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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XI

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 47-50).

CHAPITRE XI.


Défenses usitées dans les vallées.

Lorsqu’ils se dégorgent dans les vallées, les torrents exercent des effets directement contraires à ceux qu’on observe dans les montagnes, mais non pas moins désastreux. Ils n’emportent pas les propriétés, mais ils les enterrent sous un monceau d’alluvions.

Pour éviter des répétitions, je ne m’étendrai pas sur ces effets ; tout ce qui a été dit dans la description des lits de déjections suffira, je pense, pour donner une idée de ce genre de ravages.

J’ajouterai seulement qu’ici, de même que dans les bassins de réception, des villages entiers sont à la veille d’être engloutis par les torrents[1]. Il faut admettre, ou que la formation de ces torrents est postérieure à l’établissement des villages, ou que ceux-ci, par une inconcevable imprudence, ont été bâtis dans le champ même de leurs dévastations, j’allais dire, jetés dans la gueule même du monstre. Or, cette dernière explication, outre qu’elle répugne à la raison, est encore détruite par diverses preuves qui établissent la postériorité des torrents. Cela fait déjà pressentir que certains torrents sont d’origine récente, et que les causes qui ont présidé à leur formation, agissent encore de nos jours et peuvent renouveler sous nos yeux tous les phénomènes, accomplis dans les temps passés.

Voyons quels genres de défense on oppose à ces ravages.

Ils peuvent tous se réduire à deux systèmes :

1o Celui des épis ;

2o Celui des digues longitudinales.

Isolé, un épi forme une défense efficace, quand il s’agit de protéger une portion limitée de rive. Il détourne le torrent et le jette directement sur la rive opposée. Mais, à cause de cela même, son emploi présente des inconvénients. Rarement il manque son effet, quand il est bien tracé et bien construit ; mais l’effet qu’on désire est toujours accompagné d’effets hostiles, qu’on voudrait éviter, et qu’il est difficile de prévoir avec certitude.

On peut incliner l’épi vers l’amont ou vers l’aval. Vers l’amont, l’épi résiste mieux et n’est pas aussi aisément affbuillé ; mais il a besoin d’être bien enraciné, ce qui n’est pas toujours chose facile, à cause de la forme convexe du lit. Par ce motif on l’incline généralement vers l’aval.

Considérons maintenant une ligne de défense formée par une suite d’épis, échelonnés le long de la rive. Dans ce cas, ils sont constamment inclinés vers l’aval. Ce système de défense est employé depuis longtemps par les gens du pays[2], et il a rarement été suivi par l’administration. Une ligne de petits épis, disposés de cette manière, présente au courant une série d’obstacles qu’il ne peut pas franchir, et dans l’intervalle desquels il peut néanmoins jeter ses déjections. En se débarrassant d’une partie de ses alluvions, il aide lui-même à former une levée continue, dont les épis ne sont que les premiers linéaments, et au milieu de laquelle ils finissent par disparaître. En même temps que les eaux relèvent ainsi le terrain de la rive, elles affouillent au pied des musoirs, et s’y creusent des gouffres, qui deviennent pour elles autant de points de passage obligés. Ces deux actions s’ajoutent, et le torrent finit par s’encaisser de lui-même. — Enfin, combinés de cette manière, les épis perdent les propriétés éminemment hostiles qui accompagnent toujours les épis isolés, et ils n’agissent pas différemment qu’une digue continue.

Remarquons que ce mode de défense peut être employé sur les lits les plus convexes, puisqu’il n’exige pas d’enracinement. Il suffit d’incliner les épis vers l’aval, d’une quantité telle qu’il y ait une pente de la racine au musoir. Il faut aussi les espacer de telle sorte que le courant ne puisse pénétrer dans l’intervalle qui les sépare. Remarquons enfin que ce système est plus économique que celui des digues longitudinales ; d’abord, parce que la longueur des épis rassemblés est généralement moindre que celle d’une digue qui serait construite sur la même ligne ; ensuite, parce que un épi n’exige pas toute la solidité d’une digue continue, le musoir seul ayant besoin d’être fortifié.

Malgré ces raisons, qui semblent assurer la préférence aux épis, l’usage des digues continues est plus répandu. Cela tient à plusieurs avantages très-réels, que celles-ci présentent dans certaines circonstances. D’abord elles occupent moins d’espace sur le terrain ; beaucoup de torrents du deuxième et du troisième genre, sont resserrés par les propriétés, et l’on veut éviter à la fois de rétrécir leur lit et de sacrifier aux défenses une partie des héritages riverains[3]. Ensuite, dans les cours sinueux, leur tracé est facile, et leur réussite est assurée ; là, au contraire, les épis sont difficiles à disposer, et leur succès est douteux[4]. Comme ces deux circonstances sont précisément celles qui rendent les défenses les plus nécessaires, elles ont dû rendre aussi l’emploi des digues continues plus fréquent.

Ajoutons que les digues continues valent mieux que les défenses saillantes pour fixer les eaux et s’opposer à leur divagation : c’est ce qu’on verra encore mieux tout à l’heure. Il faudrait, pour rendre l’avantage aux épis, les échelonner sur deux lignes parallèles et emprisonner le courant dans leur intervalle, c’est-à-dire qu’il faudrait les faire servir à un encaissement proprement dit. Or, ce genre de travaux est ici beaucoup plus rare, parce qu’il exige le concours d’un plus grand nombre d’intéressés.

Outre ces deux systèmes on peut en compter un troisième, formé par la combinaison des deux premiers. Il consiste dans les digues éperonnées[5]. Les éperons sont de petits épis enracinés dans une digue longitudinale. On peut les incliner indifféremment vers l’amont ou vers l’aval, ou les dresser perpendiculairement au courant, ils garantissent le pied de la digue, à la manière d’un enrochement. Nous retrouverons ce système plus loin, avec quelques dispositions particulières qui en font un genre de défenses à part.

Tels sont les genres de défenses usités dans le pays, pour fermer une ligue de rive aux irruptions d’un torrent. — Avant d’étudier leurs manières d’agir, posons une distinction essentielle. Ces défenses peuvent être appliquées à une seule rive, ou bien elles peuvent être appliquées à la fois aux deux rives opposées. Ces deux dispositions entraînent des effets différents qui tiennent à la différence des conditions dans lesquelles on place le torrent. Dans le premier cas, il peut divaguer librement sur tout un côté de son lit ; dans le second cas, il ne peut divaguer ni d’un côté, ni de l’autre, et il est contraint de passer tout entier entre les deux lignes de défense. Voilà deux conditions qu’on ne saurait confondre : elles divisent la question des défenses, en deux cas qu’il faut nettement séparer :

1o Celui de la défense d’une seule rive : appelons-la endiguement ;

2o Celui de la défense simultanée des deux rives opposées, ou de l’encaissement.


  1. Le village des Crottes, menacé par le torrent des Graves, — Chorges, par les Moulettes, — Abriès, par le Boucher (Queyras), — Saint-Blaise, par le torrent du même nom, près de Briançon, etc., etc.

    Dans l’Isère, le Bourg-d’Oisons est menacé par le torrent de Saint-Antoine.

  2. Épis échelonnés sur le torrent de Vachères, — sur la Séveraisse (Valgodemard), — sur la Guisanne, — sur le torrent de Merdanel, près de Valserres, etc.
  3. Par exemple le torrent de Sainte-Marthe.
  4. Par exemple, sur le torrent des Graves, où la ligne de défense décrit une brusque.
  5. Digue construite de cette manière sur le torrent de Rioubourdoux, — id. de Combe-Barre.