Études de langue française/Études de philologie comparée sur l’argot

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 313-326).

Études de Philologie comparée sur l’argot[1]

Charles Nodier a indiqué, il y a plus de vingt ans, dans ses Notions de linguistique, les nombreux travaux relatifs à notre langue qui restaient encore à faire, et cet excellent programme est tracé avec tant d’exactitude et de prévoyance, que, si l’on songeait jamais à réunir en un seul corps les ouvrages composés sur ce sujet par la génération présente, il en serait, à coup sûr, l’introduction la plus naturelle.

Le spirituel philologue insiste à plusieurs reprises dans ce livre sur l’importance de l’étude scientifique de l’argot, effleurant chaque fois la question en quelques lignes, de ce ton tour à tour léger, profond et paradoxal, si ridicule dans les écrits de ses imitateurs, mais si attrayant dans les siens, parce qu’il répond exactement à la tournure de son esprit.

Tout en reconnaissant aux malfaiteurs beaucoup d’imagination et une intelligence des plus inventives, il proclame en ces termes leur impuissance à se créer un idiôme entièrement original : « Aucune société particulière ne peut se former, dans le langage de la société commune, un langage qui échappe à sa forme et qui se passe de ses éléments. »

À mesure qu’on vérifie mieux cette loi, qui paraît d’abord trop absolue, on s’étonne de la trouver en toute circonstance de la plus rigoureuse exactitude. L’argot ne possède pas une tournure de phrase, pas une construction qui lui soit propre ; il est soumis dans chaque contrée aux lois de la syntaxe générale ; quant à son vocabulaire, qui semble s’éloigner beaucoup du nôtre, il repose tout entier sur un très petit nombre de conventions, et il serait impossible d’en imaginer d’autres.

Faire des mots n’est pas aussi facile qu’on le suppose ; on peut tronquer ceux de la langue ordinaire, y ajouter des terminaisons bizarres, les employer dans des sens figurés, en emprunter des langues étrangères, mais on ne crée rien, on n’invente rien.

Dans toutes les langues, on abrège les termes dont on se sert souvent. En Angleterre et dans beaucoup d’autres pays, les mots ainsi altérés, admis d’abord dans la conversation, arrivent bientôt à être écrits ; chez nous, au contraire, ils ne sont en usage que parmi les dernières classes du peuple, et il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’ils soient généralement connus.

Aux époques de troubles civils, certaines expressions de ce genre, après avoir été employées par quelques factieux, retentissent au milieu des clameurs de la foule et passent de là dans les brochures et dans les livres. Les pamphlétaires de la Fronde disent Maza pour Mazarin, et les mécontents employaient sans doute ce nom bien avant le commencement des hostilités ; aristo n’a eu qu’en 1848 les honneurs de la tribune, mais, s’il faut en croire l’auteur de l’ouvrage intitulé les Conspirateurs, il était en usage dans les sociétés secrètes dès les premières années du règne de Louis-Philippe.

Les orientalistes, c’est ainsi qu’on nomme les puristes en fait d’argot, ont eu un double motif pour adopter et généraliser ce genre de mutilation : il défigure les mots et permet en même temps de les prononcer avec une rapidité bien précieuse lorsqu’il s’agit de donner à la dérobée un avis important.

Parmi eux, rédemption, dans le sens de grâce, devient rédam ; bénéfice, bénef ; acharnement, achar ; escroc, es ; rendez-vous, rendève ; voiture, voite. Souvent ils ajoutent à ces débris de mots des terminaisons de fantaisie qui en changent complètement la nature ; pour briseur, bourreau, ils disent brimar ; pour guichetier, guichemar ; pour perruquier, perruquemar ; pour boutique, boutanche ; pour préfecture, préfectanche ; pour Versailles, Versigo. C’est sans doute par suite d’une modification de ce genre qu’ils emploient orphelin pour orfèvre. Ce dernier mot fut probablement réduit d’abord à une seule syllabe, et quelque voleur en belle humeur l’aura complété par une sorte de calembourg. Quand les termes qu’il s’agit d’altérer sont trop courts pour pouvoir être abrégés, ils reçoivent seulement une terminaison qui en change la physionomie ; là devient lago ; là-bas, labago ; ici, icigo ou icicaille, etc.

Ces procédés, et tous les autres du même genre, constituent la partie matérielle et technique de l’argot, mais il a aussi son côté spirituel, parfois même son côté poétique. Dans ce langage, les peintres sont appelés créateurs ; les chiens de garde, alarmistes ; la terre, produisante. Les substantifs tirés comme celui-ci d’un participe présent sont extrêmement nombreux : luisant signifie jour ; tournante, clef ; soutenante, canne ; insinuant, apothicaire ; relevante, moutarde, etc.

Pour bien expliquer ces expressions figurées, il suffit de saisir la première idée qui se présente et de s’y tenir, en se gardant de trop raffiner. M. Francisque Michel, qui a souvent fait preuve, dans ce livre et ailleurs, d’une véritable science de philologue, en donnant l’histoire complète de certains mots difficiles, cherche parfois à ceux-ci des origines tirées de trop loin, il cite ces jolis vers d’une élégie de Marot :

En est-il une, en ceste terre basse,
Qui en tourment de tristesse me passe ?

Et il en conclut que si en argot la terre s’appelle la basse, « cette expression est dérivée de la locution proverbiale ici-bas ». Cela est vrai relativement au langage du poète, mais non pour celui des voleurs. Ils ne s’amusent point à penser aux rapports qui unissent la terre et les astres, ils ne songent guère non plus à opposer ce bas monde à celui où le juste jouira d’une éternité bienheureuse, et, si par hasard cette idée leur vient, ils la repoussent comme fort désagréable. Ils rapportent tout à eux-mêmes, et s’ils trouvent la terre basse, c’est quand ils sont forcés de prendre une position pénible.

Je ne croirai jamais non plus que, dans cette phrase : « Vous avez effarouché mon portefeuille, » effaroucher soit une altération du vieux mot frouchier, frogier, frouger, signifiant fructifier, profiter, gagner, et que cette locution soit tout simplement l’équivalent de : vous avez gagné mon portefeuille. En s’en tenant au sens le plus naturel, on croit voir le voleur faisant disparaître le portefeuille, le faisant fuir avec autant de promptitude qu’un animal effrayé, et l’expression a ainsi une toute autre énergie.

Dans tous les pays, l’argot se compose principalement de ces locutions figurées qui nous font connaître, bien mieux que tous les gros livres publiés sur ce sujet, le caractère, les préjugés et les vices des malfaiteurs.

En argot italien, ou fourbesque, piacer, plaisir, signifie des ducats ; en argot espagnol, ou germania, les réaux s’appellent amigos, des amis, et le mot alegria, allégresse, désigne le cabaret. Dans le premier de ces langages l’œil se dit lanterna, dans le second, il a le même nom et de plus celui de fanal, termes qui rappellent aussitôt ce vers de l’Étourdi :

Oui, je devais au dos avoir mon luminaire,

Le fourbesque est un jargon plus spirituel et surtout bien moins grossier que tous les autres du même genre ; l’audace y disparaît sous la ruse, l’obscénité s’y voile sous l’élégante finesse de l’expression. Le mot veloce, rapide, y sert à désigner l’heure ; l’amant, cet amant italien toujours prêt à étourdir ses amis de ses plaintes et de ses soupirs qu’il convertit au besoin en sonnets, y prend le nom significatif de bramoso ; quant à l’ignorant, il y reçoit la noble épithète de gentiluomo.

L’argot anglais, moins délicat, se rapproche davantage, par son énergie pittoresque et cynique, de celui de notre pays ; la montre, la toquante, comme dit ici le peuple, s’appelle de l’autre côté du détroit tatller, babillarde. À Paris, un nègre est un mal blanchi ; les malfaiteurs de Londres le désignent par les termes ironiques de snow-ball, boule de neige, ou de lily-white, blanc de lys ; quant aux soldats, ils les nomment lobsters, homards, à cause de la couleur des uniformes du pays.

Les voleurs russes appellent une barre de fer ou un gros bâton vin de Champagne, tandis qu’en vertu de la même métaphore appliquée au sens inverse, les plus hideux cabarets des barrières de Paris ont souvent pour enseigne : À l’Assommoir.

Ces fréquentes analogies entre des jargons si divers parlés dans des régions fort éloignées les unes des autres, ont conduit M. Barrow, auteur d’un savant ouvrage intitulé The Zincali, à les considérer tous comme d’une origine commune, et c’est l’Italie qu’il leur assigne pour berceau.

M. Francisque Michel fait à ce sujet une distinction fort juste en ce qui touche l’argot français ; il remarque l’absence complète de toute influence italienne dans les textes anciens, particulièrement chez Villon, et signale au contraire les fréquents emprunts faits par les voleurs de notre pays à leurs voisins, aussitôt après les guerres d’Italie ; à cette époque, en effet, ils durent italianiser comme tout le monde, et bien plus encore, car ce n’est pas seulement par engouement, mais pour leur sécurité, qu’ils recherchent les néologismes.

Les jargons employés dans les autres langues de l’Europe, renferment aussi des traces d’italien, mais beaucoup moins nombreuses, et s’ils se ressemblent entre eux, c’est uniquement parce qu’ils tendent au même but, et que les moyens de l’atteindre sont fort bornés.

Personne n’accusera les précieuses d’intelligences avec les voleurs, et cependant elles se rapprochent d’eux par plus d’une locution. Les dents sont appelées mobilier par les malfaiteurs, et par elles ameublement de la bouche ; elles nomment les deux sœurs ce qu’ils désignent par le mot de jumelles ; enfin, en argot, le tranche-ardent ce sont les mouchettes, et dans le style des ruelles, « inutile, ôtez le superflu de cet ardent, » signifie : laquais, mouchez la chandelle.

Voici un exemple bien plus décisif encore. Il y a eu à Toulouse, à une époque longtemps incertaine, mais que les savantes recherches de M. Ozanam semblent avoir définitivement fixée à la fin du vie siècle, une école composée de grammairiens qui s’appliquaient uniquement à rendre la langue latine incompréhensible. Plusieurs motifs les y engageaient ; ils voulaient, comme ils nous l’apprennent eux-mêmes, augmenter l’élégance du discours, éprouver la sagacité de leurs disciples, à qui, certes, il en fallait beaucoup pour les comprendre ; enfin dérober la science au vulgaire.

Ils avaient pris les noms des plus illustres personnages de l’antiquité, et les portaient avec aisance ; celui qui nous donne tous ces détails s’appelle Virgile ; ses collègues sont Caton, Cicéron, Horace, Lucain, Térence, etc. Chaque jour, ces savants hommes imaginaient quelque nouvelle complication de langage. À leurs yeux, leurs vers étaient des soleils, soles ; ils appelaient la connaissance des plantes géométrie, et les médecins géomètres à cause de leurs études en ce genre. Le feu recevait onze noms différents outre celui que nous lui connaissons en latin. Chacun d’eux était tiré d’une de ses propriétés ; on l’appelait coquevihabis parce qu’il sert à cuire les aliments, ardon parce qu’il est ardent, calax à cause de sa chaleur, etc.

Le nombre dix, considéré par eux comme complet en lui-même, se disait ple de plenus ; parfois, au contraire, ils ne laissaient subsister que les terminaisons comme dans ur pour nominatur.

Si le vocabulaire des précieuses et celui des grammairiens de Toulouse présentent souvent avec l’argot de telles analogies, rien n’est plus naturel que de voir les divers jargons des voleurs se ressembler sur beaucoup de points ; cette ressemblance n’indique pas une communauté d’origine ; elle prouve l’identité des principes sur lesquels reposent ces langages de convention.

Cette rigoureuse unité de méthode permet à l’argot de se tenir chaque jour au courant des découvertes scientifiques et industrielles, et, tandis que les langues réelles, régulières, sont forcées d’admettre des mots étrangers ou de forger des composés grecs, souvent en désaccord avec l’ensemble de leur vocabulaire, le jargon des voleurs s’étend facilement, simplement, en vertu des principes qui ont présidé à sa formation.

« La pomme de terre, créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier, est aussitôt saluée par l’argot d’orange à cochons. On invente les billets de banque : le bagne les appelle des fafiots garatés, du nom de Garat, le caissier qui les signe.

« Fafiot ! n’entendez-vous pas le bruissement du papier de soie ? le billet de mille francs est un fafiot mâle, le billet de cinq cents francs un fafiot femelle. »

Ces exemples nous sont fournis par un curieux chapitre de la Dernière incarnation de Vautrin, intitulé Essai philosophique, linguistique et littéraire sur l’Argot, où l’on trouve à chaque instant des locutions qui n’ont pas encore été recueillies ; du reste, de nos jours, les documents de ce genre abondent.

Peu de temps après l’incroyable succès du roman publié par M. Eugène Suë dans le Journal des Débats, Vidocq fit paraître un livre intitulé Les vrais Mystères de Paris. Cet ouvrage, bien que fort médiocre, méritait peut-être quelque attention, car il a été annoncé comme écrit dans le jargon alors en usage, tandis qu’on a reproché au romancier d’avoir puisé dans les Lexiques connus un langage déjà vieilli. Nous nous contenterons de relever en passant un seul terme fort caractéristique, qui manque dans le recueil de M. Francisque Michel.

Tout le monde connaît cette triste maxime : « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. » On l’attribuait à Talleyrand, avant que M. Édouard Fournier l’eût restituée à M. Harel, qui, lui-même, en avait trouvé le germe dans Voltaire ; l’argot, avec son énergique concision, la renferme en un seul mot, il appelle la langue : la menteuse.

Je rencontre encore cette expression dans un affreux livret in-18, signé Halbert d’Angers, dont voici le titre quelque peu redondant : Le Nouveau Dictionnaire complet du jargon de l’argot, ou le langage des voleurs dévoilé ; contenant tous les mots usités, reconnus et adoptés, suivi des nouveaux genres de vols et escroqueries nouvellement employés par eux, et terminé par des chansons en français et en argot. Cet ouvrage renferme beaucoup de termes curieux, mais pour la plupart fort libres, qu’un lexicographe doit admettre dans son ouvrage à cause de la triste nécessité où il se trouve de le rendre complet, mais qui ne sauraient être supportés ailleurs ; nous ne citerons donc que les locutions suivantes, les seules qui puissent trouver place ici : nourrir le poupart, pour préparer le vol ; repoussant, pour fusil ; nombril, pour midi, le milieu du jour, par une métaphore tout à fait analogue à celle qu’employaient les Latins lorsqu’ils appelaient le centre d’une ville, umbilicus urbis, enfin stuc, pour part d’un larcin. Ce mot date au moins du xviiie siècle, car nous avons rencontré un arrêt de la Cour de parlement, du 22 juillet 1722, « portant condamnation d’être rompu vif… contre Cyr Cochois… convaincu de retirer chez lui nombre de voleurs, laronnesses et meurtriers de Paris ; d’avoir recelé les vols dont le partage se faisait dans sa cave, d’avoir le stuc, c’est-à-dire la part, et d’avoir acheté celle des autres. »

Rien n’est plus ordinaire à cette époque que de spécifier ainsi, dans les titres des arrêts, la nature des délits, en employant pour les désigner les mots en usage parmi les malfaiteurs ; les documents de ce genre mériteraient d’être fort soigneusement recherchés, car ils ont l’immense avantage d’être datés de la manière la plus précise. M. Francisque Michel n’a pas attaché aux renseignements chronologiques toute l’importance qu’ils méritent ; il explique, en général, avec exactitude, le sens et l’origine des expressions, mais il indique trop rarement où il les trouve pour la première fois.

Un censeur rigoureux lui reprocherait encore de n’avoir pas tracé son plan d’une main assez ferme. Souvent il emploie, pour se faire sa part, des procédés qui ne sont point à l’abri de la critique. Il dit, par exemple, à la page 191, « ce mot ayant été rejeté par l’Académie, nous sommes bien en droit de le considérer comme appartenant à l’argot ». Voilà un droit qu’il est permis de contester, et un pareil raisonnement pourrait conduire à d’étranges conséquences. Toutefois, nous ne blâmons pas l’auteur d’avoir cherché à agrandir le sujet qu’il a choisi ; mais si pour lui l’argot n’est plus seulement le vocabulaire secret des voleurs, s’il applique ce terme à cet assemblage d’expressions moqueuses, plaisantes et triviales que nous aimerions mieux appeler du nom de patois de Paris, nous avons un tout autre reproche à lui faire, car son livre ne contient que la moindre partie de ce langage si variable, si difficile à recueillir.

M. Francisque Michel explique fort bien cette locution : avoir de la salade, pour : être fouetté. Il fait observer que le mot salade n’est ici qu’une corruption de salle, et que fouetter un écolier en public s’appelait autrefois : donner la salle. Rien n’est plus juste ; mais, au lieu de citer à ce sujet Leroux et Oudin, il eût mieux valu remonter jusqu’à Mathurin Cordier, qui, dans un ouvrage[2] où il enseigne aux écoliers à traduire en latin élégant les termes de leurs entretiens ordinaires, nous a conservé les détails les plus curieux et les plus complets sur leurs habitudes et leur langage.

Le spirituel auteur du Vocabulaire du Berry a signalé dans sa Préface les nombreux synonymes que le mauvais état des routes et la nature des terrains ont inspirés aux habitants de cette province, pour désigner toutes les espèces de boue. Les écoliers du xvie siècle avaient presque autant d’expressions différentes signifiant recevoir le fouet. Tu en as bien arraché ; il n’en a pas seulement arraché, mais il en a bien moulé ; il sera basculé ; tu seras infâme de ceci » ; tels sont les principaux termes destinés parmi eux à rendre cette idée.

M. Francisque Michel, après avoir remarqué, à l’article guinal, que quinaud se dit d’un singe, et par suite, d’une créature laide ou contrefaite, rapporte des exemples où ce mot signifie confus, interdit, et selon lui, « dans ce sens-là, quinaut ou plutôt quinaud était synonyme de camus, aspect que présentent les singes, et qui se disait des gens surpris, confondus, attrapés. »

La conjecture semblait assez naturelle, mais nous trouvons chez Mathurin Cordier la véritable origine de cette locution. Quine y signifie dispute et quinault celui qui a eu le dessous dans la dispute : « Il a esté victus à la grand’quine, victus est in summa disputatione, vel, in supremo certamine. Il a esté quinault le dernier, victus est in extrema quæstione. »

Dans ce langage, grillant se disait pour glissant : « Il fait icy grillant, un lieu où il fait grillant, comme là où il y a eu du sang respandu, ou comme sur la glace. »

Plusieurs de ces locutions n’appartenaient pas en propre aux écoliers ; nous apprenons que celle-ci : « Il fait du rententras » pour : il fait le sourd, il feint de ne point entendre, était fort en usage parmi le peuple de Paris. À ces expressions vulgaires se mêlaient des termes brusquement tirés du latin, soit pour faire étalage d’érudition, soit même, comme le remarque Mathurin Cordier, par suite d’une incroyable ignorance de la langue française. Toute son indignation vient du reste à propos du mot classe, qu’on ne croirait pas si nouveau ; il ne veut pas qu’on dise : « Il est de nostre classe, » mais : « Il est de nostre reigle. »

Au vocabulaire des écoliers anciens et modernes, qui, dans le livre de M. Francisque Michel, n’est guère représenté que par les mots copin et faignant, il aurait fallu joindre celui des étudiants. On promet bien un travail sur ce sujet difficile, mais il ne m’inspire pas de très grandes espérances ; voici, du reste, sur quoi elles reposent. Il a paru l’année dernière, sous ce titre beaucoup plus piquant que l’ouvrage : Cinquantes fariboles grammaticales et pittoresques à l’usage au petit monde et peut-être du grand, par un contrebandier. Au dépôt, rue Saint-Jacques, 189, une toute petite brochure de quatre pages in-8o et du prix de dix centimes ; le premier mot qu’on y trouve est bufique, synonyme de mirobolant, suivant l’auteur, et, après cette explication, on lit en note : « Extrait du Dictionnaire de poche du quartier latin (sous presse). »

Dans l’article chicard, M. Francisque Michel, qui accorde d’ailleurs à ce mot de forts longs développements, aurait dû mentionner un amusant vaudeville du théâtre du Palais-Royal : Deux Papas très bien, ou la Grammaire de Chicard, dans lequel Leménil répétait avec une stupéfaction comique chacun des mots étranges prodigués par Grassot. Pour l’auteur du livre qui nous occupe, cet ouvrage est un texte classique de la plus haute importance, et il est impardonnable de l’avoir négligé.

M. Francisque Michel a eu l’intention d’indiquer les termes de coulisses ; ainsi il a recueilli manger du sucre, pour : recevoir des applaudissements ; mais, sur ce point encore, il s’en est presque tenu au projet.

Pour nous borner à un seul exemple, aucune des expressions contenues dans le passage suivant, extrait d’un feuilleton intitulé une Soirée d’Artistes et signé Léon Troussel, n’a trouvé place dans le travail dont nous rendons compte. Il s’agit d’un comédien qui joue ce qu’on nomme au théâtre les utilités. « Au besoin il remplit des rôles quand les artistes sont malades, et alors on l’attrape. Savez-vous ce que c’est que se faire attraper ?… C’est se faire égaver. Savez-vous ce que c’est que se faire égayer ?… C’est se faire éreinter. Savez-vous ce que c’est que se faire éreinter ?… C’est se faire siffler ; et savez-vous quand on se fait siffler ? On se fait siffler quand on est bleu, or être bleu, c’est être toc, être toc c’est faire four, faire four c’est être mauvais. »

Parmi tous ces langages familiers et goguenards qui existent en dehors du vocabulaire officiel, le plus vif, le plus pittoresque est sans contredit celui du soldat. Il aurait mérité une attention toute particulière, à cause de la gaîté, de l’entrain, des courageuses saillies qu’on y rencontre ; il offre tout l’imprévu, toutes les audacieuses hardiesses de l’argot, sans jamais rien présenter de repoussant. Son histoire serait curieuse à faire. Il ne date point, comme on pourrait le croire, des guerres glorieuses de la République et de l’Empire. Sully l’employait déjà en parlant à Henri IV. Un jour qu’il venait le prévenir en toute hâte des préparatifs de l’ennemi, il le trouva secouant un magnifique prunier de damas blanc : « Pardieu, sire, lui cria-t-il du plus loin qu’il l’aperçut, nous venons de voir passer des gens qui semblent avoir dessein de vous préparer une collation de bien autres prunes que celles-ci, et un peu plus dures à digérer. » Un grognard du Cirque-Olympique parlerait-il autrement ?

La portion vraiment neuve et originale du livre de M. Francisque Michel, consiste dans ses études comparées sur l’argot des diverses langues étrangères ; son travail prend ici, pour tous les lecteurs, une apparence plus scientifique. Quelque mérite qu’on ait, quelque érudition qu’on déploie, il est bien difficile, en étalant les mots hideux du vocabulaire des forçats, de ne jamais soulever le cœur, et, en rapportant nos lazzis populaires si usés, de ne pas exciter parfois un sourire de dédain ; mais quand il ne s’agit plus de notre propre langue, tout change d’aspect : les expressions repoussantes deviennent terribles, les locutions vulgaires, spirituelles, et l’on est porté à croire, bien injustement d’ailleurs, qu’il faut plus de savoir pour recueillir et expliquer ces termes étrangers que pour commenter ceux qu’on entend répéter chaque jour par les charretiers ou les manœuvres.

Plusieurs de ces chapitres ne sont guère, il est vrai, que l’esquisse de ce qu’ils pourront devenir plus tard, quand les études de ce genre se seront multipliées. Déjà, dans le deuxième cahier du quinzième volume de ses Archives pour la connaissance scientifique de la Russie, publiées en Allemand, le savant M. Erman a donné un vocabulaire étendu de ce curieux langage des colporteurs russes, sur lequel M. Francisque Michel ne nous a dit que quelques mots ; les compléments de ce genre viendront en foule. Néanmoins ce sont surtout ces quelques pages, déjà si remplies d’aperçus curieux pour l’histoire comparative des mœurs et des langues, qui conserveront au livre une place distinguée dans l’histoire de la science, même lorsqu’un recueil plus complet sera venu le remplacer.

Tout présage d’ailleurs que cette époque est encore éloignée et, malgré ses nombreuses lacunes, l’ouvrage de M. Francisque Michel restera longtemps le vocabulaire du bas langage le plus étendu et le plus complet que nous possédions.

Ch. Marty-Laveaux.


(Extrait de la Revue Contemporaine du 15 mai 1857.)

  1. Article sur les Études de philologie comparée sur l’argot et sur les idiomes analogues parlés en Europe et en Asie, par Francisque Michel, développement d’un Mémoire couronné par l’Institut de France, 1 vol. in-8o. Paris. Didot, 1856.
  2. De corrupti sermonis emendatione.