Études d’économie rurale - Le canton de Flers

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Études d’économie rurale - Le canton de Flers
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 227-234).
ÉTUDES
D’ÉCONOMIE RURALE

LE CANTON DE FLERS

Une société libre qui embrasse depuis trente-six ans les cinq départemens de l’ancienne Normandie et qui compte plusieurs milliers d’adhérens, l’Association normande, a tenu cette année ses assises à Flers, chef-lieu de canton du département de l’Orne, arrondissement de Domfront. Plusieurs journées se sont passées en fêtes. Exposition de bestiaux et de machines agricoles, exposition de produits industriels, exposition de tableaux, concours d’harmonie, distribution des prix, banquet, discours, fanfares, feu d’artifice, rien n’a manqué. La petite ville de Flers a dépensé quarante mille francs pour recevoir ses hôtes. La population est accourue de tous les pays environnans. Le préfet de l’Orne, accompagné de tous ses sous-préfets, est venu présider la distribution des prix. On se serait cru dans un important chef-lieu de département. C’est qu’en effet le canton de Flers fait exception, même en Normandie, pour la population et la richesse ; on peut le proposer au reste de la France comme une sorte de modèle.

Déduction faite des chefs-lieux de département et d’arrondissement, la France se divise en 2,500 cantons qui se partagent 50 millions d’hectares et 25 millions d’habitans, soit en moyenne 50 habitans par 100 hectares. Le canton de Flers a 12,700 hectares et plus de 25,000 habitans, soit 200 habitans par 100 hectares. La population y est donc quatre fois plus condensée que dans la moyenne de la France. Il n’y a que le département du Nord qui présente une agglomération supérieure ; l’arrondissement de Lille, un des pays les plus peuplés du monde, compte 600 habitans par 100 hectares, avec des cantons tels que Roubaix et Tourcoing. À part cette région populeuse, le canton de Flers peut revendiquer un des premiers rangs. Cette agglomération est d’autant plus remarquable qu’elle est récente. En 1815, la commune de Flers n’avait que 2,000 habitans ; le recensement de 1866 lui en donne 10,000 ; elle a quintuplé en cinquante ans. Ce n’était autrefois qu’une simple commune ; elle n’a été érigée en chef-lieu de canton qu’en 1826. Son histoire contraste avec le reste du département, où la population diminue. Depuis vingt ans, l’arrondissement d’Alençon a diminué de 2,000 habitans, celui d’Argentan de l4,000, celui de Mortagne de 10,000 : l’arrondissement de Domfront aurait diminué également, si Flers n’avait pas gagné ce que le reste a perdu. À Flers, les naissances excèdent les décès, mais pas assez pour expliquer l’accroissement ; le surcroît de population vient surtout du dehors. C’est l’industrie cotonnière qui est la cause de cette prospérité. Flers est un des principaux centres industriels de France. Même depuis quinze ans, malgré la crise qui a tout suspendu pendant plusieurs années, la fabrique locale a encore augmenté ses produits. Dans le même laps de temps, le salaire moyen a passé de 1 fr. 50 à 2 fr. 50 pour les hommes et de 1 fr. à 1 fr. 50 pour les femmes.

On se demande pourquoi cette industrie s’est établie là plutôt qu’ailleurs, et on n’en trouve aucun motif apparent. Avant 1789, il y avait à Flers une fabrique di toiles, mais peu importante. La petite ville de La Ferté-Macé, autre chef-lieu de canton du même arrondissement, avait alors l’avance pour, ces produits. C’est à partir de 1815, époque où le coton a commencé à s’introduire largement en France, que les progrès de Flers ont été sensibles. La Ferté-Macé et Condé-sur-Noireau, ses voisines, ont gagné aussi, mais moins vite. On aura une idée du développement qu’a pris l’industrie de ces trois villes quand on saura qu’elles mettent en œuvre le dixième du coton importé en France. Les coutils de Flers ont figuré avec honneur à l’exposition universelle, et l’exposition spéciale ouverte pendant la session de l’Association normande contenait des échantillons vraiment, admirables de qualité et de bon marché. 6,500 personnes ont, dans la seule journée du dimanche, payé les 50 centimes perçus à l’entrée de la tente élégante qui contenait cette exposition. Les traités de commerce n’ont eu aucun effet fâcheux sur l’industrie de Flers ; ils ont eu plutôt des effets favorables en lui ouvrant de nouveaux débouchés. Ses produits ont été jusqu’ici consommés surtout en France ; on y songe maintenant à travailler pour l’exportation. La crise du coton a été plus grave ; mais, grâce au bon esprit des ouvriers et des patrons, elle s’est passée sans trop de souffrances. L’industrie de Flers présente un caractère particulier, qui lui a été d’un grand secours ; le travail industriel y est intimement uni au travail rural, et les métiers y sont pour la plupart dispersés dans les campagnes ; l’ouvrier travaille à domicile, à côté de sa femme et de ses enfans.

Malheureusement cette union féconde tend à s’affaiblir. Jusqu’à la guerre d’Amérique, Flers ne possédait pas une seule de ces grandes manufactures qui semblent l’inévitable forme de l’industrie moderne. Toute sa richesse s’était développée avec de simples métiers à la main. Depuis que de nouvelles nécessités ont surgi, de grandes manufactures se sont fondées par association, et aujourd’hui les deux formes de la fabrique sont en présence. L’ancien système n’a pas dit son dernier mot, 15,000 métiers battent encore dans les campagnes ; mais on n’est pas sans inquiétude sur l’avenir de cette organisation patriarcale. Tous les hommes prévoyans sentent le danger et cherchent à le prévenir ; on travaille a perfectionner le métier à la main pour le mettre en état de soutenir la concurrence. La transformation dans tous les cas sera lente et graduelle, ce qui peut ouvrir la voie à des combinaisons diverses. On peut, par exemple, disséminer dans les campagnes les grandes manufactures, de sorte que l’ouvrier retrouve le soir sa maison et sa famille. Il ne s’agit pas ici, comme à Mulhouse, de rendre l’ouvrier propriétaire, il l’est généralement ; il s’agit de le séparer le moins possible de sa propriété. L’aisance répandue par cette grande production a favorisé l’essor de toute sorte d’industries secondaires. L’exposition en contenait de nombreuses preuves, même pour les industries de luxe, comme la carrosserie. La ville est bâtie en granit, ce qui lui donne un aspect sévère ; mais depuis peu d’années elle s’est enrichie de plusieurs monumens construits avec goût, comme une belle église et une vaste halle.

L’agriculture a suivi l’industrie dans son développement. Le sol du canton de Flers est cependant peu fertile. Quand on parle de la Normandie, on se figure toujours ces riches herbages, dons naturels du sol et du climat, qui font l’orgueil de cette province privilégiée. Rien de pareil ne se retrouve à Flers. L’arrondissement de Domfront fait partie du Bocage normand, qui s’étend sur les confins des trois départemens de la Manche, de l’Orne et du Calvados, et qui forme à peu près le cinquième de la Normandie. Au lieu de larges vallées descendant doucement vers la mer, c’est un pays entrecoupé de coteaux et de vallons, à sol argilo-siliceux et à sous-sol schisteux ou granitique. Il y a cent ans, on n’y trouvait guère que de mauvais bois, de grandes bruyères, des champs de seigle et de sarrasin, et dans les bas-fonds des prairies marécageuses qui nourrissaient un maigre bétail. Aujourd’hui les bois et les bruyères ont à peu près disparu, les prairies ont été nivelées et assainies, et les champs soumis à une culture qui ne connaît presque plus de jachères. La valeur moyenne de ces sols médiocres a monté à 1,800 francs l’hectare pour les terres arables, et à 2,600 pour les prairies, taux qu’atteignent difficilement des pays beaucoup plus fertiles. C’est la petite culture qui a fait sans bruit cette transformation ; aucune ferme n’a plus de 60 hectares, cinq ou six seulement en ont de 40 à 60 ; le sol presque tout entier est partagé en petites fermes de 15 ou 20 hectares, ou en petites propriétés de 4 ou 5. Là vit le peuple des petits tisserands, qui joint au profit agricole le salaire industriel. L’assolement suivi dans le canton paraît des plus défectueux ; il l’est en effet. mais moins qu’on ne pourrait le croire :


1re année Sarrasin
2e — Blé
3e — Avoine
4e — Trèfle

Cet assolement est usité dans tout le pays environnant, mais on y est dans l’usage de conserver le trèfle deux années et même trois, pour l’utiliser par le pâturage ; cette pratique est en train de disparaître dans le canton de Flers, et avec raison, car le trèfle de deux ans ne produit presque rien ; c’est en réalité une jachère morte qui laisse le sol se salir de mauvaises herbes. On fait un peu de colza et de pommes de terre, mais point de racines fourragères. C’est l’emploi de la chaux comme amendement qui a permis de cultiver le froment et le trèfle ; le canton emploie tous les ans des quantités considérables de chaux ; on importe aussi un peu de guano et d’autres engrais. Les vergers sont plantés en pommiers qui fournissent la boisson du pays, le cidre.

C’est le sarrasin qui forme la base de la rotation. L’industrie des habitans a su faire une richesse de cette plante qui symbolise ailleurs le dernier degré de la misère rurale. On la considère comme l’équivalent d’une culture sarclée qui étouffe les mauvaises herbes, et prépare très bien le sol à un ensemencement en blé. Le sarrasin donne en moyenne 25 hectolitres à l’hectare, et le blé qui lui succède de 15 à 20 hectolitres ; l’avoine, qui vient après, est moins productive en comparaison. On a essayé plusieurs fois de changer cet assolement ; on y retombe presque toujours. La population, habituée à se nourrir de sarrasin, ne renonce pas aisément à sa culture favorite. Les racines fourragères ont été essayées, dit-on, mais sans donner de bons résultats. Probablement c’est un préjugé, et une culture plus rationnelle, où trois céréales ne se succéderont pas coup sur coup, finira par s’établir. Une statistique faite avec soin montre que le canton ne produit pas assez de froment et de pommes de terre pour sa consommation, et donne au contraire un excédant d’avoine et de sarrasin. Ces faits indiquent ce qu’il faut faire, réduire la sole de sarrasin et celle d’avoine et accroître le produit en pommes de terre et en blé. On y parviendrait par un assolement de six ans ou de huit ans, qui donnerait une place aux racines.

La quantité de bétail entretenu est déjà considérable ; on l’évalue à une tête de gros bétail par hectare et demi. Les moutons sont peu nombreux, et suivant toute apparence ils diminueront encore. Les porcs ne servent qu’à la consommation locale. Toute l’attention se porte sur les chevaux et les bêtes à cornes. Le canton renferme, dit-on, 2,000 têtes de l’espèce chevaline, dont moitié en jumens ou pouliches ; il ne faut pas oublier que Flers touche au Perche, le premier pays de France pour la production des chevaux. 4,000 vaches et 2,000 élèves de tout âge peuplent les étables ; mais la spéculation sur le lait, si florissante dans le reste de la Normandie, est ici inconnue : on fait des élèves, on engraisse des bœufs. Tous ces animaux appartiennent à la race locale, fort perfectionnée depuis cinquante ans par une meilleure nourriture. L’exposition du bétail était belle et nombreuse ; on voyait bien que là surtout était la richesse agricole.

D’une hauteur, l’aspect du pays est charmant. Les prés et les champs sont entourés de grandes haies plantées d’arbres, d’où vient le nom de Bocage. De près, l’effet est moins heureux, les haies bornent la vue de tous côtés. A mesure que la division du sol fait des progrès, le nombre de ces clôtures s’accroît. Multipliées à ce point, elles ont de sérieux inconvéniens pour les récoltes. On sera forcé tôt ou tard de les réduire. Les habitations rurales ont un assez pauvre aspect, comme dans toute la Normandie, mais il ne faut pas juger par là de l’aisance des cultivateurs. Les salaires ruraux, comme les salaires industriels, ont doublé depuis cinquante ans. La nourriture du paysan est meilleure que dans les trois quarts de la France, et la population tout entière a un air remarquable de force et de santé.

A côté de ces cultures modestes, mais prospères, le pays présente depuis quelques années un magnifique exemple de grande culture. Hors des limites du canton de Flers, mais toujours dans l’arrondissement de Domfront, un riche fabricant de capsules pour les fusils, M. Gévelot, a acheté 500 hectares de bois qui appartenaient pour la plupart à l’état. Jl y a fait construire une ferme dont les bâtimens ont coûté, dit-on, plus de 500,000 fr. Une écurie pour 48 chevaux de travail, une vacherie pour 50 vaches à lait, 3 bergeries pour 1,500 moutons, une bouverie pour 200 bœufs à l’engrais, une grande porcherie, forment trois côtés d’un large rectangle, dont une belle maison d’habitation occupe le quatrième côté. Toutes ces écuries sont surmontées d’immenses greniers communiquant entre eux par des chemins de fer. Une machine à vapeur, placée au centre, fait marcher toute sorte de machines accessoires. Pour construire cette ferme sur le sommet d’une colline, il a fallu enlever 100,000 mètres cubes de déblais. Si le spectacle des bâtimens est imposant, celui des terres ne l’est pas moins. 400 hectares ont été défrichés en six ans, pendant la crise du coton, on y a employé 1,000 ouvriers par jour. 150 hectares de prairies et 300 de terres arables ont remplacé les anciennes broussailles, et à perte de vue s’étendent de superbes récoltes, 70 hectares de blé, 70 d’avoine, 80 de prairies artificielles, 35 de betteraves, 22 de sarrasin. Les haies qui encombrent le reste du pays ont disparu. Il y a peu d’exemples d’une entreprise aussi gigantesque menée avec autant de promptitude et de résolution. L’Association normande a décerné une de ses médailles à M. Gévelot.

Les habitans du pays, accoutumés à une culture infiniment moins coûteuse, ont peine à comprendre ces énormes dépenses. Quand tout sera fini, l’œuvre audacieuse de M. Gévelot aura probablement absorbé 2 millions. Se retrouveront-ils ? C’est ce qu’il est bien difficile de dire dès à présent. Les fermes de 500 hectares sont rares, mais elles ne sont pas sans exemple, même en France. Un produit brut de 300 francs par hectare, à moitié absorbé par les frais, suffira ; ce produit est obtenu et même dépassé dans beaucoup de grandes fermes. En tout cas, c’est le plus bel usage qu’on puisse faire d’une grande fortune qu’une semblable création. Il y a maintenant bien peu de provinces où ne se trouve quelque entreprise rurale de cet ordre. Pendant que les petits et les moyens capitaux désertent généralement les champs, les grands cherchent à y revenir. Les riches industriels surtout se font une sorte de point d’honneur de transporter dans l’agriculture la même hardiesse que dans l’industrie. Ce que M. Gévelot tente dans le Bocage normand, M. Cail le fait dans le Vendômois avec plus de largesse encore. Heureuse ou non, cette tentative aura de bons effets. Elle n’occupe que des terrains dont la petite culture n’aurait pas su tirer parti. Elle fournit des exemples utiles, sinon pour l’ensemble, au moins pour les détails. Les grandes haies auront moins de faveur quand on verra par la comparaison le mal qu’elles font. On apprendra que la culture de la betterave est possible, en la voyant réussir, on verra que le rendement du blé et de l’avoine peut être doublé, on reconnaîtra l’utilité des labours profonds, des drainages, des engrais supplémentaires. Même quand il critique le plus, le petit cultivateur profite sans s’en douter de ce qu’il voit ; ses idées s’élargissent, il devient un peu moins routinier et un peu plus hardi ; le travail des machines l’étonné et le fait réfléchir.

Le département de l’Orne occupe un des premiers rangs pour la longueur et l’état d’entretien de ses voies de communication, et le canton de Flers est une des parties du département qui ont le plus de routes. On y trouve aujourd’hui ce qui peut être considéré comme l’idéal à atteindre partout, un kilomètre courant de chemin par kilomètre carré de superficie. À ce beau réseau est venu se joindre une voie ferrée. Flers est une des stations du chemin de fer de Paris à Granville, terminé pour le moment jusqu’à Vire. Une autre ligne, de Caen à Mayenne, doit croiser celle-ci à Flers même, et une section de cette ligne nouvelle, de Flers à Condé-sur-Noireau, vient de s’ouvrir. Bientôt un autre embranchement, voté par le département de l’Orne comme chemin d’intérêt local, atteindra La Ferté-Macé. Ce coin de la France n’aura rien à envier aux pays les mieux pourvus de chemins de fer.

Enfin, malgré son simple titre de chef-lieu de canton, Flers a obtenu, il y a peu d’années, une succursale de la Banque de France. Rien ne prouve mieux combien il serait utile que la Banque multipliât ses succursales. Celle de Flers a fait 16 millions d’escomptes en 1867. D’autres points du département réclament la même faveur. Le chef-lieu, Alençon, qui a plus d’habitans que Flers, se plaint de cette préférence. La ville industrielle de Laigle, celle de Mortagne, celle de La Ferté-Macé, qui suit Flers de près, ont aussi des titres. Dans le seul département de l’Orne, la Banque devrait avoir au moins cinq succursales. Chacun des départemens voisins, l’Eure, la Manche, le Calvados, pourrait en alimenter autant ; la Seine-Inférieure n’en aurait pas trop de huit ou dix. L’ancienne banque de Rouen, si elle n’avait pas été supprimée en 1848, aurait certainement aujourd’hui ce nombre de comptoirs.

Les institutions de bienfaisance sont actives à Flers. Il n’y a pas encore d’hôpital, mais de nombreux secours sont donnés à domicile. Les Petites Sœurs des Pauvres y ont une maison qui recueille et distribue beaucoup d’aumônes. L’état de la Caisse d’épargne et de la Société de secours mutuels montre d’ailleurs que l’épargne et la prévoyance y sont fort en honneur. La mendicité était autrefois un véritable fléau, aujourd’hui elle a disparu. M. de Magnitot, préfet de ce département, y a mis en pratique le système d’assistance qu’il a développé dans un livre couronné par l’Institut, et qui avait déjà réussi dans la Nièvre. Ce second succès, qui confirme le premier, devrait bien exciter l’émulation des autres préfets. Le département de l’Orne a versé en 1867 340,000 francs de souscriptions volontaires ; le canton de Flers, à lui seul, plus de 20,000 fr. Cette somme a permis de satisfaire aux véritables besoins. L’Association normande a décerné à M. de Magnitot une médaille bien méritée pour cette utile organisation.

L’enseignement primaire est très répandu. On s’occupe d’instituer un enseignement professionnel. La plupart de ces établissemens sont dirigés par des congrégations. La population de Flers est religieuse, les mœurs y sont régulières. On se plaint seulement du vice capital des populations ouvrières, l’ivrognerie ; mais les bons conseils et les bons exemples ne manquent pas, et grâce à la vie de famille on peut espérer de vaincre le fléau, ou du moins de le contenir. Un trait curieux peut montrer à quel état d’esprit est arrivé le peuple. L’Association normande avait établi des conférences publiques, où sont venus se faire entendre M. Gustave Lambert, M. Jules Duval, M. Ferdinand de Lesseps et d’autres ; 1,200 personnes remplissaient tous les soirs la vaste enceinte, et la grande majorité de ces auditeurs bénévoles qui écoutaient avec une attention intelligente et sympathique se composait d’ouvriers et de paysans.

L’exposition des beaux-arts avait un caractère sinon précisément local, au moins normand. Elle avait été organisée sous les auspices d’un peintre célèbre, M. Schnetz, dont la famille habite l’ancien château de Flers, et qui vient lui-même y passer l’été. La peinture et la sculpture ont en Normandie d’habiles représentans ; la patrie de Poussin n’a jamais oublié ce que ce souvenir lui impose. Des cours élémentaires.de dessin sont généralement attachés aux écoles. Quant à la musique, on peut presque dire qu’il y en avait trop ; chaque village avait envoyé son corps de musique qui défilait, bannière en tête, dès le point du jour dans les rues de Flers, et le nombre de ces bruyans orchestres a dû mettre à une rude épreuve les oreilles des juges du concours.

Tous ces détails seraient sans importance, détachés du cadre qui les renfermait. Dans une petite ville qui n’était, il y a cinquante ans, qu’un pauvre village, ils prennent un sérieux intérêt. Si chacun de nos cantons était au même point, la France serait quatre fois plus riche et plus peuplée. Aucune cause locale n’expliquant cette supériorité, le même développement industriel et agricole est possible partout. Flers n’a point de grand fleuve qui lui ouvre des communications naturelles, point de chute d’eau pour alimenter ses usines ; son coton lui vient d’Amérique, sa houille d’Angleterre. Ce n’est pas d’ailleurs le seul point du département de l’Orne qui présente ce spectacle d’activité. Outre le chef-lieu, une douzaine de villes de 3,000 à 7,000 habitans et autant de 2,000 à 3,000 sont des centres industriels et agricoles importans. Même dans l’ordre ecclésiastique, c’est un des rares départemens où l’évêché n’a pas été placé au chef-lieu, il est resté dans l’antique cité épiscopale de Séez, qui n’est, comme Flers, qu’un chef-lieu de canton.

On se moque beaucoup, et quelquefois avec esprit, des comices cantonaux ; on oublie trop que là se trouve l’immense majorité du peuple français. La population de nos cantons forme les deux tiers et même, en ne déduisant que les villes principales, les trois quarts de la population nationale. La vie des grandes villes a plus d’éclat et fait plus de bruit, mais tient en réalité moins de place dans le mouvement général. Les fêtes de Flers ont été véritablement, profondément populaires. On ne peut que promettre de nouveaux progrès à ce petit Manchester normand, mais en désirant qu’il ne perde pas son caractère distinctif. Sa population peut encore s’accroître sans inconvénient ; il serait regrettable qu’elle marchât trop vite. Dès que les agglomérations industrielles dépassent une certaine proportion, le danger commence. On l’a vu tout récemment à Roubaix, la moindre suspension de travail s’est traduite en désordres formidables. L’industrie moderne a eu jusqu’ici une tendance à se concentrer dans d’immenses ateliers ; le moment semble venu où le perfectionnement continu des moyens de communication peut lui donner l’impulsion contraire. Les recherches faites à l’occasion de l’exposition universelle ont. montré que, sur beaucoup de points en Europe, notamment en Allemagne, l’activité tend à se diviser. On peut citer à nos portes un pays tout entier, la Suisse, où la vie industrielle se confond presque partout avec la vie rurale. Flers rappelle Winterthur, cette charmante ville industrielle du canton de Zurich, qui n’a même pas 10,000 habitans.


L. DE LAVERGNE.