Études d’Histoire israélite/02

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Études d’Histoire israélite
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 268-304).
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ETUDES
D’HISTOIRE ISRAÉLITE

II.[1]
LE RÈGNE DE DAVID.


I

Le pouvoir de David, définitivement établi roi de Juda et d’Israël, en sa forteresse de Sion, à Jérusalem, dépassait de beaucoup celui d’un sofet. Tout le monde le craignait ; un ordre de lui était exécuté de Dan à Beër-Séba. Ses commandemens pouvaient paraître très absolus ; mais ils s’étendaient à peu de chose. Il n’y avait ni religion, ni législation écrite ; tout était coutumier. La vie de famille fortement constituée chez les sujets enlève beaucoup de soucis au souverain. Le gouvernement de David peut ainsi être conçu comme quelque chose de très simple et de très fort. On peut se le figurer sur le modèle de la petite royauté d’Abd-el-Kader à Mascara, ou d’après les essais dynastiques que nous voyons, de nos jours, se produire en Abyssinie. La façon dont les choses se passent à la cour de tel négus, à Magdala ou à Gondar, est la parfaite image de la royauté de David, dans son millo de Sion. La distribution et le rôle des fonctionnaires, l’organisation des revenus, la fidélité des serviteurs, le rôle des écritures, encore assez réduit, offriraient probablement à un observateur qui se placerait à ce point de vue de curieux rapprochemens.

Ce règne, à la fois flexible et fort, patriarcal et tyrannique, dura trente-trois ans. David garda sur le trône les qualités qui l’y avaient fait parvenir. Il ne paraît pas avoir jamais commis de crime inutile ; il n’était cruel que quand il avait un profit à tirer de sa cruauté. La vengeance, dans ce monde passionné, était considérée comme une sorte de devoir ; David s’en acquittait consciencieusement. Les fondateurs de dynasties nouvelles, quand ils se trouvent en présence de restes considérables d’anciennes dynasties, sont toujours amenés à être défians. Les transfuges des anciens partis qui viennent à eux excitent chez eux une suspicion bien légitime. Ils sont mieux placés que personne pour avoir la mesure des fidélités humaines. Pourquoi les convertis apporteraient-ils à leurs nouveaux engagemens plus de constance qu’ils n’en ont eu pour les premiers ?

La famille de Saül, quoique très riche encore, était assez abaissée pour que David pût sans danger se montrer généreux envers elle. Naturellement, cette générosité n’excluait pas bien des arrière-pensées. Dans ses premiers temps, David affecta beaucoup de bienveillance pour Meribaal, le fils boiteux de son ami Jonathas. Après la mort d’Esbaal, les biens de Meribaal, à Gibéa, avaient été usurpés par un de ses intendans, nommé Siba. Meribaal vivait indigent dans un petit endroit nommé Lodebar, au-delà du Jourdain, près de Mahanaïm. David lui fit rendre ses biens, le fixa à Jérusalem, voulut qu’il mangeât à sa table. Mais les ambitions implacables de l’Orient ne laissent qu’un sens bien affaibli à ce que nous appelons amitié, reconnaissance, générosité, voix du sang. Ni David, ni Meribaal ne se trompèrent sans doute un moment l’un l’autre. Meribaal, tout en faisant régulièrement sa cour à David, gardait de secrètes espérances. David couvait des yeux ce rival possible, et ne cherchait qu’un prétexte pour perdre le fils de son meilleur ami.

Les deux fils que Saül avait eus de sa concubine Rispa causaient à David encore plus de préoccupation. Il en était de même des cinq fils que Mérab, fille de Saül, avait eus de son mari Adriel. La façon dont David fut débarrassé de ces personnages dangereux nous est racontée par l’antique historien avec une grandiose candeur :

Du temps de David, il y eut une famine pendant trois années consécutives, et David vint consulter la face de Iahvé. Et Iahvé dit : « C’est la faute de Saül et de sa maison, la conséquence du meurtre que Saül commit sur les Gabaoaites. » Alors le roi fit appeler les Gabaonites et leur dit : « Que dois-je vous faire, et quelle compensation vous don-nerai-je pour que vous bénissiez le peuple de Iahvé ? »

Les Gabaonites lui répondirent : « Il ne saurait être question d’or et d’argent entre nous et la maison de Saül ; d’un autre côté, nous n’avons pas le droit de faire mourir quelqu’un en Israël. » Et David dit : « Que voulez-vous donc que je fasse ? » Ils répondirent au roi : « Cet homme qui nous a massacrés, et qui s’était proposé de nous exterminer du territoire d’Israël, qu’on nous livre sept d’entre ses fils, pour que nous les crucifiions à Iahvé, dans Gibeat-Saül, selon la parole de Iahvé. » Et David dit : « Je vous les livrerai. » Et le roi épargna Meribaal, le fils de Jonathas, à cause du serment que lui et Jonathas s’étaient juré réciproquement au nom de Iahvé. Et le roi prit les deux fils de Rispa, fille d’Aïah, qu’elle avait eus de Saül, savoir Armoni et Meribaal, et les cinq fils de Mérab, fille de Saül, qu’elle avait eus de Adriel, fils de Barzillaï, de Mehola. Et il les remit entre les mains des Gabaonites, qui les crucifièrent sur la montagne devant Iahvé, et ils périrent tous les sept ensemble.

Ils furent mis à mort dans les derniers jours de la moisson, au commencement de la moisson des orges. Et Rispa, fille d’Aïah, prit le sac dont elle était revêtue et retendit sur le rocher, depuis le commencement de la moisson jusqu’à ce que l’eau du ciel tombât sur les cadavres, et elle ne permettait ni aux oiseaux du ciel de s’abattre sur eux pendant le jour, ni aux bêtes sauvages de s’en approcher de nuit.

Lorsqu’on rapporta à David ce qu’avait fait Rispa, fille d’Aïah, la concubine de Saül, il alla prendre les os de Saül et de son fils Jonathas, de chez les gens de Iabès en Galaad, qui les avaient enlevés de la place de Bêt-San, où les Philistins les avaient suspendus le jour où ils avaient battu Saül au Gelboé. Et, lorsqu’il eut fait ramener de là les os de Saül et ceux de son fils Jonathas, on ramassa aussi les os de ceux qui avaient été mis en croix, et on enterra les os de Saül et de son fils à Séla, sur le territoire de Benjamin, dans le tombeau de son père Kis, et on fit tout ce que le rot avait ordonné. Et Dieu cessa d’être inexorable pour le pays après cela.


David aimait à paraître avoir été forcé aux actes qu’il désirait le plus. Il était bien dans l’habitude de sa politique de se faire le vengeur de Iahvé, même pour des crimes où il avait été de connivence ; ce qui lui procurait le double avantage de servir Iahvé comme il l’entendait et de se débarrasser des gens dont la vie le gênait.

Le harem de David, qui paraît avoir été peu de chose à Hébron, s’augmenta, à Jérusalem, d’un grand nombre de femmes et de concubines. Onze fils au moins lui naquirent en cette nouvelle période : Sammona, Sobab, Nathan, Salomon, Ibhar, Élisoua, Néfeg, Iafia, Élisama, Éliada, Élifélet. La maison royale devint bientôt assez riche. Ainsi nous voyons Absalom posséder à Baal-Hasor, en Ephraïm, des troupeaux et un établissement considérable.

Le palais du millo était avant tout une vaste maison, où l’on mangeait et buvait aux irais du roi. Les habitués de la maison royale passaient pour des privilégiés. Ces festins revêtaient souvent une apparence de fête ; les chanteurs et les chanteuses y avaient un rôle. C’était déjà un rêve de bonheur de passer sa vie dans ce luxe et d’en jouir tous les jours.

L’importance des femmes qui composèrent le sérail du roi fut évidemment très inégale. La plus active sans contredit fut la célèbre Bath-séba ou Bethsabée, fille d’Éliam, qui paraît avoir été une femme capable, exerçant une grande influence sur l’esprit de son mari. On expliqua par un adultère et un crime son entrée dans le harem. Il est difficile de dire si ce récit renferme quelque parcelle de vérité ; David n’était pas un saint ; cependant on a tout à fait le droit de décharger sa mémoire du meurtre, abominablement concerté, de son serviteur Urie le Hittite. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Bethsabée fut assez puissante pour assurer le trône à son fils. Sous le règne de Salomon, nous la verrons jouer le rôle d’une puissante sultane validé.

Le côté administratif et judiciaire faisait presque entièrement défaut dans un tel gouvernement. La centralisatrice. Il n’existait guère. L’action du roi était faible dans les tribus autres que Juda et Benjamin, dans ce qu’on appelait déjà Israël par opposition à Juda. Un recensement fut présenté comme une chose énorme et criminelle. Nulle conscription : l’armée permanente de David était presque toute composée de Judaïtes, de Benjaminites et d’étrangers, surtout de Gattites, qui suivaient David depuis son premier séjour à Gath. Dans les tribus du Nord, on ne s’apercevait du changement de régime que par une sécurité qu’on n’avait pas eue jusque-là. C’était le gouvernement d’une tribu arabe, avec son extrême simplicité de moyens. Les affaires particulières continuaient de se traiter à la porte de la ville, par l’avis des anciens. Aux environs de Jérusalem, cependant, beaucoup de procès étaient portés au tribunal du roi, qui les jugeait en souverain absolu.

Une seule ville, Jérusalem, entra dans la voie des grandes constructions. La royauté y marqua sa place par un palais, un arsenal, un trésor formé des métaux enlevés aux peuples étrangers, surtout aux Araméens. La monnaie n’existant presque pas à cette époque, le butin consistait à prendre au vaincu ses objets en or ou en bronze. Il semble que déjà David se fit un commencement de cavalerie. La Judée prêtait si peu à la manœuvre des chars armés de fer que cette arme ne prit jamais en Israël de développemens considérables. Quant aux chevaux richement parés, ils vinrent d’Égypte sous Salomon.

Le personnel gouvernemental de David était très restreint. Toute son organisation ministérielle, si l’on peut s’exprimer ainsi, est décrite en trois lignes. Joab, fils de Serouia, était son sar-saba (comme on dirait en Turquie, son sérasquier). Benaïah, fils de Joïada, était chef des Kréti-Pléti, c’est-à-dire des gardes du corps étrangers. Adoram ou Adoniram, fils d’Abda, était préposé aux corvées et prestations en nature. La rareté de l’argent ne permettait pas encore de parler de finances. Seraïah était sopher, c’est-à-dire secrétaire d’état, chargé de l’ordre et de l’expédition des affaires. Josaphat-ben-Ahiloud était mazkir, c’est-à-dire grand-chancelier, archiviste, historiographe. Ces deux dernières fonctions supposaient notoirement l’écriture.

Il n’est pas douteux, en effet, que l’écriture ne fût largement employée au temps où nous sommes arrivés. Parmi les morceaux qui composent actuellement la biographie de David dans les livres historiques hébreux, nous possédons probablement plus d’une page qui remonte au temps même de David, et qui peut avoir été tracée par le stylet de Seraïah ou de Josaphat-ben-Ahiloud. Tels sont les listes des gibborim et les anecdotes qui s’y rattachent, certaines courtes notes sur les expéditions de David. Les pièces d’état, les généalogies, les documens importans pour la transmission de la propriété devaient être également dans les attributions du mazkir.

David ne paraît avoir eu que peu de relations avec l’Égypte ; il en eut encore moins avec l’Assyrie, dont l’action à cette époque n’arrivait pas jusqu’aux bords de la Méditerranée. Ses relations avec les villes phéniciennes de la côte paraissent avoir été amicales. Mais David ne s’ouvrit pas, comme Salomon, au goût des civilisations étrangères. Il était trop complètement l’homme idéal d’une race pour songer à se compléter par le dehors, à peu près comme Abd-el-Kader, de nos jours, n’a jamais voulu rien apprendre en dehors de sa discipline première. Les Philistins seuls furent pour David de vrais maîtres ; or, les Philistins représentant une Grèce primitive et barbare, ce fut ici la première fissure par laquelle l’influence aryenne s’exerça sur Israël.

Bien plus sage que Saül, David se montra juste pour les Chananéens, qui formaient, à la surface d’Israël, des flaques de populations distinctes. David favorisa la fusion de ces vieux habitans du sol avec les Israélites. Il semble qu’il considérait les hommes des deux races indistinctement comme ses sujets. Il a des Hittites, en particulier un certain Uriah, parmi ses officiers les plus braves et les plus en faveur. Il fait aux rancunes des Gabaonites une concession qui serait inouïe si, par ailleurs, elle n’avait répondu aux besoins de sa politique. Les Chananéens et les Hittites étaient aussi portés au iahvéisme que les Israélites. Les Gabaonites, tout en reconnaissant que Iahvé était le dieu des vainqueurs, adoraient Iahvé et lui offraient des sacrifices humains. A Jérusalem, nous voyons, d’après certains textes, un Jébuséen nommé Arevna ou Averna, resté riche et propriétaire après la conquête, dans les meilleurs termes avec David, et prenant part à tout ce que le roi fait pour le culte de Iahvé.

Les conséquences de cette politique de conciliation auraient pu être excellentes. On marchait vers le genre de fusion qui constitue une nation. Les distinctions des anciennes tribus s’affaiblissaient. Les Benjaminites avaient joué un rôle si intimement lié avec celui des Judaïtes dans la confection de la royauté, que les deux tribus devinrent désormais presque indiscernables. Jérusalem était située sur la limite des deux tribus et devenait pour elles une capitale commune. La réunion était d’autant plus facile que Benjamin était petit et ne consistait guère qu’en quelques fiefs militaires. La royauté se rattacha ces fiefs, et Benjamin devint ainsi une sorte de domaine royal à la porte de Jérusalem. Les autres tribus abdiquaient presque devant Joseph ou Ephraïm. Tout se polarisait donc sur Ephraïm et Juda. Mais, entre ces deux grandes moitiés de la nationalité d’Israël, le rapprochement n’était qu’apparent. Le pouvoir de David était peu de chose dans les tribus du Nord. L’importance grandissante de Jérusalem excitait une réaction de jalousie en ces régions, dont la colline jébuséenne n’était nullement la capitale. La gloire de David faisait tressaillir de joie les gens d’Hébron, de Bethléhem, même de Benjamin, malgré de nombreux ressentimens Saülides ; elle n’excitait dans le Nord qu’indifférence ou malveillance. On sent que la déchirure d’Israël se fera le long de cette suture imparfaite qui laissa toujours visible la dualité primitive des Beni-Jakob et des Beni-Joseph.


II

C’est surtout par la guerre que la royauté naissante d’Israël inaugura une ère nouvelle, essentiellement différente des temps antérieurs. La forte bande que David s’était faite à Adullam et à Siklag devint le noyau d’une excellente armée permanente, qui eut, à son heure, la supériorité dans tout le midi de la Syrie. Jusque-là, Israël avait souffert des attaques perpétuelles de ses voisins, et s’était toujours, montré inférieur aux Philistins. Maintenant les Philistins vont être domptés, les peuples voisins rendus tributaires. Israël va former un véritable royaume, en sûreté derrière ses frontières et, pour un temps, dominant les états limitrophes.

Ce qui avait caractérisé l’époque des Juges et amené les défaites d’Israël, c’étaient le manque de précaution, l’infériorité de l’armement. David fit faire des provisions d’armes défensives, que l’on gardait dans la citadelle de Jérusalem. Jusque-là le gibbor avait été propriétaire de ses armes, lesquelles de la sorte se trouvaient souvent de qualité inférieure ou mal entretenues. L’homme de guerre fut maintenant équipé par le roi, et ces innombrables épisodes où le Philistin, puissamment casqué, avec sa longue lance et ses cuirasses perfectionnées, narguait l’Israélite armé d’une simple fronde ou d’une courte épée, ne se présentèrent plus.

Une armée, dans les temps anciens, avait presque toujours pour origine une bande de pillards, ou, ce qui revient au même, de gens ne voulant pas travailler et résolus de vivre du travail des autres. Naturellement ces brigands, une fois leur autorité reconnue sur une certaine surface de pays, devenaient les protecteurs-nés de ceux qui travaillaient pour eux. C’est ainsi que l’ordre a été créé dans le monde par le brigand devenu gendarme. Les hommes qui réussirent, avec David, à faire d’Israël une patrie, avaient partagé sa vie d’aventures. Ces hommes, presque tous Bethléhémites ou Benjaminites, durent avant tout s’armer ; le pillage des Amalécites les y aida. Beaucoup d’individus énergiques des tribus voisines se mirent avec eux. Les Chananéens ou Hittites paraissent avoir été dans la bande sur le même pied que les Israélites. Il y avait aussi des Arabes, des Araméens, des Ammonites. Enfin les Philistins, comme nous le verrons, fournirent un contingent considérable.

Parmi ces compagnons, que le fils d’Isaï savait retenir autour de lui à force d’habileté, de charme, et surtout en leur procurant de beaux profits, un homme dominait tous les autres par sa capacité militaire : c’était Joab, fils de Serouïa, qui fut le lieutenant de David dans toutes ses conquêtes, comme il avait été le principal instrument de sa fortune. Son frère Abisaï le secondait habilement. Le dévouement de ces hommes à leur chef ne connaissait pas de bornes. David était personnellement d’une grande bravoure ; mais il était petit et ne paraît pas avoir été très résistant à la fatigue. Un jour, dans une expédition contre les Philistins, partie de Jérusalem, il fut obligé de s’arrêter à Nob. Un autre jour, il faillit être tué par un Philistin. A partir de ce moment, ses compagnons firent ce qu’ils parent pour l’empêcher de payer de sa personne, l’assurant que sa vie était trop précieuse pour être ainsi exposée, en réalité parce que la présence de leur ancien chef, devenu roi et légèrement obèse, était pour eux une gêne, un obstacle à la célérité des mouvemens.

Une singulière émulation de gloire s’alluma entre ces hommes, qui, n’ayant plus d’autre métier que la bataille, devinrent des soudards de profession, uniquement occupés à se raconter leurs prouesses et à se surpasser les uns les autres. Les gibborim (les héros, les braves) devinrent comme un groupe d’élite, dont on aspirait à élue. Il y eut une sorte de Légion d’honneur des « trente, » comprenant les plus illustres paladins de David. Parmi ces trente, en en compta trois, les plus illustres de tous, Joab mis à part. C’étaient Jasobeam, le Hakmonite, Éléazar, fils de Dodo, l’Ahohite, Samma, fils de Agé, le Hararite, tous de la tribu de Juda ou de Benjamin. Plusieurs plaçaient dans la même catégorie Abisaï et Benaïah. Du vivant même de David, à ce qu’il semble, se fixèrent par écrit des listes, souvent peu d’accord entre elles, où étaient les noms de ces braves, et les petites anecdotes militaires qui se rattachaient il chacun d’eux.


Voici les noms des gibborim de David :

Jasobeam, le Hakmanite, l’un des capitaines. Ce fut lui qui brandit sa lance sur 800 hommes tués en une seule fois.

Après lui, Éléazar, fils de Dodo, l’Ahohite, l’un des trois gibborim. Il fut avec David à Pas-Dammim. Les Philistins se réunirent là pour le combat et les Israélites se retirèrent. Lui se leva et frappa les Philistins jusqu’à ce que sa main fût engourdie et comme crispée à la garde de son épée. Et Iahvé fit un grand coup de salut en ce jour, et la masse revint se mettre derrière lui, mais pour piller.

Après lui, Samma, fils de Agé, le Hararite. Les Philistins s’étaient rassemblés pour le combat, et il y avait là un champ plein de lentilles, et le peuple fuyait devant les Philistins. Mais lui, il prit position au milieu du champ, et il se défendit, et il battit les Philistins, et Iahvé fit un grand coup de salut.

Et ces trois capitaines descendirent, et ils vinrent trouver David dans la caverne d’Adullam, et la troupe des Philistins campait dans la plaine des Refaïm, et David était alors dans la mesouda, et un poste de Philistins était à Bethléhem. Et David eut un désir, et dit : « Ah ! si je pouvais avoir un peu d’eau du puits de Bethléhem qui est à la porte ! » Alors les trois gibborim se frayèrent un chemin à travers le camp des Philistins, et puisèrent de l’eau du puits de Bethléhem, qui est près de la porte, et ils l’apportèrent à David. Mais celui-ci ne voulut pas la boire, et il en fit une libation à Iahvé, en disant : « Iahvé me préserve d’une pareille chose ! Cette eau est du sang d’hommes, qui l’ont conquise au risque de leur vie. »

Voilà ce qu’ont fait les trois gibborim. Et Abisaï, frère de Joab, fils de Serouïa, était aussi un capitaine. Et il brandit sa lance sur 300 tués, et son renom égala celui des Trois. Il fut plus estimé que les Trente et il fut leur chef ; mais il n’arriva pas jusqu’aux Trois.

Et Benaïah, fils de Joïada, fils d’un brave de Qabseël, qui avait fait beaucoup de prouesses. Ce fut lui qui tua les deux Ariel et Moab ; ce fut lui aussi qui descendit et tua le lion dans la fosse par un jour de neige. Il tua aussi l’Égyptien très bel homme, et dans la main de l’Égyptien, il y avait une lance. Il descendit vers lui avec un bâton, et il le tua avec sa lance. Voilà ce que fit Benaïah, fils de Joïada. Et son renom égala celui des trois gibborim. Il fut plus estimé que les Trente, mais il n’arriva pas jusqu’aux Trois. Et David le préposa à sa garde.


Nous omettons la liste qui suit. Quelques autres anecdotes militaires du temps nous ont été conservées, à ce qu’il semble, par la main même qui a tracé la liste des gibborim.


Et il y eut encore un combat entre les Philistins et Israël. Et David descendit avec ses gens, et ils combattirent les Philistins. Et David se trouva fatigué, et ils s’arrêtèrent à Nob. Et un homme de la race des Refaïm, qui portait une lance dont l’airain pesait 300 sicles, et qui était ceint d’une ceinture de fer, parlait de tuer David. Et Abisaï, fils de Serouïa, vint à son secours, et frappa le Philistin, et le tua. Alors les hommes de David lui firent ce serment : « Tu ne sortiras plus désormais avec nous pour la bataille, de peur que le flambeau d’Israël ne vienne à s’éteindre. »

Et il y eut encore après cela un combat à Nob avec les Philistins. Alors Sibbekaï, de la famille de Housa, tua Saf, homme de la race des Refaïm.

Et il y eut encore un combat à Nob avec les Philistins, et Elhanan, fils de Dodo, de Bethléhem, tua Goliath le Gattite, qui avait une lance dont le bois était de la longueur d’une gaule de tisserand.

Et il y eut encore un combat à Nob, et il y eut là un géant, et les doigts de ses pieds étaient six et six : en tout vingt-quatre. C’était aussi un fils des Refaïm, et il injuriait Israël, et Jonathan, fils de Siméa, frère de David, le tua. Ces quatre étaient nés de la race des Refaïm, à Gath, et ils tombèrent par la main de David et par la main de ses gens.


III

Ces notes d’une épopée qui n’est jamais arrivée à sa pleine éclosion nous donnent, de la vie héroïque d’Israël au XIe siècle avant Jésus-Christ, un tableau qui ressemble singulièrement à celui que nous offrent les poèmes homériques de la vie héroïque des Hellènes du même temps. Une telle ressemblance vient peut-être en partie de ce que les Philistins, qui furent, dans l’ordre des choses militaires, les maîtres d’Israël, étaient eux-mêmes une peuplade d’origine carienne ou crétoise, très analogue aux Pélasges, et que certains rapprochemens mettent en rapport avec les bandes du cycle troyen. L’autre épopée d’Israël, celle de Samson, naît aussi d’un contact intime d’Israël avec les Philistins. On dirait que les Philistins possédaient des branches du cycle homérique et inspiraient l’esprit épique autour d’eux.

Un fait capital, en effet, et dont la conséquence ne saurait être exagérée, est la part que les Philistins semblent avoir eue dans l’œuvre organisatrice d’Israël. Ce n’est pas la seule fois qu’on ait vu, dans l’histoire, l’ennemi héréditaire devenir pour la nation rivale un éducateur. La lutte contre les Philistins avait fait la royauté d’Israël ; David avait passé dix-huit mois de sa vie au service du roi de Gath, et il avait puisé à cette école quelques-unes des données qui firent sa force ; Gath lui fournit toujours des hommes de confiance et des auxiliaires. Cet Obédédom, dont la maison servit quelque temps d’abri à l’arche, était de Gath. On apprend beaucoup de ceux que l’on combat. L’intelligence singulièrement ouverte de David sortit, grâce à des relations suivies avec une race plus milicienne qu’Israël, du petit système stratégique dont les tribus sémitiques avaient la plus grande peine à se dégager.

Les premières années de David se passèrent à continuer les guerres qui avaient rempli le règne précédent. Le malheureux Saül avait trouvé la mort au cours d’une expédition que les Philistins poussèrent jusque dans la plaine de Jezraël, et dont l’objectif est difficile à déterminer. Quelle fut la suite de la bataille des monts Gelboé ? Que fit l’armée victorieuse, si loin de son centre d’opérations ? On l’ignore. Il est probable que la victoire des Philistins fut sans conséquence durable. En effet, les campagnes de David devenu roi et de ses lieutenans eurent toutes lieu, non du côté de Jezraël, mais sur les frontières mêmes du pays des Philistins, vers Nob, et dans la plaine qu’on appelait « plaine des Refaïm. »

Le récit de ces expéditions a conservé, dans la Bible, sa forme la plus antique. Iahvé s’y montre stratège accompli et prend part lui-même au combat. La bataille de Baal-Peracim, surtout, laissa de profonds souvenirs. Lorsque les Philistins apprirent qu’on avait oint David comme roi de tout Israël, ils voulurent s’emparer de sa personne. David le sut, et il se réfugia dans la forteresse de Sion. Les Philistins, n’ayant pu le saisir, se répandirent dans la plaine des Refaïm. David consulta Iahvé : « Marcherai-je contre les Philistins ? Les livreras-tu en mes mains ? » Iahvé répondit affirmativement. Les Philistins furent complètement battus ; ils s’enfuirent, laissant sur le champ de bataille leurs insignes religieux, qui tombèrent entre les mains de David.

Une autre fois, les Philistins montèrent et se répandirent dans la plaine des Refaïm. Et David consulta Iahvé, qui lui dit : « Tu ne les attaqueras pas par devant ; tourne leurs derrières, et va jusqu’aux bekaim. Et quand tu entendras le bruit de pas dans les cimes des bekaim, alors donne vivement ; car c’est le moment où Iahvé se mettra à votre tête pour frapper le camp des Philistins. » Et David agit selon l’ordre que Iahvé lui avait donné, et il battit les Philistins de Géba à Gézer. D’autres expéditions eurent lieu encore ; mais nous n’en possédons pas les détails.

Nob, aux portes de Jérusalem, fut le théâtre de beaucoup de ces luttes héroïques. Les légendes qui roulaient autour de cet endroit se rapportaient, en général, à des combats singuliers entre des Israélites et des géans philistins. David absorba plus tard toutes ces légendes. On supposa que, dans son enfance, fort de l’appui de Iahvé, il avait terrassé avec sa fronde un de ces monstres bardés de fer.

A partir de David, les Philistins, tout en continuant leur existence nationale dans leurs cinq villes militaires, et en se montrant par momens des voisins désagréables, cessent d’être un danger permanent pour Israël. David les dompta, mais ne les conquit pas. Il n’est pas certain qu’il ait fait une guerre offensive dans les cantons proprement philistins, ni pris une seule de leurs villes. Mais il leur interdit absolument le pillage d’Israël, et tira de leurs mains « le joug de l’hégémonie. » Les Philistins furent les seuls ennemis avec lesquels David observa les lois de la modération. Il avait conscience de ce qu’il leur devait, et peut-être l’expérience qu’il avait faite de leur supériorité militaire lui inspirait-elle un certain mépris pour les petites bandes hébraïques et araméennes. Cette appréciation de soudard émérite lui suggéra une idée qui eut sur la constitution de la royauté israélite une influence décisive.

Presque tous les états sémitiques, pour durer, ont eu besoin de l’appui d’une milice étrangère, la race sémitique de type arabe, par suite de ses habitudes anarchiques, étant incapable de fournir des gendarmes, des gardes du corps. C’est ainsi que le khalifat de Bagdad fut obligé, depuis le IXe siècle, de prendre à son service des milices turques, aucun Arabe ne voulant se prêter à emprisonner un Arabe, encore moins à le mettre à mort. Ce furent, à ce qu’il semble, des pensées de cet ordre qui portèrent David à lever chez des Philistins un corps de mercenaires, dont il fit ses gardes du corps, et qu’il chargeait des exécutions. C’est ce qu’on appelait les Kréti-Pléti. Le mot Kréti désignait les Philistins comme originaires de Crète ; le mot Pléti serait une abréviation, populaire pour Plesti « Philistin. » Des Cariens, distincts ou non des Philistins, paraissent aussi avoir figuré parmi ces corps de soudoyés étrangers au service des rois d’Israël. Enfin, nous voyons figurer dans l’armée israélite un corps de Gittim au gens de Gath. L’Aryen militaire primitif égalait le Sémite hébréo-arabe en bravoure ; il le surpassait en fidélité, et pour fonder quelque chose on avait besoin de lui.

Les Kréti-Pléti nous apparaissent comme analogues aux Germains, gardes du corps des empereurs romains ; aux Suisses, gardes du corps des rois de France, de Naples ; aux Scythes, soldats de police chez les Grecs. Ces Kréti-Pléti avaient pour chef Benaïah, fils de Joïada, qui figure à côté du sar-sabar et ils ne furent établis, paraît-il, que vers la fin du règne de David. La liste des gibborim n’en fait aucune mention et désigne par un autre mot les fonctions de Benaïah auprès du souverain. Après David, le corps put subsister sous le même nom, bien que n’étant plus composé de Philistins, comme certaines gardes suisses purent être composées de soldats qui n’étaient nullement nés dans les cantons helvétiques.

L’importance que prirent les Kréti-Pléti ou Carim fut bientôt de premier ordre. Ce ferrent eux qui firent échouer les tentatives d’Absalom, de Séba, fils de Bikri, d’Adoniah ; ce furent eux qui assurèrent le trône à Salomon. Quoique Gath n’ait jamais appartenu à David, des Gattites, surtout un certain Ittaï, paraissent être entrés dans sa familiarité la plus intime. Étrangers à l’esprit théocratique, peut-être même au culte de Iahvé, plus étrangers encore au vieil esprit patriarcal qui faisait du vrai Israélite une matière si réfractaire au principat, ces sbires étaient presque la seule force dont disposât une royauté, toujours battue en brèche par les prophètes, ces utopistes réactionnaires. À défaut d’une classe militaire nationale, ils constituèrent une force publique détestée des théocraties, mais au fond très nécessaire ; car nul, autant que l’utopiste, n’a besoin du gendarme, qui maintient provisoirement un présent supportable, en attendant une perfection idéale qui ne vient jamais.

Une nation ne se forme que par l’extinction violente des diversités. L’extinction des diversités se fait rarement sans on noyait de milices étrangères ; car la milice étrangère est plus forte que le soldat indigène pour mettre les gens d’accord, pour vaincre les oppositions intérieures, les tendances séparatistes. Les Philistins fournirent cet élément de cimentation à Israël. Ils ne faisaient en cela que continuer le métier de mercenaire, qui avait été leur premier état. Vers le temps des luttes entre l’Assyrie et l’Egypte, ils furent écrasés, comme Israël, par le passage des grandes armées. Ils eurent cependant une fortune singulière. Plus rapprochés de la côte, et plus connus des Grecs que les Israélites, ils donnèrent leur nom au pays ; la terre d’Israël fut désignée dans le monde sous le nom de terre des Philistins, Palestine.

Il est rare qu’une grande influence exercée par une nation sur une autre ne laisse pas sa trace dans les mots. Beaucoup de mots philistins furent sans doute introduits dans l’hébreu, à l’époque de David. La langue des Philistins était un dialecte pélasgique, inclinant tantôt vers l’hellénique, tantôt vers le latin. Nous sommes portés à croire que c’est à cette influence profonde des Philistins sur Israël, vers mille ans avant Jésus-Christ, qu’il faut rapporter l’introduction en hébreu de ces mots d’apparence grecque et latine, désignant presque tous des choses militaires ou exotiques, qui se trouvent dans les textes les plus anciens.


IV

La lutte victorieuse contre les Philistins, et plus encore l’introduction dans l’armée israélite d’un élément considérable de mercenaires philistins, donnèrent à cette armée une force qu’elle n’avait jamais eue jusque-là. Aguerries par de tels adversaires, et renforcées d’auxiliaires qui leur apportaient les qualités d’une autre race, les bandes de David eurent sur toutes les petites nations voisines du pays de Chanaan une supériorité incontestée. Les Moabites, les Ammonites, les Édomites le sentirent cruellement. Les guerres de David avec ces peuplades eurent un caractère fort différent des campagnes contre les Philistins. Celles-ci ont quelque chose d’épique et de chevaleresque. Ce sont des luttes de héros jeunes, fiers, animés d’un même mépris de la vie. Les guerres contre les autres tribus sémitiques sont d’une atroce férocité. Avec les Philistins, David est un Ulysse ou un Diomède, usant de toutes ses supériorités contre l’ennemi, mais traitant l’ennemi on égal. Avec les autres tribus hébraïques, c’est un Agathocle, faisant de la cruauté un moyen de pression. Ces guerres de Peaux-Rouges sont racontées par le narrateur contemporain avec une horrible impassibilité. Un peuple vaincu était alors un dieu vaincu ; pour lui, il n’y avait point de pitié.

On ignore le grief que David avait contre Moab, pays dont il semble qu’il était originaire par un côté de sa généalogie, et auquel, dans la première période de sa vie, il avait demandé un service essentiel. La guerre contre Moab laissa des souvenirs, dont la part principale, savoir l’anecdote obscure des Ariel de Moab, se rattachait à Benaïah, fils de Joïada. David agit envers une population qui lui était si proche parente avec une cruauté épouvantable. On fit coucher tous les Moabites à terre, sur une même ligne ; on les mesura au cordeau ; on les tua sur les deux tiers de la longueur ; on laissa vivre l’autre tiers. Moab fut réduit à l’état de vassalité et condamné au tribut envers Israël.

Édom ressentit aussi le poids des armes de David. Les Édomites furent défaits dans la vallée du Sel, au sud de la Mer-Morte. Le pays fut occupé, Édom devint sujet d’Israël. Joab fut chargé de l’extermination de la race, et s’acquitta de cette mission avec sa froide cruauté. Le roi fut tué ; son fils, Hadad ou Hadar, s’enfuit, avec quelques officiers de son père, à travers le désert de Pharan. Il entraîna avec lui un grand nombre de Pharanites, et toute la bande vint en Égypte, auprès du roi de Tanis. Hadad plut beaucoup à ce prince, qui lui donna une maison, des terres, un revenu, et lui fit épouser la sœur de sa femme, Ahotep-nès, dont il eut un fils nommé Genubat. Celui-ci fut élevé dans le palais du roi, avec les fils de roi.

La lutte contre les Ammonites présenta un caractère particulier de gravité, et eut pour conséquence des guerres sur des territoires éloignés qu’Israël n’avait jamais visités en armes. Nahas, le roi vaincu par Saül, avait rendu des services à David. Après la mort de Nahas, David envoya quelques-uns de ses officiers offrir ses condoléances à Hanoun, fils et successeur de Nahas. Les chefs ammonites furent très malveillans, soutinrent que ces ambassadeurs étaient des espions chargés de préparer une attaque contre Rabbath-Ammon. Les envoyés d’Israël eurent à subir les derniers outrages. Les Ammonites, sentant bien que David tirerait vengeance de l’injure faite à ses représentans, cherchèrent aide et secours du côté des populations de l’Hermon. Ils firent alliance avec les gens de Tob, avec le roi de Maaka et avec les populations araméennes de Rehob et de Soba, qui leur donnèrent un contingent de troupes considérable.

Ce fut une sorte de coalition des populations à l’est et au nord de la Palestine, alarmées, comme il était naturel, de la force naissante du nouveau royaume. Toute l’armée alliée se réunit devant Rabbath-Ammon. Les Ammonites défendaient la ville et ses portes. Les forces Israélites s’avancèrent, sous le commandement de Joab. Cet habile capitaine divisa son armée en deux corps : l’un d’eux, sous les ordres d’Abisaî, devait attaquer la ville ; l’autre, sous ses ordres, devait tomber sur les Araméens disséminés dans la campagne. Les Araméens se débandèrent. Les Ammonites, à cette vue, se renfermèrent dans leur ville. Joab ne chercha pas à les forcer et rentra dans Jérusalem.

Mais les conséquences de l’entrée en scène des populations araméennes de l’Hermon et de l’Antiliban ne s’arrêtèrent pas si vite. Les Araméens de Soba, de Damas, de Rehob, de Maaka, se remirent en ligue contre Israël. Hadadézer, roi d’Aram-Soha, était à la tête de la coalition. Sobak, son sar-saba, conduisait l’armée. David vint en personne combattre ce dangereux ennemi. Il passa le Jourdain à la tête de toute l’armée d’Israël, et livra bataille, sans doute vers le Ledja. La victoire fut complète ; Sobak fut tué. David prit, dit-on, 1,700 cavaliers et 20,000 hommes de pied. Il coupa les jarrets aux chevaux de guerre et n’en garda que cent pour lui. Jusque-là, Israël n’avait eu ni cavalerie ni chars armés. David jugea sans doute que ces moyens compliqués ne convenaient pas à ses gibborim, restés à beaucoup d’égards fidèles aux anciennes pratiques militaires de Juda et de Benjamin.

L’Aram de Damas, l’Aram-Soba, l’Aram-Maaka, et tous les rois vassaux de Hadadézer, devinrent sujets et tributaires d’Israël. David laissa partout des postes militaires. Ces pays araméens étaient fort riches. David prit les boucliers d’or des officiers de Hadadézer et les fit porter à Jérusalem. A Tébah et à Berotaï, villes de Hadadézer, David trouva une très grande quantité d’airain, dont il s’empara également. Les valeurs d’une ville ou d’une nation, à cette époque, consistaient principalement en ustensiles d’or et d’airain. Les contributions de guerre se payaient par l’enlèvement des vases de bronze, qu’on cisaillait pour les rendre transportables.

Toï, roi de la ville chananéenne de Hamath, adversaire de Hadadézer., ayant appris la victoire de David, envoya son fils Hadadram pour le féliciter. Hadadram apportait avec lui des objets d’or, d’argent et d’airain, qui allèrent également grossir le trésor de Jérusalem.

Cette expédition d’Aramée frappa beaucoup les esprits. Le cercle des relations d’Israël s’étendait ; on entrevoyait des mondes placés en dehors de l’horizon visuel des anciens Israélites. Le champ de l’expédition avait été assez restreint. David n’avait pas dépassé le cercle araméen du nord de la Palestine, Soba, Damas, Maaka, Rehob ; mais le bruit d’Israël avait été jusqu’à l’Oronte ; Hamath s’en était ému. On commença à parler de pays qui avaient été méconnus jusque-là.

L’imagination s’en mêla, et plus tard on prétendît que David avait été jusqu’à l’Euphrate, parcourant en triomphateur des pays qui ne virent jamais un gibbor. C’étaient là des exagérations ; les armes israélites s’arrêtèrent, vers le Nord, à Hasbeya ou Rascheya ; du côté de l’Est, elles ne dépassèrent point Damas, la région des tells et le Safa,

Les Araméens vaincus cessèrent de secourir les Ammonites. L’année suivante, « au moment où les rois ont coutume de sortir de leurs villes pour se mettre en campagne, » David envoya Joab au-delà du Jourdain avec toute l’année d’Israël. Joab ravagea le pays d’Ammon, et mit le siège devant Rabbath-Ammon. Il prit sans beaucoup de peine la ville basse, située sur le bord de l’eau. Il lui restait à prendre la ville haute, avec la résidence royale. Joah, par une adulation qui montre combien la royauté était déjà fondée en Israël, fit prévenir David, « pour que ce ne soit pas mon nom, aurait-il ajouté, qui soit prononcé à ce sujet. » David vint et prit la ville. Il enleva la couronne d’or, enrichie de pierres précieuses, de dessus la tête du roi vaincu, et la mit sur la sienne. Le butin fut immense. On fit sortir tout le peuple, et on le massacra de la façon la plus cruelle. Les uns furent sciés, les autres mis sous des herses de fer ou des faux de fer, qu’on promena sur eux ; d’autres furent jetés dans les fours à briques. Toutes Les villes d’Ammon subirent le même traitement.

La cruauté a toujours fait partie de la guerre en Orient. La terreur y est considérée comme une force. Les Assyriens, dans les bas-reliefs des palais, représentent les supplices des vaincus comme un acte glorieux. Le royaume des saints, d’ailleurs, ne fut pas fondé par des saints. Rien encore, à l’époque où nous sommes, ne désignait Israël pour une vocation spéciale de justice et de piété.

On a tout à fait faussé l’histoire, en présentant David comme le chef d’un royaume puissant, ayant, à peu près embrassé toute la Syrie. David fut roi de Juda et d’Israël ; voilà tout. Les peuples voisins, hébreux, chananéens, araméens, philistins, jusqu’à la hauteur de l’Hermon et jusqu’au désert, furent vigoureusement assujettis et plus ou moins ses tributaires. En réalité, sauf peut-être la petite ville de Siklag, David ne fit aucune annexion de pays non israélite au domaine israélite. Les Philistins, les Édomites, les Moabites, les Ammonites, les Araméens de Soba, de Damas, de Rehob, de Maaka, furent après lui ce qu’ils avaient été auparavant, seulement un peu affaiblis. La conquête n’était pas dans l’esprit israélite. La prise de possession des terres chananéennes était un fait d’un autre ordre. On s’habituait de plus en plus à l’envisager comme l’exécution d’un décret de Iahvé. Ce décret ne s’étendant pas aux terres d’Édom, de Moab, d’Ammon, d’Aram, on se croyait autorisé à traiter les Édomites, les Moabites, les Ammonites, les Araméens avec la dernière dureté, à leur enlever leurs richesses métalliques, leurs objets de prix, mais non à prendre leur terre, ni à changer leur dynastie. Aucun des procédés des grands empires à la façon assyrienne n’était connu de ces petits peuples, à peine sortis de la tribu. Ils étaient aussi cruels qu’Assur, mais infiniment moins politiques et moins capables d’un plan général.

L’impression produite par l’apparition de cette royauté nouvelle n’en fut pas moins extraordinaire. L’auréole de David resta comme une étoile au front d’Israël. Nous avons si peu de poésies de ces temps reculés, que la gloire de David ne nous est arrivée que par des chants bien postérieurs. Un écho de l’ancien lyrisme nous est cependant parvenu dans les cantiques traditionnels, où presque toujours le nom de Juda provoque une explosion d’enthousiasme.


Juda, toi, tes frères te loueront,
Ta main sera sur la nuque de tes ennemis,
Les fils de ta mère se prosterneront devant toi.
C’est un petit de lion que Juda ;
Tu montes repu du carnage, ô mon fils ;
Le voilà qui s’étend, qui se couche,
Comme un lion, comme une lionne ;
Qui osera le réveiller ?
Le bâton ne sortira pas de Juda,
Ni le sceptre d’entre ses pieds,
Jusqu’à ce que vienne le pacificateur,
Auquel toutes les tribus obéiront.
Il attache son âne à la vigne,
Au plan de Soreq le fils de son ânesse.
Il lave son vêtement dans le vin,
Dans le sang du raisin sa tunique.
Les yeux rouges de vin,
Les dents blanches de lait[2].


Les oracles rythmés de Balaam étaient comme des couplets ouverts à toutes les fortes émotions nationales. On cita parmi les paraboles du prophète païen la strophe que voici :


Je le vois ; mais ce n’est pas encore ;
Je l’entrevois, mais non de près.
Une étoile se lève de Jacob,
Un sceptre sort d’Israël.
Il broie les cantons de Moab,
Il écrase tous les orgueilleux.
Édom sera sa possession,
Ses ennemis lui seront soumis ;
Israël remportera la victoire,
Jacob dominera sur eux tous,
Et perdra les restes de Seïr[3].


Certes, il n’est pas impossible que David, qui avait du goût pour la poésie, ait composé quelques chants exprimant son sentiment triomphal et sa reconnaissance envers Iahvé. Mais aucun des Psaumes ne paraît sérieusement pouvoir lui être attribué. Une exception semblerait devoir être faite pour le Psaume XVIII, qu’on lui prêtait, au moins dès le temps d’Ézéchias. La plus grande partie de ce morceau est l’ouvrage d’un anavite ou piétiste. Il y a cependant quelques versets dont on peut dire que, s’ils ne sont pas de David, David du moins en a dû souvent proférer de semblables. — Un fragment, répété dans deux Psaumes[4], aurait plus de chance de nous représenter une éructation poétique du temps du premier roi d’Israël :


Dieu a dit en son sanctuaire :
Or sus ! je veux me partager Sichem,
Mesurer au cordeau la vallée de Succoth
A moi Galaad ! à moi Manassé !
Éphraïm est la tour crénelée de ma tête,
Juda est mon sceptre.
Moab est le bassin où je me lave les pieds ;
Sur Édom, je jette ma sandale ;
Sur les Philistins, je pousserai des cris de triomphe.
Qui me conduira à la ville forte[5] ?
Qui saura me mener à Édom ?


Pendant des siècles, ce genre dithyrambique, fondé sur la sonorité des noms géographiques et l’agencement habile d’un petit nombre de mots poétiques, continua de fleurir, presque dans les mêmes termes, chez les nations sémitiques de la Syrie. La date de pareils poèmes est souvent difficile à assigner, et elle est presque indifférente à savoir. Que le petit morceau que nous venons de citer soit ou né soit pas de David, cela n’a pas grande portée, puisque, si David ne composa pas mot pour mot ce morceau tel qu’il est, il chanta ou plutôt il déclama d’une manière qui avait avec ledit morceau la plus complète analogie.


V

Le règne de David marqua dans le progrès du iahvéisme un pas considérable. David paraît avoir été un serviteur de Iahvé bien plus exclusif que Saül. Iahvé est son protecteur ; il n’en veut pas d’autre. Il a un pacte avec Iahvé, qui doit lui donner la victoire sur ses ennemis, en retour de l’assiduité de son culte. Pas un mouvement de piété pure ne paraît s’être fait jour dans cette âme essentiellement égoïste et fermée à toute idée désintéressée. Entre David et Iahvé, comme entre Mésa et Camos, il y a un prêté-rendu d’une exactitude absolue. Iahvé est un dieu fidèle, solide, sûr ; David est un serviteur fidèle, solide, sûr. Les succès de David sont les succès de Iahvé. La fondation du nouveau royaume fut de la sorte censée être une œuvre de Iahvé. Le iahvéisme et la dynastie davidique se trouvèrent intimement associés.

Nul sentiment moral, du reste, chez Iahvé, tel que David le connaît et l’adore. Ce dieu capricieux est le favoritisme même ; sa fidélité est toute matérielle ; il est à cheval sur son droit jusqu’à l’absurde. Il se monte contre les gens, sans qu’on sache pourquoi. Alors on lui fait humer la fumée d’un sacrifice, et sa colère s’apaise. Quand on a juré par lui des choses abominables, il tient à ce qu’on exécute le hérem. C’est une créature de l’esprit le plus borné ; il se plaît aux supplices immérités. Quoique le rite des sacrifices humains fût antipathique à Israël, Iahvé se plaisait quelquefois à ces spectacles. Le supplice des Saülides, à Gîbéa, est un vrai sacrifice humain de sept personnes, accompli devant Iahvé pour l’apaiser. Les « guerres de Iahvé » finissent toutes par d’affreux massacres en l’honneur de ce dieu cruel.

De cette préférence, hautement proclamée et presque affectée, pour Iahvé, s’ensuivait-il, de la part de David, une négation formelle des autres dieux ? Non, certes. Un très ancien narrateur lui met dans la bouche, quand il est persécuté, un discours où il maudit ses ennemis, qui, en le chassant du pays de Iahvé, le forceront à servir des dieux étrangers ; tant il était reçu qu’on pratiquait la religion du pays où l’on entrait. Durant son règne, David ne paraît pas avoir commis un seul acte d’intolérance religieuse. Iahvé ordonne quelquefois des massacres, des actes sauvages ; mais il n’est pas encore fanatique de son culte exclusif, comme il le sera plus tard. Pas une des atrocités que Iahvé conseille à David n’a pour but de chasser un dieu rival. Bethsabée et Benaïah parlent à David de Iahvé comme de son patron ou de son dieu domestique, jamais comme du dieu absolu : « Iahvé, ton Dieu… ; Iahvé, le dieu de monseigneur le roi… » Aucune dénomination divine n’était encore exclusive des autres. Parmi les noms des fils de David, il en est plusieurs où l’on mettait indifféremment Baal ou El. Ainsi celui qui est appelé Eliada dans certains textes historiques, est nommé dans d’autres Baaliada.

On peut comparer une telle situation religieuse à celle d’un franciscain exalté du moyen âge. Aux yeux de ses fidèles, François d’Assise avait sur tous les autres patrons célestes une immense supériorité. Le dévot de saint François ne perdait pas une occasion de déclarer qu’il ne voulait pas de protection en dehors de celle de saint François, que toutes les autres protections lui paraissaient peu de chose auprès de celle-là, qu’il voulait devoir son salut à saint François tout seul ; assertions qui l’entraînaient à une sorte de dédain apparent pour les autres saints. Cela impliquait-il, cependant, que dans sa pensée il fallût détruire les églises des autres bienheureux, les chasser du paradis ? Non ; c’était l’expression ardente d’une adulation qui impliquait bien dans la forme quelque chose de peu flatteur pour les autres personnages surhumains, mais non la négation directe de leur existence. Ce franciscain ardent, déclarant à tout propos qu’il ne connaissait que saint François, n’en invoquait pas moins saint Roch en temps de peste, ou saint Nicolas en ses voyages de mer. Ainsi David put très bien n’avoir ostensiblement le culte que d’un seul dieu protecteur, sans trouver mauvais qu’un de ses fils s’appelât Baaliada, ni qu’on sacrifiât à Milik sur les hauteurs voisines de Jérusalem, ni que, tour à tour., dans un même endroit, on sacrifiât à Iahvé, à Baal, et à Milik.

Ce n’est pas directement, d’ailleurs, c’est indirectement et par voie de conséquence, que David exerça une influence de premier ordre sur la direction religieuse d’Israël. Par la construction de Jérusalem, il créa la future capitale du judaïsme, la première ville sainte du monde. Cela ne fut guère dans ses prévisions. Sion et les lourds bâtimens qui la couronnaient furent pour lui une forteresse, rien de plus. Cependant il posa la condition de la future destinée religieuse de cette colline, car il commença d’y centraliser le culte national, Iahvé s’acheminait lentement vers la colline qu’il avait choisie. Grâce à David, l’arche d’Israël trouva sur la colline de Sion la fin de ses longues pérégrinations.

A l’avènement de David, le meuble sacré était à Kiriat-Iearim, dans la maison d’Abinadab, sur la hauteur. Par suite de la funeste bataille d’Afek, l’arche avait été perdue pour Silo et la tribu d’Éphraïm, qui l’avaient gardée auparavant. David tenait essentiellement à doter sa nouvelle capitale de cet objet, dont l’importance politique ne pouvait échapper à son esprit clairvoyant. La cérémonie de translation fut solennelle[6]. La distance de Kiriat-Iearim à Jérusalem est d’environ deux lieues. On fit un char neuf, sur lequel on mit le précieux coffre avec ses keroub des bœufs le traînaient. Les deux fils d’Abinadab, Uzza et Ahio, marchaient devant. David et le peuple dansaient devant Iahvé, au son des cinnors, des harpes, des tambourins, des sistres et des cimbales.

Iahvé était un Dieu terrible ; on se rappelait que les Philistins n’avaient pas voulu garder chez eux cet hôte redoutable, et l’avaient renvoyé pour qu’il devînt ce qu’il voudrait. Un accident qui arriva dans le cortège troubla l’enthousiasme joyeux. Un des fils d’Abinadab, ou peut-être simplement un des hommes du cortège, tomba évanoui, et, dit-on, mourut. Cela parut une marque du mécontentement de Iahvé. On s’arrêta. « David eut peur de Iahvé ce jour-là, » et, ne voulant point amener l’arche à Sion, il la fit déposer dans la maison d’un certain Obédédom, qui devait être située vers les abords nord-ouest de la ville actuelle. Obédédom était un de ces Gattites qui s’étaient attachés à la fortune de David. Sa qualité de non-Israélite faisait peut-être croire que Iahvé serait moins exigeant et moins sévère envers lui qu’envers ceux qui avaient à son égard un pacte plus spécial ; peut-être aussi Obédédom, étranger à la religion de Iahvé, fut-il moins enrayé que les autres des responsabilités qu’il encourait et laissa-t-il faire.

L’accident de la route donna bien vite naissance à des légendes. On raconta qu’Uzza, ayant vu les bœufs broncher et l’arche sur le point de tomber, porta la main pour la soutenir. Or Iahvé ne souffrait pas plus d’être touché que regardé. Il n’aimait pas qu’on se mêlât de ses affaires, même pour l’aider. Il frappa de mort l’indiscret. On fit des remarques sur les noms de lieux. L’endroit où l’accident était arrivé s’appelait Pérès-Uzza, et il y avait là une aire dite Gorn-Nakon ou Gorn-Kidon, noms auxquels on trouva des sens fâcheux.

L’arche resta trois mois dans la maison d’Obédédom, et fut pour cette maison une source de bénédictions. David alors se ravisa, et, voyant que le coffre portait bonheur, le voulut près de lui, dans sa ville de Sion. La distance était très peu considérable. David organisa une translation à bras, plus solennelle encore que la première, et dont on raconta également des merveilles. A chaque six pas, on immolait un taureau et un veau gras. David, revêtu d’un éfod de lin, dansait de toute sa force devant Iahvé. Tout Israël dansait, criait, sautait à l’entour, au son des trompettes et des instrumens. L’arche fut ainsi amenée jusqu’à Sion, où on lui avait préparé une tente, sans doute dans le millo, à côté du palais.

On sent encore le rythme de ces danses sacrées dans un cantique, remanié à plusieurs reprises, qui nous a été conservé dans le livre des Psaumes[7]. Le début du cantique nous reporte aux temps les plus antiques du culte d’Israël :

Que Dieu se lève, et que ses ennemis se dissipent ; que ceux qui le haïssent fuient devant sa face. Comme disparaît la fumée, qu’ils disparaissent ; comme la cire se fond à l’aspect du feu, ainsi périssent tes adversaires, ô Iahvé ! ..

Chantez à Iahvé, célébrez son nom. Aplanissez la voie à celui qui s’avance sur son char dans la plaine. Iah est son nom ; dansez devant lui.

O Dieu, quand tu sortis à la face de ton peuple, quand tu t’avanças dans le désert, la terre trembla, les cieux se fondirent, à la vue de Dieu,.. ce Sinaï,.. à la vue du dieu d’Israël !

Montagnes de Dieu, montagnes de Basan ; montagnes aux sommets dentelés, montagnes de Basan, pourquoi jalousez-vous, montagnes dentelées, la montagne où Iahvé a choisi de demeurer ? Oui, il y demeurera durant toute l’éternité.

Char de Dieu,.. myriades et milliers d’Israël, le seigneur vient du Sinaï dans le sanctuaire…

Le monde a vu ta marche triomphale, ô Dieu ! la marche de mon Dieu, de mon roi, dans son sanctuaire.

En tête sont les chanteurs, puis viennent les joueurs d’instrumens, au milieu des jeunes filles battant du tambour.

Dans vos groupes, bénissez Dieu, bénissez Iahvé, vous tous qui êtes de la racine d’Israël.

Ici, le petit Benjamin, qui dirige les autres ; ici, les princes de Juda et leur troupe ; là, les princes de Zabulon, les princes de Nephtali…

Planez la route à celui qui roule son char sur la voûte des cieux éternels. Quand il fait éclater sa voix, c’est une voix forte.

Sa puissance s’étend sur Israël, sa force sur les nuées.


On offrit de nombreux sacrifices. On distribua des pains, des gâteaux de raisins secs, les viandes des sacrifices, et tout le monde fut rassasié. Les femmes et le peuple furent enchantés de voir David danser avec eux. Les dames du harem, au contraire, ne purent s’empêcher de sourire. Au moment où l’arche entra dans la ville de David, Mikal, la fille de Saül, regardait par la fenêtre du palais, et vit son mari sauter devant Iahvé, selon l’usage antique, à la grande joie des servantes et des petites gens. En le retrouvant, elle eut des railleries amères, auxquelles David répondit fort sensément : « J’aime mieux ce qui me relève aux yeux des servantes que ce qui me préserverait du ridicule à vos yeux. » On prétendit que si Mikal n’eut pas d’enfans, ce fut à cause du peu de respect qu’elle témoigna en cette circonstance pour Iahvé.

Cette jolie légende paraît être éclose dans le monde prophétique du temps d’Ézéchias. Elle semble répondre à l’antipathie de Hamoutal et des femmes de la cour pour les dévotions iahvéiques, et à l’espèce de respect humain qui empêchait les gens du monde de s’y livrer. Si David fit à Mikal la réponse que l’on dit, il eut certes mille fois raison. Par l’installation de l’arche à Jérusalem, il venait d’accomplir l’acte de politique le plus capital.


VI

À partir du jour où l’arche devint ainsi sa voisine et presque sa vassale, David fut essentiellement l’homme de Iahvé et d’Israël. Sa royauté prit un caractère religieux, que n’avait pas eu celle de Saül David fut l’élu de Iahvé par excellence ; sa fonction devint une lieutenance de Iahvé. L’idée de la royauté de droit divin était fondée. Tout fut permis au roi, qui donnait à Iahvé un établissement stable, à la porte de sa propre demeure. En retour de ce service, Iahvé allait lui accorder le privilège alors le plus désiré et le plus rare, celui de voir sa postérité s’asseoir sur son trône, par une sorte de dévolution incontestée.

Ce fut ici la grande consécration de David, ce fut aussi la consécration de la colline de Sion. Désormais, l’arche ne bougea plus. Il fut reçu que, entre tant de montagnes, bien plus désignées en apparence, c’était la petite colline de Sion qui avait été choisie par Iahvé, et pourquoi ? Justement parce qu’elle était petite et que Iahvé, étant très grand, très fort, aime les petits et les faibles, qui n’osent pas s’enorgueillir contre lui. Avoir l’arche à côté de soi, être le voisin de Iahvé et en quelque sorte son hôte, quelle incomparable faveur !

Dans les conceptions religieuses de presque tous les peuples sémitiques, une idée de haute faveur s’attachait au voisinage du temple ou de l’autel d’un dieu. Ces dieux antiques n’avaient qu’une sphère de puissance assez restreinte ; leur vue surtout était bornée, si bien qu’il fallait souvent se rappeler à eux. C’était ce qu’exprimait le mot ger, joint au nom de la divinité dans des noms comme Gérel, Géro, Géresmoun, Gérastorech, etc. par ce titre de ger, on devenait le protégé du dieu ; on demeurait à son ombre, dans la zone de sa protection. La divinité était souvent conçue comme ailée ; sous ses ailes, le mal ne pouvait vous atteindre. Le voisinage d’un dieu était, de la sorte, une chose fort recherchée. Combien plus devait l’être l’avantage de le tenir en quelque sorte à côté de soi, d’être maître de ses oracles ! L’imagination israélite travailla fort en ce sens.


Ô Iahvé ! qui peut être le ger de ta tente ?
Qui peut habiter sur ta montagne sainte ?


On ne répondait pas encore par la belle formule du Psaume XV : « Le vrai ger de Iahvé, c’est l’honnête homme ; » mais une grande intensité d’amour commençait déjà à se produire autour de cette colline ; l’élection de Sion était faite pour l’éternité.

La pose de l’arche dans sa tente sur le mont Sion fut donc une heure décisive dans l’histoire juive, bien plus décisive en un sens que l’érection du temple lui-même. L’un de ces actes, d’ailleurs, était la conséquence de l’autre. Pour la nécessité des sacrifices, un autel fut élevé devant la tente. C’était un autel taillé, ayant des acrotères. Il paraît que David pensa souvent à élever autour de l’arche une maison permanente en pierres. L’idée de ces maisons des dieux, très vieille en Égypte, faisait en ce moment le tour du monde. Les Grecs s’en emparaient et dressaient de petits habitacles à leurs xoana. Les anciennes populations chananéennes n’avaient pas de temples ; mais Tyr et Sidon, plus influencées par l’Egypte, en avaient ; les Philistins en avaient. Quand même des textes, modernes, il est vrai, ne nous diraient pas que David eut l’idée de bâtir une maison pour y mettre l’aron, il faudrait le supposer a priori. Les métaux précieux que David rapporta de ses expéditions contre les Araméens, les Ammonites et les autres peuples, furent consacrés à Iahvé, pour être convertis en ustensiles religieux. Mais les revenus nécessaires pour de grandes constructions n’étaient pas encore assez assurés. Peut-être aussi la désorganisation momentanée qui marqua les dernières années de David empêcha-t-elle la réalisation du dessein qu’il avait formé. Les restes des écoles de prophètes de Rama étaient d’ailleurs très contraires à l’érection d’un temple. L’ancienne simplicité du culte leur convenait bien mieux. Quant aux tribus du Nord, elles avaient toutes sortes de raisons politiques et religieuses pourvoir l’érection d’un temple à Jérusalem de très mauvais œil.

C’est également à David qu’il faut faire remonter la première organisation, très rudimentaire encore, du sacerdoce de Iahvé. Jusque-là, il n’y avait pas en Israël de sacerdoce national. Chaque sanctuaire avait ses lévis et ses cohanim, plus ou moins héréditaires, maniant l’éphod avec un droit presque égal. L’arche n’était nullement le point unique où l’on trouvait Iahvé et où l’on venait le consulter. Pendant que l’arche est à Kiriat-learim, en particulier ; on ne voit pas du tout que ce point ait été un grand centre religieux. Abihadab et ses fils suffisaient au culte. Les prêtres de Silo et les prêtres de Nob avaient plus d’importance, les premiers descendant d’Éli, les seconds de cet Ahimélek qui donna à David l’épée de Goliath et que Saül fit mettre à mort. Par la translation de l’arche à Jérusalem, le sacerdoce se régularise. Dans le court tableau que nous possédons des grands fonctionnaires de David, à la suite du sar-saba, du sofer et du mazkir, figurent deux cohanim, Sadok, fils d’Ahitoub, et Abiathar, fils d’Ahimélek, le prêtre de Nob. Un certain Ira, le Jitrite, qu’on trouve dans la liste des gibborim, est ailleurs qualifié « prêtre de David, » comme s’il s’agissait d’un emploi de domesticité. Le sacerdoce, du reste, était libre encore. Ainsi tous les fils de David sont qualifiés de cohanim.

David prépara donc pour l’avenir l’unité de lieu de culte et l’unité du sacerdoce ; mais il ne les réalisa pas. Les anciens lieux religieux continuèrent de fleurir. En face de Jérusalem, sur le haut du mont des Oliviers, on adorait Dieu librement.

A la porte même de son palais, David érigea un autel dans les circonstances les plus particulières. Il y avait là une aire qui appartenait, dit-on, à un Jébuséen nommé Arevna ou Averna. Une maladie épidémique décimait la ville, et on croyait voir au-dessus de ladite aire se dresser l’ange de Iahvé la main étendue pour exterminer. Le prophète Gad conseilla d’élever un autel à Iahvé sur cette aire. Arevna, s’il faut en croire la tradition, voulut donner l’emplacement. David tint à l’acheter, ainsi que les bœufs, les herses, les bois d’attelage qui étaient là, et qui servirent à l’holocauste. Il bâtit ensuite l’autel et y offrit de beaux sacrifices. L’aire d’Arevna est l’endroit même où fût bâti quelques années après le temple de Salomon.

Silo, Béthel, Nob, perdirent, par suite de ces innovations, une partie de leur importance religieuse. Hébron, au contraire, resta la ville sainte de Juda. C’était un de ces principaux centres du culte de Iahvé ; si bien qu’on y allait même de Jérusalem pour accomplir certains vœux faits à Iahvé. Ce qui fut, à ce qu’il semble, centralisé dans la tente sacrée, ce furent les consultations par l’oracle. Passé David, on ne voit plus d’éphod, d’urim et tummim privés. Par suite d’une sorte de progrès de la raison publique, et surtout par l’influence des prophètes, ce grossier usage commençait à passer.

Sans le savoir et sans le vouloir, David travailla donc au progrès religieux. Le sentiment religieux ne paraît pas avoir été supérieur chez David à ce qu’il fut chez Saül et chez ses contemporains. Mais son esprit était plus rassis ; il vit l’inanité de certaines superstitions où se noya le pauvre Saül. Dans la première période de sa vie, il abuse de l’éphod, comme tout le monde. Depuis son établissement définitif à Jérusalem, ou dirait que les sorts par urim et tummim sont supprimés. Les téraphim, intimement liés à l’éphod, disparaissent également.

Nous possédons certainement, dans l’histoire de David, plus d’une page du temps de David même. Ces pages ont un ton raisonnable, presque rationaliste, qui surprend. Il n’y a pas un seul miracle proprement dit dans le fond de l’histoire de David. Tout le récit de la révolte d’Absalom, en particulier, morceau si suivi, et qui peut être l’œuvre d’un mazkir, ne présente pas un seul acte superstitieux, une seule consultation de l’éphod. Tout s’y passe entre politiques, discutant en politiques, et militaires sensés ; le ton est celui d’une piété éclairée comme celle du Télémaque de Fénelon. Ce n’est plus la religion à recettes du temps des Juges, rappelant, par son grossier matérialisme, le paganisme italiote ou gaulois. Les folies du temps de Samuel et de Saül sont démodées. Les idées se clarifiaient ; l’ancien élohisme, oblitéré par les scories iahvéistes, reparaissait ; une école de sages déistes se formait, à Jérusalem, autour de la royauté.

La liturgie de ces temps reculés était très simple, et sans doute celle de Iahvé ne différait pas de celle qui se faisait en l’honneur de Baal ou de Milik. Les prières et les hymnes se composaient de ces formules déprécatives qui remplissent les Psaumes, criées à tue-tête, avec des danses et de grands éclats de voix. Il s’agissait de forcer l’attention du dieu, de se faire remarquer de lui à tout prix ; pour cela, on faisait le plus de bruit possible ; c’était ce qu’on appelait teroua. Un rudiment de musique sacrée existait peut-être déjà. Plus tard, on prêta à David un rôle de chorège et de législateur musical très exagéré.

David paraît, en effet, avoir aimé la musique, joué des instrumens et pratiqué l’orchestrique à la manière des anciens. Il fit des poésies. L’élégie sur la mort de Jonathan et celle sur la mort d’Abner sont très probablement de lui. Il n’est pas impossible que, dans le petit poème méconnaissable II Sam., XXIII, 1-7, il n’y ait aussi quelques bribes de poésies du vieux roi. David appartenait à l’ancienne école à laquelle se rapportent les cantiques du Iasar. Sa manière n’était pas la strophe banale et amplifiée, sans rien de circonstanciel, qui domine dans la plupart des psaumes. De bonne heure, cependant, on s’habitua à lui prêter des compositions de ce genre. Plus tard, à l’époque relativement moderne où l’on fit des collections de psaumes, son nom fut mis sans discernement en tête de pièces du genre sir ou mizmor, qui ont avec lui aussi peu de rapports que possible.

Porté au trône en partie par l’influence des prêtres de Nob et des prophètes de Rama, David aurait dû, d’après notre manière de raisonner, être fort livré aux influences que nous dirions cléricales. Il n’en fut rien. Comme Charlemagne, David fut le roi des prêtres, mais en même temps le maître des prêtres. Les tracasseries qui troublèrent la vie de ce pauvre Saül n’existèrent pas pour lui. Comme le roi de France, il tint en bride la théocratie, tout en partant d’un principe fortement théocratique. Le prophétisme, qui était arrivé par Samuel, à une si grande importance, se vit rejeté dans l’ombre sous David. Un pouvoir laïque exista. Aucun inspiré de Iahvé ne pouvait prétendre à rivaliser avec un favori de Iahvé tel qu’était David. Les prophètes Gad et Nathan eurent auprès du roi un rôle tout à fait secondaire, que plus tard les historiens de l’école prophétique cherchèrent à grossir. Gad, intitulé bizarrement le « voyant de David, » figure comme un officier de la cour. Ni Gad ni Nathan n’eurent dans la direction du règne aucune influence appréciable. C’est après l’abaissement du principe royal, dans une centaine d’années, que le principe prophétique se relèvera et prendra une influence directrice parfois prépondérante, jusqu’au jour où, par la disparition complète du pouvoir civil, il deviendra l’essence même et le tout de la nation.


VII

L’Orient sémitique n’a jamais su faire une dynastie durable, si l’on prend pour échelle de la durée nos uniques et merveilleuses maisons royales du moyen âge, et notamment la première de toutes, la maison capétienne, incarnant la France pendant huit ou neuf cents ans. En Orient, la décadence vient très vite. La floraison d’une dynastie ne compte guère que deux ou trois règnes. La dynastie de Méhémet-Ali, que le XIXe siècle a vu naître et mourir, nous donne à cet égard une mesure qui est rarement dépassée. Souvent même, le fondateur aperçoit à l’horizon les nuages noirs qui menacent son œuvre. La fin des grands conquérans asiatiques est presque toujours attristée.

David fit à cette loi de l’instabilité orientale une exception apparente. Ses descendans occupèrent le trône quatre siècles, sans solution de continuité démontrable. Mais il faut remarquer que l’œuvre de David était la fusion de Juda et d’Israël, qui ne dura que deux règnes ; en outre, l’avènement de Salamon fut irrégulier, comme nous le verrons. David lui-même, dans sa vieillesse, eut à l’intérieur de singulières difficultés à vaincre. Ceci surprend au premier coup d’œil, mais on n’en saurait douter. La fin du règne de David vit des défaillances que l’entrée en scène triomphante du jeune roi d’Hébron n’avait fait nullement présager.

La cause de cette faiblesse des dynasties orientales est toujours la même : c’est la mauvaise constitution de la famille, la polygamie. La polygamie, affaiblissant beaucoup les liens du père au fils, et introduisant dans le palais des rivalités terribles, rend absolument impossibles ces longues successions de mâle en mâle et d’aîné en aîné, qui ont fondé les nationalités européennes. À mesure que David vieillissait, son harem devenait un insupportable nid d’intrigues. Bethsabée, capable de toutes les ruses, était arrivée au rang d’épouse préférée. Dès lors, ce fut chez elle un plan arrêté que Salomon, son fils, serait, après la mort de David, l’unique héritier de la monarchie d’Israël.

Ce monde de jeunes et vigoureux adolescens, que ne retenait aucune loi morale, était comme une atmosphère orageuse où se nouaient et se dénouaient de sombres tragédies. Amnon, le fils aîné de David, semblait destiné au trône, et excitait par là de fortes jalousies. C'était une nature entièrement dominée par l'instinct sexuel. Il devint éperdument amoureux de Thamar, sa sœur, née d'une autre mère, feignit d'être malade pour être soigné de sa main, et, comme elle lui apportait dans l'alcôve le remède qu'elle lui avait préparé, il la saisit, la viola, puis la prit en horreur et la chassa odieusement. Thamar se réfugia chez son frère Absalom et lui demanda vengeance.

David se montra faible et ne punit pas Amnon, parce qu'il l'aimait comme son aîné. Absalom tua Amnon, puis se réfugia chez son grand-père maternel Talmaï, fils d'Ammihour, roi de Gessur. Il y resta trois ans. Absalom était un des plus beaux jeunes hommes qu'on pût voir. De la plante des pieds à la tête, son corps n'avait pas un défaut. Sa chevelure surtout était un miracle. Tous les ans, il la coupait, car elle devenait trop pesante ; ainsi coupée, elle pesait 200 sicles royaux. Au moral, c'était un tempérament colère, un homme absurde et violent. Dans son exil volontaire de Gessur, il conçut le projet de refaire pour son compte ce que son père avait fait, de prendre l'inauguration royale à Hébron comme David, de chasser ensuite ce dernier de Jérusalem, et de gouverner avec d'autres conseillers, dans le sens voulu par les mécontens du régime établi.

Une telle pensée, en effet, n'aurait pu être conçue, même par une tête aussi légère que celle d'Absalom, si elle n'avait trouvé de l'appui dans les dispositions de certains membres de la famille royale. David, en vieillissant, s'affaiblissait. Comme Auguste, il devenait doux et humain, depuis que le crime ne lui était plus nécessaire. La longue royauté de David, d'ailleurs, provoquait de sourdes impatiences. La tribu de Juda, qui l'avait élevé au trône, était froissée des faveurs qu'il accordait aux Benjaminites, anciens partisans de Saül. Quelque étrange que cela paraisse, Juda, qui avait été la force du pouvoir naissant de David, fut l'âme de la révolte d'Absalom. La désaffection, à Hébron et dans la tribu, était générale. Les dépenses que l'on faisait pour Jérusalem rencontraient beaucoup d'opposition, et sans doute les satellites étrangers de David provoquaient l'antipathie qui d'ordinaire s'attache à ces sortes de milices. Les restes de la famille de Saül étaient aussi une cause d’agitation. Un certain Séraeï, fils de Géra, qui demeurait à Bahourim, près de Jérusalem, Meribaal lui-même, quoique comblé de bienfaits par David, n’attendaient qu’une occasion. Des parens ou des alliés de David, tels que Amasa, fils d’Abigaïl, sœur de Serouïa, qui était par conséquent cousin germain de Joab, des brouillons comme un certain Ahitofel, de Gilo, n’aspiraient qu’à des nouveautés. Absalom donnait à tous ces mécontentemens disséminés un centre de ralliement. Amasa était au plus mal avec Joab. On disait que son père Jitra était un Ismaélite, qui n’avait pas été régulièrement marié avec Abigaïl. Ahitofel, grand donneur de conseils, mêlé à toutes les affaires, était particulièrement dangereux.

Joab vit le danger et essaya d’amener un rapprochement entre le père et le fils. La colère du vieux roi ne pouvait être abordée de front. Joab employa une voie détournée. Une femme de Thékoa, à laquelle il avait fait la leçon, prouva au roi qu’un père se punit en punissant son fils. Absalom fut rappelé à Jérusalem ; après de très longues hésitations, la réconciliation fut opérée, grâce aux instances réitérées de Joab.

Mais un esprit agité ne sait pas attendre la fatalité des choses. Absalom voulait être sûr de succéder au trône, et il aspirait à y monter le plus tôt possible. Il se procura un char, des chevaux et cinquante coureurs qui couraient devant lui. Il se plaçait le matin sur les routes qui conduisent à Jérusalem, s’adressait aux gens qui venaient trouver le roi pour une affaire, dépréciait la justice royale et faisait entendre que, s’il gouvernait, tout irait bien mieux. Beaucoup de gens lui rendaient hommage. L’opinion répandue qu’il serait roi après David lui faisait un parti de tous ceux qui voulaient se donner l’avantage d’avoir été les premiers à saluer le soleil levant.

Résolu à brusquer les événemens, Absalom feignit un vœu qu’il avait fait à Iahvé, étant à Gessur, et qu’il ne pouvait accomplir qu’à Hébron. David le laissa partir. Ces vœux de personnes royales, entraînant d’énormes tueries de bêtes, étaient de grandes parties de plaisir, où l’on invitait ses amis. Deux cents Jérusalémites sortirent avec Absalom pour participer à ses sacrifices et à ses festins. Absalom se mit alors en révolte ouverte, se fit proclamer à Hébron, et annonça qu’au signal de la trompette, il serait roi d’Israël. Ahitofel de Gilo (village voisin d’Hébron) se joignit à son parti. L’affaire grossit avec une rapidité inouïe. Entre un souverain près de mourir et un héritier présomptif dont l’avènement paraît certain, l’égoïsme humain n’a pas coutume d’hésiter. Jérusalem même bientôt ne fut plus sûre. David résolut d’en sortir et d’aller chercher un refuge au-delà du Jourdain. La sortie de la ville fut lugubre. Toute la maison du roi le suivit, excepté dix concubines, qui restèrent pour garder le palais. Les Kréli-Pléti et le corps de soldats de Gath qui s’était attaché à David lui demeurèrent fidèles. David fit remarquer à Ittaï le Gattite, leur chef, que des étrangers avaient moins de devoirs envers lui que ses propres sujets. Il l’engagea à rester avec « le roi. » Les mercenaires philistins voulurent suivre leur maître dans le malheur. Le défilé commença : on sortit par le nord de la ville ; toute la troupe passa le Gédron en versant des larmes, et commença la montée de la colline des Oliviers. Là se plaça, selon des récits peut-être légendaires, une scène touchante. On vit arriver Sadok, Abiathar et la troupe des lévites portant l’arche d’alliance, ce semble, avec l’intention d’accompagner David. Les lévites déposèrent l’arche à terre jusqu’à ce que tout le peuple fût passé. Mais David dit à Sadok : « Fais rentrer l’arche de Dieu dans la ville. Si je trouve faveur aux yeux de Iahvé, il me ramènera et me la fera revoir, ainsi que la tente où elle demeure… Retourne donc en paix à la ville, toi et ton fils Ahimaas, et Jonathan, le fils d’Abiathar. » Sadok et Abiathar obéirent et réinstallèrent l’arche dans sa tente, près du palais.

David monta, dit-on, la pente des Oliviers nu-pieds et la tête voilée. Tous ceux qui l’accompagnaient pleuraient en montant. À ce moment, David apprit la trahison d’Ahitofel. Ce fut pour lui le coup le plus grave. Ahitofel avait la réputation d’un sage, que l’on consultait comme Dieu lui-même. David arriva au sommet, à l’endroit où l’on adorait Dieu. Là, il rencontra Housaï, homme prudent, qui se disposait à le suivre ; mais le roi, qui n’avait pas oublié sa vieille politique de renard, voulut qu’il rentrât dans la ville pour assister aux conseils d’Absalom et d’Ahitofel, et lui rapporter ce qui se dirait, par l’intermédiaire de Sadok et d’Abiathar.

Le vieux roi traversa alors toutes les épreuves de la mauvaise fortune, trompé par les uns, injurié par les autres. Les Saülides avaient leurs propriétés sur le versant du mont des Oliviers, près de la route que les fugitifs suivaient. Des rancunes qui se dissimulaient depuis trente ans se crurent libres d’éclater. A Bahourim, Sèmeï se mit à accabler d’injures le roi détrôné et à lui jeter des pierres. Abisaï voulait tuer cet insolent ; David fut d’une patience admirable. La conduite de Meribaal fut équivoque. Lorsqu’on eut un peu dépassé le sommet du mont des Oliviers, l’intendant Siba, qui souffrait impatiemment la position subordonnée qui lui avait été faite, vint dénoncer son maître, faisant remarquer à David que Meribaal n’était pas sorti de Jérusalem avec les fidèles, sans doute parce qu’il espérait rentrer en possession de la royauté de son père. David crut, un peu précipitamment, à ces insinuations, et donna en toute propriété à Siba les biens de Meribaal.

Absalom entrait dans Jérusalem comme David contournait les derniers sommets du mont des Oliviers. Ahitofel l’accompagnait, et était en quelque sorte son ministre dirigeant. Le premier conseil qu’il donna au pauvre égaré fut de coucher avec les concubines que son père avait laissées pour garder le palais. La prise de possession du harem du souverain vaincu était la marque qu’on succédait à son pouvoir. On dressa donc une tente pour Absalom sur la plate-forme du palais, et le jeune fou coucha avec les concubines de son père, à la face de tout Israël. Ahitofel, en conseillant cet acte odieux, établissait une haine à mort entre le père et le fils, et fermait la porte à une réconciliation dont il eût payé les frais. Son second conseil, — et celui-ci était assez politique, — fut de poursuivre David sans délai. Housaï était présent au conseil ; il avertit Sadok et Abiathar de l’avis qui venait de prévaloir. Jonathan et Ahimaas étaient postés près de la fontaine du Foulon. Une servante alla les informer, et ils coururent apprendre l’état des choses à David. Celui-ci passa le Jourdain au plus vite avec toute sa troupe, et gagna Mahanaïm.

Absalom avait pris pour sar-saba son oncle Amasa, fils d’Abigaïl. Il passa le Jourdain peu après David. Le théâtre de la guerre fut ainsi le pays de Galaad. David, à Mahanaïm, était entouré de marques d’attention et de respect. Des provisions et même des délicatesses lui venaient de Lodebar, de Roglim et de Rabbath-Ammon. Un certain Barzillaï le Galaadite, surtout, homme très vieux et très sage, se fît remarquer par son empressement. Les petits jeunes prêtres, Ahimaas et Jonathan, allaient et venaient, espionnant, portant les nouvelles. Les prêtres s’abstenaient de verser le sang, mais ils avaient d’autres moyens de se rendre utiles.

David retrouva, dans ces circonstances difficiles, toute son habileté stratégique. Il divisa sa troupe en corps de mille et en corps décent hommes, donna le commandement d’un tiers à Joab, d’un autre tiers à Abisaï, d’un autre tiers à Ittaï le Gattite. Il voulut aller à la bataille ; on l’en empêcha. Il resta à la porte de la ville, avec des réserves qui devaient donner en cas de danger. Il recommanda, dit-on, de tout faire pour sauver fa vie d’Absalom.

Le combat se livra dans ce qu’on appelait laar-Ephraïm, « la forêt d’Ephraïm, » vaste espace boisé situé au nord-ouest de Mahanaïm. La victoire des généraux de David fut complète. La forêt fut fatale aux fuyards ; les rebelles s’embrouillèrent dans les massifs et furent massacrés. Absalom voulut s’engager avec sa mule dans un fourré de chênes ; il se prit dans les branches ; la mute s’échappa ; il fut tué. On jeta son corps dans un trou et on accumula dessus un grand tas de pierres. Un autre monument à la porte de Jérusalem, dans la vallée da Cédron, porta longtemps le nom d’Absalom, Plusieurs années avant sa mort, comme il n’avait pas d’enfans, il voulut avoir un cippe pour perpétuer son nom, près de la ville où il avait vécu, et il se fit de son vivant un iad, qui exista longtemps après sa mort.

Pour la vingtième fois, David fut désolé d’une mort dont il profitait, et les récits furent arrangés de façon à ce qu’il n’en fût pas responsable. Toute l’armée défila devant le vieux roi, assis au milieu de la porte de Mahanaïm, et la royauté d’Israël fut sauvée ; ajoutons : la destinée d’Israël ; en effet, si le règne du fondateur de Jérusalem eût uni d’une aussi triste manière, David n’eût pas été le personnage légendaire qu’il est devenu, et, d’un autre côté, Iahvé n’eût pas été le dieu fidèle envers ses fidèles, le dieu entre tous qu’il vaut le mieux servir, car il est un dieu sûr.

Quand Ahitofel et les rebelles maîtres de Jérusalem apprirent la victoire de David, ils se débandèrent. Ahitofel revint à Gilo, mit ordre à ses affaires, s’étrangla et fut enterré dans le tombeau de ses pères. L’ensemble des tribus, ce qu’on appelait Israël, ne s’obstina pas dans la révolte. La tribu de Juda, qui était la plus coupable, fut plus difficile à ramener. Ce fut l’œuvre des prêtres Sadok et Abiathar. Amasa fut maintenu dans son commandement militaire. La politique de David sembla quelque temps réserver ses faveurs pour ceux qui l’avaient trahi ; il était sûr des autres. Cela causa plus d’un mécontentement. La masse de la tribu de Juda accourut au-devant de l’armée royale, quand elle repassa le Jourdain, à Galgal. Sémeï de Bahourim vint avec mille Benjaminites demander grâce ; tous furent pardonnés.

Le cas de Meribaal était embarrassant. Ce malheureux vint de Jérusalem trouver le vainqueur, affectant de n’avoir ni fait sa barbe, ni nettoyé ses habits depuis le départ du roi. Siba, cependant, continuait à le charger. David hésitait. Il partagea les biens de Saül entre Meribaal et Siba. Meribaal n’accepta pas cette solution injurieuse. On ne sait ce qu’il devint. Il ne paraît pas, en tout cas, avoir retrouvé les faveurs que David lui avait accordées.

Barzillaï le Galaadite était aussi descendu de Roglim, et vint passer le Jourdain avec le roi, pour l’accompagner jusqu’à l’autre bord. C’était lui qui avait fourni des provisions au roi pendant son séjour à Mahanaïm. Et le roi dit à Barzillaï : « viens avec moi de l’autre côté du Jourdain ; je pourvoirai à tes besoins chez moi, à Jérusalem. » Mais Barzillaï répondit : « Combien d’années ai-je donc encore à vivre, pour aller avec le roi à Jérusalem ? J’ai quatre-vingts ans, à l’heure qu’il est. Je ne discerne plus l’agréable du désagréable ; je ne sens plus ce que je mange ni ce que je bois ; je n’entendrais plus la voix des chanteurs et des chanteuses… Laisse-moi donc repartir, pour que je meure dans mon endroit, près du tombeau de mon père et de ma mère. Voici, par exemple, ton serviteur Kimeham[8] qui pourra passer le Jourdain avec le roi mon maître ; traite-le comme il te plaira. » Alors le roi dit : « Ce sera donc Kimeham qui viendra avec moi. » Toute la troupe passa ensuite le Jourdain. Quand le roi eût passé aussi, il embrassa Barzillaï et lui fit ses adieux. Puis le roi marcha vers Gilgal, et Kimeham l’accompagna.

Ephraïm et les tribus voisines n’avaient pas pris part, comme nous l’avons vu, à la révolte d’Absalom. Ces tribus restaient indifférentes à un conflit qui n’était, à leurs yeux, qu’une querelle domestique. Mais l’empressement des Judaïtes à rétablir le roi qu’eux-mêmes avaient déposé les blessa profondément. Ce fut comme si les Parisiens, après avoir chassé Charles X, en 1830, se fussent avisés de le rétablir sans consulter la province. On se plaignit vivement que Juda réglât tout par son caprice. « Nous avons dix parts du roi, disaient les mécontens ; David nous appartient plus qu’à vous. » La discussion fut très vive. Le feu allumé par Absalom était mal éteint.

On Benjaminite nommé Séba, fils de Bikri, sembla tout remettre en question. Il sonna de la trompette en criant :


Nous n’avons rien de commun avec David,
Rien à faire avec le fils d’Isaï.
Chacune à ses tentes, ô Israël !


C’était un appel à la dissolution du royaume fondé avec tant de peine. Les tribus se retirèrent en effet, et plusieurs suivirent Séba. Les Judaïtes seuls reconduisirent David à Jérusalem. Le harem, souillé par son fils, lui fit horreur. Il fit placer les dix concubines dans un lieu de détention, où on les nourrit jusqu’à la fin de leurs jours comme des veuves.

Il s’agissait de réduire Séba, fils de Bikri. Le principal embarras de David était de faire marcher d’accord ses fidèles et ceux des rebelles à qui il avait accordé l’aman. Joab et Amasa, surtout, étaient à l’état de rivalité ouverte. Le vieux roi ne savait que devenir. Il chargea Amasa de lever en trois jours les hommes de Juda. L’essai de mobilisation fut mal exécuté ; David alors donna l’ordre à Joab de sortir de Jérusalem avec les Kréti-Pléti et les gibborim, pour réduire Séba. Joab et Amasa se rencontrèrent près de la grande pierre qui est à Gabaon. Ils affectèrent l’un pour l’autre la plus tendre amitié ; Joab s’avança pour baiser la barbe d’Amasa, et en même temps il lui perça le ventre de son épée. Les entrailles se répandirent à terre. Amasa se roulait dans son sang au milieu du chemin/ Tout le monde s’arrêtait pour le regarder. On le tira dans un champ, on jeta un manteau sur lui, et il expira. Sa troupe se joignit presque tout entière à celle de Joab, pour se mettre à la poursuite de Séba.

Séba recula jusqu’à l’extrémité du pays d’Israël, et se renferma dans Abel-Beth-Maaka, au nord du lac Houle. Joab fit le siège de cette petite place. Les habitans, voyant les malheurs que les rebelles allaient attirer sur eux, coupèrent la tête de Séba et la jetèrent à Joab par-dessus le mur. Alors, chacun des hommes qui composait l’armée rentra chez lui, et Joab revint à Jérusalem.

Amasa, qui aurait pu être un si grand embarras pour David, avait encore disparu de ce monde sans que David y fût directement pour rien. C’était Joab seul qui était responsable de l’assassinat. Nous verrons bientôt comment David se fit sur Joab l’exécuteur de la justice divine pour un crime dont il avait touché les fruits.


VIII

« Et le roi David était vieux[9], avancé en âge, et, bien qu’on le couvrît de vêtemens, il n’avait pas chaud. Et ses serviteurs lui dirent : « Qu’on cherche pour monseigneur le roi une jeune fille « vierge, et qu’elle se tienne devant le roi ; et qu’elle lui serve de « compagne, et qu’elle couche dans son sein ; ainsi monseigneur le « roi aura chaud. » Et l’on chercha la jeune fille dans toute l’étendue d’Israël, et on trouva Abisag la Sunamite, et on l’amena au roi, et elle le servait ; mais le roi ne la connut pas comme épouse. »

Cette pauvre fille n’aurait guère mérité de figurer dans l’histoire, sans une circonstance qui lui prêta un rôle tragique. Sa beauté inspira une violente passion à l’un des fils de David, qui se consola par elle de la perte d’un royaume et joua pour elle sa vie. Nous verrons ces événemens se développer à leur jour.

Plus le roi vieillissait, plus les intrigues se multipliaient autour de lui. Depuis la mort violente d’Amnon et d’Absalom, la succession à la couronne préoccupait tout le monde. David envisageait Salomon comme son successeur. Ce n’est pas qu’il fût l’aîné ; mais le vieux roi trouvait en lui beaucoup de traits de sa nature, et d’ailleurs Bethsabée, dont l’entrée dans le harem avait été irrégulière, peut-être criminelle, exerçait le plus grand ascendant sur l’esprit de son mari. La tenue de Salomon était assez correcte. Il n’en était pas de même de celle d’Adoniah, fils de Haggit, l’aîné après Absalom et très bel homme avec cela, qui affectait tous des airs d’Absalom, sauf la révolte. C’était le personnage à la mode, le jeune premier de Jérusalem ; or la haute nouveauté du moment était le luxe des chevaux. Adoniah avait un char, des cavaliers, des coureurs, qui écartaient la foule devant lui ; et il disait sans cesse : « Je veux être roi. » Son père ne le reprenait pas comme il l’aurait dû. Adoniah ourdit son complot avec Joab et Abiathar. Mais Sadok, Benaïah, Le prophète Nathan et la plupart des gibborim n’étaient pas avec lui.

Sans attendre la mort du roi, Adoniah voulut se faire proclamer, et, à l’insu de David, il fit préparer un grand festin dans les jardins qui étaient au sud de Jérusalem, à la jonction des deux vallées, près de la roche de Zohélet et de la fontaine du Foulon. La vallée était pleine des bœufs, des veaux, des moutons égorgés. Adoniah invita ses frères, excepté Salomon, et les Judaïtes officiers du roi ; mais il n’invita ni Benaïah, ni les gibborim, ni Nathan. On criait déjà : « vive le roi Adoniah ! »

Nathan prévint Bethsabée, qui entra sur-le-champ dans la chambre où le roi était seul avec Abisag. Bethsabée se plaignit amèrement de la faiblesse du roi, qui laissait tout faire, et lui demanda de désigner officiellement son successeur. Nathan insista dans le même sens.

Le vieux roi prit son parti. Il réunit Sadok, Nathan, Benaïah et les Kréli-Pléti, fit monter Salomon sur sa mule, et ordonna de le mener solennellement de la hauteur de Sion au Gihon, c’est-à-dire à la source qui était à l’orient de la ville, versant ses eaux dans le Cédron[10]. Là eut lieu le sacre. Nathan oignit Salomon comme roi d’Israël ; les trompettes sonnèrent ; on cria : « vive le roi Salomon ! » Tout le peuple répéta ce cri. Puis on remonta au palais de Sion ; le peuple suivait le cortège, au son des fifres. On entra dans le palais ; Salomon s’assit sur le trône de David. David, étendu sur son lit, faisait des signes d’assentiment. Salomon reçut l’hommage des Kréti-Pléti et des Kréti-Pléti du palais. La joie était extrême ; une immense clameur retentissait à l’entour.

Adoniah et ses invités achevaient, en ce moment, leur festin à un quart de lieue de là. Joab, qui était avec eux, entendit le son de la trompette et tressaillit. Au même moment, Jonathan, fils du prêtre Abiathar, entra et apprit les conjurés que la ville était en fête par suite de la proclamation de Salomon. Les invités se levèrent troubles et se dispersèrent. Adoniah monta rapidement à Sion, et saisit les acrotères de l’autel qui était devant la tente sacrée. Salomon réussit à les lui faire lâcher, par des promesses évasives, qui lui laissaient au fond sa liberté de vengeance pour l’avenir.

On ne sait pas combien de temps David survécut à cette espèce d’abdication. Son entente avec Salomon paraît avoir été complète. Le caractère de ces deux hommes était, au fond, assez analogue ; ce furent les événemens qui firent entre eux toute la différence. La vie de brigand que le père avait menée lui donnait sur son fils, élevé dans le sérail, une grande supériorité. David recommanda à son successeur quelques personnes qui lui avaient fait du bien, surtout les enfleras de Barzillaï le Galaadite, qui durent avoir leur place à la table royale. Il montra la noire perfidie de son âme hypocrite, en ce qui concerne Joab et Séméï. Il avait pardonné à Séméï dans un moment où la générosité lui était imposée. Il n’osa ensuite retirer la grâce consentie, parce qu’il l’avait scellée d’un serment au nom de Iahvé ; mais, avant de mourir, il demanda à Salomon de trouver un biais pour faire mourir cet homme, qui l’avait blessé à mort : « Tu es un homme habile, lui dit-il ; tu sauras ce que tu dois faire pour que ses cheveux blancs descendent au scheol avec du sang. »

La commission qu’il donna à Salomon relativement à Joab fut encore plus odieuse. Il devait tout à cet énergique soldat ; mais il ne l’avait jamais aimé. Dans une foule de circonstances, il l’avait vu commettre des crimes dont au fond il n’était pas fâché, d’abord parce qu’il en profitait, ensuite parce qu’il pensait, selon la croyance d’alors, que ces crimes vaudraient à Joab une mort violente, de la part des élohim vengeurs, il n’aurait jamais osé le punir ; il avait trop besoin de lui, et d’ailleurs il se trouvait lié envers lui par des sermens trop solennels. Mais il pensa que ces sermens n’obligeaient pas Salomon. Dans le secret des derniers entretiens, il ne se crut plus obligé de dissimuler : « Tu feras selon ta sagesse, dit-il à Salomon, et tu ne laisseras pas ses cheveux blancs descendre en paix au scheol. » Ces raisonnemens nous révoltent, et pourtant de pareils scrupules impliquaient l’idée de dieux justes. La casuistique naissait assez logiquement de l’idée d’un pouvoir méticuleux avec lequel l’homme a un compte ouvert de crimes tarifés. Le débiteur cherche toujours à échapper à son créancier par des raisonnemens subtils. David mourut à l’âge d’environ soixante-dix ans, après trente ans de règne, dans son palais de Sion. Il fut enterré près de là, au fond d’un caveau creusé dans le roc, au pied de la colline qui portait la ville de David. Tout cela se passait environ mille ans avant Jésus-Christ.

Mille ans avant Jésus-Christ ! C’est ce qu’il ne faut pas oublier quand on cherche à se représenter un caractère aussi complexe que celui de David, quand on cherche à concevoir le monde singulièrement défectueux et violent qui vient de se dérouler sous nos yeux. On peut dire que la religion vraie n’est pas encore née. Le dieu Iahvé, qui prend chaque jour dans le monde israélite une importance hors de pair, est d’une partialité révoltante. Il fait arriver ses serviteurs ; voilà ce qu’on a cru remarquer et ce qui le rend très fort. Il n’y a pas encore d’exemple de serviteur de Iahvé que Iahvé ait abandonné. La profession de foi de David se résume en ce mot : « Iahvé qui a sauvé ma vie de tout danger… » Iahvé est une forteresse sûre, un rocher d’où l’on peut défier ses ennemis, un bouclier, un sauveur. Le serviteur de Iahvé est en toute chose un être privilégié. Oh ! combien il est sage d’être un serviteur exact de Iahvé.

C’est surtout en ce sens que le règne de David eut une extrême importance religieuse. David fut la première grande fortune faite au nom et par l’influence de Iahvé. La réussite de David, confirmée par ce fait que ses descendans lui succédèrent sur son trône, fut la démonstration palpable de la puissance de Iahvé. Les succès des serviteurs de Iahvé sont des succès de Iahvé lui-même ; or le dieu fort est celui qui réussit. C’était là une idée peu différente de celle de l’islam, dont l’apologétique n’a non plus qu’une seule base, le succès. L’islam est vrai, car Dieu lui a donné la victoire. Iahvé est le vrai dieu par preuve expérimentale ; il donne la victoire à ses fidèles. Un réalisme brutal ne laissait rien Voir au-delà de ce triomphe du fait matériel. Mais qu’arrivera-t-il le jour où le serviteur de Iahvé sera pauvre, honni, persécuté pour sa fidélité à Iahvé ? Ce qu’aura, ce jour-là, de grandiose et d’extraordinaire la crise de la conscience israélite se laisse dès à présent entrevoir.


ERNEST RENAN.

  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1887 : Saül et David.
  2. Gea., XLIX, 8-11.
  3. Nombres, XXIV, 17-18.
  4. Psaumes LX, 8-11 ; CVIII, 8-11.
  5. Probablement Pétra.
  6. II Sam., ch. VI, récit vrai au fond, entouré de circonstances légendaires.
  7. Psaume LXVIII.
  8. C’était le fils de Barzillaï.
  9. I Rois, I, 1 et suiv.
  10. Ce qu’on appelle aujourd’hui la Fontaine de la Vierge.