Études de diplomatie contemporaine : les Préliminaires de Sadowa/02

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Études de diplomatie contemporaine : les Préliminaires de Sadowa
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 513-556).
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ETUDES
DE
DIPLOMATIE CONTEMPORAINE

LES PRELIMINAIRES DE SADOWA.
SECONDE PARTIE.


III.

Si engourdie que fût l’Europe en ce moment, dans l’automne de 1865, par rapport aux questions de politique extérieure, si profondément blasée même sur la querelle d’Allemand au sujet du sempiternel Slesvig-Holstein, elle ne laissa pas cependant de s’émouvoir à la nouvelle de la bizarre convention de Gastein, et le cabinet des Tuileries surtout en éprouva un sentiment de surprise auquel venaient se mêler de temps en temps des appréhensions vagues, mais cuisantes[1]. On comprenait à la rigueur le mouvement de volte-face exécuté par M. de Bismarck, qui, après avoir donné des espérances tout autres pendant son récent voyage de France et sonné déjà même à Carlsbad le clairon de la guerre, s’était tout à coup retourné vers l’Autriche et laissé attendrir par le spectacle édifiant des deux souverains allemands s’embrassant dans une étreinte fraternelle. Il avait après tout atteint son but : il tenait enfin le port de Kiel. Les confidences de l’année précédente et les grands mots lancés encore tout dernièrement à M. de Gramont ou au baron de Pfordten n’avaient été que d’adroites manœuvres pour emporter la place sur le confrère et « co-possesseur. » Ce que l’on comprenait moins, c’est que l’empereur François-Joseph eût si vite plié devant les injonctions du rival, qu’il eût fait un abandon si complet de sa dignité, d’un intérêt politique de premier ordre et des droits si souvent proclamés du Bund, — tant on était loin alors de se douter des embarras intérieurs et immenses de l’empire des Habsbourg, de son désarroi, de sa faiblesse presque irrémédiable! On ne trouvait qu’une seule explication à un événement si étrange qui dépassait toutes les prévisions et déjouait tous les calculs : l’empereur François-Joseph, se disait-on, n’a pu concéder au roi Guillaume Ier des avantages aussi importans que contre des promesses et des combinaisons non moins importantes, et qui ne tarderont point à se révéler; l’accord entre les deux souverains n’a dû se faire qu’aux dépens de quelque tiers. C’est là du reste, observait-on finement, l’éternelle histoire de l’Autriche dans ses rapports avec la Prusse. La cour de Vienne, malgré son renom plus ou moins justifié d’honnêteté et de dignité, ne s’est cependant jamais refusée aux complicités que lui offrait la cour de Berlin toutes les fois qu’il y avait quelque mauvais coup à faire, sauf à l’Autriche, il est vrai, de prendre après des airs de pudeur, de regret, presque de remords, et de finir en effet par payer les frais de l’iniquité commise. C’est ce qui arriva lors du partage de la Pologne, lors de la guerre de la succession de Bavière, et tout dernièrement encore à l’occasion de la guerre des duchés. M. de Bismarck aurait-il proposé et fait accepter à Gastein quelque partage de l’Allemagne? ou bien s’y serait-il engagé à prêter son secours contre l’Italie, ainsi qu’il l’avait déjà promis une première fois dans les commencemens de 1864 ? La convention du 14 août doit dans tous les cas renfermer quelque article secret, quelque stipulation avantageuse pour l’Autriche, dangereuse pour les idées ou les intérêts de l’Occident, et qui ne peut pas manquer de se produire à un jour donné.

« Les liens qui unissent maintenant les cours de Pétersbourg, de Berlin et de Vienne, — ainsi s’exprimait alors un observateur d’une autorité grande et méritée, — n’ont plus besoin d’être dévoilés; ils apparaissent dans les faits et dans la nécessité des choses. Le vieux faisceau est reformé, la convention de Gastein le serre d’un nouveau nœud. » Cette opinion fut assez générale à Paris et à Londres[2], assez inquiétante même pour amener aussitôt un rapprochement sensible entre la France et l’Angleterre. Ce fut à ce moment (dans la seconde moitié du mois d’août) que les marines des deux pays se firent des visites courtoises à Cherbourg, à Brest, à Portsmouth, que les escadres cuirassées échangèrent entre elles des témoignages de sympathie et d’amitié, et c’est ainsi que se réalisait enfin, — bien tard, hélas ! — la démonstration maritime qu’avait sollicitée vainement, le comte Russell au début de la guerre des duchés. Lorsque aussitôt après (29 août) M. Drouyn de Lhuys écrivit une très remarquable dépêche contre la convention de Gastein. lord John Russell eut soin de s’inspirer des idées et d’imiter en maint passage jusqu’aux expressions du document français, dans la circulaire qu’il envoyait de son côté sur le même sujet. Depuis longtemps, depuis les malheureuses négociations sur la Pologne, on n’avait vu les deux cabinets marcher ainsi de concert et tenir un langage identique.

On ne tarda point à se convaincre toutefois que les suppositions du premier instant étaient exagérées, et que l’Autriche n’avait fait que céder à un moment de surprise et de faiblesse. Honteux de sa condescendance envers M. de Bismarck, effrayé de la désapprobation presque générale que l’arrangement du 14 août avait trouvée en Allemagne, rassuré enfin par l’attitude toute nouvelle de la France et de l’Angleterre, le cabinet de Vienne commençait à se redresser, à reprendre courage, et donnait des explications très satisfaisantes. Après tout, la convention de Gastein n’a fait que prolonger le provisorium, régler le condominium ; la question de droit demeurait intacte. En même temps, ainsi qu’on vient de l’indiquer, l’effervescence en Allemagne contre les théories et les pratiques, de M. de Bismarck allait toujours en croissant. Cet achat des pauvres Lauenbourgeois, « cédés comme un troupeau de moutons à tant de thalers par tête, » blessait profondément le sens intime de la Germanie ; de toutes parts on invoquait l’autorité du Bund, on protestait contre la vente des duchés, on affirmait le droit des populations de l’Elbe de statuer sur leur propre sort en toute liberté et indépendance. Dans de telles occurrences, la voie du cabinet des Tuileries semblait toute tracée, et celui qui dans ce cabinet dirigeait les relations extérieures n’aurait pas peut-être demandé mieux que de pouvoir la suivre jusqu’au bout.

En effet, et malgré sa bonne volonté d’être un homme moderne, le ministre du présent et de l’avenir, M. Drouyn de Lhuys n’en retombait pas moins dans les anciens erremens, dans les traditions de la vieille école, dès qu’il était laissé à ses propres instincts. « La France, — ainsi raisonnait cette vieille école, bien décriée, il est vrai, mais qui après tout avait peut-être un peu d’histoire nationale dans l’âme, — la France n’est point une île, elle ne peut avoir une politique insulaire et se mettre à l’écart de l’Europe quand au centre même de l’Europe l’équilibre des forces menace d’être rompu. En tournant le dos à l’Allemagne et en y laissant prévaloir certaines combinaisons, la France courrait le risque de devenir par rapport aux affaires de l’Europe transrhénane ce qu’est aujourd’hui l’Espagne par rapport aux affaires transpyrénéennes. Il faut qu’elle prenne un parti décisif dans cette lutte tantôt latente et tantôt ouverte que se font en Allemagne les Habsbourg et les Hohenzollern. Sans doute la maison de Habsbourg a été l’ennemie séculaire de la France[3]; mais c’était dans des siècles où elle dominait en Belgique, dans le Brisgau, en Italie, et où, sous le nom de saint-empire romain, elle représentait précisément cette unité allemande que la Prusse veut maintenant reconstituer à son profit. Depuis lors, la face de l’Europe a bien changé, deux grandes puissances militaires et conquérantes ont surgi tout à coup au XVIIIe siècle, et l’Autriche, déchue de son ancienne prépotence et ne touchant plus en aucun point à nos frontières, est à l’heure qu’il est notre seule alliée naturelle sur le continent. Sans doute aussi l’Allemagne aspire à une réforme fédérale, à une constitution plus homogène et plus unitaire; mais, sans demander où est pour nous l’obligation de hâter une telle œuvre, ne devrions-nous pas du moins travailler à ce qu’elle s’accomplît plutôt au profit de la liberté que du despotisme, par les classes éclairées et pacifiques, par la diète fédérale, voire un parlement de Francfort, plutôt que par une puissance au premier chef militaire, bureaucratique et centralisatrice? Si jamais la Prusse parvenait à ses fins, si jamais elle enserrait la Germanie dans ses cadres militaires et bureaucratiques, elle deviendrait pour nous une ennemie plus menaçante, plus redoutable, que ne le fut à aucune époque de notre histoire l’Autriche, alors même qu’elle portait le nom et représentait la puissance du saint-empire romain... »

À ce point de vue, la conduite à suivre après les événemens de Gastein était aussi clairement indiquée que singulièrement facile. Sans se mêler directement des affaires allemandes, sans froisser en rien les susceptibilités tudesques, la France pouvait désormais opposer une digue infranchissable à l’ambition prussienne. Elle n’avait pour cela qu’à maintenir son union avec le cabinet de Saint-James et à encourager par cette attitude les résistances du cabinet de Vienne et des états secondaires. L’ancien et honnête rêve de M. Drouyn de Lhuys était tout près de se réaliser : on arrivait par la force des choses à un accord entre la France, l’Angleterre et l’Autriche pour une politique de conciliation, d’apaisement et de conservation!... Que serait-ce encore, si l’on parvenait à retirer la dernière pierre d’achoppement sur la route vraiment royale qui s’ouvrait ainsi à la politique de l’Occident, si l’on réussissait à résoudre cette malheureuse question vénitienne, la seule et grande difficulté qui existât en réalité entre Vienne et Paris, même entre Vienne et Londres? La grande alliance si vainement poursuivie lors de la crise orientale, l’alliance de l’Angleterre, de la France et de l’Autriche, serait dès lors possible, certaine, et l’Italie elle-même viendrait y chercher sa place !

Tout espoir serait-il donc interdit de ce côté? Le moment ne serait-il pas au contraire favorable pour tenter une solution que réclamait la paix du monde, que recommandaient les esprits même les moins enthousiastes de l’œuvre de Cavour, les plus soucieux des principes conservateurs[4]? Sans doute l’empereur François-Joseph avait raison de ne pas vouloir vendre à la Prusse ces duchés de l’Elbe qui ne lui appartenaient pas, dont le Bund seul pouvait disposer; mais la Vénétie était sa propriété exclusive, incontestable : en l’aliénant, il retirerait non-seulement un profit moral immense, mais aussi un profit matériel considérable qui viendrait soulager d’une manière sérieuse les finances très embarrassées de son empire. La France n’a-t-elle pas cédé la Louisiane aux États-Unis contre une indemnité de 80 millions? La Hollande n’a-t-elle pas fait à l’Europe le sacrifice de la Belgique, et tout récemment encore l’Angleterre n’a-t-elle pas donné le glorieux exemple de rendre à elles-mêmes les îles ioniennes? Pourquoi l’Autriche s’obstinerait-elle à vouloir conserver une possession qui n’était pour elle qu’une cause d’affaiblissement et de ruine?

Le projet déjà souvent émis de racheter Venise[5] fut donc repris encore une fois à la suite des événemens de Gastein, et le gouvernement italien s’y attacha avec d’autant plus d’ardeur que plus vive avait été sa déception du côté de la Prusse. Pour conduire une négociation aussi délicate, ou plutôt pour en préparer le terrain, on choisit cette fois une personne bien appropriée à la circonstance, une capacité financière, un homme étranger du reste à l’Italie, étranger même au corps diplomatique, mais qui n’en pouvait pas moins passer pour le représentant d’une grande puissance véritable, d’une majesté solidement assise et universellement reconnue, — M. Landau, le représentant de la maison Rothschild à Florence. Arrivé à Vienne dans les commencemens de l’automne, le négociateur officieux réussit facilement à y influencer la presse, à obtenir même des organes ministériels plusieurs articles favorables à ses vues. Il serait en rapport avec des personnages considérables, il pénétra jusque dans la Burg, et acquit bien vite la conviction qu’on n’y nourrissait aucune haine contre l’Italie, aucune velléité de reprendre l’ancienne position dans la péninsule; mais il démêla non moins finement que la conservation de Venise était pour les Habsbourg une question d’honneur militaire sur laquelle ils ne transigeraient jamais, si ce n’est réduits par la guerre. Encore à la veille de Sadowa, le gouvernement de Vienne déclarait dans un document remarquable que sa dignité lui défendait de céder une des plus importantes provinces de la monarchie soit devant une pression morale, soit devant une offre d’argent, et qu’il n’admettait qu’un seul cas où il pourrait en faire l’abandon volontaire, le cas, du reste peu désiré, d’une guerre glorieuse pour les armes autrichiennes et favorable à l’extension de l’empire du côté de l’Allemagne[6] Quelques circonspectes et discrètes que fussent auprès de la Burg les démarches de l’homme de finance subitement improvisé diplomate, elles n’échappèrent point à la vigilance incessante de M. de Bismarck, et il s’en plaignit amèrement à Florence. Le général La Marmora se contenta d’exprimer l’étonnement que lui causaient de pareilles récriminations, et il lui fut facile d’établir que L’arrangement de Gastein avait dans tous les cas complètement dégagé l’Italie, qui ne devait désormais prendre conseil que de ses propres intérêts[7]. Sans s’exagérer outre mesure la portée de la tentative faite à Vienne, le ministre du roi Guillaume Ier ne laissait pas d’en être quelque peu inquiété : Venise était la plus belle carte dans son jeu et en général l’unique ressource extérieure de la « mission providentielle » des Hohenzollern ! Il faut bien le remarquer en effet : au point de vue du patriotisme allemand, l’Italien était le seul étranger dont la Prusse, dans sa lutte d’influence et d’hégémonie en Allemagne, pouvait accepter ou solliciter le concours sans trop blesser le sentiment germanique; c’était la seule alliance à la rigueur admissible, la seule tant soit peu décente, parce qu’elle ne compromettait en rien l’intégrité du sol national. Une alliance, par exemple, avec le Russe ou le Français pour l’unification de la grande patrie tudesque eût été quelque chose de monstrueux et de révoltant, eût soulevé toutes les consciences au-delà du Rhin : seul l’Italien pouvait offrir un appui dont la rançon n’était point un territoire allemand. Le pays entre le Mincio et l’Adriatique ne l’était point, le peuple germain le sentait et le savait bien malgré tout ce que pouvaient lui dire de contraire les écrivains beaucoup trop intéressés de Vienne et certains patriotes transcendans et ultra-chérusques. Or, si jamais l’Italie venait à être désintéressée par l’Autriche, la maison de Hohenzollern perdait l’unique allié possible en dehors de l’Allemagne, l’unique allié avouable. L’hypothèse d’une pareille éventualité dut troubler plus d’une fois le sommeil de l’heureux vainqueur de Gastein.

À cette inquiétude très réelle, bien que lointaine encore, venaient d’ailleurs s’ajouter pour le ministre prussien des soucis moins graves peut-être, mais plus immédiats : l’attitude gardée par les deux cabinets des Tuileries et de Saint-James, la disposition toujours hostile des esprits en Allemagne, enfin les résistances renaissantes de l’Autriche. On s’aperçut de bonne heure à Berlin que la brillante journée de Gastein ne serait pas de si tôt suivie d’autres également faciles et glorieuses, que la cour de Vienne, mise en garde à la fois et rassurée, ne glisserait pas sur la pente si habilement creusée dans le sol rocailleux de Salzbourg ; déjà même on en recevait des preuves affligeantes dans mainte occasion. C’est ainsi que le cabinet impérial, après avoir d’abord consenti à suivre le cabinet de Berlin dans une équipée assez sérieuse contre le sénat de Francfort, faussa tout à coup compagnie (1er  octobre 1865), et a chercha à rompre la pointe de cette dé- marche, dont l’effet finit par se réduire à rien, » pour employer les expressions dolentes d’un document officiel prussien[8]. Tout en se plaignant à Florence de la mission diplomatique du représentant de la maison Rothschild, le gouvernement de Guillaume Iern’avait pas dédaigné de recourir de son côté, et précisément vers la même époque, à une proposition financière exactement pareille : il avait fait offrir à Vienne la somme séduisante de 300 millions de francs pour la cession des duchés ; l’offre fut rejetée avec hauteur… La situation s’aggravant ainsi de tous les côtés, M. de Bismarck éprouva le besoin de faire encore une fois le voyage de France, — un voyage d’agrément et d’instruction. Il s’agissait d’y redresser les opinions et d’y convaincre les esprits, de prouver que la convention de Gastein n’avait été ni une trahison ni même une défaillance, qu’elle avait été une halte indispensable, qu’il fallait du temps pour faire l’éducation d’un vieux roi a malheureusement trop honnête » et pour défriser les perruques à marteaux qui peuplaient la cour du successeur peu philosophique de Frédéric II. Quant à lui, le ministre, il était toujours le même, le politique aux vues larges et élevées, l’homme sans préjugés, l’homme de l’avenir, qui sait? peut-être bien ce « troisième homme » dont un personnage auguste avait entretenu un jour M. de Cavour à Plombières, en le proclamant « capable de grandes choses » et en taisant son nom... Le 6 octobre 1865, le président du conseil de Prusse arrivait à Biarritz.

L’esprit humain n’est que trop enclin à procéder en tout par analogie et à voir l’identique là où au fond il n’y a que le semblable. « Notre savoir n’est que fragment, » s’écrie Faust après l’Ecclésiaste : le connu est pour nous la seule mesure de l’inconnu, et, malgré le sage avertissement du proverbe, ce n’est souvent que dans la comparaison que nous nous obstinons à chercher la raison de certaines choses. C’est ainsi qu’en France du moins l’opinion presque générale ne cesse de comparer le Biarritz de 1865 au Plombières de 1858, de rapprocher ces deux entrevues, de les identifier en quelque sorte, et de puiser dans ce rapprochement un sujet de griefs contre le ministre prussien. M. de Bismarck n’aurait pas eu la loyauté du comte Cavour, il n’aurait point tenu certaines promesses !... Les traits de parenté ne manquent point en effet à ces rencontres de 1858 et 1865; toutes les deux ont été suivies d’événemens graves, extraordinaires; toutes les deux ont donné le branle au monde, et l’unité allemande datera dans l’histoire aussi incontestablement de la baie pyrénéenne que l’unité italienne de la ville thermale au pied des Vosges. S’ensuit-il cependant que les pourparlers de 1865 aient ressemblé en tout point à ceux de 1858? s’ensuit-il que Biarritz ait été le témoin de stipulations aussi précises, aussi formelles que le furent un jour celles de Plombières, et, pour le dire crûment, que M. de Bismarck ait offert des compensations éventuelles du côté du Rhin exactement comme le fit jadis M. de Cavour du côté des Alpes? En Allemagne, ce fait a toujours été péremptoirement nié; on y a de tout temps contesté jusqu’à l’existence même de promesses quelconques de la part du ministre prussien. Il n’y aurait eu à Biarritz ni plan arrêté ni engagement pris d’avance : tout s’y serait borné à un échange d’idées qui n’obligeait ni l’une ni l’autre des parties. Certes il peut paraître aussi oiseux que puéril de vouloir redemander aux vents de l’Atlantique les paroles échangées, il y a trois ans, sur une plage à jamais célèbre; mais le vraisemblable est tout aussi bien que le vrai du domaine de l’historien, et il doit être permis de chercher dans les circonstances contemporaines, dans les idées ambiantes et les documens de seconde main, l’explication des destinées étranges qui ont été faites à l’Europe par cette mystérieuse entrevue. Or, parvenus à ce moment de notre récit, aux derniers jours du mois de septembre 1865, nous rencontrons précisément deux publications remarquables, deux signes du temps, dont il nous est impossible de ne pas tenir un compte très sérieux. Partis simultanément des deux camps différens, quoique nullement opposés et également influens, ces deux manifestes sollicitent l’attention de l’investigateur, et s’imposent avec force à son esprit. Combinées, confrontées entre elles, lues surtout à la lumière des événemens qui suivirent, ces pièces germaines acquièrent une valeur très grande, et, si elles sont encore loin de nous introduire dans la vérité absolue de la situation, du moins nous placent-elles sur une voie qui pourrait bien y aboutir.

La première de ces publications est une brochure anonyme[9] que lança l’ambassade de Prusse à Paris à la veille de l’arrivée de M. de Bismarck en France et avec l’intention évidente de lui préparer les voies. L’écrit commence d’abord par retracer les dangers que courrait l’Europe, si un conflit sérieux venait jamais à éclater entre la Prusse et l’Autriche. Que d’éventualités menaçantes alors ! « L’aigle blanc de la Pologne est-il si mortellement atteint qu’il ne puisse se ranimer pour une lutte suprême où cette fois il trouverait des appuis déclarés ? La voix de Kossuth retentissant aux rives de la Theiss, en même temps que Garibaldi lèverait sur l’Adige le drapeau de Marsala, n’appellerait-elle pas encore les cavaliers de la Hongrie à une nouvelle guerre d’indépendance ? La révolution est-elle définitivement vaincue en Roumanie, et la paix est-elle irrévocablement assurée dans les provinces danubiennes ? » Chose curieuse, sous la forme oratoire d’interrogations et d’hypothèses, et avec des actions de grâces pour la Prusse d’avoir conjuré ces « éventualités » par la convention de Gastein, nous avons déjà ici tout le programme de 1866, toute la note Usedom ! Sauf « l’aigle blanc de la Pologne, » qu’on se gardera bien de réveiller, et pour cause, on ne négligera, dans l’été prochain, aucune des « éventualités » qu’énumère notre brochure avec une terreur complaisante : on fera son pacte avec l’Italie, on demandera de jeter le vainqueur de Marsala sur les côtes de la Dalmatie, on formera une légion hongroise sous les ordres de Klapka, et quant à la Roumanie, on y aura alors quelque chose de mieux encore que la révolution : on y aura un prince même de Hohenzollern pour hospodar, il sera placé là avec l’aide de la France, en l’honneur des principes modernes et en embuscade dans le dos de l’Autriche… Ces principes modernes, la brochure les a en vénération extraordinaire, et c’est surtout en leur nom qu’elle passe dédaigneusement sur les prétentions du duc d’Augustenbourg, « prétentions fondées sur de vieux titres de propriété peu en harmonie avec le droit nouveau des peuples. » Il est vrai que M. de Bismarck lui-même ne s’empresse guère de proclamer ce droit nouveau dans les duchés, et notre auteur en est visiblement embarrassé, car c’est là, selon lui, le seul grief légitime que pourrait avoir la France, la France du suffrage universel et de la volonté nationale, contre la conduite du gouvernement prussien dans les affaires de Slesvig-Holstein. Pour sortir de cette impasse, l’avocat de M. de Goltz finit cependant par trouver un argument ingénieux et qui est le digne pendant de la fameuse conclusion des syndics de la couronne. « Dans le gouvernement intérieur de la Prusse (ainsi argumente l’auteur), M. de Bismarck est en désaccord complet avec les représentans de la nation. Néanmoins il convoque les chambres, leur laisse la parole, ne met pas obstacle à ce qu’elles votent comme elles l’entendent; mais, quand le parlement gêne trop sa marche, il le met de côté, puis il continue d’administrer comme si le parlement n’avait rien dit. M. de Bismarck en use de même avec le droit des duchés. Il ne le conteste ni le supprime, il le passe sous silence... »

Tournant ensuite ses regards vers l’avenir, l’écrivain de l’ambassade de Prusse aborde avec discrétion un sujet bien autrement grave et important. « L’Allemagne tout entière, dit-il, est possédée de l’irrésistible désir, de l’impétueux besoin de l’unité. La Prusse a le sentiment instinctif que c’est par elle que l’Allemagne doit arriver à cette unité, qui n’a guère été jusqu’ici qu’un rêve à peu près irréalisable; elle tient la tête du mouvement, elle joue en Allemagne le rôle d’initiateur que la France de la révolution a joué en Europe. » La France doit-elle prendre ombrage du rôle présent et futur de la Prusse? Non! répond l’homme de confiance de M. de Goltz. « La France et la Prusse sont ou du moins devraient être des alliées naturelles, mettant leurs forces et leur puissance en commun pour faire triompher en Europe la cause de la civilisation et de la liberté. Elles peuvent se tendre une main amie par-dessus les flots de ce Rhin qui les unit bien plus qu’il ne les sépare. Ennemies, elles se sont fait beaucoup de mal sans profit ni pour l’une ni pour l’autre ; amies et unies à l’Angleterre et à l’Italie, elles peuvent conduire les destinées de l’Europe. Avec l’amitié de l’Amérique, elles régleraient celles du monde entier. »

En même temps que l’ambassade prussienne tâtait l’opinion par cet écrit anonyme aux aperçus si ingénieux sur le passé, aux vues bien plus larges encore sur l’avenir et sur une nouvelle ère de civilisation et de liberté « pour l’Europe, pour le monde entier, » un organe français à Paris, l’organe bien connu de la démocratie impé- riale publiait de son côté un véritable manifeste où les mêmes idées se trouvaient revêtues de toutes les pompes magistrales et magiques, de toutes les splendeurs de la « mission napoléonienne. » Dans une série d’articles très remarqués sur la Politique de la Prusse[10], une plume autorisée et autoritaire traçait au gouvernement français un programme dans les complications qui s’annonçaient, et il importe de bien peser les paroles de ce programme, car il exprimait les convictions d’un groupe d’hommes aussi décidés qu’influens, de ce groupe en un mot qui, dans le personnel de la cour et de la diplomatie, représentait ce que l’on pourrait bien appeler le parti de l’action.

Plus hardi, tenu aussi à moins de réserve que le porte-voix de M. de Goltz, l’écrivain patenté de la démocratie impériale aborde très franchement le problème, et ne met point en doute les projets de la Prusse ni la légitimité de ces projets. « La fatalité géographique, dit-il, condamne la Prusse à être en Allemagne l’instrument du changement, le pivot de la révolution. Il n’est pas en effet d’état géographiquement plus mal conformé que la monarchie de Guillaume Ier : or quand on est couché sur un oreiller aussi incommode, on a des insomnies, et l’on rêve les yeux ouverts : on rêve de s’arrondir, de prendre du ventre. » La Prusse ne tardera pas à balayera une poussière de petits souverains» sur l’Elbe, le Mein et l’Oder, à broyer la vieille et caduque confédération germanique. « Ces projets de concentration, d’absorption des petits états, sont d’ailleurs favorisés par le courant général de la politique européenne, qui tend à unir, à annexer tous les élémens homogènes. » Mais la disparition des petits états n’augmentera-t-elle pas les occasions de frottement et de conflit entre les grandes puissances devenues ainsi limitrophes? « C’est là un préjugé de notre ancienne diplomatie, répond l’écrivain; la disparition des petits états, loin de multiplier les causes de guerre, deviendra au contraire un gage de paix, en rendant toute guerre tellement calamiteuse qu’on se hasardera difficilement à l’affronter. » Et le publiciste finit même par arriver à un axiome d’une précision mathématique, à cette formule que « plus les états limitrophes sont puissans, plus il y a d’égalité entre leurs forces, moins il y a de chances de guerre. »

Dans ce branle-bas toutefois que M. de Bismarck va donner à l’Allemagne, ne serait-il pas de l’intérêt de la France de profiter de l’occasion et « d’enlever à la Prusse les provinces rhénanes, au même titre et en vertu d’un droit meilleur que celui qui a permis aux Prussiens d’arracher le Slesvig au Danemark? » Le publiciste ne le croit pas, d’abord parce que ce serait contraire au principe des nationalités, et ensuite parce que « toute attaque de notre part sur le Rhin mettrait fin aux dissensions intestines de l’Allemagne, la réconcilierait contre nous, et assurerait à la vieille coalition des trois puissances du nord le concours empressé de l’Angleterre. De juges du camp, de protecteurs du droit, nous descendrions au rôle d’agresseurs. » Que la France conserve plutôt une attitude expectante, « qu’elle se rapproche diplomatiquement de la Prusse, qu’elle la rassure sur ses intentions, et lui donne toutes les garanties possibles d’une neutralité bienveillante. Une fois tranquille du côté de la France, la Prusse poursuivra avec une énergie croissante ses projets d’hégémonie allemande. Loin de redouter un conflit avec l’Autriche, elle le recherchera et le provoquera plutôt; la force des situations et la communauté des intérêts amèneront infailliblement une alliance entre la Prusse et l’Italie, alliance dont le prix sera pour cette dernière l’acquisition de la Vénétie, et pour l’Europe la solution d’une question qu’elle n’a pu jusqu’ici ni éluder ni résoudre... » Après avoir encore montré comme conséquences inévitables d’éventualités aussi heureuses la fin de la coalition de 1815 et l’entente de la France, de la Prusse et de l’Italie pour la solution des grands problèmes européens, l’auteur conclut par ces paroles : « Une politique qui, sans guerre, sans péril, et par le seul fait d’une entente morale et purement diplomatique, permettrait de compléter l’Italie, de reconstituer l’Allemagne et de briser le faisceau de la coalition européenne, une telle politique ne manquerait après tout ni de fécondité ni de grandeur. A chercher dans cette voie, on peut se tromper sans rougir... » Rougir? non assurément, puisque les intentions étaient droites et la conscience pure; mais on a lieu peut-être de pâlir un jour à la vue de son œuvre, qui n’a que trop bien réussi, — alors qu’après avoir travaillé pour le roi de Prusse avec tant d’ardeur et de désintéressement on s’aperçoit tout à coup que la France en est amoindrie, menacée dans son prestige et dans son influence légitime, et que la paix du monde en est devenue plus précaire que jamais!...

Certes il est curieux de reconnaître, au début même de la combinaison prusso-française et à la veille de l’arrivée de M. de Bismarck à Biarritz, une identité tellement remarquable de vues dans deux publications d’origine si diverse. Il est bien plus curieux encore de retrouver plus tard, à la fin de la fatale campagne de 1866, les mêmes idées et parfois jusqu’aux mêmes expressions dans un document bien autrement célèbre, dans la prodigieuse circulaire de M. de Lavalette sur la nécessité des grandes agglomérations et l’inutilité des petits états. En vérité, pour composer sa dépêche mémorable du 16 septembre 1866, le ministre intérimaire à l’hôtel du quai d’Orsay n’a eu qu’à se rappeler et à condenser certaines brochures de l’année précédente : il ne devait y ajouter qu’un seul trait parfaitement nouveau et original, savoir : qu’à la suite d’une révolution, si heureusement accomplie dans l’équilibre européen et tout au profit de la civilisation et du droit moderne, la France éprouvait le besoin de perfectionner ses engins de guerre et de s’armer jusqu’aux dents... N’insistons pas toutefois, et revenons à l’objet principal de notre investigation ; constatons que ni l’un ni l’autre des écrits qui nous occupent ici ne fait entrevoir, n’insinue même une compensation quelconque pour la France à la suite des agrandissemens projetés de l’Italie et de la Prusse : le programme de la démocratie impériale répudie très expressément même toute pensée au sujet du Rhin ; l’un et l’autre de ces écrits se bornent à promettre au cabinet des Tuileries un beau billet de La Châtre, — l’entente future entre Paris, Florence et Berlin « pour la solution des grands problèmes européens, » ou, comme s’exprime M. de Goltz, « pour le triomphe de la cause de la liberté et de la civilisation en Europe. » Ceci semble apporter un appui considérable à l’opinion courante et constante de l’autre côté du Rhin sur la nature des pourparlers qui eurent lieu à Biarritz, — et c’est là, en effet la conclusion à laquelle s’arrêtera nécessairement tout esprit réfléchi et impartial qui voudra se rendre compte de ces événemens extraordinaires, aussi ténébreux dans leur origine qu’éclatans et formidables dans leurs conséquences.

Allons au fond des choses, et ne craignons pas de dire le mot même de la politique française dans les affaires d’Allemagne, tel du moins qu’il ressort pour nous de l’ensemble des circonstances et de la logique inexorable des faits. Ce mot, ce n’est pas, bien entendu, la brochure de M. de Goltz qui va nous le donner; nous ne le trouverons pas non plus en son entier dans le pendant de la brochure prussienne, dans le programme tracé par le démocrate autoritaire. Sorti d’un groupe à coup sûr très influent, ce programme n’exprimait pourtant après tout que l’opinion d’hommes à une seule pensée, à une passion unique (unius libri), qui visaient avant tout à la chute de l’empire abhorré des Habsbourg, ce boulevard de la réaction, de la légitimité et du pouvoir temporel. En dehors de ces hommes, à côté et au-dessus d’eux, il y avait dans le gouvernement français des esprits plus calmes, plus circonspects, qui, sans dédaigner assurément le droit nouveau et les principes modernes, avaient surtout à cœur les intérêts de leur ancienne et bonne France. Or, au jugement de ces derniers, une guerre en Allemagne ou plutôt une guerre entre les Allemagnes, pour parler le langage de Froissart, était une rare bonne fortune pour la France, offrait une occasion unique et précieuse pour un remaniement équitable de la carte de l’Europe. On ne prévoyait pas naturellement une campagne de sept jours; on prévoyait au contraire une campagne bien longue, bien tudesque et pédantesque, on en prévoyait même plusieurs. Encore moins se doutait-on d’un succès foudroyant de la Prusse, de ce coup de destin merveilleux, écrasant, qui devait bientôt s’appeler du nom de Sadowa : on appréhendait bien plus un résultat tout opposé, le triomphe trop facile des kaiserliks. L’Autriche avait, après la France, la première armée du monde, et cette armée n’avait fait que guerroyer en Hongrie, en Italie depuis nombre d’années, tandis que la monarchie de Brandebourg possédait à peine « une école de landwehr, magnifique sur le papier, mais insuffisante même pour la défensive; » et qui depuis un demi-siècle (la courte et insignifiante campagne des duchés ne pouvant guère compter) n’avait pas senti la poudre[11]. La disproportion des forces présentait même ici un aspect effrayant, et ce n’était pas assurément trop de l’adjonction de l’Italie à la Prusse pour balancer tant soit peu la supériorité manifeste de l’Autriche et lui créer un dérivatif au-delà des Alpes. Encore avec ce dérivatif la situation du Hohenzollern ne paraissait-elle que bien précaire en face du Habsbourg assisté de toutes. les troupes de la confédération germanique. Ce n’était pas une raison assurément de retenir la Prusse dans son ardeur belliqueuse, bien au contraire; mais c’était une raison de ne pas refroidir une si belle ardeur par des débats intempestifs sur des compensations et des combinaisons à venir. Toute insistance sur ce point délicat courait le risque de froisser les sentimens patriotiques de la cour de Berlin, de mettre même fin aux dissensions intestines de l’Allemagne; c’était arrêter Guillaume Ier dans la poursuite de l’ombre de Barberousse que de lui insinuer de lâcher une proie quelconque, ancienne ou nouvelle. Mieux valait ne rien demander, ne rien promettre, ne rien compromettre. A quoi bon du reste exiger des billets d’un insolvable, prendre des sûretés envers quelqu’un dont le sort paraît si peu assuré, et que, selon toutes les probabilités, on aura bientôt à protéger, à défendre contre les conditions trop dures que voudra lui faire le vainqueur ?

Car, bien entendu, la France ne comptait pas s’abstenir jusqu’au bout : elle devait sortir de l’inaction à son heure et à ses convenances, alors que l’affaiblissement réciproque des deux adversaires les aurait rendus accessibles aux conseils d’une raison haute et impartiale, alors aussi que des victoires trop décisives de l’un d’eux (et ce ne pourrait guère être que l’Autriche) menaceraient « de rompre l’équilibre et de modifier la carte de l’Europe au profit d’une seule puissance[12]. » À ce moment opportun, l’empereur Napoléon III interviendra en juge du camp et en protecteur du droit pour réformer, régénérer la confédération germanique, l’asseoir sur des bases plus solides et selon un plan plus conforme aux aspirations nationales de l’Allemagne, — car ce n’est pas la première fois, hélas! que la politique française commence par proposer une bonne confédération là où elle finit par subir une mauvaise unité. On proposera un arrangement également acceptable, également équitable pour l’Autriche, pour la Prusse et les états secondaires. La monarchie de Brandebourg pourra bien perdre, par exemple, la Silésie, ce pays catholique et ancien patrimoine des Habsbourg, elle devra aussi renoncer aux provinces catholiques du Rhin, situées trop en dehors de son orbite naturelle ; mais elle recevra en échange de vastes territoires protestans sur l’Elbe et la Baltique, elle acquerra par là « plus d’homogénéité et de force dans le nord, » et n’aura plus « une situation géographique mal limitée.» « On maintiendra à l’Autriche sa grande position en Allemagne, » cela s’entend, et le retour de la Silésie sera pour l’empereur François-Joseph une ample compensation de la province vénitienne, qu’il cédera au roi Victor-Emmanuel. Pour les états secondaires de la confédération, on leur assurera « une union plus intime, une organisation plus puissante, un rôle plus important, » sans négliger aussi de médiatiser à leur profit plusieurs des petits princes inutiles, et en leur adjoignant peut-être, comme nouveau membre du Bund, un nouvel état composé surtout des provinces rhénanes re- tirées à la Prusse. Nous oserions presque l’affirmer en effet, la France ne poursuivait nullement une annexion ou une conquête considérable; elle se serait contentée d’une modeste et juste rectification de frontières du côté de la Sarre, du Palatinat : sur le Rhin, qui serait toujours resté allemand, elle aurait seulement demandé la formation d’un état secondaire et neutre, à l’instar de la Belgique. On voulait respecter les principes de nationalité, ménager les sentimens patriotiques de la Germanie, ne pas éveiller les susceptibilités de l’Angleterre : on tenait essentiellement à prononcer une parole de paix, d’équité et d’équilibre, on était même sûr que « cette parole serait écoutée, » que la France atteindrait le but « par la force morale seule et sans être obligée de tirer l’épée. » Le but assurément ne manquait pas de véritable grandeur. Compléter l’unité italienne, rendre à l’Autriche un patrimoine injustement ravi, constituer la Prusse en puissance du nord forte, homogène, bien limitée, un boulevard contre la Russie, relever l’importance des états secondaires, neutraliser la ligne des forteresses allemandes sur le Rhin, — et tout cela sans blesser les principes et les sentimens légitimes, et en faisant preuve, quant à soi, d’un grand « désintéressement, » obtenir même tout cela sans avoir tiré l’épée, par la seule force morale, — la vision était sublime ! Elle se fait jour, pour quiconque sait lire, dans les diverses déclarations du cabinet des Tuileries à cette époque, elle éclate avec la dernière évidence dans la lettre impériale à M. Drouyn de Lhuys du 11 juin 1866.

Ainsi dégagée de ses ténèbres, la politique française de ces temps devient quelque chose de rationnel et d’explicable, et perd beaucoup de ce caractère sentimental et lunatique que lui ont généreusement prêté certains publicistes étrangers. On comprend dès lors la négligence, autrement inconcevable, de tout armement, l’absence aussi de toute stipulation précise, de tout engagement formel dans l’entretien de Biarritz, et on est presque tenté de recomposer cet entretien par la pensée (pensée toujours téméraire, il est vrai!) et d’après les données qui ont cours à ce sujet de l’autre côté du Rhin. M. de Bismarck en 1865 aura tenu à peu près le langage de l’année précédente, le langage qui lui était habituel du reste sur la configuration impossible de la Prusse, sur la nécessité pour elle d’être mieux assise afin de ne plus tourner constamment dans l’orbite des cours du nord et d’avoir la liberté de ses alliances. « L’Allemagne aspire à l’unité, et la Prusse y joue le rôle de l’initiateur que la France de la révolution a joué en Europe. » L’unité italienne, l’unité allemande, sont sœurs; leur mère à toutes les deux, la France, ne devrait-elle pas songer à compléter également sa grande unité nationale du côté de la Belgique? Comme conséquence de ces transformations selon le droit nouveau apparaissait un accord entre Paris, Berlin et Florence, voire Londres et Washington, « pour conduire les destinées de l’Europe, pour régler celles du monde entier, » pour rendre, par exemple, l’Autriche à sa vocation véritable sur le Danube, refouler la Russie, peut-être même « ranimer l’aigle blanc de la Pologne, qui cette fois trouverait des appuis déclarés... » De pareils épanchemens auront été probablement écoutés en silence, d’un air parfois incrédule, parfois même distrait, avec la disposition évidente de ne pas soulever des débats, de parler même le moins possible; — parler, c’était nuire à la conversation, selon le célèbre aphorisme anglais. Amené cependant à s’expliquer, on aura répondu que l’Italie ne manquera sans doute pas de profiter de l’occasion, pourvu que l’occasion fût sérieuse et ne tournât pas en une déception de Gastein. Quant à la France, son dessein est bien arrêté et bien connu de respecter l’Allemagne, de ne pas y contrarier les aspirations nationales. A moins que la carte de l’Europe ne vînt à être modifiée au profit trop exclusif de l’une des grandes puissances, la France gardera la neutralité, et cette neutralité ne saura qu’être bienveillante à une combinaison où les intérêts de l’Italie se trouveront engagés. Là, selon toutes les apparences, se seront arrêtées les explications, et l’on n’aura pas cru devoir suivre l’interlocuteur disert dans ses courses fantastiques à travers les espaces et les siècles. Au fond, on devait trouver quelque peu plaisant ce diplomate à l’imagination fertile, ce représentant d’une puissance plus que problématique, qui dépeçait si lestement l’Europe et distribuait des royaumes. On ne lui demandait pas tant, on lui demandait seulement de donner au monde la chiquenaude de Pascal pour le mettre en mouvement; d’autres viendront après régler ce mouvement et le diriger vers son but. C’est en effet cet homme à la chiquenaude qu’on croyait avoir devant soi à Biarritz : un aventurier de haute lignée, un Garibaldi en habit noir et cravate blanche, un Garibaldi comme il faut et comme il en fallait pour imprimer la première secousse à une Europe engourdie dans les traités de 1815. Or on ne traits pas avec des Garibaldi quand on est un gouvernement régulier et fort, et l’on ne prend pas d’engagement envers eux. On les laisse faire, on les encourage de loin, on leur procure même quelque secours, quelque alliance sous main, quitte à les renier s’ils succombent, et à les évincer s’ils réussissent.

Assurément personne ne mettra en doute le talent prodigieux de M. de Bismarck dans la dissimulation; mais ce que l’historien et le psychologue futurs trouveront surtout à célébrer en lui, ce sera peut-être l’art suprême avec lequel il a su manier la vérité : cet homme de génie a su donner à la franchise même toutes les vertus politiques de la fourberie. Très rusé et très astucieux quant aux moyens, il a cependant toujours été, sur le but qu’il poursuivait, d’une désinvolture, d’mie indiscrétion sans pareilles; encore tout récemment n’a-t-il pas eu la loyauté de déclarer à un diplomate français que « la fameuse ligne du Mein n’était qu’une grille posée dans un ruisseau : la grille reste, mais l’eau passe?... » Et cependant ce fut précisément cette franchise qui l’a toujours encore mieux servi que le plus artificieux de ses stratagèmes : il réussissait à discréditer d’avance ses desseins à force de les livrer à tout propos et à tout venant. Dès le début de sa carrière, alors qu’il représentait son pays à Francfort, il ne cessait de prédire à quiconque voulait l’entendre qu’il broierait un jour la confédération et balaierait « une poussière de petits souverains. » M. de Rechberg, à ce moment son collègue à Francfort, haussait les épaules, se contentait de sourire, de l’appeler un bursche, et, devenu plus tard ministre des affaires étrangères à Vienne, il n’hésita point à s’embarquer avec ce bursche dans l’expédition des duchés. Après cette guerre du Danemark, le ministre de Prusse passait encore pour un personnage moquable aux yeux de graves diplomates, et on ne l’estima non plus ni très sérieux ni très dangereux à Biarritz malgré le chef-d’œuvre de Gastein, malgré des confidences bien vastes au sujet de l’Allemagne. Brutus d’un genre tout nouveau, Brutus au rebours, il avait beau multiplier les preuves d’une intelligence rare, il avait même beau dénoncer à tous les Tarquins du monde ses projets de révolution et d’ambition, il n’en devait pas moins arriver à ses fins, grâce au parti-pris des Tarquins de le proclamer fou. Si ce mot parvint jamais aux oreilles du ministre, il dut probablement se consoler par cette pensée de son compatriote, l’humoristique Jean-Paul, que la folie est parfois la sagesse d’un seul, et que la sagesse n’est souvent que la folie du grand nombre... Sage ou fou, le ministre prussien emportait de Biarritz une chose précieuse, inestimable : la neutralité bienveillante de la France. Cette neutralité n’était pas néanmoins à l’épreuve de tout accident; de bienveillante, elle pouvait devenir par degré attentive et alarmée, se changer même en hostilité déclarée à mesure que s’accentueraient les succès des armes prussiennes. Le tout était donc de ne pas laisser à cette neutralité le temps d’opérer ces changemens immanquables, le tout était de faire vite et bien, de frapper dès le début un coup qui dictât la paix: à Vienne et le respect à Paris : la victoire n’était qu’à ce prix! Or à cet égard le général Moltke n’avait cessé de donner les assurances les plus positives : les étapes en Bohême sont toutes marquées, et le fusil à aiguille étonnera le monde par l’immensité de son tir. Lui-même, M. de Bismarck, n’avait-il pas exprimé déjà l’année passée sa ferme conviction devant M. de Pfordten « que l’Autriche n’était ni armée ni en état de s’armer, et qu’il suffirait d’une seule grande bataille du côté de la Silésie pour réduire le Habsbourg?... » Ce n’en était pas moins risquer le tout pour le tout, exposer la monarchie de Brandebourg à une ruine possible, jouer gros jeu, pour parler le langage populaire; aussi la légende populaire au-delà du Rhin n’a-t-elle pas manqué depuis de prêter à M. de Bismarck le trait caractéristique de tout ponteur hasardeux, et de raconter que pendant la campagne de Bohême il a toujours porté un pistolet chargé dans sa poche. La légende prétend même qu’il y eut un moment à Sadowa, — ce moment court, mais terrible, qui sépara la déroute presque achevée du prince Frédéric-Charles de l’arrivée secourable du prince de Prusse, — où le joueur désespéré avait déjà approché le pistolet de son front, — ce front large et chauve sur lequel le dieu grand, le dieu unique de notre siècle, le succès, devait bientôt imprimer le sceau de l’immortalité...


IV.

Le 22 janvier 1866, trois mois après l’entrevue de Biarritz, l’empereur Napoléon III constatait, dans le discours du trône adressé aux chambres françaises, qu’au dehors la paix semblait assurée partout et que les relations de la France avec toutes les puissances étaient amicales. « A l’égard de l’Allemagne, ajoutait-il, mon intention est de continuer à observer une politique de neutralité qui, sans nous empêcher parfois de nous affliger ou de nous réjouir, nous laisse cependant étrangers à des questions où nos intérêts ne sont pas directement engagés. » Quatre jours après cette déclaration impériale, M. de Bismarck ouvrait sa seconde campagne contre l’Autriche, la campagne de « fer et de sang, » par une dépêche au baron Werther qui jugeait sévèrement la conduite du cabinet de Vienne au point de vue des principes conservateurs. L’homme qui devait bientôt bouleverser l’Europe, déchirer le pacte fédéral de l’Allemagne, détrôner des rois, former une légion insurrectionnelle en Hongrie et demander à lancer Garibaldi en Dalmatie pour y soulever les populations slaves, ce même homme débutait, en ce mois de janvier 1866, par dénoncer l’esprit jacobin de la maison de Habsbourg : elle fomentait l’anarchie et protégeait la révolution dans les duchés !

Dans ces duchés en effet, la conduite de l’Autriche ne laissait pas de différer gravement de celle qu’y tenait la Prusse depuis la convention de Gastein. La convention, on s’en souvient, avait réglé le condominium de telle sorte que la Prusse eût à administrer seule dans le Slesvig, l’Autriche seule aussi dans le Holstein, le tout sans préjudice pour leur droit de co-possession sur les deux pays. Le gouverneur prussien dans le Slesvig, le général Manteuffel, prenait son « administration » au sérieux; il supprimait les journaux, défendait toute réunion, emprisonnait les gens, et parvenait ainsi, selon la belle définition de M. de Goltz, à « passer sous silence » le droit nouveau sur les bords de l’Eider. Autres étaient les procédés du gouverneur autrichien dans le Holstein. Le général de Gablenz tenait à honneur « de ne pas laisser dans ce pays le souvenir d’un pacha turc; » il n’y supprimait pas les journaux, n’emprisonnait personne, permettait au malheureux duc d’Augustenbourg de séjourner à Kiel, tolérait les assemblées populaires qui se réunissaient fréquemment, et proclamaient « les droits du Slesvig-Holstein et du prince héréditaire. »

Ce fut précisément une de ces réunions populaires, tenue à Altona, qui fournit le texte et le prétexte de la longue dépêche prussienne au baron Werther du 26 janvier 1866. « Le roi, notre auguste maître, y lisait-on entre autres, est douloureusement affecté de voir se déployer, sous l’égide de l’aigle autrichienne, des tendances révolutionnaires et hostiles à tous les trônes... Si à Vienne on croit pouvoir assister tranquillement à cette transformation d’une race distinguée jusqu’ici par ses sentimens conservateurs en un foyer d’agitations révolutionnaires, nous ne pouvons le faire de notre côté, et nous sommes décidés à ne pas le faire. » En conséquence, le gouvernement du roi priait le gouvernement de l’empereur de ne plus nourrir de sentimens hostiles à la Prusse, de ne plus former de coalition contre elle avec les états secondaires, « de mettre aussi fin aux déclarations indignes de la presse et des associations holsteinoises, et de rendre impossible à l’avenir l’action du duc d’Augustenbourg. » Et la note finissait par la menace que toute réponse « négative ou évasive » rendrait à la Prusse une entière liberté d’action, dont elle userait de la manière la plus conforme à ses intérêts.

A cette missive prussienne, le comte Mensdorf répondit, sous la date du 7 février, par une dépêche non moins longue, mais d’une modération extrême, à l’adresse du comte Karolyi à Berlin. Dans cette note, le ministre autrichien établissait d’abord les points de droit incontestables; il protestait ensuite avec force contre l’accusation de favoriser des tendances révolutionnaires, et quant à cette autre accusation de nourrir des sentimens hostiles à la Prusse, il priait le cabinet de Berlin de jeter seulement un coup d’œil impartial sur le passé le plus récent. « Si le gouvernement du roi considère les affaires de l’Allemagne, il sera frappé du fait que, loin de vouloir former une coalition contre la Prusse, nous avons fait passer positivement nos relations avec les états secondaires après l’alliance avec la Prusse, nous leur avons même porté un préjudice des plus sérieux... » Il va sans dire que le ministre de Guillaume Ier considéra la réponse de M. de Mensdorf comme un refus à ses justes demandes; il déclara immédiatement au comte Karolyi que les relations de la Prusse avec l’Autriche cessaient d’être cordiales, et qu’il s’abstiendrai! désormais de toute communication avec le gouvernement de Vienne au sujet des duchés. Il jugea également opportun de s’abstenir de toute communication avec son propre pays et sa représentation légale. La session des chambres prussiennes, à peine ouverte le 15 janvier, fut brusquement close le 22 février.

Tout ce mois de février et la première moitié du mois de mars se passèrent dans le silence, dans les préparatifs et dans des allées et venues mystérieuses. Un jour (23 février), c’était l’hospodar des principautés qui tombait à Bucharest victime d’une conspiration nocturne dont le consul de Prusse avait le fil dans les mains; grâce au même consul et à la volonté nationale le prince Couza ne tarda pas à être remplacé par un prince Hohenzollern. Un autre jour, le 28 février, c’était M. de Goltz qui arrivait en toute hâte de Paris à Berlin pour prendre part à un grand conseil, auquel assistèrent le roi, les princes du sang, les ministres et plusieurs généraux. Le 10 mars, les journaux apportaient la nouvelle qu’un général italien, M. Govone, était en route pour Berlin, avec la mission scientifique « d’étudier le système des fortifications prussiennes. » Le lendemain 11 mars, un édit royal déclarait passible des peines les plus sévères toute personne qui par ses actes ou par ses paroles porterait atteinte aux droits souverains de la Prusse et de l’Autriche dans les duchés-unis ou dans l’un de ces duchés[13]. C’était faire acte d’intervention directe dans l’administration du Holstein, y sommer le gouverneur autrichien à la soumission ou à la retraite. Au reçu de cette ordonnance, le cabinet de Vienne chargea le comte Karolyi de demander (16 mars) au président du conseil de Berlin « si la Prusse avait l’intention de rompre violemment la convention de Gastein? — Non, répondit M. de Bismarck; mais si j’avais cette intention, vous répondrais-je autrement?... »

En présence d’une réponse si équivoque et d’une situation qui l’était si peu, le gouvernement de Vienne crut devoir prendre certaines mesures de précaution en Bohême, et y concentrer quelques troupes. La chose était d’autant plus urgente que l’objet en litige, ces duchés convoités par le successeur de Frédéric II, étaient séparés de l’Autriche par toute l’épaisseur de l’Allemagne, tandis qu’ils se trouvaient à la portée immédiate de la Prusse, qui n’avait qu’à étendre la main pour les saisir et pour faire prisonnier le général de Gablenz avec ses quelques régimens. « L’Autriche aurait dû armer bien plus tôt, » s’est écrié M. Thiers dans un discours mémorable. Tardives ou non, ces mesures n’en fournirent pas moins à la Prusse un prétexte excellent pour se dire menacée. Dans une circulaire fameuse du 24 mars, M. de Bismarck dénonçait les préparatifs formidables de l’Autriche, déclarait armer maintenant à son tour, et demandait à l’Allemagne, à une Allemagne régénérée par une constitution nouvelle et conforme à la réalité des choses, aide et assistance contre l’agresseur. Les états secondaires répondirent en engageant la Prusse à porter son différend devant la diète, ainsi que le prescrivait l’article 11 du pacte fédéral; personne en effet ne pouvait être dupe des cris de détresse qu’on poussait à Berlin. « Pour que les plaintes de la Prusse fussent fondées, disait M. de Mensdorf dans un document remarquable, il faudrait que l’Europe eût vécu dans un rêve profond pendant les derniers mois, qu’il ne fût pas vrai que le gouvernement de Berlin eût envoyé des dépêches menaçantes, tenu des conseils de guerre, parlé de l’annexion des duchés de gré ou de force, négocié avec le cabinet de Florence, — que tout cela ne fût pas vrai, que tout cela ne fût qu’une vaine illusion des sens, et que la seule chose réelle fût ces masses armées autrichiennes qui se sont avancées, dit-on, depuis le 13 mars (c’est le cabinet prussien lui-même qui donne cette date) en Bohême ! Les choses se sont passées autrement et à la vue de tous... » — « Rien n’est plus éloigné des intentions de S. M. l’empereur, disait une note autrichienne du 31 mars, qu’une attitude offensive contre la Prusse. » — « Rien n’est plus éloigné des intentions de S. M. le roi, répondit une note prussienne du 5 avril, qu’une attitude offensive contre l’Autriche. » C’était le 5 avril que le gouvernement de Prusse faisait cette déclaration solennelle à Vienne; trois jours plus tard, le 8 avril, il signait une alliance offensive et défensive avec l’Italie contre l’Autriche!...

Depuis longtemps, depuis le mois d’octobre 1865, le gouvernement italien était demeuré dans l’attente fiévreuse, des événemens futurs. Il connaissait l’échange d’idées qui avait eu lieu à Biarritz : au-delà des Alpes, on prétend même que c’est de Paris qu’était venu alors le conseil à Florence de ne pas procéder à un désarmement auquel on avait d’abord pensé à la suite de la déception de Gastein, et vu l’état du trésor. Le 18 novembre 1865, en inaugurant la nouvelle législature, le roi Victor-Emmanuel indiquait déjà « un changement profond, inévitable, qui était en train de s’opérer parmi les peuples, » et qui permettrait bientôt à l’Italie « de compléter ses destinées. » Si de telles phrases pouvaient passer à la rigueur pour le refrain obligé de tout discours du trône transalpin, il en était bien autrement de l’attitude gardée par le président du conseil devant la nouvelle assemblée. Grâce aux dernières élections, qui venaient d’avoir lieu sous l’influence des rancunes de Turin et du connabio déplorable entre les conservateurs piémontais et les garibaldiens, le général La Marmora se trouvait en présence d’une majorité hostile. Comme il était loin de vouloir réduire, avec la Gazette de la Croix, le mécanisme si compliqué de la vie parlementaire à une simple « question de loyer[14], » l’honnête ministre lutta courageusement pendant un mois, et cette obstination de la part d’un homme qu’on savait nullement avide du pouvoir donnait déjà beaucoup à penser aux fortes têtes de Florence. Le général, s’y disait-on, doit avoir des raisons majeures pour s’accrocher si fortement au portefeuille, quelque grande combinaison politique dont il tient à ne pas laisser échapper le fil de ses mains. Ces suppositions devinrent presque de la certitude lorsque, après avoir donné un moment sa démission à la suite d’un vote qui renversa le ministre des finances, M. Sella, on vit le président du conseil venir se représenter devant la chambre le 22 janvier 1866 avec un cabinet à peine modifié. Les événemens ne tardèrent point à justifier l’hypothèse. La semaine d’après, le gouvernement de Prusse ouvrait sa campagne contre la cour de Vienne ; pendant le mois de février, les pourparlers étaient incessans entre M. de Bismark et le comte de Barral à Berlin, entre M. d’Usedom et le général La Marmora à Florence ; enfin le 1er  mars, le lendemain du grand conseil politique et militaire tenu à Berlin sous la présidence du roi et avec l’adjonction de M. de Goltz, le ministre de Guillaume Ier demandait au gouvernement italien d’envoyer un homme versé dans l’art militaire pour débattre avec lui certains points importans et « donner une forme concrète à un accord éventuel[15]. »

La partie s’engageait d’une manière assez sérieuse, et toutefois le général La Marmora était loin encore de vouloir prêter les deux mains aveuglément à son confrère de Brandebourg. L’expérience de l’année précédente, la déception de Gastein, le rendaient méfiant et circonspect. Si cette fois encore la Prusse allait seulement menacer pour obtenir des concessions avantageuses, montrer l’alliance italienne comme un épouvantail à la Burg, afin de rendre M. Mensdorf plus accommodant dans les duchés ? L’Italie n’était pas assez riche pour payer les démonstrations belliqueuses de M. de Bismarck ; les partis dans la péninsule étaient par contre assez peu scrupuleux et équitables pour imputer à crime au gouvernement toute espérance déçue, toute entreprise avortée. Le ministre du roi Victor-Emmanuel résolut donc de ne pas faire trop l’empressé, de prendre ses sûretés ; avant tout, il répugnait à des préparatifs militaires qui pourraient bien être inutiles sans cesser d’être très dispendieux. Il y eut même un moment où à Paris on lui en voulut un peu de ses hésitations, de ses lenteurs, et le voyage du prince Napoléon à Florence, dans ces jours, ne fut point étranger, paraît-il, à ces préoccupations. Le 9 mars, le marquis Pepoli interpellait dans la chambre le chef du cabinet sur les affaires d’Allemagne. « Le moment n’est-il pas venu d’appeler sous les armes la levée de 1845 ? Les événemens sont très graves ; il faut profiter de l’occasion pour affirmer notre politique et fonder les alliances de l’Europe sur des bases nouvelles, sur la communauté des principes et des intérêts… Je vous parle en homme qui aime son pays ; je crois que la politique suivie jusqu’à cette heure n’est pas la politique qui convient aux intérêts de la nation… » Ceux qui connaissaient la situation toute spéciale et les liens de famille du marquis Pepoli virent dans ses paroles, à tort ou à raison, une véritable mise en demeure qu’adressait au président du conseil une influence auguste. Le ministre ne put naturellement que décliner un débat aussi délicat ; mais le même jour partait pour Berlin le général Govone, cet homme versé dans l’art militaire qu’avait demandé M. de Bismarck pour « donner une forme concrète à un accord éventuel. »

Ce qui devait ajouter à la circonspection, à la réserve du ministre italien, c’est qu’il ne voyait pas bien clair dans la politique française. Cette politique en effet, tout en favorisant à Florence la « dernière pensée » de M. de Cavour et en pressant même quelque peu l’éclosion, gardait pourtant à Paris, entre les deux puissances allemandes, un équilibre d’une précision vraiment désespérante ; la neutralité se montrait aussi bienveillante envers le Hohenzollern qu’envers le Habsbourg, et ne faisait jamais voir ce qui dans les affaires d’Allemagne pouvait « l’affliger ou la réjouir. » Pendant tout l’hiver, les deux ambassadeurs de Prusse et d’Autriche avaient fait assaut de politesses et de gracieusetés envers la cour des Tuileries sans que les juges du camp attitrés et attifés eussent pu dire lequel des rivaux avait obtenu le prix. Tantôt c’était le prince Metternich qui apportait au prince impérial de France le grand cordon de l’ordre de Saint-Étienne ; tantôt c’était le comte de Goltz qui, dans un bal splendide, offrait à l’impératrice Eugénie un bouquet qu’avait commandé le jour même, par le télégraphe, le très vieux et très galant Guillaume Ier. Lequel des deux, du ruban ou du bouquet, pèsera d’un poids plus grand dans les balances du Brennus gaulois? se demandait le public sans oser décider, tout en voulant peut-être choisir. Encore dans ce mois de mars, les feuilles annonçaient un jour (le 7) que M. de Goltz retournait de Berlin porteur des insignes de l’Aigle-Noir de Prusse pour le fils de l’empereur Napoléon III, et un autre jour (le 11) que l’ambassadeur de France à Vienne venait de remettre au petit prince impérial d’Autriche les insignes de la Légion d’honneur dans une réception solennelle où M. le duc de Gramont s’était exprimé ainsi qu’il suit : « Les deux nations verront avec une égale satisfaction ce témoignage manifeste d’estime et d’amitié qui unit les deux cours; elles y verront aussi le désir réciproque de resserrer les liens qui rapprochent deux peuples et qui ne tarderont pas à se multiplier sous l’influence heureuse de conventions également utiles à l’Autriche et à la France... » M. de La Marmora voulut avoir le cœur net au sujet de la politique des Tuileries, pénétrer jusqu’à la pensée intime que cachaient tant de festons et d’astragales ; peu de temps après le départ du général Govone pour Berlin, il envoyait à Paris le comte Arese.

Ami dévoué de jeunesse, ancien compagnon d’exil de l’empereur Napoléon III, le comte Arese est un de ces hommes rares en Italie, rares aussi dans tous les pays, qui ne cherchent dans une grande intimité avec un souverain étranger et puissant que le moyen d’être utile à leur patrie, aussi soigneux du reste à rendre des services inappréciables à la cause nationale qu’à n’en jamais faire montre. Ce n’était point la première mission intime que lui confiait le fils de Charles-Albert auprès de l’ami impérial; cette fois pourtant le « gentilhomme lombard » ne réussit pas complètement dans ses démarches. Le cabinet de Florence aurait voulu s’assurer qu’on approuvait à Paris aussi bien les visées du roi Guillaume que celles du roi Victor-Emmanuel, « et que la France ne mettrait pas les mêmes obstacles aux progrès de la Prusse en Allemagne qu’avait soulevés la Prusse en 1859 aux progrès de la France en Italie. » Ces assurances, le comte Arese ne put guère les obtenir. On comprenait parfaitement le désir de l’Italie de profiter des embarras de l’Autriche en Allemagne pour « compléter ses destinées; » mais on se réservait « une liberté d’action pleine et entière pour toute éventualité qui pourrait mettre en danger les intérêts de la France. » Il était bien entendu toutefois que ce n’est pas la réunion de la Vénétie au royaume d’Italie qui serait jamais envisagée comme une éventualité dangereuse.

Pendant que le comte Arese s’acquittait ainsi de sa délicate mission à Paris, le général Govone se débattait à Berlin au milieu de difficultés innombrables, marchant des journées entières dans les ténèbres, craignant partout des attrapes et des pièges. Il arrivait auprès d’une cour où le nom de l’Italie était encore naguère et jusqu’à ces derniers jours l’abomination de la désolation, il y arrivait comme le représentant d’un prince usurpateur qui avait assiégé, détrôné son propre neveu et fait asseoir auprès de lui, dans les carrosses du roi, Garibaldi en chemise rouge, et c’est Guillaume Ier l’oint du Seigneur, l’adorateur du « droit divin, » le zélateur des « conquêtes purement morales[16], » qui allait faire son pacte avec ce messager de la révolution!... L’apparition de ce militaire, qui avait peut-être porté lui-même la camicia rossa, au sein des preux et pieux chevaliers de la Croix sur les bords de la Sprée ne pouvait guère être comparée qu’à celle des jacobins à l’écharpe « satanique » qui étaient venus jadis à Bâle traiter de la paix avec les plénipotentiaires poudrés du roi Frédéric-Guillaume II!... Encore ces jacobins avaient-ils du moins le prestige de la terreur et de la victoire, étaient-ils les envoyés du Dieu des armées ! On comprend les scrupules, les hésitations, les fluctuations de la cour de Berlin dans cette seconde moitié du mois de mars 1866; on comprend aussi les incertitudes, les désespérances du général Govone, les télégrammes variables et parfois complètement décourageans qu’il expédiait d’un jour à l’autre, d’une heure même à l’autre, au président du conseil à Florence. Le 22 mars, par exemple, il mandait à son chef qu’il pouvait considérer sa mission comme définitivement avortée, qu’un séjour plus prolongé à Berlin n’était d’aucune utilité, et cependant c’est le 2û du même mois, c’est-à-dire deux jours après, que M. de Bismarck lançait sa circulaire aux cours allemandes, sonnait le tocsin de la guerre !

Après la circulaire du 24 mars, les négociations furent suivies avec plus d’entrain. Il n’y avait naturellement qu’un esprit fort comme M. de Bismarck pour faire pacte avec ce messager du royaume maudit qu’assistait son collègue le comte de Barral; dans le fond apparaissait de temps en temps M. Benedetti. A cet endroit, on tend presque involontairement la main vers tel volume de Machiavel : on est pris de l’envie de relire un chapitre des Legazioni. Qu’il eût été heureux, le grand Florentin, de contempler ses trois compatriotes aux prises avec un « barbare! » Qu’il eût été étonné aussi de trouver que dans le nord barbare l’on était passé maître dans ces talens divers de l’homme politique auxquels notre langue bourgeoise ne sait donner que des noms désobligeans, mais qui pour lui, le fin connaisseur et artiste, s’appelaient dans leur ensemble la vertu[17] même ! Les plénipotentiaires italiens insistaient d’abord, d’après les intentions du général La Marmora, pour que la Prusse prît l’engagement absolu de faire la guerre à l’Autriche. Le ministre du roi Guillaume se récriait. A quoi bon les engagemens, à quoi bon même les traités écrits? L’Italie n’avait qu’à envahir la Vénétie ; la Prusse ne saura dans ce cas demeurer indifférente aux dangers que courrait son unique allié possible; le vieux Hohenzollern, à l’heure qu’il est encore récalcitrant à toute idée de guerre, se verra alors forcé de tirer l’épée, et l’organisation militaire si perfectionnée de la Prusse lui permettra de secourir à temps un roi galant homme... Les diplomates transalpins se refusèrent à ces belles insinuations, et l’huile de l’éloquence glissa sans laisser de trace sur le marbre de leur cœur. — Soit, dit-on à ces ergoteurs obstinés, on fera un traité, un traité éventuel, un traité secret ; dans ce traité, on stipulera que l’Italie commencera l’attaque. — Non, interrompirent les envoyés du général La Marmora, c’est la Prusse qui attaquera la première : il est trop bien démontré que l’Autriche ne fera jamais l’abandon volontaire de Venise, tandis qu’à Gastein elle a déjà été sur la pente de céder les duchés de l’Elbe... — On se renvoya ainsi pendant quelque temps le mot historique de Fontenoy, avec plus de persistance et moins de chevalerie que les gentilshommes du dernier siècle, et l’on finit par formuler le pacte de la manière qui suit. La Prusse se réservait de déclarer ou de ne pas déclarer la guerre à l’Autriche; mais aussitôt que la Prusse aurait pris l’initiative de la rupture de la paix, l’Italie s’obligeait de suivre cet exemple et d’attaquer de son côté. La guerre une fois éclatée, les deux puissances s’engageaient à marcher d’accord, à n’accepter de trêve séparée et à ne faire cesser les hostilités que lorsque l’Italie aurait obtenu le royaume lombardo-vénitien, et la Prusse des territoires équivalens en Allemagne. — Ce point bien établi, les négociateurs transalpins firent observer qu’un pareil engagement ne pouvait être nécessairement pris qu’à terme, que l’obligation pour l’Italie de prêter son concours à la Prusse pour le cas où il plairait à cette dernière de déclarer la guerre à l’Autriche ne saurait durer que pendant un temps bien défini, trois mois par exemple; si donc d’ici à trois mois la Prusse n’avait pas encore commencé les hostilités, le traité d’alliance offensive et défensive serait censé expiré, et l’Italie reprendrait sa liberté d’action. — Parfaitement, répliqua le président du conseil de Berlin; mais pourquoi nommez-vous notre « accord éventuel » un traité d’alliance offensive et défensive? Appelons-le plutôt un traité d’alliance et d’amitié pour rester dans le vrai; ce nom est plus conforme à la réalité des choses. Les Italiens ne furent pas de cet avis, l’amitié ne leur suffisait pas; ils tenaient à leur appellation plus «concrète. » — Soit, finit par reconnaître encore M. de Bismarck; ce n’est là au fond qu’une chicane de nom, de titre; va pour le titre : nous mettrons donc, si vous le voulez bien, en tête de notre « accord éventuel » les mots de traité d’alliance offensive et défensive. — On aborda ensuite la question d’argent, et le représentant de la Prusse, puissance ordinairement si parcimonieuse, se montra dans la circonstance d’une facilité très grande. « Tirez des boulets sur Vienne et des billets sur Berlin, » aurait-il dit en plaisantant. Les finances italiennes étant bien épuisées, on stipula un fort subside (120 millions, à ce qu’on assure) comme premiers frais d’installation du roi Victor-Emmanuel dans la province vénitienne. — La « forme concrète à un accord éventuel » ainsi heureusement trouvée, le général Govone jugea utile de rappeler qu’il portait aussi des épaulettes, que c’est en sa qualité « d’homme versé dans l’art militaire » qu’il avait été envoyé de Florence sur une invitation directe partie en ce sens de Berlin, et il demanda s’il ne serait pas désirable de convenir également des choses militaires comme on était convenu des choses politiques, d’établir en commun un plan de campagne, d’échanger du moins à cet égard quelques idées bien nettes. À cette proposition, très naturelle du reste, on fit la sourde oreille-La guerre était encore dans une perspective trop lointaine, trop vague, pour qu’il y eût urgence d’aborder un pareil thème; lorsque le moment opportun sera venu, on y avisera, on enverra même le général Moltke à Florence pour se concerter avec M. La Marmora; en attendant, ce serait perdre inutilement son temps dans une discussion oiseuse. M. Govone eut beau insister; ni alors, ni plus tard (il ne quitta Berlin qu’au mois de juin), il ne put vaincre à ce sujet la réserve des Prussiens. La confiance que portait le vieux Guillaume à son bon frère et bon ami le roi galant homme n’allait pas jusqu’à lui livrer le secret du général Moltke. Le traité fut signé le 8 avril, et, tout en reconnaissant la ténacité et la circonspection des négociateurs italiens, on ne saurait cependant le nier, il faisait la part très large à M. de Bismarck. Pendant trois mois, l’Italie se trouvait désormais enchaînée, n’avait plus la faculté d’accepter une cession possible de Venise, était tenue de répondre à la première sommation du canon prussien ; la cour de Berlin par contre était libre de tous ses mouvemens, elle pouvait faire la guerre ou ne pas la faire, menacer de son alliance italienne et y chercher le moyen d’obtenir des conditions avantageuses du côté de l’Autriche. On verra aussi l’étrange parti que la cour de Berlin devait bientôt tirer de la circonstance que les mots d’offensive et défensive se trouvaient seulement mentionnés dans le titre et non point dans le corps même du traité... On ne voulut voir rien de tout cela à l’hôtel du quai d’Orsay; on y vit seulement le fait unique, prodigieux, d’un pacte conclu entre un monarque par la grâce de Dieu et un roi de la volonté nationale, et l’on s’extasia sur l’habileté de M. Benedetti : il n’y avait qu’un diplomate de la nouvelle école pour opérer un pareil miracle! Et que dire de cette motion étonnante dont M. de Bismarck saisit la diète fédérale à Francfort, le 9 avril, le lendemain même du jour où il venait de signer son traité secret avec l’Italie! Il demandait « la convocation d’une assemblée issue des élections directes et du suffrage universel de toute la nation germanique; cette assemblée discuterait les propositions des gouvernemens allemands touchant une réforme fédérale. » La Prusse rétrograde, la Prusse de la sainte-alliance, en appelait donc à l’opinion, faisait une avance positive à la démocratie; ce roi Guillaume qui, sur l’Eider aussi bien que sur la Sprée, « passait sous silence » certains droits essentiels, il tenait à les proclamer hautement sur les bords du Mein, il parlait d’une assemblée constituante et du suffrage universel! Quel triomphe pour le droit nouveau, pour les principes modernes, et quelle « conquête morale » pour la France!...

La grande combinaison allait donc enfin aboutir, et rien, ce semble, ne devait plus arrêter la marche prévue des événemens.. Il est vrai que l’Autriche faisait à ce moment même un effort sérieux pour conjurer l’orage;: à tout prendre pourtant, cet effort était plutôt de nature à précipiter la crise. « Rien n’est plus éloigné des intentions de sa majesté le roi de Prusse qu’une attitude offensive envers l’Autriche, » avait fait déclarer solennellement à Vienne M. de Bismarck le 5 avril, trois jours avant de signer le traité avec l’Italie. Fort de cette parole, M. de Mensdorf exprima d’abord, dans une dépêche datée du 7 avril, son regret à l’égard de quelques mesures militaires prises auparavant en Bohême; il finit par proposer d’une manière formelle le désarmement simultané des deux puissances allemandes. Le président du conseil de Berlin ne put guère décemment décliner de telles ouvertures, il se donna même l’air de les accepter, mais il eut soin d’avertir le général La Marmora que dans tous les cas les ordres pour le désarmement seraient exécutés avec la plus grande lenteur possible[18], et il l’engageait à hâter les préparatifs au-delà des Alpes. C’est ainsi en effet que se passèrent les choses. Au moment même où la Prusse ralentissait, du moins ostensiblement, son action, l’Italie commençait à sortir de sa réserve et à prendre des « mesures de défense. » L’Autriche, se détournant de la Bohême vers le quadrilatère sur le Pô, se mit à y renforcer ses garnisons; aussitôt le gouvernement italien de dénoncer à l’Europe (le 27 avril) l’agression qu’on méditait contre lui, et M. de Bismarck de déclarer (le 30 avril) qu’il ne pouvait plus, de son côté, consentir à un désarmement quelconque. Le cabinet de Berlin, il est vrai, n’avait rien à voir aux événemens sur le Pô, puisqu’il n’avouait pas son alliance avec le roi Victor-Emmanuel ; mais il appréhendait, disait-il, que les troupes renforcées sous les ordres de l’archiduc Albert au-delà des Alpes ne revinssent à un moment donné, et subitement, en Bohême pour accabler la Prusse, « les nouvelles qui nous arrivent directement de l’Italie et par l’intermédiaire d’autres cours étant d’accord pour constater que le cabinet de Florence n’avait nullement l’intention de diriger une attaque non provoquée contre l’empire autrichien. » Le jeu paraissait bien serré et la situation de la Prusse vis-à-vis du traité du 8 avril des plus correctes.

Qui l’aurait cru cependant ? Derrière une attitude si énergique se cachait au fond une défaillance extrême, et le roi « trop honnête » était bien près d’abandonner le roi galant homme au moment même où ils affichaient pour la première fois et assez clairement leur connivence! Le 27 avril, le jour où il annonçait dans sa circulaire qu’il allait prendre « les mesures militaires exigées par la situation que lui faisait l’Autriche, » le général La Marmora crut devoir signaler à Berlin le danger que l’Italie ne fût maintenant attaquée à l’improviste après avoir si complètement démasqué son jeu. Quel ne dut pas être l’étonnement de l’honnête ministre lorsqu’il lui fut répondu, le 2 mai, que dans le cas qu’il venait de signaler il n’aurait pas le droit de compter sur le concours de la Prusse, le traité du 8 avril n’étant pas un acte bilatéral et n’obligeant pas à un même degré les deux puissances contractantes. Comment! demanda le ministre stupéfait, n’est-ce donc point une alliance offensive et défensive que nous avons signée le 8 avril, ratifiée le 20, il y a douze jours à peine? — Non, lui expliqua-t-on doucement, les mots d’offensive et défensive ne figurent que sur le titre de l’instrument[19]; dans le corps même du traité, « conçu du reste en termes très généraux, » il n’est parlé que d’une assistance mutuelle pour le cas où la Prusse aurait déclaré la guerre à l’Autriche ; pareille éventualité n’ayant pas eu lieu, il n’y avait pour la cour de Bei-lin aucune obligation stricte de défendre l’Italie contre une agression autrichienne… « Il est vrai, ajoutait le comte Usedom, que M. de Bismarck personnellement ne partageait qu’à demi cette opinion : il croyait qu’il était de l’intérêt (non pas du devoir) de la Prusse de ne pas abandonner l’Italie ; aussi en a-t-il fait une question de cabinet et était-il décidé à offrir sa démission !!… »

L’incident est curieux assurément. Il prouve d’abord que le Brandebourg, « pays plat et évangélique, » ainsi que l’avait appelé un jour Henri Heine, a ses Escobar tout aussi bien que tel pays ultramontain ; il fait voir aussi au milieu de quels écueils et à travers quels détroits le grand pilote de l’Allemagne avait à mener sa barque et son césar. En vérité, il était tout autrement difficile, le rôle de M. de Bismarck en 1866, que celui du comte Cavour en 1859 auquel cependant on n’a cessé de constamment le comparer ! En somme, l’illustre Piémontais a eu pour lui vent et marée. Il s’était assuré le concours de la plus grande puissance militaire de son temps ; l’opinion libérale de l’Europe lui était favorable, toute l’Italie recevait de lui le mot d’ordre, il était adoré de son petit pays ; les chambres, la cour, le roi, le suivaient avec confiance, avec un abandon presque entier. Qu’on veuille bien mettre en regard les conditions faites par un sort inexorable au Cavour de la Poméranie ! Comme secours étranger, il n’avait que cette puissance née d’hier dont il fallait payer jusqu’à l’équipement, et l’on nous a révélé depuis le cas que faisait à ce moment même l’état-major prussien de la valeur de l’armée transalpine[20]. L’Europe laissait parler sa conscience, puisque le succès n’avait point encore prononcé, et elle n’hésitait pas à stigmatiser la politique impudente de « l’Alberoni du nord. » La Germanie était indignée, frémissante à l’idée d’une lutte « fratricide ; » la commission permanente des chambres allemandes qui siégeait à Francfort (le comité des 36, ainsi qu’on le nommait) protestait avec force contre « une politique funeste de cabinet, » et l’avance faite à la démocratie par la motion du 9 avril, loin de désarmer les haines, n’avait servi qu’à raviver les suspicions. Les populations de la Prusse elle-même n’étaient ni les moins hostiles ni les moins démonstratives contre « le grand perturbateur. » On avait dû renvoyer les chambres dès le mois de février; le National Verein à Berlin votait une résolution identique à celle du comité des 36 à Francfort; les villes principales du royaume, Cologne, Magdebourg, Stettin, Minden, etc., envoyaient des adresses au souverain en faveur de la paix; la très honorable corporation marchande de Kœnigsberg, de la cité de Kant, décidait de ne plus illuminer le jour de la fête du roi. Enfin il n’est pas jusqu’à son propre parti, jusqu’au parti de la Croix, qui ne reniât maintenant l’Eliacin tant chéri jadis, et ne parlât de briser son vase d’élection. La langue de M. de Gerlach s’était déliée après un long et morne silence, et le célèbre rundschauer accusait nettement le président du conseil de semer la révolution sur ses pas et « de dissoudre tous les élémens conservateurs de la monarchie. » La cour ne lui pardonnait pas les poignées de main distribuées à un Govone, ni l’appel fait au suffrage universel, et il avait beau prouver à son roi qu’il s’agissait seulement de repousser un agresseur sans scrupules et sans force, qu’il s’agissait en outre de la maison du Seigneur et de la maison des Hohenzollern, Guillaume Ier n’en éprouvait pas moins par momens des frissons d’honnêteté, des « fièvres tierces de la conscience, » pour parler avec Shakspeare, et il reculait d’épouvante. Signer un « accord éventuel » avec l’Italie, convenir en « termes généraux » d’une guerre possible, y chercher le moyen « d’influencer» l’Autriche et d’obtenir d’elle la possession légitime du cher port de Kiel, on le croyait à la rigueur permis, il n’y avait en tout cela peut-être qu’un péché véniel; mais le péché mortel d’une guerre véritable, d’une guerre à fond, comme devait le dire bientôt la fameuse note Usedom, d’une guerre avec l’assistance de Carignan, de Garibaldi, de Kossuth,... non, on était bien décidé à ne pas le commettre, à moins qu’un commandement d’en haut...

En haut, en France, dans cette patrie de Richelieu et de Talleyrand qui devait planer au-dessus de ces querelles d’Allemands, tantôt affligée et tantôt réjouie, mais toujours neutre et bienveillante, les esprits commençaient à s’aigrir, à s’émouvoir. L’opinion était loin de se montrer favorable au futur vainqueur de Sadowa. Il ne manquait pas, il est vrai, de fanatiques qui, dans la grande perturbation dont l’Europe était menacée, ne voyaient que l’affranchissement de Venise, l’unité de l’Italie et surtout la chute du pouvoir temporel. Devant ce delenda Carthago, ils imposaient silence à toutes les objections d’un patriotisme alarmé, et ultramontains d’un nouveau genre, ils assujettissaient aveuglément les intérêts les plus chers de leur pays à une autorité infaillible qui, elle aussi, avait son siège au-delà des Alpes. Ce n’était là toutefois que l’aberration étrange d’un groupe isolé, quoique très bruyant; la masse de la nation partageait à cet égard des convictions tout autres, et elle était d’autant plus irritée de la situation faite à l’Europe par les menées prussiennes qu’elle avait le juste sentiment qu’il suffisait d’un mot prononcé par le gouvernement français pour y mettre ordre. On avait beau affirmer que le gouvernement français n’y était pour rien, que c’était l’Italie qui agissait à ses risques et périls, armait, traitait et parlait : le public vit clair malgré toutes les ténèbres qu’on accumulait autour de lui; « la voix est de Jacob, mais les mains sont d’Ésaü, » se disait-il avec le patriarche aveugle de la Bible, et ses inquiétudes allaient en croissant. Ces inquiétudes se firent jour enfin le 3 mai, dans cette séance mémorable du corps législatif où M. Thiers prononça son premier discours sur les affaires d’Allemagne qui dévoilait l’ambition prussienne avec une lucidité si merveilleuse. Pour la première fois depuis la fondation du second empire, la majorité obéissante et dévouée se montrait hésitante et perplexe dans la voie qu’on lui indiquait du banc des commissaires du gouvernement; pour la première fois depuis l’avènement de M. Rouher au ministère de la parole, des députés corrects faisaient mine de résister à une éloquence en toute autre occasion irrésistible. Le télégraphe, qui a ses gracieusetés et ses à-propos pour le principal ministre, vint heureusement apporter une dépêche décisive pendant la séance même, « une déclaration officielle par laquelle l’Italie prenait l’engagement de ne pas attaquer l’Autriche[21]. » Sous l’impression électrique de ce télégramme, la chambre mit fin au débat, sans mettre fin pour cela aux angoisses de la France.

Cet état des esprits chez une « nation voisine » était devenu dans les derniers jours du mois d’avril la préoccupation incessante, l’argument suprême aussi des adversaires de M. de Bismarck à la cour de Berlin. L’opinion publique en France se prononçant de jour en jour dans un sens plus hostile à la Prusse, qui sait, se demandait-on, si le gouvernement de l’empereur ne se verrait pas forcé de la suivre, qui sait même s’il ne se laisserait pas faire à cet égard une violence au fond très douce? Les intentions du cabinet des Tuileries sont-elles déjà si claires par elles-mêmes, si complètement à l’abri de toute équivoque, et ne suffit-il pas au contraire de voir la lenteur que mettent ces Italiens dans leurs préparatifs militaires[22] pour faire supposer quelque trame? Cette considération l’emportait sur toutes les autres dans le jugement des hommes politiques de la Prusse, et il est aisé de constater l’ascendant croissant du parti de M. de Gerlach dans les conseils du vieux Hohenzollern pendant cette courte période. L’influence de ce parti est visible dans maintes mesures et démarches qui signalèrent la fin du mois d’avril et les trois premiers jours du mois suivant, elle éclate d’une manière indubitable dans cette réponse donnée le 2 mai au général La Marmora, à la suite de laquelle le général lui-même prenait le lendemain l’engagement officiel de ne pas attaquer l’Autriche, engagement que M. Rouher vint lire à la tribune. M. d’Usedom faisait entrevoir alors la démission de M. de Bismarck; les correspondances parlaient de son état souffrant, et, si sujettes à caution que soient d’ordinaire les nouvelles de la santé de ce ministre, on peut comprendre du moins pourquoi à ce moment il était malade.

Telle était la situation encore le 3 mai 1866, lorsque trois jours après des paroles augustes prononcées dans un chef-lieu départemental de France et connues aussitôt dans tous les coins du monde vinrent changer subitement le courant et remettre en mouvement la grande machine politique qui avait commencé à se ralentir. Dans un discours adressé au maire de la ville d’Auxerre, l’empereur Napoléon III déclarait « détester, comme la majorité du peuple français, ces traités de 1815 dont on voudrait faire aujourd’hui l’unique base de notre politique extérieure... » Une telle déclaration, lancée dans un pareil moment, n’avait pas besoin de commentaire; « c’était un coup de canon tiré au milieu de l’Europe, » ainsi que s’exprimait une feuille, alors très dévouée à la Prusse. Il y eut cependant des commentaires, et, comme il arrive souvent, ils allèrent bien au-delà de la pensée de l’auteur. On voulut voir dans le discours d’Auxerre une modification notable du programme suivi jusqu’à ce moment, et que le ministre d’état avait cru encore tout récemment pouvoir résumer en ces trois termes : « politique pacifique, neutralité loyale, entière liberté d’action; » on voulut voir dans ce cri d’imprécation contre les traités de 1815 l’indice de la conclusion de traités tout modernes « fondés sur des bases nouvelles et sur la communauté des principes, » ainsi que s’était exprimé M. Pepoli, — l’indice en un mot d’une alliance directe et offensive avec la Prusse et l’Italie. Il ne manquait pas en effet dans les conseils du gouvernement des hommes qui auraient désiré faire aboutir jusqu’à une telle combinaison la neutralité expectante qu’ils avaient d’abord eux-mêmes suggérée à la veille de l’entrevue de Biarritz et dont ils s’étaient longtemps contentés. Ces hommes n’avaient plus une confiance aussi absolue dans la politique naguère encore tant prônée, « une politique qui, sans guerre, sans péril, et par le seul fait d’une entente morale et purement diplomatique devait compléter l’Italie, reconstituer l’Allemagne, et briser le faisceau de la coalition. » Ils mettaient maintenant en garde contre un effacement qui, en se réservant une liberté d’action à un moment quelconque, risquait de la perdre au moment opportun; ils trouvaient qu’une neutralité qui se déclarait ainsi d’avance hostile au vainqueur, se préparait des mécomptes, peut-être même des dangers, et ils demandaient qu’on s’unît franchement à la Prusse et à l’Italie pour s’assurer le fruit d’une victoire commune et faire triompher « le droit nouveau. » Ils étaient peut-être dans la logique de la situation; mais le discours d’Auxerre ne signifiait nullement l’adoption d’un pareil programme. Il avait seulement le dessein de rassurer la Prusse, de lui prouver que l’attitude des chambres ou de l’opinion n’aurait pas d’influence sur la pensée immuable du gouvernement, que l’Italie formerait toujours « la chaîne sympathique » entre Paris et Berlin, — et il atteignit pleinement son but. Le même jour où furent prononcées les paroles d’Auxerre, le roi de Prusse écrivait au roi Victor-Emmanuel une lettre autographe destinée à effacer la fâcheuse impression de l’incident du 2 mai, de la singulière interprétation qu’à cette date la cour de Berlin avait donnée au traité d’alliance. Sans promettre encore d’une manière absolue de déclarer la guerre à l’Autriche, Guillaume Ier s’y engageait du moins à ne pas délaisser son bon frère et bon ami dans le cas où il serait assailli par l’archiduc Albert, et il exprimait la conviction « que rien ne pourrait briser les liens qui unissaient l’Italie et... la France[23]! » Dès lors tout reprit sa marche ordinaire, et l’esprit, le mauvais esprit qu’avaient enchaîné pendant quelques jours à la cour de Berlin les exorcismes du parti Gerlach souffla de nouveau où il voulait. Le 7 mai, une dépêche prussienne à l’adresse de M. de Mensdorf rejetait définitivement toute intervention du Bund dans le différend des duchés; le 8 et le 10, des ordres royaux mobilisaient les derniers corps d’armée et toute la landwehr. Le pieux Hohenzollern venait enfin d’entendre la voix d’en haut, et M. de Bismarck était complètement rétabli.

Il est vrai qu’après avoir tiré le 6 mai « le coup de canon en Europe, » la France employa tout le reste du mois à une tentative de conciliation, à un essai de réunir un congrès ou une conférence à Paris pour discuter un arrangement pacifique ; elle y travailla avec plus de charité que de foi et d’espérance. Le programme plusieurs fois remanié de ce congrès devait, d’après la dernière rédaction que lui donnait une circulaire de M. Drouyn de Lhuys en date du 24 mai, porter exclusivement sur « la question des duchés de l’Elbe, celle du différend italien, enfin sur la question des réformes à apporter au pacte fédéral de l’Allemagne, en tant que ces réformes pourraient intéresser l’équilibre européen. » L’Italie n’avait qu’à y gagner, la Prusse n’avait rien à y perdre. Elles acceptèrent ces bases de discussion tout en continuant leurs armemens ; mais le ministre des affaires étrangères d’Autriche, sans décliner la proposition, demanda (1er  juin) « que l’on exclût des délibérations toute combinaison qui tendrait à donner à un des états invités un agrandissement territorial ou un accroissement de puissance. » A la suite de cette réponse, le Moniteur français dut annoncer le 7 juin que les négociations étaient rompues.

Et comment en pouvait-il être autrement ? il serait malaisé de le contester, on faisait à l’Autriche une situation vraiment intolérable. On proposait à une puissance que l’on nommait grande et que l’on croyait telle d’abandonner une possession des plus légitimes selon les traités, — la première de ses possessions au triple point de vue militaire, maritime et politique, — parce qu’un état voisin avait besoin de cette province « pour compléter ses destinées ; » on lui proposait cet « acte de suicide » en pleine paix et devant un tapis vert ! Ce que l’on n’avait jamais osé demander à la Russie au sujet de cette Pologne qu’elle ne détient cependant que sous de certaines obligations expressément stipulées par l’Europe et impudemment violées par les tsars, on le demandait à l’Autriche au sujet de la Vénétie, qu’elle avait acquise sans conditions dans un temps où l’Italie n’existait point en tant qu’état européen ; on lui demandait de venir discuter ses titres et prouver son droit ! Le congrès qu’on projetait se donnait aussi pour mission de satisfaire la Prusse, de contenter cette monarchie de Brandebourg qui ne pouvait se plaindre, elle, ni de sa nationalité opprimée ni de la domination étrangère, qui se plaignait simplement de ne pas être assez grande, assez bien « limitée, » qui prétendait, par la bouche de M. de Bismarck, « avoir un corps trop petit pour sa longue armure, » et qui allongeait toujours son armure afin d’y ajuster sa taille. On invoquait pour l’Italie le « droit nouveau, » une invention des dernières années ; pour la Prusse, on invoquait un droit un peu plus ancien, celui qu’inventa Frédéric II, le droit de « s’arrondir ! » Il est vrai qu’on avait d’abord parlé aussi de compensations territoriales pour l’empereur François-Joseph ; mais le programme de M. Drouyn de Lhuys, dans sa dernière rédaction, se taisait sur ce point, et très sagement à coup sûr. « Poser la question de savoir où trouver les compensations, disait le comte de Mensdorf dans une missive très bien faite[24], c’est indiquer les difficultés. Parlerait-on de la Turquie? de l’Allemagne? L’Autriche est trop éloignée de désirer la réalisation de pareilles éventualités ; elle préfère avant tout que chacun garde ce qui lui appartient légitimement. » — Et quelle est en somme, se demandait-on à Vienne, la perspective finale, l’issue probable des délibérations auxquelles on nous invite de prendre part? Les résistances naturelles de nos plénipotentiaires dans la question de Venise auront infailliblement pour résultat d’empêcher le succès de la conférence, d’irriter les cours neutres, la cour des Tuileries plus que les autres, et de faire peut-être entrer la France dans la coalition que la Prusse et l’Italie ont déjà formée contre nous ! « L’Autriche, disait dans la même missive M. de Mensdorf, ne peut aujourd’hui, dans un congrès, envisager la question italienne et celle de Venise, qui en fait partie, qu’au point de vue du droit tel qu’il ressort des traités. En se plaçant sur ce terrain des traités, elle ne saurait le faire à demi sans affaiblir elle-même ses argumens et sa cause; elle ne pourrait admettre une discussion sur les affaires d’Italie qu’en prenant pour point de départ des traités (ceux de Villafranca et de Zurich) dont la non-exécution est l’origine de la situation actuelle. Une pareille argumentation, la seule que nous puissions employer, nous susciterait à chaque pas des difficultés, fournirait à nos adversaires des armes pour rejeter uniquement sur nous la faute de l’insuccès de la conférence. Plus les espérances de la paix auront été accrues par l’ouverture du congrès, plus vifs seront les reproches qu’on nous adressera pour l’avoir fait échouer... »

Ainsi parlait l’Autriche, qui se croyait dans son droit, qui se croyait forte aussi, assez forte même pour accepter la lutte avec la Prusse et l’Italie réunies, et qui maintenant était déjà décidée à accepter une telle lutte. Après avoir donné les preuves d’une longanimité sans exemple, fait à la cause de la paix les sacrifices les plus douloureux et défendu jusqu’au dernier moment le terrain des traités, on était enfin arrivé dans la Burg à se résigner à la guerre, à l’envisager même comme une extrémité glorieuse et salutaire. C’est que la situation faite à l’empire des Habsbourg depuis Villafranca ne gênait pas seulement sa politique au dehors, elle entravait jusqu’à ses affaires intérieures. La campagne malheureuse de 1859 avait ébranlé l’ancien pouvoir militaire dans la vieille monarchie, et la propagande des nationalités, très ravivée depuis cette époque, y empêchait aussi l’affermissement de tout pouvoir nouveau. MM. Goluchowski, Schmerling, Belcredi, avaient tour à tour et vainement tenté d’asseoir un régime quelconque au milieu de ces provinces d’origine diverse dont les idées d’autonomie et de décentralisation étaient puissamment encouragées par le souffle du temps et les embarras extérieurs du gouvernement. Il n’y avait qu’un seul moyen d’en imposer à ces élémens discordans et agités, de les réunir de nouveau sous l’autorité de l’empereur : c’était de rendre à la couronne son prestige effacé, de relever les armes de l’Autriche par une guerre glorieuse. Ainsi pensaient des hommes influens à la Burg, le comte Maurice Esterhazy entre autres, dont l’opinion était à ce moment d’un grand poids dans les conseils de François-Joseph. Il n’y avait aussi que la guerre, ajoutait-on encore, pour retirer des flancs de la monarchie cette flèche empoisonnée de la question italienne; seule, une victoire sur la Prusse pourrait permettre à la dynastie des Habsbourg de faire abandon de la Vénétie d’une manière également honorable et avantageuse. Et c’est ainsi que mûrissait lentement une combinaison étonnante que la politique française n’avait cessé de cultiver avec soin dès le printemps, et dont elle finit par cueillir le fruit au moment même où échouait la tentative, du reste peu sincère, d’un congrès.

En effet, tout en refusant de soumettre la question vénitienne à l’arrêt d’une conférence, le cabinet de Vienne continuait avec celui des Tuileries sur le même sujet une négociation secrète qui datait déjà de plusieurs mois. Dans un document dont il a été donné ici plus d’un passage, dans ses instructions aux ambassadeurs d’Autriche touchant la proposition d’un congrès (1er juin), M. de Mensdorf, après avoir établi que la maison de Habsbourg ne pourrait céder Venise ni devant une pression morale, ni devant une offre d’argent, avait eu cependant soin d’ajouter : « Si malheureusement la guerre venait à éclater, si la Providence, bénissant les drapeaux de l’Autriche, amenait par des succès militaires la consolidation de sa puissance, si son ascendant moral en Europe se relevait, et si des remaniemens territoriaux s’effectuaient à son avantage, alors l’empereur, notre auguste maître, pourrait, usant avec modération de la victoire, consentir à renoncer à une de ses anciennes possessions, et, dans l’intérêt de la pacification générale, souscrire à des concessions qu’il ne saurait maintenant accorder à des menaces. » Ce langage, l’Autriche l’avait tenu au souverain des Français dès le mois d’avril[25]. Certes elle ne cherchait ni ne désirait la rupture de la paix; mais dans le cas de cette rupture elle s’engageait d’avance à échanger sa possession sur l’Adriatique contre un territoire équivalent que pourraient lui donner des succès militaires. Au mois de juin, alors que la guerre était devenue inévitable, qu’elle était déjà imminente, l’empereur François-Joseph faisait un pas de plus dans la voie depuis longtemps indiquée, un pas décisif : il cédait la Vénétie à l’empereur Napoléon III avant tout commencement d’hostilités[26]. Il voulait ainsi prouver aux Français sa parfaite bonne foi, s’assurer leur neutralité pendant la guerre, leur bienveillance après la victoire alors qu’il chercherait sa compensation dans un antique patrimoine de sa maison et sur le rival séculaire de sa dignité impériale. C’est la Prusse seule en effet qui devait payer à la couronne des Habsbourg la perte de la perle de l’Adriatique, et éprouver tout le poids de l’épée du vainqueur. Dans les plaines de la Lombardie, on ne livrerait qu’une bataille pour ménager les sentimens militaires, pour avoir «l’honneur des armes sauf,» — la malheureuse Autriche pensait à des affaires d’honneur dans notre heureux siècle d’affaires! — mais c’est dans les défilés de la Bohème qu’on attendrait l’ennemi véritable, le vassal félon, le traître à la grande patrie et le fratricide!...

« Un fait important vient de se produire : l’empereur d’Autriche a cédé la Vénétie à l’empereur des Français, » disait le Moniteur universel sous la date du 5 juillet après le désastre de Kœnigsgraetz. En réalité, ce fait important était déjà consommé depuis plusieurs semaines, avant toute rupture de paix; il avait été consacré par un traité formel dans des circonstances et avec des espérances bien autres que celles du jour où il fut enfin révélé au public. Le gouvernement français croyait alors, dans la seconde semaine du mois de juin, recevoir la première et grande récompense de sa politique de neutralité si mal approfondie et si injustement censurée. Ce sentiment perce dans la lettre impériale adressée le 11 juin à M. Drouyn de Lhuys et que le ministre d’état vint lire aux représentans de la nation. Sous la forme rétrospective de ce qu’il aurait demandé à une conférence qui n’avait point abouti, l’empereur Napoléon III traçait évidemment dans cette lettre le programme qu’il était sûr de faire triompher dans un avenir très prochain : réunion de Venise à l’Italie, « grande position » de l’Autriche en Allemagne, une Prusse « homogène et forte au nord, » une « organisation plus puissante » donnée aux états secondaires du Bund, le tout couronné par un « désintéressement » louable de l’auguste écrivain et chef d’état. Le premier fait, « le fait important, » était déjà même acquis à ce moment ; pour ce qui restait encore à accomplir, on se liait à la valeur éprouvée des kaiserliks et à la force morale de la France. « Restons donc dans une neutralité attentive, et forts de notre désintéressement, animés du désir sincère de voir les peuples de l’Europe oublier leurs querelles et s’unir dans un but de civilisation, de liberté et de progrès, demeurons confians dans notre droit et calmes dans notre force... »

M. de Bismarck eut-il connaissance de ces transactions secrètes entre les deux cabinets de Paris et de Vienne, ou bien cet instinct du génie que le sage de la Grèce appelait le « démon » lui fit-il vaguement comprendre que l’heure venait de sonner? Toujours est-il que dès la seconde semaine du mois de juin le ministre du roi Guillaume se redressa dans toute sa vigueur et dans sa rare activité. Le 27 mai, il avait encore envoyé à la diète fédérale des propositions qu’il appelait « modérées, » et qui l’étaient relativement en effet; le 8 juin même, il paraissait encore flottant dans une audience d’adieu accordée au général Govone, et il insinuait alors de nouveau que l’Italie devait brusquer la situation en attaquant la première; deux jours après, sa résolution était prise, et il lâcha tous les ressorts. Du 10 jusqu’au 19 juin, les Prussiens occupèrent successivement le Holstein, la Hesse, le Hanovre et la Saxe. En même temps une dépêche circulaire du gouvernement de Prusse aux états allemands prononçait l’expulsion de l’Autriche de la confédération germanique projetée pour l’avenir. C’était là une prétention que M. de Bismarck n’avait jusque-là jamais fait soupçonner, c’était là sa réponse indirecte au programme français qui maintenait à la maison de Habsbourg sa grande position en Allemagne. Des ordres partirent le ik et le 18 juin pour armer en toute hâte Coblenz et Sarrelouis; enfin il n’est pas jusqu’à cette future question du Luxembourg dont le président du conseil de Berlin n’ait posé dès lors les premiers jalons par une dépêche adressée au gouvernement de la Haye qui affirmait le droit de la Prusse de conserver sa garnison dans la forteresse fédérale du roi de Hollande. Cet homme universel pensait à tout.

Il pensa aussi à l’Italie. Au-delà des Alpes, les armemens avaient continué avec vigueur, et dès le 6 mai, le jour même où fut prononcé le discours d’Auxerre, un décret royal avait ordonné la formation des corps de volontaires, sous le commandement de Garibaidi. Le général en chef de l’armée italienne, qui n’était autre que le même marquis La Marmora dont la diplomatie habile et circonspecte avait si bien mérité de la cause italienne, le général en chef s’attardait, il est vrai, singulièrement à Florence (jusqu’au 17 juin) : il craignait toujours quelque nouvelle interprétation berlinoise du traité à l’instar de celle du 2 mai, et ne voulait quitter son poste aux affaires étrangères qu’au dernier moment[27]. Retenu ainsi par une raison de force majeure dans la capitale, le futur vaincu de Custoza n’en étudiait pas moins consciencieusement la carte du Pô et du Mincio, et se consumait dans l’attente du général Moltke ou de toute autre sommité militaire prussienne qui, d’après une promesse faite à Berlin dès le mois d’avril, devait venir au moment opportun à Florence combiner un plan de campagne avec le chef italien. Enfin un jour l’envoyé prussien, le comte Usedom, vint lui présenter l’officier-général qu’il lui fallait : c’était un homme de lettres, un doctor philosophiœ, M. Bernhardy[28] ! M. le docteur le mena devant une carte d’Allemagne, expliqua comment le général Moltke se proposait de pénétrer en Bohême, et lui pointa du doigt un endroit « où l’Italie et la Prusse pourraient se donner la main. » Le président du conseil ne put que sourire à ce plan si simple, si sommaire, qu’il avait du reste déjà lu, avec beaucoup plus de détails, dans le journal de M. Mazzini. Il éconduisit poliment cet étrange alter ego de M. Moltke et attendait toujours son général prussien ; désespérant enfin de le voir arriver, il combina son plan à lui seul, le fit approuver par le roi, et partit le 17 juin pour le quartier-général.

Grand fut son ébahissement lorsque, trois jours plus tard, et toutes ses dispositions étant déjà prises, il recevait une note de M. d’Usedom qui lui recommandait de nouveau le plan de M. le docteur Bernhardy, le plan de M. Mazzini, le lui imposait même en des termes durs et hautains ! « Le système de guerre pour la campagne prochaine que la Prusse propose à l’Italie, disait M. d’Usedom, est celui d’une guerre à fond. Les forces italiennes doivent non pas s’occuper à faire le siège du quadrilatère, qu’il suffit de paralyser par des corps d’observation respectables, mais à se frayer le chemin vers le Danube : qu’elles marchent sur Vienne! autrement la coopération de l’Italie aura fait plus de mal que de bien à la Prusse. Pour s’assurer la possession durable de la Vénétie, il faut d’abord frapper au cœur la puissance ennemie, et il existe un moyen infaillible pour cela : la Hongrie. Que les Italiens dirigent sur la côte orientale de l’Adriatique une forte expédition sous les ordres de Garibaldi. D’après tous les renseignemens parvenus au gouvernement prussien, cette expédition trouvera parmi les Slaves et les Hongrois une réception des plus cordiales; les régimens croates et magyars refuseront de se battre contre Garibaldi. La Prusse de son côté fera pénétrer en Hongrie, du nord et des confins de la Silésie, un corps volant composé autant que possible d’élémens indigènes, et qui rejoindra les troupes italiennes et les forces nationales qui n’auront pas tardé à se former dans ce pays. Nous frapperons ainsi l’Autriche non pas à ses extrémités, mais au cœur... »

On se gardera bien ici d’apprécier le plan de M. d’Usedom selon les principes de la science militaire; au point de vue politique, le but était évident. M. de Bismarck se méfiait du cabinet de Florence et d’une guerre de siège sur le Pô, qui n’eût point empêché les parties de s’entendre entre elles tout en se livrant de temps en temps des combats pour ménager les apparences et avoir « l’honneur sauf. » Il tenait à compromettre les Italiens dans une guerre à fond, dussent-ils finir par ne revoir jamais le quadrilatère après l’avoir « tourné... » On sait du reste comment M. La Marmora accueillit ce romantique plan de campagne : il le mit simplement dans sa poche. Correct comme général aussi bien que comme diplomate, il alla se faire battre à Custoza selon les règles classiques de son art.

Les diplomates avaient amené la guerre: c’était maintenant aux généraux d’amener la paix... Arrêtons-nous ici un moment, et jetons un dernier regard sur le grand échiquier où vont se jouer les destinées des peuples. Prenons tel jour, le 23 juin par exemple, et contemplons d’abord ces champs de la Lombardie et ces défilés de la Bohême au-dessus desquels plane déjà le génie de la mort. Dans la vallée du Pô, l’archiduc Albert a reçu le cartel du roi galant homme et s’avance à sa rencontre; en Bohême, le feld-zeugmeister Benedeck masse ses troupes autour de ses forteresses pour recevoir les deux princes de Prusse. Plus loin, au fond, dans une capitale célèbre qui se flatte d’imposer à l’Europe aussi bien ses révolutions que ses modes, le souverain d’une grande nation attend dans une neutralité attentive le moment opportun pour paraître en juge du camp et en restaurateur du droit. Le lendemain, le signal part, et en Lombardie les deux adversaires croisent le fer à Custoza. L’archiduc Albert se serait peut-être contenté d’une passe au premier sang; tant mieux pour lui, s’il a réussi à mettre le roi Victor-Emmanuel hors de combat pour un certain temps; « l’affaire d’honneur » est vidée. Si maintenant, ce dont personne ne doute encore à ce moment, le général Benedeck remporte une victoire au moins pareille dans les défilés formidables de la Bohême, la face du monde s’en trouvera changée, — et pourquoi ne pas le reconnaître? — changée en bien! La France intervenait et imposait la paix, l’équilibre, et pour atteindre ce but assurément glorieux et prospère « sa force morale seule suffisait. » Venise était affranchie, l’Autriche dédommagée par la Silésie et maintenue dans sa grande position en Allemagne; la Prusse, rendue plus homogène et forte au nord, formait une barrière utile contre le Moscovite; les états secondaires recevaient une organisation plus puissante et un rôle plus important dans la confédération germanique; enfin la neutralisation des forteresses allemandes de l’Ouest par la constitution d’un état nouveau composé des anciennes provinces rhénanes de la Prusse devenait pour l’empire français l’unique, mais inappréciable récompense de son désintéressement. Et qui donc eût alors osé médire d’une politique capable d’obtenir des résultats aussi grands, aussi heureux, sans avoir même tiré l’épée et par la seule force morale?... Le Dieu des batailles en décida autrement, hélas! Au lieu d’un Custoza, les défilés de la Bohême virent successivement Nahod, Skalitz, Gitchine et cet immense désastre de Kœnigsgraetz qui frappa l’empire des Habsbourg au cœur, et mit aussi en lambeaux la combinaison française !... Tolérant parfois à l’intérieur pour les opérations aléatoires, le second empire en avait essayé une au dehors. La combinaison, quoi qu’on ait dit, était vaste et profonde, mûrement réfléchie et menée avec un art supérieur; elle n’eut qu’un seul tort, le tort fatal, il est vrai, calamiteux au-delà de toute expression, de ne jamais admettre la possibilité d’une victoire des Prussiens, d’une victoire comme n’en ont point vu les annales de nos temps. Mais qui de nous tous aurait admis une pareille hypothèse encore au 23 juin? « C’était un événement, disait plus tard dans une séance mémorable des chambres françaises M. le ministre d’état, que l’Autriche, que la France, que les militaires, que les simples citoyens, avaient considéré tous comme invraisemblable, car c’était comme une présomption universelle que l’Autriche devait être victorieuse, et que la Prusse devait payer et payer chèrement le prix de ses imprudences. » C’est la France malheureusement qui alors paya et qui n’a pas encore fini de payer le prix de ces imprudences prussiennes !


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Encore vers la fin de septembre, un écrit inspiré par l’ambassade de Prusse à Paris crut devoir combattre l’idée « de la prétendue existence d’articles secrets » dans le traité du 14 août. Voyez page 23 de la brochure : la Convention de Gastein, Paris, Dentu, 1865.
  3. Et la Prusse donc?... « Aussi loin que notre mémoire peut remonter, elle nous montre dans la Prusse un adversaire de la France. La guerre de sept ans, le partage de la Pologne, la convention de Pilnitz, Waterloo, et depuis 1815 une entente constante et invariable avec l’Autriche et la Russie contre nous : telle est, en deux mots, l’histoire, toujours la même, de nos relations avec la Prusse. » Ainsi s’exprimait sur ce sujet le manifeste même de la démocratie autoritaire qui plaidait l’alliance avec la Prusse, et dont il sera bientôt parlé plus au long.
  4. M. Ad. Deschamps, entre autres, l’ancien ministre des affaires étrangères en Belgique, dans un remarquable écrit: la Convention de Gastein, qui paraissait à ce moment, août 1865.
  5. L’idée fut présentée pour la première fois en 1860 dans un écrit français intitulé l’Empereur François-Joseph et l’Europe, et on a voulu y voir dans le temps une haute inspiration. Le général La Marmora la remit sur le tapis vers la fin de 1864. Déjà du reste Gioberti avait caressé un projet semblable en 1849.
  6. Instructions aux ambassadeurs de l’Autriche près les cours de Paris, Londres et Saint-Pétersbourg, 1er juin 1866. — Qu’on veuille bien nous permettre de citer en même temps un autre document qui, bien que datant déjà de près de vingt ans, a cependant le mérite de jeter une vive lumière sur la question. Dans les commencemens de 1849, le général Pelet fut envoyé par le président de la république française, Louis-Napoléon, en mission confidentielle auprès du roi Charles-Albert. Voici un très curieux passage de l’une des dépêches du général en date du 22 janvier, « M. Gioberti m’a exposé à plusieurs reprises son idée favorite. Il paraît persuadé que l’Autriche aurait plus d’intérêt à faire dans des conditions avantageuses l’abandon de ses possessions italiennes qu’à les conserver avec les sacrifices qu’elles lui imposent. Il pense qu’une rançon de fortes sommes d’argent et que la concession de grands avantages commerciaux seraient pour l’Autriche une compensation suffisante de la perte de l’Italie. Habitué depuis longtemps à étudier pendant la guerre et pendant la paix la politique générale de l’Europe est surtout celle de l’Autriche, je ne pouvais nullement partager ces opinions. Après avoir établi, pendant deux siècles, sa politique au centre de l’Europe, dans la Belgique et le Brisgau, ce qui lui permettait de porter à sa volonté la guerre sur les frontières de la France, l’Autriche voit aujourd’hui toutes ses prétentions de politique extérieure concentrées dans son royaume subalpin; mais par cette position elle touche au Piémont, à la Suisse, aux duchés de sa famille, et par ces états elle exerce une influence sur le midi de l’Europe, sur Rome, sur le royaume de Naples. Par l’Adriatique, elle pénètre dans la Méditerranée et dans l’Orient : elle espère devenir une puissance maritime. En abandonnant ses possessions subalpines, l’Autriche deviendrait un état étranger à la partie occidentale du continent, un état purement oriental et slave. Jamais l’intérêt, jamais l’orgueil de la cour de Vienne ne pourra être réduit à ces extrémités autrement que par la force des armes. Aucun avantage, quelque grand qu’il fût, ne pourrait racheter des pertes aussi considérables. J’ai dit encore que par la suppression de la Pologne, qu’elle regrettait maintenant amèrement d’avoir immolée, l’Autriche avait perdu toutes ses garanties vers le nord et l’est, et sentait la Russie menaçante sur la moitié de ses frontières. Minée d’un autre côté par la Prusse dans son ancienne prépondérance impériale en Allemagne, menacée par elle jusque dans ses provinces germaniques, la maison des Habsbourg devait nécessairement s’arrêter dans la voie de concessions, ou consentir à ne plus être une des grandes puissances européennes… »
    Certes on ne saurait trop admirer le coup d’œil politique et pour ainsi dire prophétique du général Pelet. En effet, après la perte de la Vénétie et son expulsion du Bund, l’Autriche de nos jours est-elle autre chose qu’un état purement oriental et slave? D’un autre côté, les considérations présentées par le général français ne devraient-elles pas servir encore aujourd’hui à atténuer de beaucoup le reproche constamment adressé à l’Autriche de n’avoir pas fait à temps le sacrifice de la Vénétie? Autant eût valu demander à l’Angleterre l’abandon de l’Irlande, à la Russie la cession de la Pologne...
  7. Le général La Marmora et l’alliance prussienne.
  8. Dépêche de M. de Bismarck au baron Werther du 26 janvier 1866.
  9. La Convention de Gastein. Paris, Dentu, septembre 1865.
  10. Dans le commencement du mois de mai 1866, alors que la guerre était déjà imminente, l’auteur réimprimait ces articles en brochure, « sans y changer une syllabe, » et « comme une sorte de préface au drame qui semble à la veille de s’engager. » (La politique de la Prusse, Paris, imprimerie Dubuisson, 1866.)
  11. Voici ce qu’à la veille même de Sadowa on enseignait aux militaires français sur les forces respectives des deux puissances allemandes : « L’armée prussienne, dans laquelle le service est très court, n’est en quelque sorte qu’une école de landwehr. C’est une organisation magnifique sur le papier, mais un instrument douteux pour la défensive, et, qui serait fort imparfait pendant la première période d’une guerre offensive... L’Autriche, dont la population est d’environ 37 millions d’habitans, a une grande et belle armée qui laisse loin derrière elle comme organisation les armées prussienne et russe. Après la France, elle occupe le premier rang comme puissance militaire. » Cours de artillerie militaire à l’école d’application de l’artillerie et du génie, à Metz. 1864. — Au commencement de 1866, il est vrai, l’attaché militaire de l’ambassade de France à Berlin, M. de Clermont-Tonnerre, attirait l’attention de son gouvernement sur les nouvelles armes de la Prusse, « armes terribles. » Tout en tenant compte de ce fait, on n’y vit cependant qu’une chance un peu meilleure pour la Prusse dans une lutte toujours inégale avec l’Autriche et d’une issue nullement douteuse.
  12. Lettre de l’empereur à M. Drouyn de Lhuys du 11 juin 1866. C’est aussi à cette lettre que sont empruntées les citations qui suivent.
  13. Le général Gablenz ainsi que les magistrats de Holstein avaient refusé le mois précédent de livrer à la Prusse le journaliste May, en déclarant que le gouvernement de Berlin pouvait poursuivre l’écrivain devant les tribunaux du pays.
  14. « Les députés, disait la célèbre feuille prussienne au commencement de 1866, ne sont que les locataires de la chambre, et la question de savoir si et combien de temps ils y resteront dépend uniquement du bon plaisir du propriétaire. »
  15. Le Général La Marmora et l’Alliance prussienne. — C’est à cet écrit encore inédit, ainsi qu’à la publication de M. Jacini, que sont empruntés, dans ce récit, tous les détails sur les missions du général Govone à Berlin et du comte Arese à Paris.
  16. « La Prusse ne doit faire en Allemagne que des conquêtes morales, » paroles prononcées par ce prince au moment où il acceptait la régence, le 8 novembre 1858.
  17. Cette virtù, nous enseigne Machiavel, est parfaitement conciliable avec la scetteratizza. Voyez Discorsi I, 10, au sujet de Septime-Sévère.
  18. Le Général La Marmora et l’Alliance prussienne.
  19. Quelques publicistes allemands prétendirent même plus tard que ce titre n’avait été ajouté qu’après coup et d’une autre main!
  20. « Il n’était guère permis aux Italiens d’espérer conquérir directement la Vénétie avec ses forteresses ; ils ne pouvaient compter s’en rendre maîtres que si l’état général de la guerre (en Allemagne) contraignait l’Autriche à leur abandonner le pays. » Relation de l’état-major prussien sur la campagne de 1866.
  21. C’est à la suite de la réponse de Berlin, du 2 mai, que le traité du 8 avril n’était point un acte bilatéral, que le gouvernement italien fit le lendemain la déclaration lue à la chambre française. L’Italie attaqua l’Autriche le 20 juin.
  22. « La défiance était générale à Berlin contre les intentions d’une puissance voisine, et cela d’autant plus qu’on savait positivement qu’à ce moment (fin avril) l’Italie n’avait encore pris aucune mesure sérieuse pour la guerre. » Relation de l’état-major de Prusse sur la campagne de 1866.
  23. Le Général La Marmora et l’Alliance prussienne.
  24. Instructions aux ambassadeurs de l’Autriche près les cours de Paris, Londres et Saint-Pétersbourg, 1er juin 1866. — Ajoutons que M. de Mensdorf résumait ici les argumens qui avaient été produits dans le cours d’une solennelle délibération en présence de l’empereur François-Joseph. Personnellement le ministre des affaires étrangères à Vienne aurait voulu qu’on acceptât la proposition d’un congrès.
  25. C’est là évidemment la source de la singulière version qui a cours en Italie, à savoir que l’Autriche avait offert de céder la Vénétie dès le printemps, et que cette offre était parvenue au général La Marmora dans la nuit du 4 au 5 mai (le prince Napoléon était arrivé le 4 au soir à Florence). Les Italiens pressent ici beaucoup le sens des mots : ni alors, ni depuis, l’Autriche n’a pensé à faire l’abandon de Venise sans une guerre et sans une compensation territoriale: mais dès le mois d’avril elle indiquait une pareille éventualité en cas de guerre et d’une compensation qui en serait le résultat.
  26. Le Times avait assigné dans le temps la date précise du 9 juin à ce traité de cession, dont le texte n’a pas encore été publié. Il est sûr, dans tous les cas, qu’il fut signé dans la seconde semaine de ce mois. L’empereur François-Joseph ne pouvait alors donner Venise directement à l’Italie, puisque le roi Victor-Emmanuel était engagé par un traité envers la Prusse, et puis toute donation directe aurait empêché la guerre (M. de Bismarck ne se serait pas risqué seul contre l’Autriche). Or la guerre était précisément le mobile et la conditio sine qua non de la cession en vue de l’équivalent qu’on espérait conquérir. C’est pour cela aussi que le traité de cession devait être tenu très secret.
  27. Le Général La Marmora et l’Alliance prussienne.
  28. « Je venais pour la remonte de notre cavalerie, et ils m’envoyèrent un père capucin, » dit Illo dans le Wallenstein. — Les détails qui suivent sont donnés d’après le récit authentique de l’écrit le Général La Marmora, etc. Il importe de faire observer que toute la partie stratégique de la note Usedom était copiée presque littéralement d’un article de M. Mazzini publié dans le Dovere de Gênes du 26 mai 1866.