Études de langue française/La Langue de Racine

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 181-205).

La Langue de Racine

L’étude de la langue de Racine devrait, ce semble, avoir pour préliminaires l’histoire des mots dont il s’est servi, les exemples de l’usage qu’en avaient fait avant lui les poètes tragiques ses prédécesseurs. Mais pour cette histoire, pour ces exemples, nous croyons pouvoir renvoyer nos lecteurs à notre Lexique de Corneille : d’une part, à la préface de ce Lexique, où ils trouveront les faits généraux ; et de l’autre, aux articles mêmes, où ils trouveront les observations de détail. Nous ne devons pas songer à reproduire ici ce travail ; mais nous demandons tout d’abord qu’on veuille bien s’y reporter, afin que l’examen de la langue de notre auteur en soit mieux éclairé, et qu’on n’y soit pas choqué d’une fâcheuse lacune. Ceci dit, nous entrons en matière.

L’erreur la plus ordinaire, contre laquelle il importe de se prémunir d’abord, quand on veut étudier la langue d’un écrivain, c’est de croire que tout ce qui, dans ses œuvres, s’éloigne de l’usage actuel, doit lui être attribué en propre, caractérise sa manière, sa langue à lui, porte la marque de son tour d’esprit, de son génie.

Une étude, au moins générale, de la langue du temps auquel l’auteur appartient, est indispensable pour éviter cet écueil, auquel sont venus se heurter bon nombre de critiques et de commentateurs, principalement vers la fin du siècle dernier.

Parmi les mots qui, dans les œuvres de Racine, ont plutôt reçu l’empreinte de l’époque que celle du poète, nous citerons, à titre d’exemples, et sans nous piquer d’être complet :

Courage, dans le sens de « cœur » ; Détestable, signifiant « digne d’être détesté », et non pas seulement « très mauvais » ; Ennui, pour « violent chagrin » ; Espérance, pour « attente », même en mauvaise part ; Galant, dans le sens d’« élégant, qui a bonne grâce » en fait de littérature et d’art, même antiques, et, par exemple, en parlant des poèmes d’Homère ; Géner (mettre à la gêne, à la gehenne) « faire souffrir extrêmement » ; Génie, signifiant « le naturel », sans exprimer l’idée de supériorité créatrice, etc. ; Honnête, honnêtement, au sens de « convenable, convenablement, facilement » : « habit honnête, je n’en vivrois que trop honnêtement » ; honnête homme, dans son sens d’autrefois assez peu précis, et beaucoup plus étendu que celui qu’a conservé de nos jours cette expression ; Imbécile, au sens latin de « faible » ; Incommodé, pour « gêné, indigent » ; Lettre, pour « écriture, main », façon d’écrire à laquelle on reconnaît qu’un écrit vient de telle ou telle personne ; Libertinage, dans le sens que nous donnons à « libre pensée » ; Manière, pour « espèce » : « cette manière de lettre ». Méchant a une force qu’il a aujourd’hui perdue, et s’emploie dans le plus haut style, en parlant d’un criminel, d’un grand coupable ; d’un autre côté, dans un langage plus familier, il a souvent la signification de mauvais : « méchants auteurs, méchantes maximes, méchante morale » ; Misère a l’acception générale de « malheur » ; Nourrir, nourriture, celles d’« élever, éducation » ; Oppressé, qui n’a plus aujourd’hui qu’un sens purement physique, se prend au figuré comme maintenant opprimé ; Parties marque les différentes qualités essentielles d’une personne, d’une profession : « toutes les parties d’un véritable académicien. » Pénétration s’employait rarement seul comme aujourd’hui ; il exigeait d’ordinaire un complément : « pénétration d’esprit » ; Pitoyable était usité dans son sens étymologique, pour « attendrissant, excitant la pitié » ; Plaisamment voulait dire « d’une façon qui plaît, d’une manière agréable » ; Poil, désignait la chevelure ou la barbe : « le poil hérissé, faire le poil. » Préoccupé signifiait, suivant son étymologie : « occupé d’avance » ; et un « cœur préoccupé » était, par conséquent, un cœur où la place était prise ; Prochain, qui ne se dit plus guère que du temps, s’employait alors très fréquemment en parlant de l’espace : « chambre prochaine, autel prochain » ; Singulier, singulièrement avaient le sens que nous donnons aujourd’hui à « particulier, particulièrement, principal, principalement » ; Soin voulait souvent dire « inquiétude, chagrin » ; Succès, succéder indiquaient surtout l’événement, l’issue bonne ou mauvaise d’une affaire, d’une entreprise ; Tourmenter, comme gêner, avait une énergie qu’il a un peu perdue maintenant.

Il faut mettre à part, outre les mots et les tours du commun usage, ceux qui, dès lors, étaient des archaïsmes : ils n’appartiennent pas non plus à l’auteur, à moins qu’il n’ait été les chercher plus ou moins loin dans le passé, et qu’il n’y ait là un renouvellement presque équivalent à une création. Mais tel n’est point le cas pour Racine. Il n’a jamais affectionné les expressions et les locutions vieillies. Celles qu’on rencontre en très petit nombre dans ses œuvres sont les derniers vestiges d’un usage qui s’éteignait ; mais on n’y saurait voir aucun désir prémédité d’innover en renouvelant.

Elles se trouvent presque toutes soit dans les poésies de jeunesse, soit dans les livres annotés, soit enfin dans la Correspondance, où elles sont employées en badinant[1].

Quelques mots anciens ont été introduits par Racine dans les Plaideurs[2] pour concourir à l’effet comique, mais sont tout accidentels dans ses œuvres, et ne peuvent, à aucun égard, être considérés comme faisant réellement partie de son vocabulaire.

Nous avons signalé, dans un assez grand détail, le soin curieux avec lequel Corneille met à profit les termes spéciaux que lui fournissent les diverses professions[3]. Racine n’a point suivi cet exemple. Il n’a demandé aux vocabulaires techniques qu’un fort petit nombre de mots, en dehors de ceux qu’un fréquent usage avait déjà fait passer dans le langage commun.

Des expressions comme il en vint quelque Vent, en Défaut, faire Ombrage, Parer les coups, tirent bien, à la rigueur, leur origine de la vénerie, de l’équitation et de l’escrime, mais elles avaient depuis longtemps cessé d’appartenir à ces dictionnaires particuliers, pour prendre un sens beaucoup plus général.

Quand nous disons que Racine s’est généralement abstenu des termes techniques, on peut réclamer une exception pour les termes de droit, dont la comédie des Plaideurs est remplie. Le sujet le demandait, au reste. Racine, c’est lui qui nous l’apprend, ne devait point la connaissance de ces termes à une étude approfondie du Lexique judiciaire, mais à des circonstances toutes fortuites. « C’est, dit-il dans l’avis Au Lecteur (tome II, p. 142), une langue qui m’est plus étrangère qu’à personne, et je n’en ai employé que quelques mots barbares que je puis avoir appris dans le cours d’un procès que ni mes juges ni moi n’avons jamais bien entendu ». On trouvera ces mots de Palais (ceux qui méritent en effet l’épithète de barbares sont assez rares) aux articles : Amené sans scandale, Appointement, Appointer, Assigner, Comparoître, Compulsoire, Contredit, Décréter, Défendeur, arrêt de Défense, Demandeur, Dépens, Dit, Informer, Instance, Instruire une affaire. Interlocutoire, Production, Provision, Récuser, Requête.

Outre les termes de droit proprement dits, Racine a fort à propos introduit dans ses Plaideurs des façons de parler en usage dans la pratique, telles que : un mien pré, un mien papier ; voyez Mien.

Il y a quelques mots de jurisprudence employés sérieusement dans les factums pour le maréchal de Luxembourg, dont la rédaction est attribuée à Racine ; et quelques termes de droit canonique, tels, par exemple, qu’Intrusion, Relief d’appel comme d’abus, dans l’Histoire abrégée de Port-Royal.

Dans cette même histoire, s’il y a quelques expressions du langage mystique, comme celle-ci : « la Mère des Anges et la Mère Angélique n’étoient point assez intérieures au gré de ces pères », elles sont rares, et Racine les employait moins pour son compte qu’il ne les rapportait historiquement.

Mais le véritable langage particulier, nous n’osons dire technique chez Racine, c’est celui de la galanterie. Quelque élégance qu’il ait su lui donner, ce n’est pas là que son art d’écrivain doit être admiré ni même approuvé. Il est à regretter qu’il ait fait d’assez fréquents emprunts à cette langue romanesque, dont il est bien loin, disons-le pour son excuse, d’être le créateur ; car, lorsque nous venons de dire que c’était chez lui une langue particulière, à part, nous n’avons point entendu qu’elle n’appartînt qu’à lui.

Tantôt l’amant est représenté avec toute la rigueur des termes militaires, se préparant à l’attaque, à l’assaut, et enfin, « menant en conquérant sa nouvelle conquête », et l’amante le proclame « son vainqueur » ; tantôt, au contraire, le poète nous le montre s’avouant vaincu, lui rendant les armes, enchaîné, subissant un joug, captif, perdant sa franchise, passant sous les lois d’une belle, dont les yeux sont ses aimables tyrans ; recevant une atteinte, une blessure, ayant l’âme blessée pour une cruelle, une ingrate, une inhumaine, de laquelle il attend toutefois « quelque heureuse foiblesse » pour laquelle il brûle, à qui, par des métaphores assez étranges, et qui ne s’expliquent que par l’oubli des significations primitives, il demande de couronner sa flamme, ses feux. C’est encore par suite d’un tel abus des mots qu’un amour coupable devient une flamme noire ; c’est ainsi également qu’après avoir dit qu’une femme est l’objet d’une vive passion, on en est venu à dire que c’est un « bel objet » et à désigner Thésée comme un « volage adorateur de mille objets divers ». Nous venons de voir le mot d’adorateur ; en effet, la femme, après avoir été représentée comme une place de guerre dont il s’agit de s’emparer, se transforme aussi, dans ce langage, en une sorte d’idole : il y est question de divines princesses, de divins appas ; les yeux d’une belle deviennent les dieux de celui qui, ne se contentant plus d’aimer, d’adorer même, s’écrie : « Que dis-je aimer ? j’idolâtre Junie. »

Cette langue artificielle, que Racine, par son bon goût, eût été digne de réformer, un de ses personnages se reproche de n’en pas posséder assez bien toutes les ressources et de parler une langue étrangère (Phèdre, vers 558). Nous sommes porté, quant à nous, à trouver qu’il ne parle déjà que trop bien ce langage de convention, et nous comprenons le sentiment d’Hermione, lorsqu’elle répond à Oreste qui a comparé ses cruautés à celles des Scythes :

Quittez Seigneur, quittez ce funeste langage.
À des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés ?
Songez à tous ces rois que vous représentez.

(Andr., vers 505–508).

Lorsqu’on a de la sorte mis à part les divers éléments qui n’appartiennent point en propre à la langue de l’auteur qu’on étudie, l’examen des tournures qu’il affectionne ou qui lui sont propres, des alliances de mots qu’il a créées, des habitudes de son style, est plus facile à essayer.

Cette élimination n’est toutefois point suffisante pour nous permettre de pénétrer, du premier coup, au cœur même du langage habituel et personnel du grand écrivain. On trouvera dans le Lexique bien des mots, curieux à beaucoup d’égards, mais qu’on ne croirait pas sortis de la plume de Racine. Ceux-là, pour la plupart, n’appartiennent point aux ouvrages qu’il a avoués et qu’il a publiés lui-même. Ils sont tirés de la correspondance de sa jeunesse, ou bien de ces notes curieuses et succinctes, resserrées, le plus ordinairement, dans les étroites limites des marges de ses livres, et dont le principal mérite est de nous présenter parfois le premier jet d’une expression qui, plus tard, prendra, dans un chef-d’œuvre tragique, sa forme définitive.

Bien des étrangetés de langue appartiennent aussi aux Poésies de la première époque, et notamment à la Promenade de Port-Royal des Champs, écrite tout entière dans un style trop surchargé, trop peu simple, mais qui n’est d’ailleurs dépourvu ni de sève, ni de vigueur.

Les épithètes y manquent de précision et y sont employées d’une façon quelque peu banale. C’est là, du reste, parmi les défauts de ces ouvrages de la jeunesse, le seul que peut-être on serait tenté de relever çà et là plus tard, mais bien rarement.

Des vers insérés dans une lettre de 1662 nous représentent la lune « tenant cercle avec les étoiles » ; les étoiles elles-mêmes sont des diamants. Dans la Promenade de Port-Royal, l’eau devient tour à tour du cristal, de l’argent liquide ; l’onde refrise la surface de ses flots ; un étang est un « miroir humide » où les tilleuls et les chênes se mirent ; les poissons sont des « nageurs marquetés », les cercles qu’ils décrivent en nageant, des couronnes ; les arbres des « géants, de cent bras armés », qui semblent prêter leur forte échine au soleil ; ils forment des allées étoilées, c’est-à-dire en forme d’étoiles. Les fleurs des arbres à fruits sont une neige empourprée ; la laine des troupeaux est une neige luisante ; le blé, un or mouvant, une richesse flottante. Tandis que les arbres sont transformés en géants, les cerfs,

… ces arbres vivants,
De leurs bandes hautaines
Font cent autres grands bois mouvants.

(IV, 29, Poés. div., 48–50.)

Puisqu’il est certain que Racine est l’auteur de ces poésies de jeunesse, on ne saurait trop admirer l’énergie avec laquelle il a su se dégager, presque complètement, de cette recherche, de ces comparaisons forcées, de ces procédés descriptifs, qui transforment tout en or, en pierreries, etc., sans donner aucune idée de la chose décrite. Plus tard, ces défauts ont entièrement disparu ; au moins est-il bien rare qu’on rencontre encore quelque expression douteuse, quelque métaphore incohérente, comme :

Il éteint cet amour, source de tant de haine.
(Britannicus, vers 1487.)

… Sur le dos de la plaine liquide
S’élève à gros bouillons une montagne humide.

(Phèdre, vers 1513 et 1514)

Si maintenant, après avoir écarté les expressions communes à tous au xviie siècle, les rares archaïsmes, les affectations de la jeunesse, nous parcourons l’ensemble du vocabulaire de Racine, en laissant de côté, pour un instant, ses tragédies, nous serons surpris de la franche propriété de son langage.

Dans sa correspondance, dans ses notes, dans ses ouvrages historiques même, il s’est servi de plus d’un terme que les grammairiens ou les Dictionnaires qualifient de bas, et il emploie, sans le moindre scrupule, l’expression toute familière ; dans les Plaideurs, en particulier, mainte trivialité populaire du comique. Voyez au Lexique les articles suivants : faire en Aller ; Attraper ; Bête, pour simple, naïf, sot ; Chanter pour dire, parler ; Chicaner ; Crapule ; Crever de graisse ; se laisser Débaucher pour… ; coup de pied dans le Derrière ; ne pouvoir Digérer, au figuré ; se faire Échigner ; quelle Gueule ! en parlant d’un avocat ; Hupé, au figuré ; Jeunesse pour jeune fille ; faire à quelqu’un d’étranges Noces ; Papa ; Pisser ; Pot de chambre ; Raisonnable, c’est-à-dire « d’une certaine étendue » ; Souillonné ; Soûlé de pleurer ; Té, pour appeler un chien ; Tirez, pour « emmenez (les chiens) » ; Tempêter, au figuré ; etc. Aux mots de ce genre on peut joindre les tours, qui offrent de nombreux gallicismes, du style familier. Voyez au Lexique : cause en l’Air ; Aller, il y va de ; Avec tout cela ; trois Bons quarts d’heure ; Dire, il y a à dire ; s’en Donner ; ne pouvoir Durer, dans le fond ; Foin de moi ; Force huissiers ; De gaieté de cœur ; faire sonner Haut ; le prendre de Hauteur ; ne pouvoir aller Loin ; dormir un Miserere ; mettre à Pis faire ; au fait et au Prendre ; Prendre au mot ; etc.

Dans ses lettres d’Uzès, on rencontre quelques expressions patoises ou locales ; plus d’une écrite en plaisantant[4]. Nous remarquerons, en passant, qu’il lui est arrivé d’attribuer au midi ce qui ne lui appartenait pas ; ainsi, de regarder comme propre à Uzès la locution assez générale alors en France : « pousser le temps par l’épaule[5]. »

Quant aux manières de parler proverbiales, elles abondent chez Racine, dans sa correspondance, dans ses notes, dans sa comédie des Plaideurs, partout en un mot, où le genre le permet. Voyez, par exemple, au Lexique : j’étois un bon Apôtre ; sa Bile se réchauffa ; gros comme le Bras ; de Caen à Rome ; en un mot comme en Cent ; Chanter pouille ; jeter le Chat aux jambes ; j’y vendrai ma Chemise ; tiré par les Cheveux ; remuer Ciel et terre ; pas de Clerc ; se tenant Clos et couvert ; fausser Compagnie ; avoir le Diable au corps ; à Deux doigts de ; filer Doux ; à bonnes Enseignes ; faire l’Entendu ; Face de Carême ; se faire de Fête ; je ne fus jamais à telle Fête ; faire Feu qui dure ; sur l’avenir bien Fou qui se fîra ; faire claquer son Fouet ; s’en aller en Fumée ; casser aux Gages ; courir le grand Galop ; Graisser le marteau ; Graisser la patte ; faire le pied de Grue ; parler bien plus Haut que, dans le sens de « se vanter de quelque chose de mieux » ; traiter de Haut en bas ; Heureux comme un roi ; à la Joie de mon cœur ; pleurer à cœur Joie ; Leurrer de ; courir deux Lièvres à la fois ; j’y brûlerai mes Livres ; il faut être Loup avec les loups ; voilà comme on fait les bonnes Maisons ; suis-je pas fils de Maître ? sans argent l’honneur n’est qu’une Maladie ; lever le Masque ; qui veut voyager loin ménage sa Monture ; avoir encore le Morceau dans la bouche ; être traité de Turc à More ; plus Mortes que vives ; le Mot pour rire ; le Nez a saigné à… ; donner du Nez en terre ; fermer la porte au Nez ; vous n’avez tantôt plus que la peau sur les Os ; manger son Pain blanc le premier ; rendre la Pareille ; juge en Peinture ; faire le Pied de veau ; réduire au pied de la chicane ; d’ici jusqu’à Pontoise ; venir à bon Port ; Portier de comédie ; tourner autour du Pot ; suer Sang et eau ; point d’argent point de Suisse ; son Timbre est brouillé ; mots longs d’une Toise ; pêcher en eau Trouble ; rompre en Visière. Il est même des proverbes qui datent de lui, comme : passons au déluge, venir d’Amiens pour être Suisse.

Nous nous croyons donc fondé à dire que, considéré dans son ensemble, le vocabulaire de Racine est riche en expressions familières, et que, quand le genre de sujet qu’il traite le permet, le poète n’a aucune répugnance à nommer, le plus simplement du monde, les choses par leur nom. Voyons maintenant comment il a compris les exigences du style tragique et de ce qu’on appelle, dans notre littérature, le style noble, en quoi il s’y est assujetti, en quoi il s’y est soustrait, et ce qu’il y a innové.


Dans la préface du Lexique de Corneille, nous avons essayé d’indiquer très sommairement en quoi ce style noble consiste ; nous avons constaté qu’il s’est formé surtout par élimination, par exclusion, et que, par conséquent, pour se conformer à ses lois, il fallait se priver d’une portion des ressources qu’offrait le vocabulaire. Racine a su s’affranchir, en grande partie, de cette tyrannie, et faire accepter aux plus délicats de ses contemporains bon nombre des termes qu’ils repoussaient.

Son opinion à ce sujet ne saurait être un instant douteuse. Il l’a exprimée, et fort nettement, dans ses Remarques sur l’Odyssée, au mois d’avril 1662, c’est-à-dire dès l’âge de vingt-deux ans. Il dit (tome VI, p. 163) qu’Homère compare la joie qu’eurent les compagnons d’Ulysse, en le voyant de retour dans son vaisseau, « à la joie que de jeunes veaux ont de revoir leurs mères, qui viennent de paître », et il ajoute : « Cette comparaison est fort délicatement exprimée, car ces mots de veaux et de vaches ne sont point choquants dans le grec, comme ils le sont en notre langue, qui ne veut presque rien souffrir, et qui ne souffriroit pas qu’on fit des éclogues de vachers, comme Téocrite, ni qu’on parlât du porcher d’Ulysse comme d’un personnage héroïque ; mais ces délicatesses sont de véritables foiblesses. »

Aussi dans ces Remarques sur l’Odyssée, qu’il écrit du reste pour lui seul, Racine ne se fait-il aucun scrupule de se servir du mot de porc, et même de cochon. Si une délicatesse, dont nous venons de lui voir déplorer l’excès, mais qui a d’ailleurs ses justes exigences, l’empêche d’aller aussi loin dans sa poésie, il ne croit pas du moins devoir s’y refuser l’emploi des noms d’animaux que l’usage autorise dans le langage ordinaire et dans la conversation la plus polie. Bouc, chien, cheval sont des mots qu’on trouve dans ses œuvres du style le plus élevé ; il n’y aurait même pas lieu de le remarquer, si des commentateurs ne s’en étonnaient comme d’une hardiesse et ne saisissaient avec empressement cette occasion de louer l’habileté singulière du poète. Suivant eux, le mot chiens n’a passé dans le songe d’Athalie (vers 506) qu’à la faveur de l’épithète dévorants ; mais tandis qu’ils s’extasient sur l’art de Racine, ils ne remarquent pas assez que ce mot se retrouve dans la même pièce (vers 117) sans aucune épithète. Quant au mot cheval, que nous lisons dans Athalie (vers 116), il revient trois fois dans le récit de Théramène (vers 1502, 1532, 1548), concurremment avec celui de coursiers, employé trois fois également (vers 1503, 1512, 1528), et s’appliquant fort bien aussi à un superbe et fougueux attelage.

Si Racine était d’avis qu’on usât sans scrupule en français de ces mots nécessaires, il ne leur trouvait point pour cela, même dans les langues classiques, une noblesse et une beauté que l’engouement de l’antiquité portait parfois à leur attribuer. Dans ses Réflexions sur Longin, Boileau avait avancé que le mot d’âne était, en grec, un mot très noble. Racine l’arrête et lui répond (tome VII, p. 118) : « Vous pourriez vous contenter de dire que c’est un mot qui n’a rien de bas, comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce très-noble me paroît un peu trop fort. »

Nous venons de voir que notre auteur n’usait qu’avec une discrète mesure du procédé d’élimination auquel on a recours si volontiers dans le style noble, et qui consiste à exclure certains mots, au risque, si l’on va trop loin, d’appauvrir la langue poétique. Il est un autre artifice, non moins fréquent, qu’il sait pratiquer avec la même discrétion : c’est l’emploi de certains tropes, qui modifient l’étendue et la compréhension du sens, substituent, par exemple, l’expression générale à l’expression particulière, et réciproquement, désignent au moyen de la matière, de la partie, de la cause, de l’effet, etc. Ainsi Champ désigne tour à tour la campagne, le champ de balaille, la carrière réelle ou figurée qu’il s’agit de parcourir ; Avenir est synonyme de postérité ; Acier, de poignard ; fragile Bois, d’idole ; Bras, Main s’appliquent à la personne considérée comme agissant, comme combattant, ou même à sa valeur, à son courage ; Gage se dit de la descendance, des enfants, qui sont un gage de la tendresse de celui qui vous les a donnés ; Lumière désigne le jour et la vie même ; la Mémoire se prend pour le souvenir ; Ouvrage, ce terme qui paraît familier, se trouve rehaussé par la généralité de l’expression et s’emploie fort bien en parlant des plus hautes entreprises d’un héros ; Peuple se dit pour quantité, multitude : « un peuple de rivales » ; Poudre, pour poussière ; Rejeton, pour enfant ; Tête est très noble dans le sens de personne[6].

Parmi les substitutions figurées, une des plus fréquentes dans le style noble consiste à désigner une chose par le nom d’un objet qu’elle rappelle ou qui en est l’attribut et en devient le symbole. Ce genre de trope est fréquent chez Racine. On trouve à chaque instant dans ses tragédies Couche ou Lit, pour mariage ; Diadème, Sceptre, Trône, pour royauté ; et, ce qui lui appartient plus particulièrement, Encensoir ou Tiare, pour prêtrise.

Mais, s’il emploie, avec à-propos et justesse, ces diverses sortes de figures pour donner au langage plus de variété, d’éclat, d’élévation, il ne bannit pas pour cela le mot propre, comme l’ont fait trop souvent ses imitateurs. Il se sert volontiers du mot frein, mais mors paraît également dans ses vers ; faix n’exclut point fardeau ; ni captif, prisonnier ; ni fer et acier, glaive et couteau. Le soin de la noblesse et de l’élégance ajoute à son vocabulaire des termes choisis et relevés, mais ne rejette point, je le répète, ceux qui appartiennent au fonds ordinaire, exact et précis de la langue.

Racine a largement contribué à introduire ou à conserver dans la langue française de nombreux latinismes, qui, en même temps qu’ils l’enrichissaient, contribuaient à lui donner cette couleur antique qui sied à la tragédie. Louis Racine s’est contenté, dans ses Remarques[7], de signaler d’une façon générale cette tendance du style de son père ; notre Lexique en offre de nombreux exemples, qu’il serait trop long d’énumérer. Contentons-nous de rappeler : Admirer pour s’étonner ; Affecter pour ambitionner ; Affliger pour accabler ; Applaudissement, au singulier, pour approbation ; Celer pour cacher ; Commettre pour confier ; Conseil pour résolution ; Destiné ou fatal pour fixé, déterminé par le destin ; Domestiques pour appartenant à la maison ; Effusion, au propre ; Monstre pour action monstrueuse ; Neveu, Neveux pour descendant, postérité ; Superbe pour fier, orgueilleux, etc.


Parfois le latinisme est dans la construction des verbes, des participes : Divisé de pour séparé de ; Invoque sur ; Inspirer dans ; Monter pris activement, etc. ; voyez encore ci-après l’Introduction grammaticale, à l’article Verbes, Participes. Parfois la tournure entière, ou peu s’en faut, a passé du latin en français, avec la pensée qu’il s’agissait de rendre, comme :


Un roi victorieux vous a fait ce loisir (IV, 86, Poés. div., 35).
Suis-je, sans le savoir, la fable de l’armée ? (Iphigénie, vers 754).

façon de parler que nous rencontrons non pas seulement chez Horace et Ovide, mais aussi chez Corneille et chez Molière, et que, comme au reste plus d’une autre tirée du latin, Racine n’a pas été le premier à introduire en français. Nous ne parlons pas des latinismes tout techniques et scolastiques, qui consistent simplement dans l’emploi, en prose, d’un terme latin à peine francisé, tel, par exemple, que le mot disquisition.

À côté de ces emprunts faits à la langue latine qui, chez notre poète, contribuent, dans certains sujets, à donner au style un caractère de vérité historique, il faut dire qu’on trouve çà et là, mêlés à l’antique, quelques détails de langage qui troublent l’harmonie. On peut s’étonner qu’il n’ait pas remarqué et évité ces disparates. Dans sa lecture de la Traduction de Quinte-Curce par Vaugelas, il se montre choqué de ce qui, dans un sujet ancien, rappelle nos croyances, nos façons de parler modernes. À l’occasion des mots : « Bon Dieu ! » il fait la note suivante, fort juste assurément (tome VI, p. 357) : « Exclamation assez étrange en traduisant Q. Curce. » Mais cela ne l’empêche pas, dans ses Remarques sur l’Odyssée, de se servir lui-même d’expressions qui ne semblent pas mieux à leur place. En effet, il y parle de jeunes gens qui « vont au bal » (tome VI, p. 112), de la boutique de Vulcain (p. 134), de la frégate (p. 105) et des gens d’Ulysse (p. 145). C’est en plaisantant que, dans une lettre de 1661 (tome VI, p. 391), il parle de la miche dont Énée ferma la triple gueule de Cerbère ; mais c’est sérieusement qu’il est question de « pèlerins » dans les Remarques sur Pindare (tome VI, p. 14), et qu’il nous dit dans sa traduction de la Vie de Diogène (tome V, p. 511) que ce philosophe laissait aller ses enfants sans pourpoint. Dans un passage traduit du livre de Job (tome VI, p. 184) il parle de valet. Ailleurs, il résume en ces termes un morceau d’Horace : « Contre l’égalité des péchés » (tome VI, p. 328) ; ce mot ne se prêtait pas à la signification profane, comme le faisait alors celui de reliques, qui, lui aussi, n’est plus guère qu’un terme spécial, à peu près tout chrétien, mais que Racine a pu prendre encore au sens général de restes dans Bajazet (vers 873) et dans Phèdre (vers 1554).

Ce sont là des fautes de costume ou, comme on dit aujourd’hui, de couleur locale, non moins dignes de remarque, ce me semble, que l’anachronisme de langage relevé et blâmé dans Vaugelas. Leur excuse est de se trouver dans des notes ou des exercices écrits au courant de la plume, non destinés à la publicité, et sur lesquels la critique n’a nul droit.

Mais quelques-uns de ces défauts d’exactitude historique se rencontrent dans les chefs-d’œuvre mêmes. Louis Racine a relevé avec raison, dans Bajazet (vers 1598), « les mânes de sa mère », comme une expression peu musulmane ; appartement (voyez ce mot au Lexique) ne convient guère non plus dans la bouche des anciens ou des Orientaux ; et ce n’est pas sans quelque surprise qu’au vers 827 d’Esther, on trouve « ce salon pompeux ». Enfin, on peut se demander si, dans ce passage de la Thébaïde :

Quittez, au nom des Dieux, ces tragiques pensées (vers 1019).
le mot tragique est bien à sa place. Nous ne parlons pas des interpellations : Madame, Seigneur, fort impropres aussi quand on y pense, mais si bien consacrées par l’usage qu’on ne s’en choque pas, et qu’en tout cas on ne peut les imputer particulièrement ni à Racine ni à Corneille. Quant au mot Parvis, qui est trois fois dans Athalie (vers 397, 1101 et 1749), ce serait être bien délicat et même peu exact que de vouloir, comme on l’a fait, croyons-nous, l’exclure du langage biblique, sous prétexte qu’il serait de création trop moderne. Il y a pris dès le xvie siècle[8] et y garde très noblement sa place, et Racine pouvait s’autoriser de l’exemple de Le Maistre de Saci, qui plus d’une fois en a fait le même usage que lui dans la traduction de la Bible[9].

Au reste, il est juste de remarquer que les fautes de ce genre, même bien réelles et frappantes, passaient alors inaperçues, et nous ne pourrions en faire à Racine un reproche particulier, si sa judicieuse remarque, au sujet d’un passage de Vaugelas, ne nous montrait que son goût devançait en ces matières celui de son temps.

Nous arrivons à un des points les plus importants et les plus difficiles de cette étude : à la détermination de la part vraiment personnelle de Racine dans la formation de son vocabulaire poétique.

Déjà, pour Corneille, dans la préface de son Lexique, nous avons eu l’occasion de constater qu’un grand nombre d’expressions, considérées par ses commentateurs comme créées par lui, ne devaient pas lui être attribuées, et qu’un examen quelque peu attentif des écrivains antérieurs, et surtout des anciens poètes, fait voir qu’elles remontent beaucoup plus haut. L’étude que nous avons faite de la langue de Racine et des observations auxquelles elle a donné lieu nous conduit à un résultat analogue, mais plus surprenant encore. En effet, si l’on blâme les commentateurs et les critiques de Corneille de ne pas avoir fouillé les origines de notre théâtre, que dire de ceux de Racine qui, avant d’écrire des observations sur ses tragédies, n’ont pas même relu Corneille ? Abord pour arrivée (Iphigénie, vers 349), que Louis Racine regarde comme hasardé par son père, se trouve très souvent dans Corneille. Affable (Athalie, vers 1525), qu’Aimé Martin est tenté d’attribuer à Racine, date au moins du xive siècle ; « Le Bruit de ma faveur » (Britannicus, vers 1605) où Laharpe a voulu voir une expression nouvelle, peignant le mouvement, l’agitation, le tumulte qui ont lieu autour des gens en faveur, appartient à la langue la plus courante du xviie siècle, et le bruit veut simplement dire ici la nouvelle. Charmes, employé en parlant de Bajazet (vers 138) semble au même Laharpe un trait de mœurs : « Ailleurs qu’au Sérail, dit-il, le poète n’eût pas parlé des charmes d’un homme. » Il oublie que ce mot avait été déjà employé par Racine même, d’une manière tout à fait semblable, dans sa tragédie d’Alexandre (vers 873). « Chatouilloient de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse », expression heureusement placée dans Iphigénie (vers 82), et attribuée en général à Racine, n’est pas non plus de son invention, et remonte au moins jusqu’à Ronsard. Détruire, en parlant des personnes, « Mithridate détruit » (vers 921), autre création, nous dit-on encore, de Racine, se lit dans Corneille, et on le trouve même à une époque fort antérieure. Ce bel hémistiche du récit de Théramène : « La terre s’en émeut » (vers 1523), est textuellement dans la Première semaine de du Bartas ; nous ne prétendons certes point que Racine l’y ait copié, mais cela encore nous avertit qu’il ne faut pas trop se hâter de faire honneur au vocabulaire du xviie siècle d’expressions et de tours qui se rencontrent déjà dans le style, souvent hasardé, mais parfois aussi singulièrement heureux, des poètes de l’époque précédente. Naissant, dans le sens de jeune, « Néron naissant » (Britannicus, vers 29), qu’on peut encore être tenté d’attribuer à Racine, se trouve dans les Conversations galantes de René Bary. Enfin Rebrousser (Athalie, vers 1546), qui, suivant Aimé-Martin, n’existait point sous Henri IV, et que, dit-il, on cherche en vain dans le Dictionnaire de Nicot, y est cependant sous la forme de rebourser, qui remonte au moins au xiiie siècle, comme l’établissent les exemples rapportés par M. Littré.

On voit qu’on ne trouve pas dans les œuvres de Racine d’acceptions de mots, inconnues et frappantes, forgées par lui pour prendre place dans le vocabulaire tragique, très difficile à enrichir de cette manière. Dans la comédie des Plaideurs, et ailleurs çà et là, dans le style familier, il semble avoir créé quelques mots et surtout quelques acceptions plaisantes. Il pourrait bien être l’auteur de cet adverbe interminable : Compendieusement, dont l’Intimé se sert (vers 794) pour annoncer, le plus longuement possible, qu’il va parler brièvement, et qu’il a trompé quelques personnes par son étendue même : on s’est figuré assez souvent qu’au lieu de signifier en abrégé, ce mot voulait dire lentement, en détail. Dans la même pièce Encavé (vers 576), qui est ancien dans la langue, mais qui ne s’y employait guère qu’en parlant des futailles, est plaisamment appliqué aux personnes. Pour Embourser des coups (vers 158), expression fort originale, et dont on lui a parfois fait honneur, il n’a que le mérite de l’avoir bien placée ; mais il l’a prise à Rabelais. Dans une de ses lettres, il nous prévient, en badinant, qu’il forme le mot ensaboté, à l’imitation d’encapuchonné, qui a passé, dit-il. Il nous explique en ces termes le latin moratores aut palantes : « c’est ce que nous appelons traîneurs », ce qui prouve qu’on employait de son temps cette expression, à laquelle on a substitué traînards, et qu’il ne l’a point forgée. Mais les indications de ce genre n’abondent pas, et nous avouons humblement que nous ne savons à quoi nous en tenir sur emphasiste, interpositeur, judiciel, quolibetier, rhétoriquement et saturité, qu’on trouve dans sa correspondance ou dans les notes qu’il rédigeait pour son usage. Il emploie dans une lettre de 1698 écot pour convive ; a-t-il été le premier à s’en servir dans ce sens ? Il est plus que probable que Jansénien, que M. Littré marque d’une croix et qu’il appuie seulement de l’autorité de Voltaire, à laquelle il aurait pu ajouter celle d’une poésie de la première jeunesse de Racine[10], n’a pas été créé par lui. Il a dû, bien pu tout au moins, l’entendre à Port-Royal, ou le lire dans quelque ouvrage de controverse.

Il n’y a nul compte à tenir ici des fabrications techniques, tout occasionnelles, potéité et tabléité. Ils ne font pas plus partie de la langue de Racine que leurs équivalents grecs, ainsi traduits par lui, ne font partie de la langue de Platon.

Mais ce sont là d’insignifiants accessoires, qui nous ont fort écarté de l’étude du langage tragique de Racine. Nous y revenons.

Un procédé naturel à notre auteur, et qui est moins un artifice qu’un instinct de son génie, c’est d’introduire dans le tissu même du style le plus relevé, des expressions familières qui en font partie si intime, et s’ennoblissent si bien par le contexte, qu’il faut quelque attention pour les distinguer. Le plus habituellement, elles naissent de la situation. Ce sont souvent les scènes d’ironie, si fréquentes dans les tragédies de Racine, qui les amènent et les font passer. Nous renvoyons en particulier, dans le Lexique, aux expressions suivantes, dont les unes sont décidément familières, les autres de ton moyen, mais plus près, ce nous semble, du style familier que du style noble : faire l’Amour ; faire l’Apprentissage de ; Apprivoisé ; courir Après ; Assassiner, pour fatiguer, chagriner ; Caresser, au figuré pour flatter, chercher à gagner ; payer Cher ; vendre Chèrement ; caché en un Coin ; Couleur, pour prétexte, apparence, et Colorer dans un sens analogue ; Congédier ; Content, satisfait, ne demandant rien de plus ; Conter ; Coup ; Cri ; Crier ; Découler, en parlant d’un sang illustre dont on tire son origine ; Écouter, au figuré, pour écouter avec complaisance, favorablement ; Entendre, pour comprendre ; Femme, au sens d’épouse ; Flanc pour le côté, ou pour le sein maternel ; Flotter, être dans l’incertitude ; de quel Front ?… en Fureur ; en Furie ; une Furie ; le cœur Gros de soupirs ; Hurlements ; Interdit ; Jouet ; Manie ; dire deux Mots ; donner des Noms ; donner sa Parole ; de ce Pas, etc. Nous pourrions ajouter des expressions proverbiales, comme ce vers de Britannicus (713) :

Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux.

Dans une langue aussi faite, aussi fixée déjà que l’était la nôtre au temps de Racine, quant aux mots pris un à un, l’invention en fait de langage ne peut plus guère consister que dans les alliances de mots et dans les tours. On a peut-être exagéré l’importance de cette sorte de création dans notre auteur, et là encore on lui a attribué plus d’une fois ce qui appartenait à ses devanciers. Mais il demeure certain que nul n’a été plus habile que lui en cette manière d’inventer, qui convenait si bien à la délicate souplesse de son talent.

« On s’aperçut, dit Louis Racine, qui le premier a insisté, à propos d’Andromaque, sur ce mérite du style de son père, que le poète, en inventant, non des mots, mais des alliances de mots et des tours de phrase, faisoit pour ainsi dire une langue nouvelle ; et ces tours, qui ne nous étonnent plus aujourd’hui, parce qu’ils sont devenus familiers à la langue, furent critiqués et applaudis : critiqués par ceux qui étoient servilement attachés à la grammaire, et applaudis par ceux qui sentirent que c’étoit donner à la langue de la grâce et de la noblesse, que de l’affranchir quelquefois de la servitude grammaticale[11]. »

Il serait impossible d’énumérer ces tours, ces alliances de mots, et même assez difficile de fixer les catégories diverses et les chefs principaux auxquels on les pourrait ramener.

Un de leurs grands charmes est, du reste, cette variété même.

Tantôt un substantif est vivement déterminé par un autre substantif :

… Tous mes pas vers vous sont autant de parjures.
(Andromaque, vers 486.)

Tantôt un nom abstrait est suivi d’un autre nom concret, précédé de la préposition de : la Fureur du glaive, l’Horreur d’un cachot ; et la locution ainsi formée exprime d’une façon plus animée et plus poétique l’idée qu’on rendrait au moyen des adjectifs : le glaive furieux, un horrible cachot. Dans Alexandre, la Terreur de ses armes signifie « la terreur qu’inspirent ses armes ».

Les objets matériels, les conceptions abstraites sont doués par le poète de la vie et des sentiments qui n’appartiennent qu’aux êtres vivants. Il parle de soupirs qui craignent de se voir Repoussés, de portes qui n’obéissent qu’à une personne.

Le plus fréquemment, l’artifice consiste dans le choix habile d’une épithète jointe à un terme qui ne la comporte point d’ordinaire, et qui prend de la circonstance une énergie particulière, ou forme une antithèse avec le substantif auquel elle se rapporte. Ainsi : confidence Auguste ; l’Orient Désert, pour dire seulement que Bérénice ne s’y trouve point ; naufrage Élevé ; charme Empoisonneur ; frêles Avantages ; jeune Éclat ; yeux Éperdus ; Incurable amour ; gloire Inexorable ; offense longtemps Nouvelle ; honneurs Obscurs ; déserts Peuplés de sénateurs ; Timide vainqueur.

Il arrive qu’un adjectif qui se dit proprement des choses favorables et heureuses, prend de la nouveauté si on l’applique à un ordre d’idées différent : Fidèle en toutes ses menaces.

Parfois, c’est un verbe hardiment transporté d’un sens tout physique au sens moral : Boire la joie ; ne Respirer qu’une retraite prompte. Un autre, gardant son sens physique, forme une figure poétique par l’ingénieuse impropriété de son sujet ; dans Athalie (vers 8), ce ne sont point des flots, c’est le peuple qui Inonde les portiques. Nous n’avons pas besoin de dire que la métaphore, au fond toute semblable, mais devenue si commune, de Flots de peuple, se rencontre en plusieurs endroits de Racine, sans y paraître plus remarquable qu’ailleurs, et qu’on trouve dans sa toute simple prose l’Inondation des François (tome V, p. 249 ; comparez p. 257), et un Déluge d’Allemands (ibid., p. 263).

Ici, le verbe a deux compléments, l’un physique et l’autre abstrait, comme dans cette expression : Couronner ma tête et ma flamme. Là, il y a plusieurs sujets, et l’emploi tout naturel du premier sauve la hardiesse des suivants[12] :

… Tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.
(Iphigénie, vers 9.)
ailleurs, il frappe par sa vive antithèse avec ce qui le précède :
Dans une longue enfance ils l’auroient fait vieillir.
(Britannicus, vers 190.)

Parmi les alliances de mots qu’on a crues mal à propos nouvelles chez Racine, nous nous bornerons à citer comme exemples de fausses attributions : cœur Gros de soupirs (Phèdre, vers 843) ; Commettre ses jours à quelqu’un (Bajazet, vers 1712). Ses commentateurs l’ont loué de les avoir imaginées : il suffit d’ouvrir, aux articles Gros et Commettre, notre Lexique de Corneille, pour voir que l’éloge n’est pas fondé.

Les grammairiens ont, aussi souvent que les critiques, allégué légèrement et à contre-sens l’autorité de Racine. Ils l’ont fréquemment invoquée à l’appui de règles grammaticales qui, de son temps, n’existaient pas encore où étaient du moins fort irrégulièrement observées. Pour prouver que « tout adverbe… est invariable avant un adjectif féminin qui commence par une voyelle », Girault Duvivier cite, dans sa Grammaire des grammaires[13], ces deux exemples de Racine :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée (Phèdre, vers 306).
Et mon âme à la cour s’attacha tout entière (Athalie, vers 932).

et afin de témoigner du soin qu’il a mis à vérifier l’orthographe de ces citations, il nous avertit qu’elles sont tirées de l’édition de P. Didot. Mais P. Didot a corrigé Racine, qui avait écrit toute (voyez tome III, p. 325 et 657), et dont ainsi le témoignage tourne contre celui qui l’invoque.

Ce n’est là, du reste, qu’un exemple entre mille de ces textes cités à faux[14] ; qui voudrait les relever un à un dans nos grammaires, renverserait facilement la base fragile sur laquelle reposent bon nombre des règles subtiles, aujourd’hui généralement suivies, qui y sont enseignées.

Nous n’avons voulu qu’indiquer ici les conséquences qu’on peut tirer de notre travail. Par le simple rapprochement des passages de Racine exactement cités sous certains mots du Lexique ou, selon l’ordre des parties du discours, dans l’Introduction grammaticale, les blâmes, les admirations, les étonnements de plusieurs générations de critiques et de grammairiens se trouvent en partie réduits à néant. Nous attirons sur ce point l’attention du lecteur, sans prévenir, en chaque circonstance, les réflexions qu’il fera aisément de lui-même. Les observations très sommaires que nous venons de présenter ne font, d’une part, que marquer quelques sources d’erreurs, et de l’autre, qu’ouvrir certains points de vue, inviter à des travaux plus développés, plus approfondis.

  1. Voyez, par exemple, au Lexique : Accoutumance, avoir Accoutumé de, Agace, Amnestie pour amnistie, Atours, Attache, pour attachement, Blanc signé, Breveté pour brièveté, Chantre en parlant d’un poète ou d’un oiseau, Chenu, Coutumier, au Desçu, Devers, Discord, Discorder, Féru, Ficher au sens de fixer, Fil de perles pour collier de perles, Mie en parlant de la bonne d’un enfant, Nocher, Oncques, Parentage, Parochial, Pers, Retardement, se Revancher, Sourdre.
  2. Tels sont céans, icelui, icelle, les plaids, etc. ; telle est encore la vieille prononciation de la diphthongue oi : voyez ci-après, Prononciation.
  3. Lexique de Corneille, préface, page 11 et suivantes.
  4. Voyez au Lexique : Adiousias, Broquettes, Conse, Pichet, Polide, Salmée ; joignez-y les mots Besoche, Cabri, Souchet, pris dans les annotations ou les exercices de traduction.
  5. Voyez l’article Épaule.
  6. C’est ainsi que les poètes grecs et latins employaient κάρα et caput. De même gage, dans le sens où nous le signalions tout à l’heure, est le pignus des latins.
  7. Remarques sur les tragédies de Racine, tome I, fo 12 ro, édition de 1752.
  8. M. Littré, dans son Dictionnaire, cite un exemple de Calvin.
  9. Voyez, par exemple, au chapitre VII, verset 12 et au chapitre VIII, verset 64 du livre III des Rois dont la version a paru cinq ans avant Athalie.
  10. Voyez au tome IV, p. 203, vers 24.
  11. Remarques sur les tragédies de Racine, tome I, p. 130.
  12. L’Iphigénie est de 1674. La Fontaine, qui publia en 1608 les six premiers livres de ses Fables, a dit dans la 3e du livre III Le loup devenu berger :
    Son chien dormoit aussi, comme aussi sa houlette.
  13. Seconde édition, 1844, tome I, p. 426.
  14. Conférez dans le Lexique le mot Ayeul.