Études de bibliothéconomie. — Le classement des livres sur les rayons

La bibliothèque libre.


ÉTUDES DE BIBLIOTHÉCONOMIE


LE CLASSEMENT DES LIVRES SUR LES RAYONS


Par M. A. CROUZEL[1]
Docteur en droit, Bibliothécaire de l’Université de Toulouse.



Autrefois, les fonctions de bibliothécaire laissaient généralement des loisirs. Elles étaient surtout réservées à quelques érudits ou savants qu’elles mettaient à l’abri du besoin, et dont elles favorisaient les études. Celui qui les exerçait était considéré par le public et se considérait lui-même comme le premier bénéficiaire des richesses confiées à ses soins. Il semblait avoir plutôt la mission de les utiliser pour son propre compte que de les cataloguer et de les rendre accessibles aux autres. Il est vrai que les acquisitions n’avaient alors qu’une importance relative, que les lecteurs étaient peu nombreux, que le service était peu chargé. Les habitués de chaque bibliothèque en connaissaient plus ou moins les ressources. Le bibliothécaire, qui avait vécu au milieu d’elles, était en état de répondre aux demandes des nouveaux lecteurs. En sorte que l’absence assez fréquente de catalogues n’empêchait pas quelques travailleurs de tirer profit des livres renfermés dans les dépôts publics. Les vices du système ne se faisaient donc pas trop vivement sentir. Tout au plus y avait-il un moment de transition difficile, quand l’ancien bibliothécaire, catalogue vivant de la bibliothèque, venait à disparaître et laissait la place à un successeur moins au courant que lui.

C’était l’âge d’or, sinon des bibliothèques — elles étaient mal dotées et parfois mal tenues — du moins, à certains égards, des bibliothécaires. Rien ne gênait leur initiative. Ils pouvaient, en toute liberté, donner, suivant leurs idées ou leurs goûts, la préférence à tel ou tel mode de classement des livres, le système de leur choix fût-il de nature à compliquer le service et à entraîner un certain gaspillage de place. Aucun règlement ne leur était imposé sous ce rapport, et, comme, d’autre part, ils recevaient peu de livres, ils n’avaient guère à craindre ni de manquer de temps pour le travail de chaque jour, ni généralement de manquer de place pour caser les acquisitions nouvelles.

Ce régime serait un anachronisme aujourd’hui. Presque partout, il y a plus de lecteurs, on achète plus de volumes, il se produit un plus grand mouvement de livres. Il en est particulièrement ainsi dans les bibliothèques de Facultés, dont le groupement a donné naissance, il y a une vingtaine d’années, aux bibliothèques universitaires, et auxquelles l’impulsion imprimée à l’enseignement supérieur a permis de prendre un rapide développement.

Or, du jour où les travailleurs deviennent plus nombreux, où leurs besoins s’étendent, où les entrées se multiplient, où le service enfin se complique et nécessite l’emploi d’un certain personnel de fonctionnaires et d’agents, de grands changements doivent nécessairement se produire dans l’administration des bibliothèques aussi bien que dans les méthodes de cataloguement.

Et d’abord, on ne concevrait plus alors que le bibliothécaire fût, comme autrefois, une sorte de pensionnaire de l’État ou de l’administration qui l’emploie. Il cesse d’être doté d’une prébende, il devient un fonctionnaire chargé d’un service public, obligé de s’y livrer tout entier. Nommé uniquement dans l’intérêt des lecteurs, il a le devoir de mettre à leur disposition les livres qui leur sont nécessaires, et, pour leur faciliter l’usage de ces livres, des catalogues d’un maniement commode, bien complets, toujours au courant, qui lui permettent généralement de s’effacer, en laissant à des sous-ordres le soin de répondre aux demandes ; des catalogues, grâce auxquels sa disparition puisse passer inaperçue, s’il vient à être remplacé. Or, pour atteindre ce but, le bibliothécaire n’a pas seulement besoin de déployer beaucoup d’activité, de consacrer à son mandat beaucoup de temps, il lui faut, en outre, une compétence spéciale, une formation particulière. On exige donc de lui autre chose qu’une certaine somme de connaissances générales ; on veut qu’il soit préparé à ses fonctions par un long stage et par des études appropriées. On ne confie plus les bibliothèques qu’à des bibliothécaires de carrière.

Ce changement n’est pas la seule conséquence du développement des différents services. Le bibliothécaire ayant des occupations beaucoup plus absorbantes qu’autrefois, on cherchera à élaguer tout ce qui pourrait aggraver inutilement sa charge, à simplifier dans la mesure possible les opérations qui lui incombent, notamment celle du cataloguement qui tient une si grande place dans son service ; on s’efforcera d’éviter toute perte de temps en assurant à toute opération exécutée un caractère définitif. C’est à cette condition seulement que le bibliothécaire pourra échapper à l’alternative de se trouver débordé et de laisser pénétrer le désordre dans l’établissement qu’il dirige, ou bien d’être obligé de demander la création de nouveaux emplois et de grossir outre mesure les dépenses de personnel.

La même cause devait produire une troisième conséquence. Les bibliothèques étant d’autant plus exposées à perdre des volumes qu’elles comptent plus de lecteurs et comportent un plus grand mouvement de livres, on s’efforcera de garantir autant que possible ces dépôts contre les disparitions. Et, pour cela, on facilitera la vérification de la présence des ouvrages sur les rayons, on rendra commode et rapide le récolement des collections, afin que cette opération puisse être effectuée régulièrement.

Il reste à signaler une quatrième conséquence. Les bibliothèques s’accroissant beaucoup plus rapidement qu’autrefois, pour que le bibliothécaire ne se trouve pas à bref délai dans l’embarras et ne soit pas obligé avant l’heure de demander un agrandissement coûteux des locaux, il convient aussi de se préoccuper d’économiser la place. Toutes choses égales d’ailleurs, on donnera donc la préférence aux procédés qui permettent de se contenter de l’espace le plus restreint, et qui retardent le plus le moment où une nouvelle installation deviendra nécessaire. Moins est vaste d’ailleurs le local occupé, plus le service est facile et rapide ; en sorte que les lecteurs, aussi bien que le personnel, sont intéressés à ce que les volumes n’occupent pas sur les rayons un trop grand nombre de mètres courants.

Ce sont là les préoccupations qui ont inspiré les fondateurs prévoyants des bibliothèques universitaires françaises, quand ils ont rédigé l’Instruction générale du 4 mai 1878[2]. Sur une des questions fondamentales de la bibliothéconomie, celle du mode de classement des livres sur les rayons, ils n’ont pas cru pouvoir laisser aux bibliothécaires de Facultés la liberté d’allure qui appartenait et qui appartient encore à la plupart de leurs confrères. Ils leur ont imposé une règle uniforme. Cette règle, qui ne réunit pas d’abord tous les suffrages parmi les membres de l’enseignement supérieur, nous allons la comparer aux autres méthodes connues et essayer de montrer qu’elle répond infiniment mieux qu’elles aux besoins de la situation présente. Nombre de bibliothécaires, qui n’y sont pas soumis, l’ont introduite dans leurs dépôts, et, parmi ceux que l’héritage d’un long passé condamne à conserver une autre méthode, plusieurs gémissent de ne pouvoir l’adopter à leur tour.

Les auteurs de l’Instruction générale du 4 mai 1878 avaient à choisir entre les trois principaux modes de classement des livres sur les rayons : le classement alphabétique, le classement méthodique et le classement par ordre d’entrée.

On se fait sans peine une idée générale de chacun d’eux.

Dans le premier, la place de chaque ouvrage est déterminée, comme celle de chaque mot dans un répertoire, par le rang que le nom de l’auteur, ou plutôt le mot d’ordre, occupe dans l’ordre des lettres de l’alphabet.

Dans le second, c’est, au contraire, le sujet traité qu’on prend en considération pour fixer la place de chaque livre. Supposez une classification générale des connaissances humaines, où, dans chaque branche, soient reproduits les titres des ouvrages où du moins d’une partie des ouvrages qui s’y rapportent : une bibliothèque classée méthodiquement représente une classification semblable. Les titres des ouvrages y sont seulement remplacés par les ouvrages eux-mêmes.

Quant au classement par ordre d’entrée avec numérotage successif, qu’ont adopté les auteurs de l’Instruction générale du 4 mai 1878, il donne en principe à chaque livre la première place qui se présente à la suite des ouvrages précédemment reçus[3].

Je n’ai pas besoin d’ajouter que, dans ma pensée, chacun de ces systèmes comporte la rédaction d’un catalogue alphabétique et d’un catalogue méthodique, le premier destiné à faire savoir immédiatement si la bibliothèque renferme tel ou tel ouvrage demandé et la place que cet ouvrage occupe dans le dépôt, le second à faire connaître ce que la bibliothèque possède sur un sujet quelconque.


i. — Classement alphabétique.

Les partisans du classement alphabétique sur les rayons raisonnent de la manière suivante :

Tandis que les autres systèmes rendent le personnel plus ou moins esclave du catalogue et lui font perdre un temps précieux à en compulser les fiches où à en tourner les feuillets pour trouver les cotes des livres — on entend par cote un numéro, seul ou accompagné de lettres, qui fait connaître la place d’un ouvrage — le classement alphabétique sur les rayons permet aux agents de service de mettre immédiatement la main sur tout ouvrage demandé à la seule condition d’en connaître l’auteur. Il constitue lui-même un catalogue tout fait, toujours au courant, que l’agent porte pour ainsi dire toujours avec lui.

Le principal reproche que ses adversaires adressent à ce système lui est commun avec tous ceux, à une exception près, qui ont pour base le classement méthodique. Il rend nécessaire l’intercalation des entrées. Nous reviendrons sur cette critique qui nous paraît fort grave. Mais ce n’est pas la seule. On lui fait aussi celle, si on peut ainsi s’exprimer, de ne pas tenir ses promesses. Le classement alphabétique sur les rayons ne constitue pas et ne peut pas constituer en pratique ce catalogue toujours au courant, qui suit partout les agents de service. Nul, en effet, ne proposera de ranger les livres les uns à la suite des autres qu’elles qu’en soient les dimensions. Personne ne sera disposé à admettre que les in-12 puissent être placés à côté des in-4°, les in-8° à côté des in-folio. Il résulterait de ce mélange de formats une perte de place très considérable. Il faudra donc avoir deux ou trois séries d’ouvrages, déterminées par les formats : les in-8° seront ensemble, les in-4° auront leurs tablettes particulières et certains rayons seront réservés aux in-folio. Mais alors le classement alphabétique sur les rayons perdra une grande partie de sa valeur. L’agent à qui un ouvrage sera demandé ne saura pas toujours à quel format cet ouvrage appartient et dans quelle série il doit être cherché. Il courra donc le risque de faire des courses inutiles, s’il ne consulte chaque fois avant de partir le catalogue alphabétique. Cela est d’autant plus vrai qu’il faut entendre ici par formats les dimensions exactes des volumes et non la manière dont les feuilles qui les composent ont été pliées. Or, un très grand nombre de volumes se trouvent précisément placés sur la limite de deux formats et ne diffèrent de hauteur que de quelques millimètre.

On me répondra peut-être qu’il y a un moyen sûr d’éviter ces courses inutiles et de rendre facile la recherche d’un livre quelconque, même pour celui qui en ignore le format. Il suffit pour cela d’assigner à chaque travée de la bibliothèque une lettre de l’alphabet. Les ouvrages dont le mot d’ordre commencerait par cette lettre y seraient classés, savoir : les in-folio sur le rayon inférieur, les in-8° et les in-12 sur les rayons supérieurs, les in-4° sur les rayons intermédiaires. Mais cette tentative présenterait les difficultés les plus sérieuses. Si, en se livrant devant chaque casier à une étude spéciale pour calculer exactement quelle place doit être réservée aux in-4°, quelle place aux in-8° et aux in-42,  etc., on peut arriver à un résultat satisfaisant, étant donné l’état actuel de la bibliothèque, comment pourra-t-on prendre pour l’avenir des dispositions sûres ? Les accroissements de chaque format dans chaque lettre seront-ils proportionnels à la place actuellement nécessaire pour chacun d’eux ? Qui pourrait l’assurer ? Nous verrons que le classement alphabétique sur les rayons condamne le bibliothécaire à déplacer sans cesse les volumes. Combien plus fréquente serait cette nécessité s’il fallait, à la suite de toute entrée importante, maintenir dans chaque travée la même concordance alphabétique des différents formats ?

Mais ce n’est pas seulement la différence des formats qui contraint l’agent chargé de la communication à recourir au catalogue alphabétique. Le caractère incertain du mot d’ordre dans un grand nombre de cas l’y oblige également. Quand l’auteur d’un ouvrage porte plusieurs noms, on se demande parfois avec anxiété quel est de ces noms celui qui doit être considéré comme le principal. Soit un ouvrage de Milne-Edwards : est-ce Edwards, est-ce Milne-Edwards qui sera le mot d’ordre ? Pendant un temps c’était Edwards. Aujourd’hui c’est Milne-Edwards, l’ancien prénom Milne ayant été incorporé au nom. La difficulté est plus grande encore en ce qui concerne les ouvrages anonymes. Les maîtres de la science des bibliothèques n’ont pu jusqu’ici se mettre d’accord au sujet du mot du titre qui doit déterminer la place du livre dans le catalogue alphabétique. Étant donnée, par exemple, une édition des Historiae Augustae scriptores, prendra-t-on pour mot d’ordre Historia, Augusta ou scriptores ? Des divergences peuvent donc se produire entre ceux qui se succèdent à la tête d’un établissement ; il peut s’en produire dans les vues d’un même fonctionnaire au cours de sa carrière. Encore une cause d’hésitations et d’erreurs chez les agents de service. Comment sauront-ils quel mot d’ordre a été choisi pour le classement d’un ouvrage demandé, si cet ouvrage est anonyme ou si le nom de l’auteur est complexe ? La prudence leur conseillera donc de prendre note de la cote de tout livre de ce genre avant d’aller le chercher dans les magasins.

Le classement alphabétique sur les rayons n’offre donc pas en réalité les avantages que ses partisans se sont plu à lui reconnaître ; aussi, n’occupe-t-il qu’une faible place dans la pratique.

Il n’est, en général, adopté que par les bibliothécaires qui n’ont pas encore eu le temps de faire leurs catalogues. En attendant que cette opération soit effectuée, il permet de répondre à la plupart des demandes des lecteurs et d’assurer plus ou moins laborieusement le service.


ii. — Classement méthodique.

Le classement méthodique est, au contraire, mis en pratique, de nos jours encore, par un grand nombre de bibliothécaires. Reconnaissons qu’il offre au premier abord quelque chose de séduisant. Trouver réunis sur un ou plusieurs rayons de la bibliothèque, c’est-à-dire avoir à la fois sous la main tous les ouvrages qui traitent du sujet dont on s’occupe, quel rêve ! Quel avantage, semble-t-il, pour le lecteur de pouvoir ouvrir ces livres successivement aux passages qui l’intéressent, de pouvoir les compléter, en combiner le contenu, corriger ou compléter au besoin l’un à l’aide de l’autre !

Mais, hélas ! ce n’est qu’un rêve et un rêve dont la réalisation, si elle était possible, serait beaucoup moins utile qu’on ne le pense.

Ce n’est d’abord qu’un rêve irréalisable. Celui qui fait une étude approfondie de la géographie d’une contrée a besoin de consulter certains ouvrages de botanique, de géologie, de zoologie même. Le bibliothécaire ne peut cependant séparer ces ouvrages de botanique, de géologie, de zoologie des autres ouvrages du même genre. De même, les livres de références doivent nécessairement être rangés à part : or, à quelle étude de longue haleine peut-on se livrer sans recourir à ces livres ? Impossible donc de trouver réunis sur les rayons les ouvrages dont on peut avoir besoin pour ses travaux.

C’est, en second lieu, disons-nous, un rêve dont la réalisation serait peu utile. Les lecteurs sont beaucoup trop nombreux pour être admis à travailler dans les magasins mêmes, devant les rayons contenant les livres qui les intéressent. Sans compter le désordre qui résulterait de leur libre circulation au milieu des richesses des bibliothèques, et qu’on ne pourrait prévenir qu’à la condition de disposer de très nombreux surveillants, une place considérable serait perdue si des tables de travail devaient être distribuées partout dans les dépôts.

Il faut aussi renoncer à l’idée que le classement méthodique sur les rayons ait l’avantage de faire connaître immédiatement au lecteur les livres que la bibliothèque possède dans l’ordre d’idées qui l’intéresse. Le lecteur ne pourra pas être admis dans les dépôts. Aura-t-il d’ailleurs besoin de l’être, si un bon catalogue méthodique peut être mis sous ses yeux ? Ce catalogue ne lui permettra-t-il pas aussi bien et plus commodément que l’inspection des rayons de connaître les richesses de la bibliothèque ?

Mais on n’invoque pas seulement en faveur de ce système le prétendu intérêt du lecteur. Deux autres arguments sont présentés : l’un, basé sur des considérations esthétiques, l’autre, déduit des besoins de la pratique.

Comment, disent d’abord ses partisans, peut-on condamner dans une bibliothèque cet ordre rationnel dont chacun reconnaît la nécessité dans le classement d’une galerie de tableaux, d’une collection de monnaies, d’une collection de pièces d’histoire naturelle ? L’idée du rapprochement sur les rayons de volumes traitant des matières les plus diverses, la pensée du mélange de livres de théologie et de livres de médecine, de dissertations relatives à la jurisprudence et de descriptions de familles de plantes ne sont-elles pas choquantes pour la raison ? Quel esprit doué du sens de l’ordre pourrait s’accommoder d’un semblable chaos ?

Ce mode de classement est, en second lieu, disent les mêmes auteurs, très avantageux sous le rapport de la facilité et de la rapidité des recherches. En réservant à chaque livre la place qui lui est assignée par le sujet traité, il constitue pour la mémoire l’auxiliaire le plus précieux et dispense le plus souvent l’agent chargé de la communication de recourir au catalogue. Lui demande-t-on un Racine, il saura immédiatement que cet ouvrage se trouve dans la section Théâtre de la littérature française.

Les adversaires ont répondu au premier argument : L’assimilation qu’on établit entre les collections de livres et celles de tableaux, de monnaies où de pièces d’histoire naturelle est loin d’être exacte. Les pièces d’histoire naturelle, les monnaies, les tableaux sont examinés, étudiés à la place même qu’ils occupent. Le visiteur a besoin d’en avoir à la fois la totalité ou une partie sous les yeux. Il est nécessaire qu’il puisse les comparer, en considérer successivement l’ensemble et les unités. Mais les volumes sont essentiellement mobiles. Bien plus, pour les lire, il est nécessaire de les retirer des rayons. Ils sont consultés, comparés, étudiés soit dans la salle de lecture, soit, si le prêt est autorisé, à domicile.

L’argument tiré des besoins de la pratique n’est pas beaucoup plus fort. Si l’on hésite parfois sur le mot d’ordre qui a pu, dans le classement alphabétique, déterminer la place d’un livre, combien plus souvent ne sera-t-on pas embarrassé quand il s’agira de savoir dans quelle classe du système bibliographique tel ou tel livre aura pu être rangé ? Le classement d’un livre dont on connaît le contenu est souvent fort difficile. Mais il y a des ouvrages dont le titre lui-même ne fait pas connaître la nature. Demandez à un agent le livre de M. Brouardel sur le mariage. Il sera peut-être tenté de l’aller chercher parmi les ouvrages de droit. Ajoutons que l’ignorance du format exact des volumes sera ici, aussi bien que dans le classement alphabétique, la source de fréquentes erreurs.

Nous avons essayé de montrer que le classement méthodique des livres sur les rayons n’offre pas les avantages que lui attribuent ses partisans. Il nous reste à exposer les nombreuses critiques qu’il soulève.

L’expression classement méthodique sur les rayons ne donne en réalité qu’une idée assez vague du système. Dès qu’on veut l’approfondir un peu, on se trouve en présence, non pas d’un système bibliographique unique, mais bien de deux systèmes présentant, avec certains points de ressemblance, des divergences notables et dont l’un se subdivise lui-même en un certain nombre de variétés.

A) Classement méthodique à place fixe. — Il y a d’abord le système méthodique à place fixe, qui consiste essentiellement dans l’attribution à chaque livre d’une place déterminée sur un rayon spécial. La bibliothèque comprenant un certain nombre de travées, et chaque travée un certain nombre de rayons, un livre donné sera placé, par exemple, sur le sixième rayon de la douzième travée et portera la cote 12-6.

Ce système très simple, comme on le voit, mais peu pratique, est aujourd’hui généralement abandonné. Il ne serait acceptable que dans une bibliothèque fermée, ne s’accroissant plus, et installée dans un local à perpétuelle demeure. C’est le système des bibliothèques condamnées à l’immobilité.

À celui qui dirige une bibliothèque organisée suivant cette méthode, il ne peut guère arriver, en dehors d’un incendie, de plus grand malheur que celui d’être obligé d’effectuer un déménagement. À moins, en effet, que le nouveau local ne contienne le même nombre de travées ayant exactement le même nombre de rayons, susceptibles de recevoir le même nombre de volumes, — on reconnaîtra que cette condition sera rarement réalisée, — le bibliothécaire se trouvera dans la nécessité, en cas de déménagement, de changer dans le catalogue toutes ou presque toutes les cotes. Celles-ci seront, en effet, généralement devenues fausses ; car le livre qui dans le local abandonné se trouvait sur le sixième rayon de la douzième travée, par exemple, aura probablement pris rang, après le changement d’installation, dans une autre travée ou du moins sur un autre rayon. Et en attendant que ce remaniement général du catalogue soit fait, que de difficultés pour assurer le service !

Non seulement il est presque impossible de déménager, mais encore toute nouvelle acquisition sera, à un moment donné, une source d’embarras. Un jour arrivera, en effet, tôt ou tard, où les vides que le bibliothécaire aura eu le soin de laisser sur les rayons pour placer les acquisitions à venir seront remplis. Que fera-t-il si la bibliothèque s’enrichit alors de nouveaux livres ? Les mettra-t-il sur d’autres tablettes ? Le classement cesserait d’être méthodique. Poussera-t-il les autres volumes pour pouvoir intercaler les nouveaux ? Toutes les cotes des volumes déplacés deviendraient inexactes et le catalogue serait à refaire.

B) Classement méthodique à place mobile. — Le classement méthodique à place mobile échappe à ces critiques. Il est infiniment préférable. Il ne s’agit plus ici, en effet, d’attribuer à chaque livre une place fixe sur un rayon donné, mais seulement de déterminer la place de chaque livre par rapport à d’autres ouvrages appartenant à la même section bibliographique. Pour cela, on adopte certains signes particuliers afin de distinguer les unes des autres les différentes sections, et ces signes sont accompagnés d’un numéro, simple ou complexe, qui varie avec les ouvrages. Supposons qu’il y ait lieu de cataloguer une édition de Virgile et que les lettres L, l, p soient choisies pour désigner la division de la Poésie dans la Littérature Latine. Le livre sera coté par exemple L. l. p. 20 et aura sa place marquée entre l’ouvrage portant la cote L. l. p. 19 et celui portant la cote L. l. p. 21. Sa place relative étant ainsi fixée, aucune difficulté ne pourra se présenter en cas de déménagement. De même, si de nouveaux ouvrages sont acquis, on pourra, en employant des cotes plus ou moins compliquées, leur donner le rang qui leur revient au milieu des autres. Il suffira de pousser ces derniers à droite ou à gauche et de rendre libre l’espace nécessaire.

Ne croyons pas cependant que ce système réponde à tous les besoins. Examinons-le de plus près.

Il comprend trois variétés bien distinctes. Dans chacune des classes du catalogue méthodique, les ouvrages doivent naturellement être rangés dans un certain ordre. Quelques bibliothécaires les disposent sur les rayons dans l’ordre de leur entrée à la bibliothèque, d’autres dans l’ordre alphabétique, d’autres enfin dans l’ordre chronologique.

a) — Classement méthodique à place mobile avec ordre d’entrée dans chaque division. — De ces trois variétés, la première est celle qui soulève les critiques les moins graves au point de vue des nécessités de la pratique. Elle implique nécessairement des cotes qui se composent de deux parties, l’une commune à tous les ouvrages de la même classe, l’autre particulière à chaque article dans une classe donnée et déterminée par l’ordre d’entrée. Ainsi, tous les ouvrages d’auteurs dramatiques français, depuis le seizième siècle, par exemple, porteront la cote commune L. f. Th. ( Littérature Française, Théâtre) et chacun d’eux un numéro d’ordre déterminé par la date de l’acquisition. Si le théâtre de Racine entre à la bibliothèque après le théâtre de Rotrou, et si celui-ci a reçu la cote L. f. Th. 121, le premier sera coté L. f. Th. 122.

D’après M. Græsel (Manuel de bibliothéconomie, p. 503), M. Melvil Dewey, dans un article du Library Journal (iv, 1879), donne la préférence au classement par ordre d’entrée dans chaque division ; mais dans la cinquième édition de sa « Decimal Classification », ce dernier auteur ne paraît pas attacher une grande importance à la question[4]. Il lui suffit que le classement général soit méthodique. En fait, dit-il, nous faisons usage de l’ordre chronologique pour les ouvrages de sciences, de l’ordre alphabétique pour les ouvrages de littérature, et de l’ordre d’entrée pour les collections particulières. Quoi qu’il en soit, le mode de numérotation que cet auteur a imaginé s’adapterait très bien au classement méthodique à place mobile avec ordre d’entrée dans chaque division. Les lettres de la première partie de la cote seraient seulement remplacées par des chiffres. Au lieu de L. f. Th., on écrirait 873 ; le chiffre des centaines (8) désignant la classe Littérature ; le chiffre des dizaines (7) désignant la sous-classe Littérature Française, et le chiffre des unités (3) désignant la section Théâtre. Quant à la seconde partie de la cote, elle serait soumise aux mêmes règles que dans la méthode qui fait usage de lettres pour la première partie.

Cela posé, il est aisé de comprendre comment s’effectuera, quels que soient les signes dont on se sert pour désigner la section, le classement des entrées. Le bibliothécaire ayant eu le soin de se ménager, sur les rayons et dans le registre d’entrée affecté à chaque section, une certaine place pour les ouvrages à acquérir, les livres nouvellement reçus prendront rang sans aucune difficulté sur les rayons et à l’inventaire à la suite de ceux dont la bibliothèque se sera enrichie précédemment.

Ce système emprunte au classement méthodique et au classement par ordre d’entrée une partie des avantages qui leur sont propres : au classement méthodique, celui de ne jamais juxtaposer sur les rayons des ouvrages absolument hétérogènes ; au classement par ordre d’entrée, celui d’échapper à la nécessité des intercalations.

Il n’est pas exempt toutefois d’inconvénients assez sérieux. Si la bibliothèque est importante, — et c’est l’hypothèse qu’il convient de considérer ici, — le nombre des sections du système bibliographique sera naturellement assez élevé. Supposons qu’il atteigne le chiffre à peine suffisant de trois cents. Les livres étant répartis en trois catégories, suivant les formats, — dans certaines grandes bibliothèques on les divise en six catégories, — il y aura neuf cents séries de volumes ouvertes dans les casiers de la bibliothèque. Si un rayon de 1 mètre est réservé en moyenne pour les accroissements de chacune d’elles, neuf cents rayons susceptibles de contenir vingt-deux mille cinq cents volumes au moins seront inoccupés. Sans doute, on n’évitera jamais, quel que soit le mode de classement qu’on adopte, une certaine perte de place. Il sera toujours nécessaire de laisser à la suite des recueils périodiques et des ouvrages qui se continuent un espace libre plus ou moins étendu. Mais dans le classement général par ordre d’entrée, le mal est limité à deux catégories d’ouvrages qui ne forment pas la plus grande partie de la bibliothèque. Dans le système méthodique avec classement par ordre d’entrée dans chaque division, à cette perte de place nécessaire vient s’ajouter celle qui est particulière à ce mode de classement, et la perte totale devient énorme.

À un autre point de vue encore, ce système, le plus acceptable des systèmes à classement méthodique, prête à la critique. Il met le bibliothécaire dans l’alternative ou bien d’avoir — je conserve les chiffres indiqués tout à l’heure — neuf cents inventaires en cours, destinés à l’inscription des neuf cents séries ouvertes simultanément sur les rayons, ou de renoncer aux récolements de ses collections.

La constitution de ces neuf cents inventaires permettra de procéder commodément et rapidement à la vérification de la présence des volumes. Chacun d’eux contenant un certain nombre d’ouvrages numérotés de 1 à N, et ces ouvrages étant disposés sur les rayons dans le même ordre, le no 1 avant le no 2, le no 3 après le no 2, etc., il suffira, pour effectuer le récolement, qu’une personne ayant en mains le registre affecté à l’une des séries et faisant l’appel des articles inscrits, une autre personne constate que ces articles sont ou ne sont pas absents.

Au milieu de ces nombreux registres, on aura peut-être quelque peine à se reconnaitre. Il faudra un certain temps pour mettre la main sur le bon chaque fois qu’il y aura quelque ouvrage à cataloguer.

Mais en négligeant cette cause de lenteur dans le cataloguement, il n’est pas impossible d’établir ces neuf cents inventaires. On peut les concevoir de deux manières : ou bien on prendra un ou plusieurs grands cahiers reliés dans lesquels un certain nombre de feuillets seront réservés à chaque division, ou bien on affectera à chaque division un certain nombre de feuillets détachés, du modèle voulu, et on réunira ces feuillets au moyen de reliures mobiles. Malheureusement, le premier mode de procéder obligera le bibliothécaire, d’une manière périodique, à faire refaire ses registres, opération longue et laborieuse, qui est l’occasion de nombreuses erreurs. Un moment arrivera, en effet, fatalement, où l’espace primitivement réservé dans les feuillets affectés à telle ou telle section sera rempli.

L’inventaire à feuilles détachées nous paraît donc préférable. Dans un inventaire de ce genre, à mesure que les feuilles consacrées à tel ou tel ordre de matières s’épuisent, on peut aisément en intercaler de nouvelles, en sorte que l’inscription des ouvrages nouveaux à la suite des dernières entrées est toujours de la plus grande facilité.

Nous verrons, dans une étude ultérieure, que les inventaires à feuilles mobiles peuvent être très utilement employés, notamment pour l’inscription des dissertations et des plaquettes. Ils ne sont pas toutefois exempts de tout défaut.

Un certain temps est perdu chaque fois qu’il est nécessaire d’effectuer une nouvelle intercalation de feuillets. Or, cette nécessité se présentera assez souvent si l’on a réellement neuf cents séries de numéros ouvertes, à moins qu’on ne prenne le parti, qui a aussi son mauvais côté, de multiplier tout de suite les feuilles blanches et de constituer des inventaires encombrants. De plus, et ceci est beaucoup plus grave, les registres à feuilles mobiles sont loin de présenter contre les soustractions les garanties des registres reliés. Il serait trop aisé à un employé infidèle d’enlever des premiers les feuilles qu’il voudrait faire disparaître et d’effacer les traces de la possession par l’établissement des volumes dérobés. Si, limité à un certain nombre de recueils factices, le registre à feuilles mobiles peut être adopté en raison des avantages qu’il présente, on aurait tort d’en conclure qu’il peut servir de base ordinaire au mode de cataloguement des livres. Il y aurait un danger réel à convertir en règle ce qui doit demeurer l’exception.

Le bibliothécaire qui est muni de ces neuf cents inventaires peut, avons-nous dit, procéder au récolement. Est-il besoin d’insister pour montrer que s’il ne les a pas, l’opération devient à peu près impossible ?

Parmi les bibliothèques classées d’après ce système, il en est qui ne possèdent les nombreux inventaires requis ni sur registres reliés, ni sur registres à feuilles mobiles. Elles ont en tout deux inventaires, affectés, l’un aux ouvrages reçus en don, l’autre aux ouvrages achetés, et sur lesquels les livres sont inscrits à mesure qu’ils entrent avec un numérotage successif, n’ayant rien de commun avec leur place sur les rayons. Une colonne y est seulement ménagée pour l’indication de la cote que reçoit chaque livre et qui détermine son rang parmi les autres. Or, ainsi appliqué, le système du classement méthodique, avec ordre d’entrée dans chaque division, rend extrêmement longue et laborieuse la vérification de la présence des volumes sur les rayons. Pour y procéder, il est nécessaire de disposer d’un catalogue topographique, c’est-à-dire d’un catalogue dans lequel les ouvrages soient inscrits dans l’ordre qu’ils occupent sur les rayons.

Un bibliothécaire qui ne possède que le registre des achats et le registre des dons reçoit le même jour, je le suppose, un ouvrage de botanique, un ouvrage de théologie et un ouvrage de littérature. Il classera naturellement le premier parmi les ouvrages de botanique, le second parmi les ouvrages de théologie, le troisième parmi les ouvrages de littérature. Ainsi, trois ouvrages enregistrés à la même heure auront pu, à raison des sujets traités, être rangés dans des salles différentes. Ils pourront se trouver à des extrémités opposées du local. Pour procéder au récolement, il faudrait donc que, tandis qu’une personne ferait l’appel à l’un des inventaires, une autre se portât successivement d’un magasin dans un autre et se déplaçât presque autant de fois qu’il y aurait d’ouvrages dans le dépôt. Dans ces conditions, le récolement d’une bibliothèque importante absorberait pendant quinze jours ou un mois tout le temps de plusieurs fonctionnaires[5].

Telle est la première variété du système de classement méthodique à place mobile, celle qui consiste à ranger les livres suivant l’ordre d’entrée dans chaque division. Il nous reste à parler des deux autres, et d’abord de celle qui combine l’ordre alphabétique avec l’ordre méthodique.

b) Classement méthodique à place mobile, avec ordre alphabétique dans chaque division. — Ici, les ouvrages sont encore divisés, suivant les matières traitées, en un certain nombre de classes correspondant aux sections de la table méthodique. Mais dans chaque division, on adopte, au lieu de l’ordre d’entrée, l’ordre alphabétique ; on y donne aux livres nouveaux la place qui leur est assignée par le rang que le mot d’ordre occupe dans l’alphabet.

Critiquant le classement méthodique avec ordre d’entrée dans chaque division, Graesel a écrit que ce mode de classement va directement à l’encontre du but que doit se proposer une classification rationnelle et qui est de présenter dans un ordre logique tout ce que la bibliothèque possède sur une science déterminée. Ce reproche s’applique aussi bien à la combinaison qui nous occupe en ce moment. Il n’a pas, à nos yeux, une valeur décisive ; mais il devrait, semble-t-il, en avoir une très grande aux yeux de quiconque condamne tout classement qui n’est pas rigoureusement méthodique. Comment, en effet, ces esprits doués du sens de l’ordre, qui ne tolèrent pas la juxtaposition sur les rayons d’ouvrages traitant de sujets différents, peuvent-ils s’accommoder de ce mélange de l’ordre alphabétique et de l’ordre méthodique ?

Aussi, nombre de bibliothécaires rejettent-ils cette demi-mesure. Suivant eux, le seul ordre qui, dans chaque division du catalogue méthodique, soit autorisé par la raison, c’est l’ordre chronologique. C’est aussi naturellement le seul qui se justifie, à leurs yeux, dans le classement des livres sur les rayons. Seul, en effet, il offre le tableau du développement des connaissances humaines sur un sujet quelconque.

Cette conception a donné naissance à la troisième variété du classement méthodique à place mobile sur les rayons, celle qui consiste dans l’adoption de l’ordre chronologique dans chaque division.

c) Classement méthodique à place mobile, avec ordre chronologique dans chaque division. — Considérée en elle-même, l’idée sur laquelle repose cette troisième variété paraît de nature à conquérir tous les suffrages. Mais un peu de réflexion ne tarde pas à montrer combien elle est peu pratique. Elle soulève dans l’application des difficultés parfois insurmontables. Quel est en effet, le sens de cette expression : ordre chronologique ? Prendra-t-on pour base les dates des naissances des auteurs, celles des premières éditions des livres, ou bien, enfin, celles des plus anciennes éditions possédées ?

Cette dernière interprétation doit être rejetée comme ne répondant nullement au but poursuivi. C’est la date de la publication d’une œuvre qui est prise en considération dans l’histoire des sciences ou des lettres ; ce ne peut être celle d’une édition plus ou moins récente de cette œuvre. Cette interprétation aurait, d’ailleurs, le très grave inconvénient de nécessiter un certain bouleversement toutes les fois qu’une édition, plus ancienne que les éditions possédées précédemment, entrerait à la bibliothèque. Celles-ci devraient être déplacées et rapprochées de la première.

La première solution, qui consiste à prendre pour base du classement les dates des naissances des auteurs, n’est guère plus satisfaisante. Tel auteur a pu commencer sa carrière scientifique ou littéraire à un âge plus avancé, tel autre à un âge moins avancé. De plus, et ceci est plus important, les dates de naissance d’un certain nombre d’auteurs, même en les supposant connues, peuvent n’être pas présentes à la mémoire de celui qui compose le catalogue. Il sera donc nécessaire que celui-ci recoure plus ou moins souvent aux ouvrages de références pour déterminer la place à attribuer aux livres. Il sera réduit à perdre dans ces recherches un temps précieux, hors de proportion avec l’utilité du but à atteindre.

Quant à la seconde solution, qui se fonde sur les dates des premières éditions pour fixer la place des volumes, elle est, sans doute, la plus rationnelle. Mais à combien de recherches ne condamne-t-elle pas, elle aussi, le bibliothécaire ? Et combien souvent ces recherches ne seront-elles pas stériles ! Si le livre porte l’indication de l’édition, et si cette édition est la seconde, la troisième, etc., il restera à s’assurer de la date de la première. S’il ne porte aucune indication d’édition, n’en concluez pas que vous soyez en présence de la première. Cette conclusion, en ce qui concerne surtout les ouvrages anciens, serait souvent erronée. Enfin, il est possible que le livre ne porte ni indication d’édition, ni date. Dans tous les cas donc il sera nécessaire de recourir aux livres de bibliographie. Or, combien d’ouvrages ne figurent pas dans les bibliographies qui sont à la disposition du bibliothécaire !

Ni le classement alphabétique sur les rayons, ni le classement méthodique, quelle que soit la variété à laquelle on donne la préférence, ne nous semble donc parfaitement satisfaisant. Les observations qui précèdent suffiraient à la rigueur à l’établir. Un reproche plus grave peut cependant être formulé contre eux, c’est celui de rendre l’intercalation des entrées nécessaire. Seul échappe à cette critique le classement méthodique avec adoption de l’ordre d’entrée dans chaque division.

Le principe de l’intercalation est, à nos yeux, détestable à tous les points de vue.

Il fait perdre une place considérable, puisqu’il impose au bibliothécaire l’obligation de ménager sur tous les rayons des espaces libres pour les entrées à venir.

Il fait perdre surtout beaucoup de temps, soit en obligeant, à un moment donné, à effectuer des déplacements presque quotidiens de volumes, soit en imposant périodiquement la réfection du catalogue topographique.

N’insistons pas sur les déplacements de volumes. Il est trop aisé de comprendre qu’en intercalant des livres nouveaux tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, il doit arriver nécessairement un jour où certaines travées se trouveront entièrement remplies, et où il faudra, pour placer les nouvelles acquisitions, pousser les volumes contenus dans les travées suivantes.

On conçoit aisément aussi que la réfection du catalogue topographique devienne fréquemment nécessaire. À l’ intercalation des volumes sur les rayons devra naturellement correspondre l’intercalation des titres dans ce catalogue. Pour rendre la chose facile, on aura sans doute soin au début de ménager des blancs dans les registres. Sur deux lignes, on en laissera une en blanc, ou bien on n’écrira que sur la moitié de chaque page. Mais les interlignes, dans un cas, la seconde moitié de la page, dans l’autre, seront nécessairement remplies un jour. Que fera-t-on alors ? Sur les rayons, il est possible de pousser les volumes déjà reçus et de faire un peu de place pour chaque nouvelle entrée ; mais on n’a pas cette ressource quand il s’agit des titres déjà transcrits sur un registre. Supposons donc que la bibliothèque s’enrichisse d’un nouveau livre dont il soit justement nécessaire d’inscrire le titre entre ceux de deux autres occupant des lignes contiguës. Multipliera-t-on les interlignes ? Fera-t-on des renvois ? Dans les deux cas, la refonte du catalogue topographique s’imposera à bref délai au personnel. Dans le premier, l’inventaire aura bientôt l’aspect d’un registre mal tenu, et, dans le second, il deviendra sans retard difficile de discerner la suite des inscriptions.

Inutile d’ajouter que si, en appliquant l’un ou l’autre de ces systèmes, le bibliothécaire se contente de deux registres, celui des dons et celui des achats, s’il n’est pas muni, en d’autres termes, d’un catalogue topographique, il échappe à la nécessité de faire recopier ce registre et à la perte de temps qui résulterait de l’opération. Mais alors il tombe dans un mal qui n’est pas moins grave : il se met dans l’impossibilité de procéder au récolement des collections.

Une dernière objection doit être formulée contre le principe de l’intercalation, c’est qu’il est inséparable de l’usage des cotes multiples. Je passe sur les inconvénients que présentent celles-ci, une fois données. Quand vous aurez employé tous les chiffres romains et arabes, toutes les lettres majuscules et minuscules, grecques et romaines, la suite des indications occupera un quart de ligne. Il sera impossible de l’inscrire au dos des volumes et la mémoire la plus fidèle sera incapable de les retenir. La cote multiple devra toujours être indiquée par écrit à l’agent de service, et celui-ci, même dans ce cas, apportera souvent, par erreur un volume au lieu d’un autre.

Ce qui est plus grave, c’est que les signes à adopter pour différencier les cotes, quand le numérotage successif est impossible, sont en nombre limité ; c’est que les exposants s’épuisent et qu’il devient très difficile sinon impossible à un moment donné de créer de nouvelles cotes et d’assigner leur place, au milieu des autres, aux ouvrages nouvellement acquis.

Nous n’insisterons pas sur ce point. Ceux qui souhaiteraient plus de détails les trouveront dans l’ouvrage de Graesel. En étudiant les combinaisons proposées par les bibliothécaires américains, ils se rendront aisément compte des difficultés du problème et ils verront que la solution est encore à trouver.

Tous les systèmes de classement que nous venons d’examiner présentent deux vices capitaux : ils entraînent d’abord un grand gaspillage de place ; ils font perdre ensuite beaucoup de temps, notamment en nécessitant de fréquents déplacements de volumes. Tous ces systèmes aussi mettent le bibliothécaire dans l’alternative, soit de refaire périodiquement son catalogue topographique, soit de renoncer à l’importante opération du récolement. Seul, et à la condition. qu’on remplace le catalogue topographique relié par un catalogue topographique à feuilles mobiles, le classement méthodique, combiné avec l’ordre d’entrée, échappe à cette troisième critique.

Seul, disons-nous. Est-ce exact ? Ne peut-on concevoir un catalogue topographique dans lequel l’intercalation des titres des ouvrages nouveaux pourrait se faire indéfiniment, sans que la refonte en devint jamais nécessaire ?

Il suffit pour cela, semble-t-il, de substituer au catalogue sur registre un catalogue sur fiches. Le bibliothécaire échappera ainsi à l’alternative dont il s’agit ; il pourra procéder au récolement au moyen de son catalogue topographique sur fiches, et il n’aura jamais à refaire ce catalogue. Nous n’hésitons cependant pas à répondre négativement à la question, et cela pour deux motifs dont la gravité ne peut échapper à personne. L’un, c’est qu’un catalogue topographique sur fiches n’est ni portatif, ni d’une lecture facile, en sorte qu’un récolement effectué à l’aide d’un tel catalogue ne pourrait être fait ni commodément, ni rapidement : le second, c’est qu’un catalogue en fiches est presque toujours incomplet, quelque soin qu’on mette à le bien tenir. Ajoutons qu’un pareil catalogue offrirait trop de facilités de soustraction à un agent infidèle, si par malheur un agent infidèle était attaché à la bibliothèque.


iii. — Classement par ordre d’entrée.

Voilà pourquoi les auteurs de l’Instruction générale du 4 mai 1878 ont prescrit le classement général des livres par ordre d’entrée. Ce mode de classement donne, en effet, aussi complètement que possible, satisfaction aux différents besoins qui ont attiré notre attention : économie de place, économie de temps, facilité des récolements.

Pour l’appliquer, on commence par diviser les livres en trois catégories : celle des ouvrages terminés, celle des ouvrages en cours de publication et celle des périodiques. Puis les ouvrages de chacune de ces catégories sont répartis à leur tour, d’après leurs dimensions, en trois classes : celle des in-12 et des in-8o, ou des livres qui ont 0m25 au plus ; celle des in-4o ou des livres qui ont plus de 0m25 et qui n’en ont pas plus de 0m35 ; enfin, celle des in-folio. Les volumes in-plano, trop grands pour être placés à côté des in-folio, et d’ailleurs en petit nombre, sont rangés à part. Cela fait donc neuf séries d’ouvrages, sans compter celle des in-plano. Cette séparation effectuée, on affecte à chaque série un registre-inventaire particulier, et l’on inscrit dans chacun de ces registres, à la suite les uns des autres, avec un numérotage successif, les livres appartenant à la série correspondante. On prend soin naturellement, afin d’éviter toute confusion, de choisir pour chaque série d’ouvrages une série particulière de numéros. Les numéros 1  à 5 000 seront, par exemple, réservés aux ouvrages terminés du grand format, les numéros 5 001 à 20 000 à ceux du moyen format, etc. Le numéro donné à chaque livre dans l’inventaire est reproduit au dos et sur le titre du ou des volumes, ainsi que sur des fiches destinées à être versées l’une dans le catalogue alphabétique, l’autre dans le catalogue méthodique et reproduisant le titre du livre. On voit par là avec quelle facilité s’effectue l’enregistrement des entrées. Tout ouvrage nouvellement acquis prend rang à la suite des précédents de la même série aussi bien dans l’inventaire que sur les rayons. On voit aussi que toutes les cotes sont simples, puisque chacune d’elles consiste en un numéro unique. On voit, en troisième lieu, que la perte de place et la perte de temps sont ici réduites au minimum. La perte de place d’abord, puisqu’il n’y a que neuf séries d’ouvrages ouvertes sur les rayons et, par conséquent, neuf endroits où il soit nécessaire de ménager un certain espace libre pour les accroissements. La perte de temps ensuite, puisque, d’une part, les volumes n’ont besoin d’être déplacés en général que lorsque le local devient insuffisant, et que, d’autre part, les inscriptions à l’inventaire se faisant dans un ordre continu, sans aucune espèce d’intercalation, un inventaire, écrit avec soin, n’aura jamais besoin d’être refait. Enfin, les récolements peuvent s’effectuer avec une extrême facilité puisqu’une concordance parfaite existe entre l’inscription à l’inventaire et l’ordre des ouvrages dans les casiers.

En présentant au public sa Classification décimale, M. Melvil Dewey s’exprime en ces termes dans l’introduction de la cinquième édition de son livre : « À de rares exceptions près, les bibliothèques s’accroissaient rapidement. À peine les catalogues, exécutés à grands frais, étaient-ils terminés qu’ils devenaient surannés. Les méthodes usitées obligeaient à recourir fréquemment à des remaniements des cotes, à des changements dans la disposition des livres, à la refonte des catalogues alphabétiques et méthodiques ; c’étaient les seuls moyens d’échapper à une confusion qui aurait ôté à la bibliothèque une grande partie de son utilité. Dans cette réfection successive des mêmes opérations, l’expérience et l’habileté des bibliothécaires antérieurs étaient perdues dans une large mesure. On avait le plus grand besoin d’un système qui mit chaque bibliothécaire en état de profiter des efforts de ses prédécesseurs et d’utiliser pleinement leurs labeurs, qui rendît permanente toute opération exécutée, au lieu d’en faire un travail qui dût être abandonné bientôt, par conséquent peu utile ; un système enfin qui dotât tout nouveau bibliothécaire du meilleur outillage possible, au lieu de lui laisser à la fois le soin d’apprendre à travailler et de se créer lui-même ses instruments de travail. »

Nous laissons au lecteur le soin de décider si le système de l’Instruction générale du 4 mai 1878 ne répond pas d’une manière plus complète à cet idéal que toute autre méthode.



  1. Lu dans la séance du 23 mai 1901.
  2. Telles qu’elles sont organisées aujourd’hui, ces bibliothèques ne remontent, en effet, qu’à 1879.
  3. Un classement par ordre d’entrée sans numérotage successif a été aussi parfois pratiqué. On indique alors la place des livres en désignant la travée et le rayon sur lesquels chaque ouvrage a été déposé. C’est ainsi qu’est classée notamment la bibliothèque publique de la ville de Toulouse.
  4. P. 31.
  5. Un autre défaut du classement méthodique avec ordre d’entrée dans chaque division, ainsi appliqué, c’est de rendre plus ou moins difficile la détermination de la cote qu’il convient de donner à tout livre nouvellement reçu. Le bibliothécaire acquiert, par exemple, un ouvrage relatif aux littératures orientales. Le numéro qui devra être donné à cet ouvrage dans la section des littératures orientales sera le numéro immédiatement supérieur à celui qu’aura reçu le dernier ouvrage entré dans la même série. Mais comment saura-t-on quel est ce numéro ? Ira-t-on voir sur les rayons ? Se contenter de cette vérification serait s’exposer à donner successivement la même cote à deux ou trois ouvrages différents. Le seul moyen sûr serait évidemment de reprendre les deux inventaires, celui des dons et celui des achats, et d’y chercher la dernière cote donnée. Mais alors combien de pages ne faudra-t-il pas parcourir s’il y a plusieurs mois que la bibliothèque a acquis son dernier ouvrage sur les littératures orientales !