Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXIV

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 117-121).

CHAPITRE XXIV.


Âge des torrents.

On est souvent frappé, en parcourant le département, par l’aspect d’un monticule aplati, placé à la sortie d’une gorge, et dont la surface est dressée en éventail, suivant des pentes très-régulières : c’est le lit de déjection d’un ancien torrent.

Quelquefois, il faut une longue et minutieuse attention pour discerner la forme primitive, masquée comme elle est par des massifs d’arbres, par des cultures et souvent même par des habitations. Mais lorsqu’on l’examine avec soin et sous plusieurs aspects, la figure si caractéristique des lits de déjection finit par apparaître dans toute son évidence, et il devient impossible de s’y méprendre. Le long du monticule, découle un petit ruisseau qui sort de la gorge et traverse paisiblement les champs. C’est lui qui formait l’ancien torrent. — Dans le fond de la montagne, on découvre l’ancien bassin de réception, reconnaissable aussi par sa forme.

Ces torrents éteints (qu’on me passe cette expression) sont plus multipliés qu’on ne le pense d’abord. On en découvre un grand nombre dès qu’on a une fois la clef de cette recherche, et qu’on y dirige son attention.

L’emplacement du bourg de Savines peut être cité entre autres comme un exemple fort remarquable de ce genre de formation.

Le bourg tout entier, avec une partie de son territoire, est couché sur un lit de déjection, dont la largeur dépasse 1 500 mètres, et couvert des champs les plus fertiles. La nature de ce terrain n’est pas douteuse, non plus que son origine. Il a été fouillé jusqu’à de grandes profondeurs par le creusement de plusieurs puits du bourg. Les tranchées d’une route nouvellement rectifiée l’ont éventré dans toutes sortes de directions. Dans le bas, la Durance a taillé des berges de plus de 70 pieds de hauteur, qui forment comme une coupe naturelle en travers du lit. Il se trouve donc à jour de tous côtés, et peut être étudié avec une extrême facilité. Partout, il se compose de pierres roulées, agglutinées par une boue calcaire. Ce poudingue est étendu par lits réguliers parallèles à la courbure de la surface : il devient plus dur et plus grossier à mesure qu’on le prend plus bas, et finit par former un béton très-compact. — Quant à la forme caractéristique, on la distingue de loin, surtout en se plaçant du côté de l’Est. Le bourg est bâti sur la région culminante ; les champs sont jetés à l’entour. Dans le fond s’élève la montagne[1] qui recèle le bassin de réception, enseveli maintenant sous de noires forêts de sapins : elle domine tout ce territoire. Enfin, vers le couchant et à l’extrémité du bourg, coule le ruisseau auteur de ces antiques dépôts ; il s’est encaissé au fond de berges hautes, tapissées de prairies et creusées dans ses propres alluvions.

Il est à remarquer que l’extinction de ce torrent, quoique fort ancienne, puisqu’elle remonte à une époque immémoriale, est néanmoins postérieure aux premiers établissements humains dans ces montagnes. En effet, on a déterré des pierres à four et du charbon enfouis à de grandes profondeurs dans le poudingue. Ces débris témoignent qu’il y avait là des hommes à une époque probablement antérieure aux âges historiques, lorsque le torrent, en pleine action, exhaussait encore son lit de déjection. Le nom du ruisseau semble même annoncer que le torrent avait conservé sa violence jusqu’à des temps plus rapprochés de nous[2].

Ces détails ne peuvent laisser aucune ombre, ni sur le fait lui-même, ni sur son interprétation. Ils ne se rapportent pas à un cas particulier, isolé, mais à un ordre de choses tout à fait général, dont les exemples sont très-répandus et fourniraient chacun la matière à des observations exactement semblables[3]. On doit donc admettre, comme une chose démontrée, que la violence des torrents n’est pas indéfinie dans sa durée, et qu’elle peut s’arrêter, soit qu’elle ait accompli un effet déterminé, soit qu’elle ait rencontré quelque cause qui l’étouffe.

Les torrents qui présentent ces cas sont vraisemblablement ceux dont la formation est la plus ancienne. — Pour rendre cette conjecture plus probable, je saute de suite à l’extrémité opposée de l’échelle.

On sait déjà que certains villages sont bâtis dans les régions mêmes où débouchent des torrents en pleine action : telles sont les Crottes ; tel est le bourg de Chorges. Il est infiniment probable que leurs fondations ont précédé l’apparition des torrents qui les menacent aujourd’hui. D’une part, ces deux localités sont très-anciennes : Chorges, par exemple, est bien positivement antérieure à l’ère chrétienne. De l’autre, les deux torrents ne peuvent pas avoir agi depuis longtemps avec l’énergie qu’ils ont aujourd’hui. Leur pente se brise brusquement à l’issue de la gorge ; leur lit de déjection n’est pas encore régulièrement formé. Celui de Chorges a exhaussé de 6 mètres dans ces quinze dernières années ; s’il suivait cette même progression depuis 1 000 ans seulement, le bourg serait depuis longtemps enseveli sous une montagne de dépôts. — Celui des Crottes est un gros ravin qui n’est devenu inquiétant que dans ces dernières années.

On peut citer des cas plus concluants encore. — Une église de la vallée de Dévoluy[4] est menacée par un torrent qui se dirige droit sur l’édifice ; on l’a contenu par une digue construite depuis une vingtaine d’années. Comment admettre qu’un pareil monument, dont la construction paraît avoir été assez soignée, ait été établie sous la bouche même d’un torrent ? Le style de son ornementation remonte au commencement du treizième siècle, et l’on sait assez de quelles précautions les architectes chrétiens environnaient leurs constructions. Donc le torrent n’existait pas au treizième siècle ; donc, en résumant, il y a des torrents formés depuis les temps historiques.

Mais, sans quitter la même contrée du Dévoluy, on peut citer des exemples de formations bien plus récentes encore. Là des torrents complètement organisés se sont développés sous les yeux de la population contemporaine. Plusieurs même n’ont pas encore reçu de noms, et ils exercent déjà d’effrayants ravages.

En parcourant d’autres localités, on y recueille des observations semblables. Des torrents récents se creusent sur tous les points, partout surgissent des exemples nouveaux qui attestent l’abondance et la rapidité de ces formations, et bientôt on s’arrête consterné devant cette masse de faits, qui sont un bien sinistre présage pour l’avenir du pays[5].

Donc encore, en résumant, des torrents peuvent se former de nos jours, et plusieurs sont d’un âge tout récent.

Enfin, comme s’il ne devait pas manquer un seul anneau à cette chaîne des âges, il existe des torrents qui se placent par leur forme et par leurs effets entre les torrents éteints et les torrents en pleine activité. Ceux-là ne sont pas encore encaissés d’une manière stable au milieu des déjections, mais ils ne divaguent plus que sur une petite partie de leur lit. Le reste est couvert de cultures, de bois, de maisons, et paraît délaissé par le torrent depuis un temps immémorial. On découvre toutes sortes de degrés dans cette transition qui commence à l’établissement de la pente-limite, et qui se termine à l’extinction la plus complète. — La stabilité commence ordinairement à se manifester vers les extrémités du lit ; la végétation s’y fixe, avance, et finit par envahir la surface tout entière des déjections[6].


  1. Le Morgon.
  2. Il se nomme Branafet : ce nom paraît être une corruption de celui de Bramafam, commun à plusieurs torrents ; comme si, en perdant sa violence, il avait perdu aussi le nom qui la révélait.
  3. Ici les exemples se pressent. Je citerai :

    — Le ruisseau du Vallon, et plusieurs autres dans la vallée de la Clarée.

    — Le ruisseau d’Insaludey, de Saint-Joseph, et plusieurs autres dans la vallée, de la Guisanne.

    — Le ruisseau de Saint-Jacques, sur la Durance, près Briançon.

    — Le ruisseau de Saint-Sébastien, près Briançon.

    Ce dernier, aujourd’hui encaissé et passant sous un pont, a formé, par la masse de ses alluvions, comme une seconde montagne au pied de la montagne la Roche-Baron. Le village Saint-Martin-Queyrières est bâti sur ce lit, et la route royale no 94 est taillée dans les déjections sur une longueur de plus de 1 200 mètres.

    — Le ruisseau de la Fare : le village de la Roche est bâti sur ses déjections.

    — Le ruisseau de Chanteloube, etc., etc.

    Il y a plusieurs torrents éteints dans le département de l’Isère.

  4. L’église d’Aguères.
  5. En face de l’esplanade d’Embrun on voit une montagne déchirée par une multitude de torrents du troisième genre. Ils croissent pour ainsi dire sous les yeux de la ville. L’un d’entre eux, nommé Piolit (petit lit), et qui n’était, il y a une trentaine d’années, lorsqu’il a reçu ce nom, qu’un tout petit ravin, est devenu un grand et complet torrent.

    La montagne qui s’étend depuis Orcières jusqu’à la vallée de Champoléon, sur la rive droite du Drac, est ravagée par une telle quantité de torrents, qu’elle semble devoir s’abîmer en masse dans la rivière. — Ces torrents sont la plupart récents, et les vieillards du pays les ont vus naître et se développer.

  6. Le torrent de Sainte-Croix, près de Briançon.

    — Le torrent d’Esparse, de Merdanel, et plusieurs autres dans la vallée du Drac (près d’Orcières) ; — dans la Vallouise, le torrent du Gaulon, celui de Champaris et plusieurs autres.

    Les torrents de Prareboul et de l’Ascension sont cultivés sur la plus grande partie de leurs lits.