Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXVI

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 129-133).

CHAPITRE XXVI.


Influence des forêts sur la formation des torrents.

Lorsqu’on examine les terrains au milieu desquels sont jetés les torrents d’origine récente, on s’aperçoit qu’ils sont toujours dépouillés d’arbres et de toute espèce de végétation robuste. Lorsqu’on examine d’une autre part les revers dont les flancs ont été récemment déboisés, on les voit rongés par une infinité de torrents du troisième genre, qui n’ont pu évidemment se former que dans ces derniers temps. Voilà un double fait bien remarquable : partout où il y a des torrents récents, il n’y a plus de forêts, et partout où l’on a déboisé le sol, des torrents récents se sont formés ; en sorte que les mêmes yeux qui ont vu tomber les forêts sur le penchant d’une montagne, y ont vu apparaître incontinent une multitude de torrents[1].

On peut appeler en témoignage de ces remarques toute la population de ce pays. Il n’y a pas une commune où l’on n’entende raconter à des vieillards que sur tel coteau, aujourd’hui nu et dévoré par les eaux, ils ont vu se dresser autrefois de belles forêts, sans un seul torrent.

Des observations qui se reproduisent si souvent et avec des caractères si constants, est-il permis de les expliquer par le simple effet du hasard ? Ne forcent-elles pas de reconnaître que les forêts exercent une influence puissante sur la production des torrents, soit que, debout sur le sol, elles le défendent contre leur approche, soit qu’effacées par la main de l’homme, elles leur abandonnent un champ libre, qu’ils ne tardent pas à dévaster ?

Il importe d’établir cette influence sur des preuves directes et positives. Or, cela devient presque embarrassant par l’évidence même de la chose à démontrer. Il faut savoir qu’elle se manifeste ici dans tant de circonstances, sous tant de formes variées, et avec une telle force de vérité, que pas un seul homme certainement, dans le pays tout entier, n’oserait la contester. Il suffit de parcourir un seul jour ces montagnes pour être frappé par une infinité de faits qui feraient tomber la conviction contraire la mieux enracinée dans l’esprit. Tous ceux qui connaissent la contrée ne peuvent avoir là-dessus qu’une même opinion. Toutes les observations qu’on a publiées sur cette matière sont unanimes, et leurs auteurs n’ont pas eu d’autre peine que de vérifier l’opinion publique, ni d’autre mérite que d’exprimer par la plume ce qui était depuis plusieurs siècles dans toutes les bouches et dans toutes les intelligences[2].

En face d’une croyance si universelle, si peu contestée et si peu contestable, on se trouve tout en défaut, lorsqu’on essaye de la réduire en une sorte de démonstration. — On ne sait comment sortir une citation du milieu d’un si grand nombre d’exemples qui se corroborent l’un l’autre, et sont principalement puissants par leur ensemble et par leur masse.

Je m’arrête au fait suivant, qui me paraît concluant, et qui est facile à vérifier, attendu qu’il se reproduit très-fréquemment.

On sait déjà (chap. 9) qu’il existe ici beaucoup de revers formés par les détritus des roches verticales qui couronnent généralement la cime des montagnes. — Dans ces terres meubles, la végétation s’enracine avec force, et de vigoureuses forêts de mélèzes et de sapins ont revêtu les flancs de la montagne. Mais la hache peu à peu a décimé les arbres ; des coupes faites sans police ont ouvert, à travers les forêts, de larges clairières, dirigées dans le sens de la pente du revers, cette disposition étant celle qui rend l’exploitation la plus facile. — Or, partout où les bois ont été éclaircis de cette manière, voici ce qu’on remarque. À la place de chaque clairière, le sol végétal a été emporté par les eaux ; un sillon s’y est formé, peu profond dans le commencement, mais qui se creuse de plus en plus, s’étend, monte, grandit, et constitue bientôt un torrent complet. Dans les bandes intermédiaires, où les arbres ont été épargnés, on voit tout le contraire. Là, dans le même sol, sous la même exposition, sur les mêmes talus, souvent très-rapides, le terrain s’est tenu ferme, et ses formes ont été respectées par les eaux. En parcourant la forêt, on traverse ainsi une succession de zones dont l’opposition est frappante. — On peut même saisir jusqu’aux nuances qui séparent le contraste. On remarque des ravins naissants dans les parties où les souches clair-semées accusent un déboisement récent. On remarque des torrents complets là où les indices du terrain et les renseignements des habitants accusent des déboisements plus anciens. Nous sommes donc bien assurés de ne pas prendre l’effet pour la cause, quand nous affirmons que c’est le déboisement de la clairière qui a formé le ravin, et non pas le ravin qui a formé la clairière.

Or, l’exemple que je viens de décrire se reproduit à peu près dans toutes les forêts de l’Est du département[3]. Quand il n’y aurait de bien établi que ce seul et unique fait, ne suffirait-il pas pour prouver, dans toute sa force, l’active influence des forêts ? — Considérons donc cette influence comme une chose démontrée, et résumons-la dans les deux propositions suivantes, qui ressortent avec évidence du fait précité :

1o La présence d’une forêt sur un sol empêche la formation des torrents ;

2o Le déboisement d’une forêt livre le sol en proie aux torrents[4].

La chose étant prouvée de fait, tâchons de nous en rendre compte. — Rien n’est moins difficile à expliquer, et c’est la facilité même de cette explication qui m’a poussé dans tous ces développements. — Je sais que les esprits sages acceptent les faits avec d’autant plus de défiance que les prévisions en paraissent plus certaines, et c’est la surtout qu’il faut prouver qu’on n’a pas mis ce qui doit être à la place de ce qui est réellement.

Quand les arbres se fixent sur un sol, leurs racines le consolident en le serrant de mille fibres ; leurs rameaux le protègent, comme un bouclier, contre le choc violent des ondées. Leurs troncs, et en même temps les rejetons, les broussailles, et cette multitude d’arbrisseaux de toute espèce qui croissent à leurs pieds, opposent des obstacles accidentés aux courants qui tendraient à l’affouiller. L’effet de toute cette végétation est donc de recouvrir le sol, meuble de sa nature, par une enveloppe plus solide et moins affouillable. En outre, elle divise les courants et les disperse sur toute la superficie du terrain ; ce qui les empêche de se porter en masse dans les lignes du thalweg, et de s’y concentrer, ainsi que cela arriverait, si elles couraient librement sur les surfaces lisses d’un terrain dénudé. — Enfin, elle absorbe une partie des eaux, qui s’imbibent dans l’humus spongieux, et elle diminue d’autant la somme des forces d’affouillement.

Il suit de là qu’une forêt, en s’établissant sur une montagne, modifie réellement la superficie du terrain, qui, seule, est en contact avec les puissances atmosphériques ; et toutes les conditions se trouvent alors modifiées, comme elles le seraient, si au terrain primitif on avait substitué un terrain totalement différent. Dès lors, il n’est pas plus étonnant de voir le même sol, tour à tour infesté ou libre de torrents, selon qu’il est dépouillé ou revêtu de forêts, qu’il n’est étonnant de voir les torrents cesser dans les terrains primitifs, ou resurgir brusquement dans les calcaires friables.


  1. On peut citer ici les ravins naissants de la montagne de Saint-André ; — les torrents naissants de la montagne de Charvey, au col du Mont-Genèvre, — ceux du Dévoluy, — ceux de la montagne de Saint-Jean-des Crottes, — ceux d’Orcières, sur la rive droite du Drac, etc., etc.
  2. « Quant aux causes du mal, je n’ai point à me faire un mérite de les avoir découvertes. Là, tout le monde les connaît, même les habitants des campagnes. — C’est un grand point ; les esprits en sont plus disposés à adopter les moyens de les faire cesser. »
    (M. Dugied, dans le mémoire cité.)
  3. Il en existe on exemple frappant sur le revers occidental du mont Saint-Guillaume, du côté de Réallon. — D’autres exemples dans la montagne de Saint-Jean-des-Crottes, — dans les forêts du mont Genèvre, — dans celles de la Combe du Queyras, — dans celle de Risoul, etc.

    Il y en a un autre exemple à l’ouest de Lalley, département de l’Isère, près de la Croix-Haute.

  4. Je ne connais guère que Lecreulx qui ait positivement contesté l’action des bois sur la production des torrents (pag. 159 de son ouvrage cité et ailleurs). En combattant Fabre sur ce point, Lecreulx n’a pas fait autre chose que d’étaler au grand jour sa pleine ignorance du genre de montagnes et du genre de cours d’eau que Fabre a eus spécialement devant les yeux. Lecreulx avait toujours présent à l’esprit l’exemple des Vosges, qui revient à chaque page de son livre. Je connais les Vosges, et je puis affirmer que ces montagnes ne ressemblent pas plus aux Hautes-Alpes, que le patois allemand, répandu dans quelques-unes de leurs vallées, ne ressemble au dialecte provençal, qui est ici la langue générale du pays.