France, commandant en chef,
De Mac-Mahon, duc de Magenta.

Nous trouvons à ce sujet une observation au moins naïve dans le travail de MM. Lanjalley et Corriez, déjà plusieurs fois cité par nous :

« Tout le monde remarqua, dans cette proclamation, l’absence complète des déclamations et des intempérances de langage trop ordinaires en pareil cas »[2].

Nous savons une formule plus brève encore, qui a surtout le mérite de la franchise et qui au moins, elle, a la pudeur de ne parler ni d’ordre, ni de travail, ni de sécurité.

Nous trouvons cette formule dans le livre même d’un officier supérieur de l’armée de Versailles (Guerre des Communeux de Paris) qui, après avoir résumé les dispositions prises par l’armée des décembristes contre Paris républicain, ajouta cette phrase significative : « Le nœud coulant était donc passé complètement, il ne s’agissait plus que de le serrer. »

Oui, il eût été plus loyal, au lieu de parler de Paris délivré, alors qu’on voulait l’assassiner ; de parler d’ordre, de travail et de sécurité, alors qu’on organisait le massacre des travailleurs, le pillage de leurs pauvres demeures, l’arrestation de leurs femmes et de leurs enfants — quand on ne les fusillait pas immédiatement, — il eût été plus loyal, nous le répétons, de dire comme M. l’officier supérieur de Versailles :

« Parisiens,

» Nous venons nous venger enfin des humiliations sans nombre que nous infligea votre courage.

» Nous avons été assez heureux pour vous passer le nœud coulant, nous allons le serrer tout à notre aise. »

Et, de fait, c’est ainsi que se passèrent les choses.

Interpellé plusieurs fois à la tribune sur les mesures qu’il prendrait contre les fauteurs de la Révolution du 18 mars et leurs nombreux partisans, M. Thiers avait sans cesse répondu que « le cours des lois ne serait pas interrompu et que la justice seule aurait à se prononcer sur le sort des vaincus. »

C’était là un engagement pris pour la forme devant l’Europe, et afin de calmer les appréhensions bien naturelles qu’inspiraient aux gens de cœur les pensées de vengeances et de représailles qu’on supposait exister, non sans raison, chez ceux qui, depuis l’ouverture de l’assemblée de Bordeaux, n’avaient manqué aucune occasion d’affirmer qu’il fallait enfin « détruire Paris, cette ville exécrable, refuge des passions révolutionnaires ; incessante menace contre tous les privilèges et contre tous les despotismes. »

Mais bien naïf eût été celui qui eût pris au sérieux la promesse de M. Thiers et de ses complices en cette circonstance.

L’homme qui, suivant la prédiction d’Armand Carrel, « ne doit mourir que d’un coup de pied, » ne pouvait s’embarrasser de si peu.

Décidé à tenir ses promesses, sans nuire en rien à ses projets de vengeance contre la « vile multitude, » M. Thiers donna l’ordre aux généraux, chargés de mener l’affaire, de ne point faire de quartier, surtout aux chefs militaires, aux notoriétés politiques compromises dans le mouvement et surtout aux membres de la Commune et du Comité central. Ces assassinats, exécutés sommairement, on les mettrait sur le compte de l’exaspération bien naturelle des soldats en pareil cas, auxquels était d’ailleurs donné, par surcroît, carte blanche pour massacrer du même coup autant de fédérés que leurs forces le leur permettraient. Puis, la, grande extermination des travailleurs terminée, on irait rendre « grâce aux dieux » d’avoir pu délivrer la patrie, sauf à livrer ensuite aux tribunaux les rares échappés à la vaste tuerie qu’on préparait.

Et qu’on ne vienne pas prétendre que nous prêtons gratuitement à nos adversaires d’aussi exécrables desseins. Les preuves en sont faciles à donner.

Commençons d’abord par donner celles que nous tirons des révélations de la presse elle-même.

Outre le Figaro, journal de police gouvernementale, qui, chaque jour, demandait à Versailles qu’on « délivrât Paris — en les fusillant sommairement au Champ-de-Mars — des deux cent mille gredins, fauteurs et agents de toutes nos révolutions, » voici ce qui fut publié, peu avant la chute de la Commune, par le Journal officiel de Versailles, se préoccupant à l’avance de la mollesse que pourraient apporter, dans la répression, les juges qui en seraient chargés, si l’on se conformait aux promesses solennellement faites à la tribune de « ne pas interrompre le cours des lois : »

 

N’est-il pas à redouter que ces juges instruits, pleins d’érudition, salués à bon droit par tout le pays, n’aient, en faveur de ces assassins, les larges sentiments d’humanité que la distance leur permet ?

…Au moyen de ces rengaines de soutien de famille, le criminel ne peut-il pas attendrir ses juges ?
 

Faites un peu ce que les grands peuples énergiques feraient en pareil cas.

Pas de prisonniers !

Si, dans le tas, il se trouve un honnête homme réellement entraîné de force, vous le verrez bien : dans ce monde-là, un honnête homme se désigne par son auréole !

Accordez aux braves soldats la liberté de venger leurs camarades en faisant sur le théâtre et dans la rage de l’action, ce que de sang-froid ils ne voudraient plus faire le lendemain : Feu[3] !

if faut se reporter au XIIIe siècle, au siège de Béziers, pour trouver rien de pareil. La férocité bourgeoise a dépassé de cent coudées la haine religieuse et fanatique des Pierre de Castelnau et des Montmorency !

La diplomatie elle-même était dans le secret du carnage prémédité. Ainsi, il est maintenant avéré que, pressé de s’interposer, le 25 mai, entre les fédérés et Versailles, l’ambassadeur des Etats-Unis, M. Washburn, disait à M. Reed, un Anglais, que toute démarche de ce genre serait sans résultat, attendu que « tous ceux qui appartiennent à la Commune, ou qui lui sont sympathiques, seront fusillés ! »

Comment penser, en effet, si M. Washburn n’avait été, pour de bonnes raisons, convaincu de ce qu’il avançait, qu’il n’eût tenté d’empêcher ces horreurs ?

Mais, ce n’est pas seulement l’opinion de la presse officielle et policière ; ce ne sont pas seulement les paroles d’un ambassadeur quelconque, qui prouvent la préméditation des assassinats, ce sont les faits eux-mêmes qui le démontrent d’une manière irréfutable.

Partout où l’on croit rencontrer des membres de la Commune, ils sont fusillés sommairement, sans, qu’à l’exception d’un seul, l’infortuné Varlin, on se donne même la peine de constater leur identité. Jacques Durand, Raoul Rigault, sont fusillés sur-le-champ.

Un certain nombre de citoyens, ayant le malheur de ressembler tant bien que mal aux membres de la Commune, Gambon, Dereure, Lefrançais, Eudes, Andrieu, Vésinier, Sicard, Serrailler, Parisel, Johannard, Ostyn, Oudet, Demay, Cluseret, Protot, Ranvier, Avrial, Pillot, Brunel, Amouroux[4], sont aussitôt arrêtés et fusillés sommairement, sans, nous le répétons, qu’on se donne le temps de chercher sur eux quelque trace d’identité et sans même qu’on leur permette de protester contre cette épouvantable erreur.

Un de mes amis m’a affirmé depuis, m’avoir vu fusiller rue de la Banque ! Que le malheureux, massacré à ma place, eût eu le temps de prononcer quelques paroles et peut-être était-il sauvé !

Qui ne se rappelle que trois citoyens ont été, dans l’espace de quinze jours, successivement fusillés, comme étant Billioray ?

Enfin, dernier détail — le plus concluant celui-là — et qui prouve l’intention évidente de ne point faire de prisonniers.

Depuis quinze jours, le gouvernement de Versailles s’attendait à son triomphe, et, puisqu’il avait solennellement juré de faire respecter la loi envers les vaincus, il semblerait tout naturel qu’il eût préparé, non les moyens de les loger ni de les nourrir, — nous n’en demandons pas tant, — mais les moyens de les juger. Or, il est avéré que l’organisation des Conseils de guerre, insuffisante encore à cette heure, de même que la nomination des magistrats civils, chargés d’instruire par catégories, n’ont été faites que plus de quinze jours après la fin de la lutte, et même à présent, reconnaît-on qu’il sera presqu’impossible de juger tous les prisonniers, et est-il question, bien bas encore, il est vrai, de déporter le reste en masse !

Pourquoi faut-il que les bras fatigués des soldats, que la satiété du meurtre et aussi les mitrailleuses mises hors de service par leur incessante et horrible besogne, n’aient pas permis de réaliser le rêve de nos vainqueurs : n’avoir pas de prisonniers à juger !

Ces faits ne suffisent-ils pas à démontrer au lecteur le mieux disposé en faveur de M. Thiers, que nous ne l’avons calomnié ni lui ni les siens, en affirmant qu’il y avait parti pris d’extermination sur place… afin de tenir ainsi la parole donnée de « ne point interrompre le cours des lois ? »

Et à quoi bon calomnier, d’ailleurs ? Bien maladroit, vraiment, serait celui qui calomnierait Versailles à ce propos ! Les crimes réels, avérés, glorifiés par les assassins eux-mêmes, parlent assez haut pour qu’il soit suffisant de les rappeler et de les énumérer seulement.

Ce qui différencie, en effet, les massacreurs de mai 1871 de ceux de juin 1848, c’est qu’autant ces derniers, une fois leurs crimes commis, déployèrent d’habileté à les dissimuler, autant les premiers ont mis de forfanterie à les étaler au grand jour.

En juin 1848, les prisonniers étaient fusillés sommairement, la nuit, dans les Tuileries, dans le Jardin des Plantes, dans celui du Luxembourg, au Champ-de-Mars, et l’accès n’en fut permis au public qu’après qu’on eut fait disparaître avec soin les traces de toute cette boucherie humaine. Les journaux de l’époque nièrent constamment ces exécutions, ce qui rendit même plus tard toute recherche à ce sujet assez difficile.

Mais, en mai 1871, c’est publiquement, dans toutes les rues, sur toutes les places, dans tous les squares, que des milliers de pauvres gens furent égorgés. De malheureuses femmes, de petits enfants de moins de sept ans, furent traînés, à la vue de tous, loin de la demeure d’où on les avait arrachés, et littéralement mis en pièces par des mitrailleuses ; c’était ce que les soldats appelaient, dans leurs odieuses plaisanteries, les « passer au moulin à café ! »

Durant quinze jours, les journaux de toutes nuances décrivirent complaisamment ces épouvantables exécutions, que quelques-uns d’entre eux seulement, comme le Temps, l’Avenir national, le Siècle et l’Opinion nationale se contentaient de trouver « excessives ! »

Et, comme si le texte de ces journaux n’eût point suffi pour les dépeindre, toutes les revues illustrées continrent durant plusieurs mois des gravures retraçant les massacres. — Il nous souvient encore d’un de ces dessins représentant une pauvre femme, une pétroleuse ! demi-nue, adossée à un mur, et sur laquelle sont dirigés plusieurs revolvers. La femme est abîmée de douleur et de crainte à la fois.

L’effet de cette gravure est saisissant d’épouvante !

Par un reste de pudeur qui honore le dessinateur, celui-ci n’a pas osé faire les figures des assassins : il n’a dessiné que les avant-bras qui dirigent les revolvers sur la pauvre victime.

Durant quinze jours, le sang coula dans la Seine, par l’égoût du théâtre du Châtelet, le principal abattoir humain, où fonctionnait jour et nuit une Commission militaire, présidée par un général et chargée de choisir dans le tas, suivant la mine et la mise, les malheureux qu’elle livrait aux mitrailleuses[5]. Pas une rue de Paris ne fut exempte de ces affreuses scènes, et il semblait qu’on fût envahi par une horde de cannibales.

Il faudrait des volumes pour décrire minutieusement ces horreurs, dont la presse parisienne nous a laissé, cette fois, le témoignage écrit et d’autant moins suspect, qu’elle les trouvait généralement insuffisantes.

Aussi, laissant à ceux qui en auront l’héroïque courage, l’utile soin d’en recueillir les détails, nous nous contenterons de citer quelques-uns des traits qui font le mieux saisir l’absence de toute pudeur et de tout sens moral chez ces épouvantables « sauveurs de l’ordre. »

Dès le 21, après que les troupes versaillaises se furent emparées des hauteurs de Passy, plusieurs centaines de prisonniers étaient tombés entre les mains des soldats commandés par le marquis de Galiffet. — Cet homme donna l’ordre de faire sortir des rangs ceux des fédérés qui avaient plus de 40 ans. L’ordre exécuté, il les fit tous fusiller en ajoutant : « ils ont déjà vu juin 1848, ils n’en verront plus d’autres ! »

Le 25 au soir, alors que les fédérés avaient dû abandonner le 5e  arrondissement, un piquet de soldats, commandé par un officier, se présente dans une maison de la rue d’Ulm, demandant M. Millière[6]. Comme ils redescendaient de chez le beau-père de celui-ci, où ils n’avaient pu rencontrer Millière absent, ce dernier les croisa dans l’escalier ; interpellé, il se nomme. Il est aussitôt entraîné place du Panthéon et là, trois fois couché en joue par ses assassins, qui se plaisaient sans doute à prolonger son supplice, trois fois il crie « Vive l’humanité ! Vive la République ! » et tombe enfin, percé de balles, avant d’avoir pu achever de jeter son généreux cri pour la troisième fois !

Qui donc avait ainsi pu savoir que Millière, habitant ordinairement rue des Martyrs, était en ce moment chez son beau-père ? Qui donc avait ainsi suivi ses pas ? Qui donc avait pu envoyer d’une façon si précise ce piquet de soldats, dont Millière était certainement inconnu ? Qui, enfin, avait tellement combiné ce meurtre, que, dans la crainte que les soldats ne le pussent trouver, une escouade d’agents de police se présentait peu après, toujours rue d’Ulm, pour s’emparer de la victime, en cas qu’elle eût échappé au premier groupe d’assassins ?

Qui ? demande-t-on.

Qui ? si ce n’est le misérable dont il avait dévoilé les turpitudes ; celui dont il avait arraché le masque de fausse austérité ; celui enfin qui fut obligé d’avouer ses infamies quelque temps après, devant le tribunal où il vint déposer comme témoin contre un de ses anciens amis[7].

Ce nom, il est inutile de l’écrire ici. Il est tracé, en lettres de sang et de boue, dans les pages les plus honteuses de notre histoire[8].

Pour donner le change à l’opinion publique, on supposa une fausse pièce, émanant du Comité de salut public et dans laquelle on instituait Millière chef de fuséens, chargés, disait-on, d’incendier la ville ; on ajouta même qu’il avait fait fusiller 35 gardes nationaux qui avaient refusé de marcher. Mais, outre qu’il n’y eut jamais de fuséens, et qu’aucun garde national n’a été fusillé au Panthéon, par ordre d’aucun officier fédéré, on fut obligé de reconnaître depuis que Millière n’avait occupé aucune fonction, administrative ni militaire, sous la Commune, dont il n’avait point été élu membre, nous ne savons trop pourquoi d’ailleurs.

Voici en quels termes le Figaro du 31 août 1871, rectifiait… un peu tardivement, il faut le reconnaître, ce qui avait été écrit pour justifier cet assassinat :

échos de paris.

On vient de rendre à la liberté madame Millière, en vertu d’une ordonnance de non-lieu.

Madame Millière n’était détenue que parce que son mari avait été fusillé[9].

Or, Millière — dont nous ne prétendons pas glorifier la mémoire — n’a pas été fusillé comme membre de la Commune, ni comme fonctionnaire à un titre quelconque de l’insurrection, puisqu’il n’y a joué aucun rôle. Il a été fusillé comme colonel de la garde nationale.

Ce qu’on ignore, c’est que le colonel Millière n’était pas du tout l’ex-député Millière. C’est la similitude de nom, jointe à la fâcheuse notoriété de l’ex-gérant de la Marseillaise, qui lui a valu d’être pris pour son obscur homonyme galonné, et exécuté, comme on l’a dit, sur les marches du Panthéon.

Devant un tel aveu cyniquement formulé par un journal que le gouvernement dut, quelques jours après, qualifier officiellement de feuille immonde[10], le lecteur peut se convaincre qu’en ce qui concerne l’infortuné Millière, nous n’avons rien inventé. Encore une fois, nous regarderions comme un crime sans excuse de rendre ces égorgeurs intéressants, en les calomniant.

Après Millière, un autre de nos amis, le malheureux Tony Moilin, fut assassiné, lui aussi, dans des conditions non moins épouvantables.

Tony Moilin, excellent oculiste, très instruit, paraît-il, dans son art, s’était épris des idées socialistes, qu’il envisageait surtout au point de vue sentimental.

Connu depuis 1868 pour sa participation aux réunions publiques, il s’y était fait aimer à cause même du caractère spécialement humanitaire de tous ses discours.

Au 18 mars, il avait courageusement pris l’intérim de l’administration municipale du 6e arrondissement qu’avait non moins bravement abandonnée son titulaire, élu le 7 novembre 1870, M. Hérisson, avocat à la Cour de cassation.

Les élections communales effectuées, les délégués à la Commune, pour cet arrondissement, en avaient pris la direction administrative, et Tony Moilin était, pour nous servir d’une expression du citoyen Ranc, « rentré dans le rang. » Il avait seulement conservé sa situation de chirurgien militaire dans un bataillon de fédérés.

Il semblait donc que la tempête ne dût l’atteindre du moins que très légèrement. Mais ceux qui avaient fui leur poste au 18 mars, ne l’entendaient pas ainsi.

Le malheur voulut qu’il se réfugiât chez un de ces amis timorés, trop nombreux, hélas ! en ces moments de crise, qui, au bout de deux jours, l’obligea à quitter cette retraite. Il rentra donc chez lui, où il trouva sa femme malade des scènes de pillage qui venaient de se passer chez elle, et des menaces de mort dont, avec sa domestique, elles avaient été poursuivies par une horde de misérables. La domestique, toute jeune encore, en est devenue folle ! — Un quart-d’heure après, Moilin était arrêté ; il fut aussitôt amené à la mairie qu’il avait, suivant le style d’alors, souillée de sa présence le 18 mars. Il fut condamné à être fusillé, comme l’un des chefs du socialisme, lui dit-on. Mais comme, depuis longtemps, il avait une compagne dévouée, on lui fit la grâce de lui accorder douze heures de délai, pour mettre ordre à ses affaires et régulariser son union. Celle-ci fut célébrée civilement par M. Hérisson, avocat dit républicain, réintégré dans sa mairie, de par la volonté de M. Thiers, et qui eut non seulement le courage de célébrer ce mariage in extremis, mais encore de rester en fonctions après qu’on eut fusillé l’infortuné Moilin, juste à l’expiration des douze heures de répit qui lui avaient été octroyées ! Moilin mourut stoïquement. Ses juges, ou plutôt ses assassins en furent eux-mêmes troublés[11].

M. Hérisson qui, ni comme maire, ni comme légiste, ni comme homme, ne sut sauver ce malheureux ni donner une leçon de dignité aux fauteurs de l’assassinat, en refusant d’en être le complice volontaire, M. Hérisson vient d’être élu membre du Conseil municipal de Paris !

Que de monstrueuses lâchetés se produisirent en ce moment ! Il semblait vraiment que tout se dût effondrer. Que de fois ceux qui ont survécu ont dû regretter de n’avoir pas eu le suprême courage du suicide[12] !

Et comme il fallait bien rendre une partie de la population parisienne complice de ces infamies, on se rappela les monstrueuses inventions de juin 1848, à l’aide desquelles on avait poussé au carnage des insurgés vaincus, et on en sut encore dépasser l’horreur.

La presse avait, en juin 1848 et le Constitutionnel aidant, inventé les mobiles « sciés entre deux planches, » les dragons auxquels on avait « coupé les pieds », les artilleurs « empoisonnés par les cantinières », enfin les incendies à l’aide d’essence enflammée, « projetée sur les maisons au moyen de petites pompes de jardin. »

Tout cela était usé ; il n’y fallait plus songer. On inventa les pétroleuses !

Oui, on forgea de toutes pièces cette accusation contre de pauvres femmes — les femelles des fédérés, disaient d’ignobles journalistes de toutes couleurs, dans leur style ordurier. On accusa ces infortunées de mettre le feu dans les maisons au moyen d’huile de pétrole, dont elles enduisaient les murs, disaient les uns ; qu’elles jetaient dans les caves, disaient les autres !

Grâce à cette invention, où le burlesque se mêlait à l’horrible, on amena le bourgeois de Paris, tout ahuri de la bataille terrible qui venait de se livrer, à cet état d’exaspération où, grâce à sa bêtise et à son égoïsme, il devient fou furieux. Alors aux cris sauvages de : Mort aux pétroleuses ! des milliers de femmes, dont le principal crime était d’être misérablement vêtues, furent ou massacrées sur tous les points de Paris, ou emmenées par troupeaux à Satory, entourées de soldats, sabre au poing et qui massacraient sans pitié les malheureuses traînardes qui tombaient épuisées sur le chemin.

Et pour qu’en tuant les femelles, on pût se débarrasser en même temps des petits (cela a été répété sur tous les tons !), toutes les femmes des fédérés qui allaient en recherche de leurs maris, ou plutôt de leurs cadavres, et qui avaient eu le malheur d’emmener leurs enfants avec elles, étaient aussitôt saisies avec les petits, et mères et enfants fusillés sommairement comme incendiaires ! Malheur surtout à celles qui étaient rencontrées, une bouteille ou quelqu’autre récipient à la main — une boîte au lait par exemple, — elles étaient exécutées sommairement, que cette bouteille ou que cette boîte au lait fût vide ou non : pleine, il devait y avoir du pétrole : vide, c’était certainement pour en aller chercher chez quelque complice !

Et qu’on ne croie pas que ces horreurs fussent le résultat de la seule bêtise de gens affolés de terreur. La presse, on ne saurait trop le constater pour la stigmatiser comme elle le mérite, la presse elle-même se plaisait à entretenir ces épouvantables stupidités, par les récits les plus monstrueux. Nous n’en citerons qu’un seul entre tous ; il donnera la juste mesure des autres.

Le Figaro — dès qu’il s’agit de quelque infamie, le nom de ce journal vient naturellement en tête — le Figaro, dans les premiers jours de juin, racontait le fait suivant :

Une nouvelle arrestation vient d’être opérée faubourg Montmartre, dans les circonstances suivantes. Un enfant, porteur d’une boîte à lait, remplie de pétrole, sur les indications de sa mère, lançait depuis plus d’une heure ce produit incendiaire dans les caves de plusieurs maisons du quartier. — Cette manœuvre ayant été observée, la mère et l’enfant furent suivis durant tout ce temps et enfin dénoncés à des gardiens de la paix, faubourg Montmartre, qui les arrêtèrent tous les deux. La boîte à lait était encore pleine de pétrole !

Ce serait injurier nos lecteurs que de leur faire le moindre commentaire sur un semblable récit.

Pour moi, en le lisant alors, je ne pus m’empêcher de remarquer combien, sous ce rapport, la presse de 1871 avait servilement copié les infamies débitées sur le compte des insurgés de Juin, et cette histoire me rappela qu’à cette époque déjà, j’avais été sur le point d’être écharpé par un groupe au milieu duquel un de ces êtres innommables, que la police compte par milliers, racontait froidement qu’on venait d’arrêter, place Maubert, une femme portant un cabas dans lequel étaient cachées sept têtes de mobiles !

Emporté d’indignation contre cet absurde récit, qui avait causé une stupeur véritable à l’auditoire, je m’étais écrié : « Ce n’est pas un cabas alors, mais une charrette que cette femme avait au bras ! »

Immédiatement saisi, bousculé, on ne parlait de rien moins que de me conduire au poste de la rue de Tournon, alors siège des fusillades sommaires pour ce quartier, lorsqu’heureusement quelques gens courageux me reconnaissant, parvinrent à m’arracher à cette foule, non sans me reprocher vivement « mon imprudence. »

Quoiqu’il en soit, l’invention des pétroleuses porta ses terribles fruits et les lâches vainqueurs de la Commune purent ainsi changer en fureur bestiale, contre de prétendus incendiaires, les sentiments d’horreur et de pitié que n’eût pas manqué d’exciter en faveur des vaincus la barbarie sans exemple avec laquelle on les traitait. C’était le but qu’on se proposait et il fut trop bien atteint.

En même temps que la presse consentait à jouer son rôle dans cette exécrable comédie, le maréchal Mac-Mahon, pour donner quelque vraisemblance à la peur imbécile qu’on avait su exciter, faisait placarder dans tout Paris l’avis suivant :

AVIS.

Tout commerce de pétrole est formellement interdit jusqu’à nouvel ordre.

Il ne pourra être fait d’exception que pour les préparations pharmaceutiques ; dans ce cas la demande en sera adressée à l’autorité militaire, qui n’y fera droit qu’après s’être entourée de toutes les garanties nécessaires.

Au quartier général, à Paris, le 2 juin 1871.

Or, on ne saurait trop le redire, cette abominable invention des pétroleuses dut se dénouer enfin devant les Conseils de guerre. — Cinq des plus signalées parmi les milliers de femmes entassées dans toutes les prisons de Versailles, ainsi que leurs enfants, à la suite d’infâmes dénonciations, ont été jugées, trois mois après, devant la prétendue justice militaire, et aucun fait d’incendie n’a pu être sérieusement relevé contre elles. — Trois ont été condamnées à mort par les assassins juridiques de Versailles, non comme incendiaires, mais comme ayant fait le coup de feu aux barricades[13] !

Ainsi tomba l’histoire des pétroleuses, devant même un tribunal composé d’ennemis transformés en juges pour les besoins de la cause.

Mais, nous le répétons, des milliers de femmes et d’enfants n’en avaient pas moins été massacrés ou traînés à Versailles. On les y parqua, ainsi que les nombreuses colonnes des fédérés qu’on amenait prisonniers, dans tout ce qui put être converti en lieu de détention[14].

On entassa par centaines une partie de ces malheureux dans les caves des casernes qui entourent le palais. Là, privés d’air, de lumière, ils demeurèrent plusieurs semaines, attendant leur tour de départ pour les pontons, en proie aux émanations les plus horribles. Là aussi, mais sur une plus grande échelle, se renouvelèrent les épouvantables scènes qui s’étaient passées à la suite de juin 1848, dans le souterrain qui longe le quai des Tuileries. Des malheureux, pris de folie, appelaient à leur secours : on tirait dans le tas, à travers les soupiraux, pour les remettre à la raison !

Que si l’on doutait un seul instant de ces horreurs, bien connues déjà cependant, tant elles ont été décrites, presqu’avec enthousiasme, par les journaux qui y applaudissaient, on se donne la peine de les relire dans ces feuilles sans vergogne, qui s’appellent le Figaro, le Gaulois, le Paris-Journal, la Petite Presse, le Petit Moniteur, la Patrie, le Constitutionnel et tant d’autres ! On verra si nous avons rien exagéré.

Nous nous contenterons d’insérer ici quelques fragments du récit d’un typographe — anti-communard, comme on dit — récit publié par le Gaulois, à l’imprimerie duquel cet ouvrier travaillait : il est significatif et sans réplique.

…L’imprimerie (du Gaulois) venait d’être envahie par les troupes de Versailles. Tous, nous croyions à la délivrance[15], mais notre vraie captivité devait commencer là. Sans nous entendre, les soldats nous poussèrent dans la rue et nous jetèrent pêle-mêle au milieu d’autres prisonniers qui passaient.

Je n’avais eu que le temps de prendre le petit dans mes bras et, tout en le portant[16], je suivis le flot au milieu duquel nous étions jetés. Il fallait obéir, car à tout ce que nous disions, on ne nous répondait que par la menace d’être fusillés sur-le-champ.

Cette menace n’était pas vaine, car on fit plusieurs exemples devant nos yeux.

 

Quand ce fut mon tour d’être interrogé (au parc Monceaux), on me conduisit devant un capitaine à qui je dis :

« — Je suis ouvrier coupeur dans une imprimerie et veuf depuis quelques mois, seul avec cet enfant. Je n’ai pas été de la garde nationale de la Commune, ni moi, ni mes quinze compagnons, à preuve que nous nous cachions et ne sortions plus de l’atelier. »

L’officier ne répondit que par ce mot :

« — À Versailles ! »

 

En route, le commandant arrêta la colonne, car les obus pleuvaient.

« — Qu’on les fusille ici ! » crient les soldats ; « ce n’est pas la peine de nous faire esquinter pour cette vermine !… » Et nous avions plus peur des soldats qui criaient autour de nous que des boulets qui sifflaient tout près de nos têtes !

Enfin un officier aperçoit l’enfant et en a pitié. Il s’adresse alors au père en ces termes :

« — Il est probable qu’en arrivant là-bas, vous serez tous fusillés, » dit-il ; « il faut faire partir l’enfant[17]. Et dépêchons, » ajoute l’officier, « une fois hors de Paris il ne sera plus temps. »

 

L’enfant se sépare donc de son père, ou plutôt il en est arraché en quelque sorte et est renvoyé chez lui, livré à tous les terribles hasards dont il pouvait de nouveau devenir victime, au milieu de ces scènes de carnage[18].

Enfin ces malheureux arrivent le soir à Satory, lieu désormais noté d’infamie par l’histoire.

 

Nous étions parqués dans un espace enserré. Il y avait devant nous des murs crénelés et derrière ces murs, des soldats armés.

D’un autre côté, des mitrailleuses étaient braquées ; je n’en avais jamais vu. Un voisin demanda ce que c’était ; un gendarme répondit en bâillant :

— Ça, c’est les moulins à café ! C’est avec ça que demain on nettoiera la place…

…Des gendarmes nous ordonnèrent de nous coucher.

On obéit.

Ceux qui retardèrent tombèrent à leur tour, mais pour ne plus se relever ; on les avait fusillés
 

La journée du lendemain se passa sans apporter aucun changement. Nous étions toujours couchés. Chaque fois qu’un de nous faisait mine de se lever, les balles sifflaient au-dessus de nos têtes !

Ce n’était rien alors : mais quand la nuit vint, une pluie abondante tomba et continua sans cesse.

En peu de temps, la terre fut détrempée ; la situation devenait insoutenable. Nos habits, qui nous avaient collé à la peau tout d’abord, s’étaient maintenant incrustés dans le sol : boue et hommes ne faisaient plus qu’un ! Les plus hardis tentèrent de se lever ; mais à chaque mouvement, les meurtrières vomissaient du plomb, en même temps que les imprécations de soldats ivres ; et les balles, lancées au hasard, frappaient « dans le tas, » comme avait dit l’officier
 

Quand le jour se fit, le tableau qui s’offrit à nos yeux fut terrible : il y avait au milieu de ce tas de boue des taches de sang et des morts, des blessés sans secours ; c’était horrible !

Un grand bruit me tira de ma torpeur. Il grandit et un autre bruit parut lui répondre. Bientôt je fis comme les autres : je regardai.

C’était un convoi de femmes et d’enfants qui s’avançait. Des enfants !
Elles avaient marché toute la nuit et la pluie, tombant par rafales, avait déchiré les tissus trop justes ; beaucoup étaient presque nues jusqu’à la ceinture ; quant à leurs chaussures, la boue du chemin les avait dévorées : elles allaient nu-pieds. On les reconnaissait bien, celles-là : elles boitaient !
 

Cela dura cinq fois vingt-quatre heures ; après quoi, appelé par ordre alphabétique, je comparus enfin devant un officier.

Je ne sais ce que je lui dis : je lui parlai du froid, de la faim, de la pluie et de l’enfant, surtout

Il me renvoya ; le lendemain, embarqué à bord d’un train de voiture à bestiaux, je roulai vingt-deux heures !

J’avais perdu tout sentiment du jour et de la nuit. Quand je sortis de là, je ne savais si le jour se levait ou si la nuit allait baisser.

 

Quatre mois de captivité (extrait du Gaulois du 21 septembre 1871).

Nous avons scrupuleusement copié mot à mot le récit du Gaulois. — Sa terrible simplicité le dispense de toutes réflexions.

Et maintenant, gens de la gauche, dite républicaine, dont la plupart ont autrefois tant versé de larmes sur le sort des Polonais et ont exhalé tant de fureurs contre Nicolas de Russie et son digne acolyte Mourawieff ; maintenant vous tous, patriotes, ou prétendus tels, qui avez eu de si violentes sorties contre la conduite sauvage des Prussiens, dans la dernière guerre ; comment se fait-il donc que parmi vous il ne se soit pas trouvé une seule voix pour protester contre les infamies dont vous laissiez ainsi déshonorer la France, au nom de laquelle elles se sont commises contre vos compatriotes eux-mêmes ?

Faites-nous donc grâce à l’avenir de toutes vos tartuferies et de vos jérémiades sentimentales. Désormais, les travailleurs se rappelleront que vos hypocrites larmes en faveur des opprimés — par d’autres que vous — se changent facilement en plomb fondu, dès qu’il s’agit de s’opposer à leurs justes revendications dans leur propre pays.

Qu’on interroge en effet la plus cruellement tourmentée des victimes de la tyrannie russe ; nous pouvons affirmer que le récit de ses souffrances n’atteindra jamais le caractère poignant de celui que nous venons de transcrire.

Aux massacres sommaires, succéda l’ère des vengeances juridiques.

Le 7 août, le troisième Conseil de guerre commença le fonctionnement des juridictions militaires par le procès fait à ceux des membres de la Commune qui avaient eu le malheur de tomber entre les mains des ex-décembristes.

Les citoyens Assi, Courbet, Paschal Grousset, Verdure, Billioray, Victor Clément, Ferré, Urbain, Rastoul, Régère, Jourde, Trinquet, Champy, Descamps et Ulysse Parent, comparaissaient devant ce Conseil. Avec eux se trouvaient aussi les citoyens Lullier et Férat, tous les deux membres du Comité central le 18 mars.

Ce procès dura presqu’un mois. Durant tout ce temps les accusés furent injuriés par le président du Conseil, le colonel Merlin[19], et par le commissaire rapporteur, le commandant Gaveau.

Le président s’oublia un jour, au point d’interrompre le citoyen Ferré qui, présentant lui-même sa défense, déclarait qu’il laissait à ses amis le soin de défendre sa mémoire. « La mémoire d’un assassin ! » exclama M. le colonel président, trahissant ainsi la résolution bien arrêtée de condamner l’accusé, avant même que les débats fussent terminés.

Et de fait la condamnation ne se fit pas attendre. Le citoyen Ferré fut condamné à mort ; Lullier le fut également, mais seulement pour la forme, la connivence de ce dernier avec Versailles ayant été établie. Quant aux autres, à l’exception de Courbet et de Victor Clément, condamnés à quelques mois de prison ; de Descamps et d’Ulysse Parent, qui furent acquittés, tous furent condamnés à la déportation, soit simple, soit dans une enceinte fortifiée[20].


Et depuis le 7 août, pour Paris seulement, les Conseils de guerre condamnent et condamnent sans cesse.

À mort Rossel, pour avoir mis sa science au service du Droit ;

Aux travaux forcés à perpétuité, le malheureux Roques, maire de Puteaux, pour avoir fait soigner les blessés de la Commune, qu’on lui avait amenés au commencement de la lutte ;

À la déportation dans une enceinte fortifiée, Rochefort, coupable d’avoir dit que le gouvernement de M. Thiers pourrait bien avoir quelques torts ;

À la même peine, le citoyen Cavalier, jeune ingénieur, coupable de s’être occupé d’entretenir la salubrité parisienne durant la Commune ;

À la peine de mort, le jeune Maroteau, journaliste coupable de quelques articles en faveur de la Commune ;

À la déportation, le savant Élisée Reclus, l’un des premiers géographes de notre époque, pour avoir combattu dans les rangs des fédérés et aussi un peu parce que son frère — heureusement hors d’atteinte — le citoyen Élie Reclus, a osé s’occuper de l’organisation de l’enseignement communal.

À mort, à la déportation, aux travaux forcés tous ceux et toutes celles qui, d’une façon quelconque, ont servi de leur intelligence et de leurs bras la cause des travailleurs !

Et cela dure depuis six mois ! Et cela n’est pas près de finir ! Plus de vingt mille fédérés pourrissent encore sur les pontons, attendant leur tour !

Et depuis six mois, il est des journaux qui crient sans cesse : « Frappez, frappez toujours, frappez sans relâche ces misérables qui ont, deux mois durant, mis notre lâcheté en rut ! »

Et, à la honte éternelle de notre pays, les journaux qui se prétendent républicains et libéraux ont, pendant plusieurs jours après la chute de la Commune, joint leur voix, autrefois respectée, à ces misérables clameurs !

Oui, durant presqu’un mois, il ne s’éleva pas une voix pour crier : pitié ! sinon justice.

La population ainsi poussée chaque jour à acclamer ces œuvres de sang, en était arrivée à ce point de folie bestiale que, de l’aveu même de la police qui en fut effrayée ! le nombre des dénonciations atteignit le chiffre d’environ quatre cent mille !

On entendit d’honnêtes mères de famille, à l’air respectable et bon, dire froidement en public qu’il fallait absolument, pour éviter toute nouvelle révolution, « tuer les femmes et les enfants des communards ! »[21]

Qu’ils soient à jamais voués à l’exécration de nos enfants, ceux qui transformèrent ainsi Paris en un vaste champ de carnage et en une sentine à délations, pour la seule sauvegarde d’abominables intérêts.

Mais qu’ils soient également l’objet du mépris de l’histoire, ces députés républicains de Paris et des départements, qui ne surent trouver une seule parole pour flétrir les égorgeurs de leurs propres amis, et qui, plus encore, poussèrent l’oubli de toute dignité jusqu’à acclamer ces égorgeurs comme ayant « sauvé la patrie ! »

Que le sang de Ferré, de Rossel, de Bourgeois, de Crémieux, de tous ceux enfin qui tombèrent et tomberont peut-être encore sous les coups des réacteurs, soit sans cesse reproché à ceux qui ont fait cause commune avec leurs assassins.

Qu’enfin, à leur manque de cœur et de véritable intelligence démocratique, soient seules imputées les conséquences à jamais déplorables, terribles, sans nul doute, de ce que notre excellent ami Malon a qualifié de « Troisième défaite du Prolétariat français[22]. »


  1. Il est bien entendu que chaque fois que nous parlons des ruraux, ce terme ne s’applique évidemment qu’aux petits tyranneaux des campagnes — grands propriétaires, usiniers, nobles et prêtres — dont les privilèges sont si bien représentés à cette heure par la majorité de l’assemblée versaillaise, — nous pourrions même dire par l’unanimité, sans crainte de nous tromper de beaucoup.

    Le citoyen Gaston Crémieux, à qui nous devons cette heureuse désignation des monarchistes de toute nuances qui composent la majorité, et dont M. Thiers est l’enfant chéri, vient de payer de sa vie l’honneur de l’avoir inventée. — Les ruraux l’ont fait, comme Ferré, Rossel et Bourgeois, assassiner légalement.

  2. Histoire du 18 Mars, par MM. Lanjalley et Corriez, étude qui, avec celle en ce moment publiée par notre ami et co-réfugié à Genève, le citoyen Jules Guesde, le Livre rouge de la justice rurale, facilitera singulièrement le travail des historiens à venir, sur cette importante époque.
  3. Cette excitation au massacre émanait, nous a-t-on affirmé, de la plume de M. André Lavertujon — ex-rédacteur de la Gironde, à Bordeaux. — nommé, après le 4 septembre, rédacteur en chef de l’Officiel, qu’il continua a diriger il Versailles, durant la Commune, et qu’il dirige encore à l’heure ou nous écrivons ces lignes.
  4. Tous ces noms ont été plusieurs fois répétés par les journaux, comme ayant été réellement fusillés. — Deux mois après, le journal la Liberté, revenant sur quelques erreurs qui avaient été commises à cet égard, ajoutait, en ce qui concernait Lefrançais : « quant à celui-ci il n’y a fort heureusement aucun doute, il est bien réellement mort ! »

    Que dire de cet heureusement ? — À M. de Girardin de répondre, dans sa future édition du Droit de punir.

  5. Voir le Figaro, le Gaulois, le Paris-Journal et autres journaux de police de cette époque.
  6. L’ex-député de la Seine, élu le 8 février.
  7. Voir le procès Laluyé, dans la Gazette des Tribunaux, derniers jours de septembre 1871.
  8. Si les renseignements qui nous parviennent à la dernière heure sont exacts, il ne serait pas impossible qu’un jour, s’il vit encore à cette époque, le misérable faussaire et assassin dont nous parlons ici, n’eût quelque étrange et terrible vision, de nature à le faire réfléchir sur le danger qu’il y a, en matière d’assassinat, à ne pas opérer soi-même.
  9. Après avoir fait assassiner le mari, il était logique qu’on fit arrêter la femme. (G. L.)
  10. On se rappelle, à ce propos, que le rédacteur en chef du Figaro fut pris de la fantaisie de faire un procès en diffamation à l’Officiel. Il va sans dire que ce procès n’eut point lieu, grâce sans doute à la haute intervention de M. Thiers qui, un peu avant, avait envoyé une lettre des plus flatteuses à ce journal. — Entre assassins et insulteurs gagés, l’affaire ne pouvait manquer de s’arranger.
  11. Sa mort, comme celle de tant d’autres, était si bien arrêtée à l’avance, que, durant ce délai de douze heures, un officier, sur les instances de Madame Moilin, consentit à aller jusqu’à Versailles pour obtenir la grâce de son mari. Tony Moilin n’avait point pris part à la lutte. Mais toute démarche fut inutile : il était trop intelligent, répondit-on, pour n’être pas dangereux !
  12. Nous avons cependant le devoir d’affirmer qu’au milieu de cet effroyable cataclysme moral de nombreux et d’héroïques dévouements se firent jour. — Nous sommes de ceux qui l’ont heureusement pu constater, et ont ainsi échappé à la mort certaine qui leur était préparée.
  13. Voici les noms de ces infortunées : les citoyennes Marchais, Suétens et Rétiffe, condamnées à mort ; les citoyennes Papavoine et X*** à la déportation (4e  conseil de guerre, siégeant à Versailles).
  14. À l’heure où nous écrivons ces lignes, plus de cinq mois après leur arrestation, cinq cents femmes au moins, et plus encore d’enfants, dont le seul crime est d’appartenir aux partisans de la Commune qui ont pu échapper à leurs bourreaux, sont encore détenus, attendant la clémence de Messieurs de Versailles. — Un jeune garçon de 12 à 13 ans, le jeune Ranvier, fut incarcéré durant plusieurs mois, pour ce seul motif que son père avait été membre de la Commune et du Comité de salut public. Cet enfant, malgré toutes les menaces qu’on lui fit, refusa constamment d’indiquer l’endroit où son père s’était réfugié, malgré qu’il le connût fort bien.
  15. Il va sans dire que l’ouvrier qui parle ici entend par là être délivré de la Commune.
  16. L’enfant de cet ouvrier, âgé de dix ans, venait à l’instant de rejoindre son père à l’imprimerie, la mère étant morte depuis quelque temps, l’enfant n’avait osé rester seul à la maison.
  17. Si l’on pouvait douter du parti pris de fusiller tous les prisonniers (afin de n’avoir point à les juger), cet aveu d’un officier nous paraît de nature à dissiper toute hésitation à cet égard.
  18. La fin du récit de cet ouvrier nous apprend que l’enfant échappa à tous ces dangers, et que son père, rendu à la liberté, le retrouva sain et sauf ; quelques soldats, moins féroces que leurs camarades, l’avaient rencontré et gardé au milieu d’eux.
  19. Colonel du génie. — Ce même officier, qui comme président avait condamné Ferré à mort, commandait les troupes qui, à Satory, le 28 novembre 1871, avaient été mises sur pied pour veiller à l’assassinat des citoyens Ferré, Bourgeois et Rossel. — Il réunit ainsi en sa personne les deux fonctions de juge et de bourreau.
  20. Les malheureux Trinquet et Urbain furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité. La dignité du citoyen Trinquet, durant les débats, fut telle, que les ennemis les plus acharnés de la Commune en furent émus eux-mêmes. La rage de ses juges la lui fait payer cher. — Les journaux annonçaient en novembre que Trinquet, expédié au bagne dès sa condamnation, était soumis à un régime exceptionnel et qu’on ne lui accorderait le régime ordinaire des forçats que lorsqu’il « se serait montré digne de cette faveur par une conduite exemplaire ! »

    Est-il possible de pousser l’infamie plus loin ?

  21. Cet atroce langage est authentique. Il fut tenu un jour en plein omnibus et à voix haute, à une personne qui nous est chère et qui, encore toute émue de cette horreur, nous la racontait quelques instants après l’avoir entendue !
  22. Troisième défaite du prolétariat français, par B. Malon, député démissionnaire à l’assemblée nationale. (Élections du 8 février 1871. — Département de la Seine.)