Études de Météorologie forestière

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Études de Météorologie forestière
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 632-649).
ÉTUDE
DE
MÉTÉOROLOGIE FORESTIÈRE

I. Des Climats et de l’influence qu’exercent les sols boisés et non boisés, par M. Becquerel, 1853. — II. Rapports annuels de météorologie forestière, par M. Mathieu, sous-directeur à l’École forestière de Nancy. — III. Rapports de la commission météorologique du département de l’Oise pour l’année 1873-74. — IV. La Seine, études hydrologiques, par M. Belgrand, 1872. — V. La Pluie et le beau temps, par M. Gauckler, 1869.

I.

Les mouvemens généraux de l’atmosphère sont aujourd’hui, grâce au lieutenant Maury, suffisamment connus ; mais, les phénomènes qui les accompagnent varient suivant les circonstances locales dans lesquelles ils se produisent, c’est-à-dire suivant la topographie, la proximité de la mer, le genre de culture et la nature du sol. Parmi ces circonstances, la présence des forêts paraît exercer une influence très prononcée, quoique non encore bien définie. Cette influence, constatée depuis fort longtemps, a été dans ces dernières années l’objet d’observations suivies de la part de M. Becquerel, et plus récemment de la part de M. Mathieu, sous-directeur à l’école forestière de Nancy, et de M. Fautrat, sous-inspecteur des forêts à Senlis. C’est le résultat de ces études que je voudrais faire connaître ; mais il importe tout d’abord de rappeler succinctement les phénomènes généraux dont l’atmosphère est le théâtre.

L’atmosphère qui nous entoure a une hauteur qu’on évalue à une cinquantaine de kilomètres, mais qui n’est pas partout ni toujours la même. Dans les régions élevées, l’air est très raréfié et la température très basse ; dans les régions inférieures au contraire, la température de l’air s’élève en même temps que sa densité. Le poids de l’atmosphère se mesure au moyen du baromètre, dont l’état indique la hauteur de l’atmosphère au-dessus de nous, et, comme dans un corps fluide les molécules se transportent toujours des points où elles sont en excès vers ceux où elles sont en défaut, il en résulte que, lorsque le baromètre est bas, c’est-à-dire lorsque la hauteur atmosphérique est peu élevée, il se produit des courans qui tendent à rétablir l’équilibre.

L’air contient toujours en suspension une certaine quantité de vapeur d’eau, et il en contient d’autant plus que la température est plus élevée ; s’il vient à se refroidir, une partie de cette vapeur se condense et se résout en pluie. La compression produit le même effet que le refroidissement, tandis que la dilatation produit l’effet contraire.

Les rayons solaires aux environs de l’équateur, échauffant les masses gazeuses en contact avec la terre, les dilatent et les forcent à s’élever dans les régions supérieures, où elles forment autour du globe une espèce d’anneau gigantesque. Ces masses d’air chaud se déversent vers le nord et vers le sud, sur les pentes de cet anneau, pendant que l’air plus froid des pôles vient prendre la place qu’elles occupaient ; c’est un phénomène analogue à celui qui se produit quand, dans une pièce chauffée, le tirage d’une cheminée appelle l’air extérieur. Il s’établit donc, dans chaque hémisphère, un double courant qui va du pôle à l’équateur dans les régions les plus basses de l’atmosphère, et de l’équateur au pôle dans les régions élevées. Si la terre était immobile, ces deux courans se dirigeraient directement du sud au nord et du nord au sud ; mais à cause du mouvement de rotation du globe, qui s’opère dans le sens de l’ouest à l’est, et qui est plus rapide à l’équateur que vers les pôles, la molécule d’air, en s’avançant vers le nord, dévie de plus en plus vers l’est, en sorte que le courant qui va de l’équateur au pôle boréal devient successivement d’abord vent du sud-ouest, puis vent d’ouest. Ce courant d’ailleurs laisse échapper de nombreuses dérivations, dues à ce que, par suite du rétrécissement des méridiens, l’air en arrivant au pôle est refoulé sur lui-même et s’échappe dans diverses directions. Le courant qui du pôle retourne vers l’équateur rencontre des parallèles où la vitesse de rotation vers l’est est de plus en plus grande ; il s’infléchit donc vers l’ouest et tend à devenir un vent d’est, et, comme il va en s’élargissant, il devient de plus en plus faible.

Suivant que ces courans traversent des continens ou des océans, ils se dessèchent ou se saturent d’humidité et amènent avec eux le beau temps ou la pluie. Aux environs de l’équateur, le soleil puise dans la mer des quantités d’eau considérables qui forment cette zone nuageuse que les Anglais appellent cloud-ring ; une partie de cette eau retombe immédiatement par suite du refroidissement qu’elle éprouve dans les hautes régions de l’atmosphère, le surplus est entraîné par le courant équatorial vers les régions tempérées de l’Europe, et se résout en pluie à mesure que la température s’abaisse, ou que des circonstances locales provoquent la condensation des vapeurs en suspension ; mais, lorsque ce courant revient du pôle, il a perdu à peu près toute l’humidité qu’il renfermait, et, comme il traverse des contrées de plus en plus chaudes, il peut en absorber une quantité de plus en plus grande avant d’arriver à l’état de saturation, et devient un vent desséchant. Dans notre hémisphère, il existe un double courant équatorial prenant naissance l’un sur l’Océan-Pacifique, l’autre sur l’Atlantique. Ce dernier suit à peu près le courant marin du gulf-stream, s’infléchit vers l’est en avançant vers le nord, et devient un vent d’ouest à la hauteur de la Suède et de la Finlande. Parvenu dans ces régions et déjà sensiblement refroidi, il se transforme en courant polaire, s’étend sur l’ancien continent et revient à l’équateur en soufflant du nord-est, après avoir passé sur l’Europe orientale et sur une partie de l’Asie.

Telle est la direction générale des grands courans dont le lit cependant se déplace dans de certaines limites par des causes encore peu connues. On peut néanmoins tirer de ces données des indications précieuses qui permettent de savoir à l’avance quel sera le caractère d’une saison. Lorsque le courant équatorial passe sur l’Europe, on peut prédire que l’hiver y sera tiède et humide, l’été froid et pluvieux ; lorsqu’au contraire nous nous trouvons sur le chemin du courant polaire, l’hiver sera sec et froid, l’été sec et chaud ; enfin lorsque nous sommes sur la limite des deux courans, nous subissons des alternatives de pluie et de beau temps. Ce ne sont là toutefois que des indications générales, qui fournissent un des élémens du problème, mais qui n’en donnent pas la solution complète, parce que bien des circonstances diverses viennent en modifier les termes.

L’une de ces circonstances, et non la moins importante, est l’action de la lune. Cette action, niée par Arago et par de nombreux savans après lui, est au contraire considérée comme capitale par tous les cultivateurs et par tous les marins depuis la plus haute antiquité, et il paraît difficile que dans ce cas l’opinion générale n’ait pas raison contre ces savans. Dans un opuscule intitulé la Pluie et le beau temps, M. Gauckler, ingénieur des ponts et chaussées, a cherché à donner de l’influence lunaire une explication scientifique. Pendant sa rotation diurne, la terre présente successivement tous ses méridiens à son satellite, qui, en vertu de la loi de gravitation, produit des marées atmosphériques comme elle produit des marées maritimes. D’autre part la lune, dans sa révolution autour de la terre, se transporte tantôt au nord, tantôt au sud de l’équateur, et par conséquent traverse deux fois l’anneau équatorial, au moment de la nouvelle et au moment de la pleine lune, c’est-à-dire aux syzygies. Si elle coupe cet anneau au-dessus d’un continent où l’atmosphère renferme peu d’humidité, elle entraîne avec elle vers le nord un courant d’air sec qui amène le beau temps ; si au contraire elle coupe l’anneau au-dessus d’un océan, l’air humide entraîné vers nos régions y occasionne de la pluie. Ce n’est pas au moment même des syzygies que cet effet se fait sentir en Europe, on le constate trois ou quatre jours après, c’est-à-dire après le laps de temps nécessaire au courant d’air pour arriver jusqu’à nous ; c’est ce qui explique la règle d’après laquelle le maréchal Bugeaud opérait ses mouvemens militaires, et qui consiste à considérer le temps qu’il fait les cinquième et sixième jours de la lune comme celui qu’il fera pendant la lune entière[1]. L’effet des marées lunaires varie du reste beaucoup suivant la topographie des lieux sur lesquels elles se produisent, et ce n’est que par des observations multipliées qu’on pourra être fixé d’une manière certaine sur cette question encore controversée.

Une autre cause de perturbation atmosphérique, ce sont les bourrasques. M. Le Verrier, ayant eu l’idée de centraliser les observations faites non-seulement par les comités des départemens, mais par tous les observatoires de l’Europe, a pu indiquer sur une carte muette, par des signes conventionnels, l’état de l’atmosphère tous les jours à huit heures du matin. M. Marié-Davy, qui était chargé de ce service, imagina de réunir par des courbes tous les points d’égale pression barométrique ; il constata que ces courbes étaient concentriques autour du point où la pression était la plus faible, que celle-ci s’élevait à mesure qu’on s’éloignait de ce point, et que les vents soufflaient toujours circulairement dans un sens opposé à la marche des aiguilles d’une montre, autour du centre de dépression, qui lui-même restait calme. Comme ces phénomènes se reproduisaient constamment de la même manière, mais sur des points différens, il en conclut qu’on se trouvait en présence de tourbillons atmosphériques ou bourrasques qui se déplaçaient avec une vitesse de 10 à 15 lieues à l’heure, et marchaient tous dans la direction de l’est. Les bourrasques, qui semblent être les remous que le grand fleuve aérien engendre le long des rives mobiles entre lesquelles il coule, se forment dans les régions équatoriales, remontent vers le nord en suivant le littoral de l’Amérique, abordent l’Europe à la hauteur de l’Islande, de la Suède et même de la France, et vont se perdre ensuite dans l’extrême Orient après avoir traversé l’Europe : elles se succèdent d’ailleurs à des intervalles assez rapprochés ; mais, aussitôt qu’elles apparaissent, la présence en est signalée aux stations météorologiques établies dans les ports de mer en France et en Angleterre, et l’on prémunit ainsi les marins contre les chances de mauvais temps. Cette belle découverte a déjà épargné des milliers de vies humaines.

S’il est important pour les marins de connaître à l’avance l’approche des tempêtes et la direction des vents, il serait extrêmement précieux pour les cultivateurs de savoir à-quelques jours près le temps qu’il fera ; de là ces dictons si nombreux qui ont cours dans les campagnes, et qui, pour ne pas reposer sur une base scientifique, n’en renferment pas moins quelquefois une parcelle de vérité. Les observations multipliées auxquelles on se livre depuis plusieurs années ont déjà permis de constater certains faits qu’on ne peut encore formuler en loi et dont on ignore la cause, mais dont on peut dès aujourd’hui faire son profit pour la prédiction du temps à courte échéance. Ainsi M. Ch. Sainte-Claire Deville a observé que du 9 au 14 de chaque mois il se produit toujours un abaissement relatif de température. Ce fait a été confirmé jusqu’ici par d’autres observateurs, notamment par M. Sartiaux, ingénieur des ponts et chaussées, dans les stations météorologiques du département de l’Oise. S’il passe un jour à l’état de loi, il fournira aux cultivateurs un précieux renseignement. Lorsqu’en effet dans les mois dangereux pour l’agriculture, d’avril et de mai les températures minima des premiers jours auront été voisines de zéro, il y aura beaucoup de probabilités pour que du 9 au 14 la température baisse au-dessous de ce point, et pour qu’il survienne des gelées. Il sera donc prudent dans ce cas de prendre les précautions commandées par les circonstances. Une indication analogue pourra être fournie par l’observation attentive du baromètre. M. Sartiaux en effet, en comparant la marche de cet instrument à celle du thermomètre, a reconnu que les courbes des oscillations de l’un et de l’autre sont à peu près parallèles, mais non synchroniques, les variations barométriques précédant de deux à cinq jours les variations thermométriques ; mais à chaque maximum ou minimum de pression correspond à quelques jours d’intervalle un minimum ou un maximum de température. L’observation du baromètre évitera donc aux cultivateurs de désagréables surprises, et leur permettra de se mettre en garde contre les météores dangereux. Cependant, comme chaque cultivateur ne peut avoir chez lui les instrumens de précision nécessaires, dont le plus souvent d’ailleurs il ne saurait pas se servir, c’est aux commissions météorologiques départementales qu’il appartient de faire connaître au public les phénomènes probables qui peuvent l’intéresser. Ces commissions, qui n’existent encore que dans quelques départemens, pourraient rendre de cette façon d’incalculables services, ainsi d’ailleurs que vient de le faire celle de l’Oise à propos du régime des cours d’eau. MM. Dausse et Belgrand, par les nombreuses expériences qu’ils ont faites dans le bassin de la Seine, ont constaté que les pluies tombées pendant les mois chauds, c’est-à-dire de mai à octobre, s’évaporent en grande partie, et n’ont qu’une influence restreinte sur le régime des cours d’eau, tandis que les pluies de la saison froide pénètrent dans les couches inférieures du sol, et contribuent presque exclusivement à l’alimentation des rivières. Lors donc que la saison froide est pluvieuse, on peut affirmer que les cours d’eau seront pourvus pendant toute l’année, quand même l’été serait sec ; si au contraire la saison froide est sèche, les cours d’eau baisseront, lors même que l’été serait humide. S’appuyant sur cette loi, la commission météorologique, ayant remarqué que du 1er novembre 1873 au 30 avril 1874 il n’était tombé dans le département de l’Oise qu’une quantité de pluie de beaucoup inférieure à la moyenne, — 0m,17 au lieu de 0m,26, — a pu faire connaître par les journaux locaux que pendant l’été les cours d’eau seraient très bas. Grâce à cet avis, un grand nombre d’industriels ont pris leurs mesures à temps, et ont eu recours à la vapeur pour remplacer la force motrice qui leur faisait défaut. On voit par là ce qu’on pourrait attendre, non plus seulement au point de vue scientifique, mais au point de vue pratiquer d’un service météorologique bien organisé.


II

Nous venons d’exposer brièvement les lois qui règlent les mouvemens généraux de l’atmosphère ; mais l’action de ces lois se modifie suivant les circonstances où elles s’exercent, et l’on peut dire que, si la pluie se forme sous l’équateur, ce sont les accidens locaux qui en déterminent la chute dans nos pays. L’atmosphère est dans ce cas comme une éponge imbibée dont la moindre pression lui fait abandonner l’eau qu’elle contient. Parmi ces accidens, la présence des forêts est prépondérante, et c’est elle que nous nous proposons d’étudier ici.

L’influence des forêts sur les climats et sur la physique du globe a été très contestée ; niée par les uns, elle a été admise par les autres, sans que toutefois ceux-ci fussent d’accord sur le sens dans lequel elle s’exerce. C’est que les phénomènes par lesquels cette influence se manifeste sont complexes et souvent masqués les uns par les autres ; aussi risque-t-on de tomber dans la confusion, si l’on ne prend pas le soin de les analyser séparément. Or, en recherchant les divers modes par lesquels les forêts peuvent agir sur le climat d’un pays, nous remarquons qu’elles ont une action chimique, une action physique, une action physiologique, enfin une action mécanique. L’action chimique résulte de la décomposition, par les organes foliacés des arbres, de l’acide carbonique de l’air, amenant la fixation du carbone dans les tissus ligneux et le rejet de l’oxygène dans l’atmosphère. L’action physique des forêts se manifeste par l’accroissement des propriétés hygroscopiques que les détritus végétaux procurent au terrain boisé, par les obstacles que les cimes des arbres mettent à l’évaporation du sol, enfin par les barrières qu’elles opposent aux mouvemens de l’air. L’action physiologique est le résultat de la transpiration des feuilles, qui restituent à l’atmosphère une partie de l’eau que les racines ont puisée dans le sol ; enfin l’action mécanique est produite par les racines qui retiennent les terres, en empêchent le ravinement et facilitent l’infiltration des pluies dans les couches inférieures. Nous allons examiner séparément chacune de ces actions et rechercher les conséquences qu’on peut en tirer.

Quel peut être, au point de vue climatologique, l’effet de la décomposition de l’acide carbonique de l’air et de l’assimilation du carbone ? A priori, on peut affirmer que cet effet doit être un abaissement de température, attendu que, par cela seul que le bois en brûlant dégage de la chaleur, le bois en se formant doit en absorber. Aussi peut-on considérer les forêts comme de vastes appareils de condensation destinés à puiser le calorique dans l’atmosphère et à l’emmagasiner sous forme de bois jusqu’au jour où celui-ci en brûlant le restituera à la circulation générale. Les faits confirment ce raisonnement purement théorique. Dans son savant ouvrage intitulé des Climats et de l’influence qu’exercent les sols boisés et non boisés, M. Becquerel avait déjà constaté ce phénomène et cité de nombreux exemples de l’abaissement de température dû à la présence des forêts. M. Boussingault, dans son voyage aux régions équinoxiales, a fait des observations directes et montré que la température moyenne des régions boisées est toujours plus basse, parfois de 2 degrés, que celle des régions dénudées. Depuis lors de nouvelles et nombreuses observations ont eu lieu, qui ont mis ce fait hors de doute. M. Mathieu a depuis 1866 entrepris des expériences comparatives sur la température des régions boisées et des régions déboisées. Il a établi ses stations d’observations, l’une aux Cinq-Tranchées, à 8 kilomètres de Nancy, au milieu de la forêt de Haye ; la deuxième à Bellefontaine, sur la limite même de la forêt ; enfin la troisième à Amance, à 16 kilomètres de Nancy, en terrain découvert, et dans une région qui, sans être dépourvue de bois, est plus spécialement agricole. Il y a installé des pluviomètres, des thermomètres et des atmidomètres pour mesurer l’évaporation. Ses observations, continuées depuis dix années, l’ont conduit aux résultats suivans, qui se sont constamment reproduits et qui peuvent dès lors être considérés comme dépendant d’une loi générale. En forêt, la température moyenne est toujours plus basse qu’en terrain dénudé, mais la différence est moins sensible en hiver qu’en été ; les températures maxima sont toujours plus basses, et les températures minima plus élevées. En forêt, le refroidissement et réchauffement se produisent avec plus de lenteur, la température y est plus égale du jour à la nuit, d’un jour à l’autre, de saison à saison ; les chaleurs et les froids subits, s’ils n’ont pas de durée, ne s’y font pas sentir, — d’où l’on peut conclure que, si les forêts tendent à abaisser la température générale d’un pays, par contre elles en diminuent les écarts et en éloignent les météores dangereux.

Par cela seul que la température y est plus basse, il doit pleuvoir davantage sur un sol boisé que sur un sol nu. L’expérience confirma encore ce raisonnement. M. Mathieu, en comparant la quantité de pluie tombée dans les différentes stations, a pu formuler la conclusion suivante. La quantité de pluie qui tombe dans une région boisée est de 6 pour 100 supérieure à celle qui tombe dans une région dénudée, le couvert de la forêt retient environ un dixième de cette eau ; mais, comme l’évaporation est cinq fois moins considérable sous bois que hors bois, le sol de la forêt conserve encore sa fraîcheur après que les terres labourées sont depuis longtemps desséchées.

M. Fautrat a donné à ses expériences plus de précision encore. Craignant qu’on ne pût contester les résultats obtenus par M. Mathieu à cause de l’éloignement des stations d’observation, il a établi les siennes à peu près sur le même point, à Fleurines, village situé au milieu de la forêt d’Halatte. Afin de connaître exactement la quantité de pluie tombée, il a placé l’un de ses pluviomètres à 7 mètres au-dessus d’un massif de la forêt, et l’autre en plaine, à la même hauteur, à 200 mètres seulement du premier. Il a constaté que, pendant les huit mois qu’ont duré les expériences, il était tombé dans le premier 300 mm d’eau, tandis que le second n’en avait reçu que 275mm, soit une différence en faveur de la forêt de 25mm, ou de 8 pour 100. Le psychromètre indiquait également que le degré de saturation de l’air au-dessus du bois était plus grand qu’en terrain découvert, de 63 degrés au lieu de 61 degrés. Ces résultats sont extrêmement frappans, car, si ton constate une différence aussi sensible entre deux stations aussi voisines, on peut se figurer combien cette différence doit être plus grande quand il s’agit de points assez distans pour que l’action de la forêt ne se fasse plus sentir sur les plus éloignés.

C’est précisément ce que M. Cantégril, inspecteur des forêts à Carcassonne, a montré de son côté en répartissant des pluviomètres sur divers points du département, les uns en forêt ou en région boisée, les autres à des distances éloignées de tout massif de bois ; il a reconnu que dans les régions forestières les pluies sont plus abondantes et plus fréquentes que dans les régions dénudées, où la pluie ne tombe que rarement, et seulement par ondées à la suite d’orages. Ce phénomène d’ailleurs est facile à expliquer. Dans un pays dénudé, le sol s’échauffe rapidement, échauffe l’air ambiant, qui se dilate, s’élève et absorbe sans les condenser les vapeurs que les vents de la mer entraînent avec eux. Ces vapeurs ne se résolvent en pluie que lorsqu’un vent contraire, venant arrêter le courant primitif, en comprime les couches, qui abandonnent alors l’eau qu’elles contiennent. En région boisée au contraire, l’air ambiant ne s’échauffe pas, et l’humidité qu’il contient se condense naturellement et sans perturbation atmosphérique. Ainsi par exemple, s’il pleut fort peu sur le versant occidental du Jura, c’est parce que la vapeur d’eau que contient le vent d’ouest est précipitée en pluie par les forêts du versant opposé, et que ce vent arrive desséché de l’autre côté de la montagne. Il s’ensuit que c’est surtout dans les pays chauds qu’il faut conserver les forêts et qu’il faut en créer de nouvelles quand elles ont disparu, parce que d’une part elles abaissent la température, et que de l’autre elles provoquent des pluies, sans lesquelles il n’y a pas de végétation possible. Tous ceux qui ont visité l’Algérie disent que le salut de notre colonie est à ce prix. De l’action chimique des forêts dépend aussi la propriété qu’ont certaines essences d’assainir le climat en décomposant les miasmes délétères. On sait que les plantations d’arbres sont une condition de salubrité pour les villes, et qu’elles sont indispensables dans les cimetières pour empêcher les émanations putrides.

Arrivons à l’examen des phénomènes résultant de l’action physique des forêts. On a vu que, dans les expériences faites par M. Fautrat, il était tombé en terrain découvert 275mm d’eau, tandis que sur le massif boisé il en était tombé 300mm. Une partie de cette dernière ayant été arrêtée par le feuillage des arbres, il n’en est arrivé jusqu’au sol que 179mm, c’est-à-dire environ 60 pour 100 de la quantité tombée et 98mm de moins qu’en terrain nu ; mais cette différence est plus que compensée par la différence d’évaporation qui se produit de part et d’autre. En plaine, où le soleil et le vent exercent leur action sans obstacle, l’évaporation est à peu près cinq fois plus considérable qu’en forêt, où le dôme de feuillage, la couche des feuilles mortes forment des écrans contre l’action solaire, et où la tige des arbres supprime celle du vent. Il en résulte que, si le sol de la forêt reçoit moins d’eau que celui de la plaine, par contre il en conserve davantage et l’emmagasine dans les couches inférieures. D’ailleurs il ne faut pas perdre de vue que pendant l’hiver, alors que les arbres sont dépouillés de leurs feuilles, presque toute l’eau qui tombe arrive jusqu’au sol, et l’on sait que ce sont les pluies d’hiver qui surtout alimentent les cours d’eau. Les forêts ralentissent également la fonte des neiges et permettent aux eaux qui en proviennent de s’infiltrer peu à peu dans le sol, au lieu de s’écouler rapidement et superficiellement dans la vallée. Ces résultats peuvent varier suivant que le sol est plus ou moins perméable ; mais il résulte des expériences que nous avons citées que, dans des circonstances identiques, les terrains boisés retiennent plus d’eau que les terrains dénudés.

Un autre phénomène résultant de l’action physique des forêts est l’obstacle qu’elles opposent aux mouvemens atmosphériques. Les arbres en effet, en brisant le courant d’air, l’obligent à s’élever au-dessus du massif, où il se trouve comprimé par les couches supérieures, et forcé d’abandonner par conséquent une partie de l’humidité qu’il contient ; c’est donc une nouvelle cause de pluie que nous retrouvons ici. Les forêts agissent aussi comme abris, en protégeant nos cultures contre l’action du vent. Sous ce rapport, il est vrai, de simples lignes d’arbres produisent le même effet ; c’est ainsi qu’en Provence des rideaux de cyprès garantissent les terres cultivées contre le souffle du mistral, et qu’en Normandie les rangées d’arbres plantées sur les talus qui entourent les prairies permettent aux pommiers de fleurir et de fructifier.

Il n’est pas douteux non plus que les forêts n’aient une certaine influence sur les orages et sur le magnétisme terrestre. Les orages sont moins fréquens et surtout moins violens dans les régions boisées que dans celles qui ne le sont pas. Il semble que les forêts, en provoquant des pluies plus fréquentes, soutirent à l’atmosphère l’électricité qu’elle contient, et qui dans les régions dénudées s’accumule sur un même point et se décharge d’un seul coup. C’est surtout sur la formation de la grêle que les forêts paraissent avoir une action décisive. M. Becquerel, en notant sur la tarte les points où des orages à grêle ont éclaté, a reconnu que les forêts en étaient généralement préservées, et que les orages de cette nature semblaient s’écarter des massifs boisés. M. Cantégril m’a cité un fait très curieux dont il a été le témoin et qui confirme de tout point cette observation. Le 8 juin 1874, un orage épouvantable a traversé la partie sud du département de l’Aude, qui est couverte de sapinières. Il marchait comme d’habitude du nord-ouest au sud-est, et avait ravagé le département de l’Ariège avant d’arriver dans l’Aude. Dès que l’orage fut parvenu au-dessus des forêts, la grêle cessa de tomber ; mais, lorsqu’il eut atteint les Pyrénées-Orientales, où le déboisement est à peu près complet, la grêle recommença et dévasta les cinq ou six premières communes qui se trouvaient sur son chemin. Et cependant au-dessus des forêts l’air était chargé d’électricité, car pendant le passage de l’orage sur les sapinières huit sapins furent foudroyés et réduits en morceaux. Cette action des forêts me paraît pouvoir être expliquée d’une manière assez simple. La grêle est due à l’évaporation très rapide que subit la pluie en traversant des couches d’air très sèches, et qui lui enlève une assez grande quantité de chaleur latente pour la congeler. Elle doit donc se former plus fréquemment dans les régions dénudées, où l’air échauffé par le sol ne contient pas d’humidité, que dans les régions boisées, où, l’air étant toujours humide, l’évaporation de la pluie se fait beaucoup plus lentement. Ces phénomènes d’ailleurs n’ont pas encore fait l’objet d’études assez suivies pour qu’il soit possible de formuler, en ce qui les concerne, aucune loi précise.

Au point de vue physiologique, les forêts puisent dans le sol une certaine quantité d’humidité ; elles en assimilent une partie dans les tissus ligneux et rejettent le surplus dans l’atmosphère par la transpiration des feuilles. Elles agissent ici dans un sens opposé à celui que nous avons d’abord constaté, et qui est au contraire la conservation de l’eau dans le sol. Il est donc utile d’examiner si ces actions n’arrivent pas à se contre-balancer. Pour ce qui est de l’eau assimilée par les tissus ligneux, elle est très peu importante par rapport à la quantité de pluie tombée. Les élémens constitutifs de l’eau, l’hydrogène et l’oxygène, entrent environ pour moitié dans la composition du bois, en sorte que, sur une production annuelle par hectare de 4 mètres cubes de bois pesant 3,200 kilogr., l’eau n’entre que pour 1,600 kilogr., chiffre insignifiant comparé aux 5 ou 6 millions de kilogr. de pluie que reçoit annuellement chaque hectare. La transpiration des feuilles réclame plus d’eau, mais on peut admettre qu’elle est proportionnelle aux surfaces herbacées des feuilles ; or un hectare de forêt de hêtre donne environ 4,600 kilogr. de feuilles desséchées, chiffre à peine égal à celui du fourrage produit par les prairies naturelles ou artificielles, d’où l’on peut conclure que les bois n’évaporent pas plus d’eau que toute autre culture. D’après les expériences faites par M. Risler, agriculteur à Calèves, ils en évaporent même beaucoup moins, car, tandis que par décimètre carré de surface foliacée la luzerne évapore par heure 0gr,46 d’eau, le chou 0gr,25, le blé 0gr,175, la pomme de terre 0gr,085, le chêne n’en évapore que 0gr,06 et le sapin 0gr,052. Ainsi, contrairement à ce qu’on pourrait croire, les forêts demandent pour végéter moins d’eau que les autres plantes et n’en enlèvent au sol qu’une quantité relativement peu considérable.

Ce qui a pu faire supposer qu’il en était autrement, c’est le pouvoir asséchant que possèdent certaines essences. On a constaté par exemple que les pins dessèchent rapidement les terrains humides sur lesquels ils sont plantés et assainissent les sols marécageux. En Sologne, les plantations de pins ont fait disparaître les marais ; dans les dunes de Gascogne, elles ont étanché les eaux stagnantes qui s’accumulaient au fond des vallons ; dans la forêt de Saint-Amand (Nord), la substitution du pin aux essences feuillues a eu pour effet de dessécher les mares qui s’y trouvaient, d’assainir le terrain et même de faire tarir les sources à proximité desquelles les plantations avaient été faites. Après l’exploitation des pins, les marécages ont reparu, et les sources se sont remises à couler. L’eucalyptus jouit des mêmes propriétés que le pin, à un degré bien plus grand encore, et permettra sans doute, grâce à cette circonstance, la mise en culture dans les régions méridionales des terrains jusqu’ici abandonnés à cause de leur insalubrité. Cependant rien ne prouve que ces phénomènes soient dus à la transpiration des feuilles, car, si le pin avait besoin pour végéter d’une si grande quantité d’eau, on ne s’expliquerait pas comment il pousse avec tant de vigueur sur les sols les plus maigres et les plus secs. Je pense pour mon compte que cette propriété asséchante est due non aux feuilles, mais aux racines, qui, s’étendant au loin, augmentent la perméabilité du sol et par une sorte de drainage facilitent l’infiltration de la pluie dans les couches profondes. Quoi qu’il en soit, c’est un phénomène qui a besoin d’être analysé de plus près.

Nous arrivons à l’étude de l’action mécanique que les forêts exercent sur le sol. Cette action est celle qui a été le moins contestée, parce que les phénomènes qui la constatent frappent tous les yeux. En maintenant les terres par leurs racines, elles empêchent le ravinement des montagnes et par conséquent la formation des torrens. Dans les Alpes, ces torrens sont formés par des pluies d’orage qui, tombant sous forme d’ondées sur les pentes friables et dénudées des montagnes, ravinent le sol et répandent dans la vallée les matériaux qu’elles entraînent avec elles, en recouvrant les cultures d’un immense manteau de pierres et de rochers. M. Surell, dans son bel ouvrage sur les Torrens, a constaté que ce fléau ne peut être attribué qu’au déboisement, puisque partout où les montagnes ont été déboisées, des torrens nouveaux se sont formés, partout au contraire où l’on a reboisé, les anciens torrens se sont éteints. Le premier, il a érigé en théorie que le reboisement devait être la base de la reconstitution de cette région, et il a été en quelque sorte le promoteur de la loi de 1860. Les résultats qu’ont donnés les travaux exécutés en vertu de cette loi ont de tout point confirmé ses prévisions, et les rapports annuels que publie l’administration forestière mentionnent un grand nombre de faits qui constatent l’efficacité des reboisemens pour empêcher l’effondrement des montagnes. Avant d’y procéder, on commence en général par construire au travers des torrens des barrages, dont on consolide ensuite les berges au moyen de plantations. « L’efficacité de ces travaux, aussi simples qu’économiques, dit l’un de ces rapports, est remarquable. Les eaux, retenues de toutes parts dans leur chute, se précipitent avec beaucoup moins de violence et de rapidité ; une grande partie des matériaux qu’elles entraînent se trouve arrêtée derrière les barrages, et l’accumulation de ces matériaux, jointe à l’active végétation des boutures, tend à faire disparaître les effets du ravinement entre les barrages successifs et à effacer en quelque sorte le torrent par la suppression des sillons ramifiés dont il se compose. »

« Les pluies diluviennes, dit un autre de ces rapports, tombées pendant le mois de septembre 1866 dans l’Auvergne, le Vivarais et la Savoie, ont transformé presque instantanément les plus minces ruisseaux en torrens furieux ; partout où les montagnes étaient dénudées, les ponts ont été emportés, les vallées couvertes de déjections ; partout au contraire où des barrages avaient été entrepris, les terres ont été maintenues sur les pentes et les plaines à l’abri des ensablemens. »

Nous voyons dans le compte-rendu des travaux faits en 1868 un autre exemple qui mérite d’être cité ; c’est celui du torrent de Sainte-Marthe dans les Hautes-Alpes. « Tout se trouve réuni dans ce torrent pour y produire les effets les plus connus des torrens des Alpes. Le bassin de réception, entièrement dénudé, forme un entonnoir dans lequel les eaux, au moment des orages, se concentrent presque immédiatement. Cette masse d’eau, se précipitant sur les pentes rapides du thalweg, arrachait d’abord aux flancs des berges supérieures des quantités considérables de pierres et de blocs de toute dimension. Plus bas, le tout se mélangeait à des laves noires fournies par l’effondrement des berges inférieures, et cette espèce d’avalanche, se précipitant avec une violence à laquelle rien ne pouvait résister, venait déboucher dans le fond de la vallée à l’extrémité de la gorge qui forme le sommet du cône de déjection. Les plus belles propriétés des environs d’Embrun, d’une valeur d’au moins 300,000 francs, une route impériale avec un pont et des digues appartenant à l’état d’une valeur de plus de 200,000 francs, un chemin vicinal de grande communication, tout était menacé de destruction. C’est dans ces circonstances que le torrent de Sainte-Marthe a été attaqué en 1865 ; on y a établi 200 petits barrages, dont on a consolidé les berges avec des plantations, si bien qu’aujourd’hui le torrent est éteint et que les plus forts orages peuvent s’abattre sur le bassin sans produire d’autres effets que de gonfler les eaux, mais sans entraîner aucune matière. »

En présence de semblables résultats qui se produisent journellement, les populations, qui dans l’origine s’étaient montrées très hostiles au reboisement dans la crainte de voir diminuer l’étendue de leurs pâturages, sont revenues de leurs préventions et sollicitent elles-mêmes le reboisement des torrens qui les menacent, et chaque année les conseils-généraux, rendant justice aux efforts et au dévoûment des agens forestiers, votent des fonds pour activer l’exécution de ces travaux, qui doivent régénérer la contrée. Grâce au concours de tous, mais surtout des agens subalternes, il a été reboisé dans diverses régions, depuis 1860 jusqu’en 1868, année du dernier compte-rendu, près de 80,000 hectares dont 21,000 environ l’ont été par l’administration et 59,000 volontairement par les communes ou les particuliers propriétaires : preuve évidente que l’efficacité de ces travaux est reconnue partout, et que la loi de 1860 sur le reboisement a été un véritable bienfait.


III

Des diverses actions que nous venons d’analyser, et qui s’exercent séparément, résulte une action générale qui caractérise dans son ensemble l’influence des forêts au point de vue du climat et de la configuration physique d’une contrée. Cette influence n’est pas la même partout et varie suivant les régions, la nature du sol, les essences mêmes qui composent les massifs ; on peut néanmoins affirmer que les forêts exercent une action frigorifique très accentuée dans les pays chauds, plus faible et même nulle dans les pays froids. C’est ainsi qu’à l’époque où la Gaule était couverte de bois, la température y était beaucoup plus basse, et qu’au dire de César la plupart des fleuves, même le Rhône, gelaient assez fort pour pouvoir porter des armées. Tandis que dans les régions déboisées les pluies sont rares, mais d’une grande violence, et que, se précipitant avec fureur au fond des vallées, elles font déborder les rivières, elles sont dans les régions boisées beaucoup plus fréquentes, et grâce à l’humus qui couvre le sol, aux cimes des arbres qui empêchent l’évaporation, aux obstacles de toute nature qui arrêtent l’écoulement superficiel, aux racines qui font l’office de drains verticaux, elles pénètrent dans les couches inférieures pour reparaître plus loin sous forme de sources et de cours d’eau. Ces pluies mettent ainsi pour arriver au thalweg de la vallée un temps beaucoup plus long, et alimentent les rivières d’une façon plus régulière et plus continue qu’elles ne le font dans les terrains dénudés, où elles s’écoulent superficiellement en engorgeant le lit des ruisseaux, et les laissant ensuite à sec pendant une partie de l’année. Il semble donc que les forêts emmagasinent l’eau qui tombe et ne lui permettent de s’écouler que peu à peu ; aussi, lorsqu’elles couvrent toute une région, peut-il arriver que le sol, étant déjà complètement imprégné, ne puisse absorber les nouvelles pluies, et qu’il se produise alors des débordemens. C’est en effet ce qu’on observe dans les vastes forêts marécageuses de l’Amérique et de l’Afrique équatoriale, où les eaux tombées pendant la saison des pluies, ne pouvant s’écouler assez rapidement, restent à l’état stagnant et couvrent le sol jusqu’au retour du beau temps. Ainsi une trop grande étendue de forêts peut occasionner des effets analogues à ceux que produit une absence complète de bois, et c’est là une cause de confusion qui n’a pas encore été suffisamment signalée.

Nous n’ignorons pas que cette influence des forêts sur le régime des eaux, telle que nous venons de l’exposer, n’est pas admise par tous les observateurs, et qu’il s’en trouve beaucoup, et de fort éminens, qui la contestent, au moins dans une certaine mesure. Nous ne parlerons pas de ceux qui, comme M. Vallès, ont fait des travaux de circonstance, et n’ont eu d’autre but, en publiant leurs ouvrages, que de donner une apparence scientifique aux argumens par lesquels M. Fould a cherché en 1865 à justifier son projet d’aliénation des forêts de l’état[2]. On se rappelle comment ce projet fut accueilli par l’opinion publique, et comment la presse entière se prononça contre une mesure qui eût ajouté des ruines de plus à toutes celles que l’empire nous a laissées[3]. Devant cette opposition énergique, le gouvernement dut retirer son malencontreux projet. Mais nous avons à répondre à d’autres ouvrages d’une portée plus sérieuse, et qui n’ont pas été faits pour les besoins d’une cause. Dans le beau livre qu’il vient de publier[4], l’éminent ingénieur de la ville de Paris, M. Belgrand, consacre un chapitre tout entier à l’examen de la question qui nous occupe, et, s’il ne nie pas d’une manière absolue que les forêts exercent une influence sur le régime des fleuves, du moins pense-t-il qu’elle est très peu sensible. Divisant les terrains en terrains perméables et en terrains imperméables, il admet que les inondations ne se produisent que lorsque de grandes pluies accompagnent la fonte des neiges. Dans les terrains imperméables, l’eau ruisselle à la surface, se précipite dans le fond des vallées et provoque une crue dans le cours d’eau ; si les crues se produisent simultanément dans tous les affluens d’un fleuve, le débordement de celui-ci devient inévitable. Dans les terrains perméables au contraire, l’eau s’infiltre dans le sol et ne reparaît à la surface que lorsqu’après avoir rencontré une couche imperméable elle se montre plus loin sous forme de source ; elle n’occasionne donc pas de crue subite. Nous ne nions point que les choses ne se passent ainsi, nous ferons seulement observer qu’il y a des degrés dans la perméabilité ou l’imperméabilité des terrains, et que les forêts en augmentant la première diminuent par cela même les chances de crue. M. Belgrand d’ailleurs a reconnu que, de tout le bassin de la Seine, c’est dans la région du Morvan qu’il pleut davantage ; or c’est précisément la région la plus boisée, et qui, grâce à ses forêts, forme une espèce de réservoir naturel d’alimentation. M. Belgrand, il est vrai, affirme que, d’après ses expériences, les crues qui se produisent dans les torrens de cette région se comportent de la même façon et mettent le même temps à se produire, soit que ces torrens proviennent de versans boisés, soit qu’ils proviennent de versans déboisés ; mais il reconnaît que les forêts empêchent le ravinement des terres. Ce fait seul a une grande importance, et suffirait pour montrer combien les forêts sont précieuses pour régulariser le régime des fleuves. Quand les rivières descendent des régions boisées et par conséquent à l’abri du ravinement, le lit est régulier et n’est pas encombré de matériaux de transport. S’il survient de grandes pluies, la rivière déborde, les eaux couvrent la plaine, détruisent quelques récoltes, mais les pertes se réparent aisément, une fois que les eaux se sont retirées. Les rivières, comme la Loire et l’Allier, qui viennent des montagnes granitiques déboisées depuis longtemps, ne se comportent pas de même. A chaque crue, elles entraînent des masses énormes de sable et de galets qu’elles répandent sur les champs cultivés. Le lit de ces rivières, encombré de débris, n’a pas de profondeur, le thalweg se déplace à chaque crue, emportant les terres qu’on croyait à l’abri, et rendant toute navigation régulière impossible.

M. Belgrand pense que, si les forêts facilitent l’infiltration de l’eau dans le sol, elles ne peuvent avoir d’action réelle que sur les sources superficielles et non sur les sources profondes, qui seules ne tarissent jamais. L’eau en effet, en pénétrant dans le sol, s’arrête à la première couche imperméable qu’elle rencontre, et, si elle vient à reparaître à la surface, c’est sur le versant des vallées. Dans les années de sécheresse, ces sources tarissent, à commencer par celles qui se trouvent au niveau le plus élevé, puisque ce sont celles qui sont le plus exposées aux influences atmosphériques. Les sources profondes au contraire sortent des couches inférieures et jaillissent sur les points où, ces couches venant à être interrompues, la nappe d’eau qu’elles contiennent trouve une issue au dehors ; elles proviennent des infiltrations qui se sont produites sur les points où ces couches affleurent, et sont en quelque sorte l’orifice d’un véritable cours d’eau souterrain. Ces observations sont parfaitement exactes, mais, si les forêts favorisent l’infiltration des eaux dans le sol, il est clair qu’elles favorisent par cela même la formation des sources, soit que celles-ci jaillissent des couches superficielles dans le voisinage, soit qu’elles sortent des couches profondes à une distance plus ou moins grande de ces forêts.

M. Marié Davy, trop préoccupé peut-être des mouvemens généraux de l’atmosphère, ne paraît attacher aux circonstances locales qu’une influence très secondaire, et conteste absolument que les forêts exercent une autre action que celle de retenir les terres sur les pentes. Les expériences que nous avons citées plus haut prouvent surabondamment que cette action est beaucoup moins restreinte, et les exemples ne manquent pas qui montrent que toutes les contrées où les forêts ont disparu se sont desséchées et stérilisées. Sans citer encore celui de l’Asie-Mineure, autrefois fertile, aujourd’hui si aride que les récoltes meurent sur pied et que des milliers d’êtres humains périssent par le fait de la sécheresse, nous nous en tiendrons à des faits plus voisins de nous et plus faciles à vérifier. Dans la Montagne-Noire (Aude), M. Jules Maistre[5] a fait des expériences dans deux vallées différentes, l’une boisée, l’autre déboisée, et a constaté que, si la première donne, immédiatement après la pluie, moins d’eau que la seconde, par contre celle-ci se dessèche rapidement tandis que la première alimente le ruisseau pendant l’année entière. Il a reconnu que, tandis que dans les régions déboisées les plus fortes pluies tombent pendant l’été, dans les régions boisées elles tombent pendant l’automne et l’hiver, c’est-à-dire pendant la saison où, suivant M. Belgrand, elles contribuent le plus à l’alimentation des cours d’eau. D’après M. Maistre, la sécheresse du pays va s’augmentant avec les déboisemens, car des cours d’eau qui autrefois faisaient marcher des moulins n’ont plus aujourd’hui assez d’eau pour cela. M. Cantégril a fait une observation analogue, mais plus concluante encore. Le ruisseau du Caunan, qui prend sa source dans la forêt de Montaut, dépendant aussi du massif de la Montagne-Noire, faisait autrefois marcher des usines à fouler le drap. A la suite du déboisement de cette forêt, le cours d’eau est devenu si irrégulier que les usines durent chômer pendant une partie de l’année. La commune ayant récemment reboisé sa forêt, le Caunan a repris son régime primitif, et les usines marchent aujourd’hui sans interruption.

Des faits aussi précis ne peuvent donc laisser aucun doute au sujet de l’action des forêts sur le régime des eaux ; cependant, comme cette action n’est pas toujours et partout la même, il serait indispensable d’entreprendre à cet égard des études complètes, et d’établir sur toute la surface du pays un système d’observations météorologiques suivies et faites avec méthode. Il faudrait que l’on pût connaître non-seulement la température journalière maxima et minima de tous les points du territoire, mais la quantité de pluie tombée, ainsi que le débit des sources et des cours d’eau dans les différens bassins. On saurait de cette façon si réellement dans les régions boisées il pleut plus souvent que dans les régions dénudées, si les rivières y ont un cours plus régulier, si la température y est moins extrême. Si ces phénomènes se répètent partout de la même façon, il serait difficile de nier qu’ils ne soient dus à la présence des forêts ; si au contraire il se présentait des divergences, on reconnaîtrait facilement à quelle circonstance particulière de sol ou d’essences forestières elles devraient être attribuées. La connaissance précise de tous ces faits serait pour la richesse publique d’une importance capitale, et l’on ne serait plus exposé à voir, comme en 1865, un ministre des finances arguer de l’incertitude de la science et du désaccord des savans pour proposer l’aliénation de toutes les forêts de l’état.

Du reste ce que nous venons de dire des forêts est applicable à l’ensemble des phénomènes météorologiques du pays. Il importe en effet, pour pouvoir formuler des lois générales dont la connaissance serait si précieuse pour l’agriculture et l’industrie, non-seulement de multiplier les observations, mais encore de grouper toutes celles qui se font déjà aujourd’hui sur tous les points du territoire. Pour que ces observations soient comparables, il faut qu’elles soient faites partout de la même manière et avec des instrumens semblables, et pour arriver à ce résultat il faut instituer un service météorologique fortement organisé. Ce service pourrait être établi sans grands frais, si sous les ordres d’un directeur-général on chargeait les ingénieurs en chef des départemens de centraliser les observations des ingénieurs des ponts et chaussées, des mines, des agens forestiers, et des particuliers qui voudraient bien prêter leur concours. Par les services qu’une organisation semblable rend déjà dans les ports de mer, par ceux que la commission météorologique a rendus dans le département de l’Oise, on peut juger de ceux que procurerait au pays une administration spéciale, et se convaincre que les sacrifices qu’elle imposerait seraient amplement compensés par les bénéfices qu’on pourrait en attendre.


J. CLAVE.

  1. Prima, secunda, tertia nulla, quarto aliquis, quinta, seœta qualis, tota luna talis.
  2. De l’Aliénation des forêts, au point de vue gouvernemental, financier, climatologique et hydrologique, par M. Vallès, ingénieur en chef des ponts et chaussées.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1866, l’étude sur l’Aliénation des forêts de l’état.
  4. La Seine, études hydrologiques sur le régime de la pluie, des sources et des eaux courantes, par M. Belgrand, membre de l’Institut.
  5. De l’Influence des forêts sur le climat et le régime des sources, par M. J. Maistre de Villeneuvette, 1874.