Études de langue française/La Langue de la Pléïade

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 71-114).

La Langue de la Pléïade

Les novateurs littéraires ont deux façons de procéder différentes :

Les uns, agissant avec une malice quelque peu sournoise, se gardent de nous laisser entrevoir le chemin où ils nous engagent et les hardiesses qu’ils veulent nous faire accepter. Les autres proclament bien haut des réformes qui ne sont encore qu’en projet ; leur premier écrit est le programme détaillé de leurs tentatives, plusieurs d’entre elles demeurent en chemin, mais la fastueuse annonce qui en a été faite reste célèbre, et suffit pour transformer aux yeux de beaucoup de lecteurs les projets en actes, et les aspirations en réalité.

Telle fut l’heureuse fortune d’une brochure de quarante-huit feuillets, publiée en 1549.

Ce livret, intitulé : La Deffence et illustration de la langue françoise, portait sur le titre ces quatre initiales d’apparence mystérieuse : I.D.B.A. faciles d’ailleurs à expliquer par : « Ioachim Du Bellay, Angevin, » à l’aide d’une pièce grecque de Jean Dorat, qui, placée en tête de l’ouvrage, en nommait l’auteur en toutes lettres et indiquait suffisamment à quel cénacle il se rattachait. Du Verdier a su nous peindre en quelques mots la vivacité de l’attaque et ses conséquences par cette comparaison, tout à fait dans le goût du temps : « On vit vne troupe de poëtes s’élancer de l’École de lean Dorat comme du cheual Troyen. »

Le manifeste de Du Bellay ne lui appartient pas en propre. « Joachim parla pour un autre, » dit Michelet[1], faisant allusion à l’évidente collaboration de Ronsard, qui peut-être n’a pas été la seule, car cet opuscule, assez incohérent, semble le résumé des discussions fiévreuses d’un groupe de jeunes gens, avides de se précipiter à corps perdu dans une mêlée qu’ils considéraient d’avance comme une victoire.

Il ne s’agissait point d’introduire chez nous des idées réellement nouvelles, mais de transporter dans « notre vulgaire », c’est-à-dire dans notre langue maternelle, celles de l’Antiquité, de s’en emparer, de les conquérir de vive force. « Françoys, s’écrie Du Bellay (I, 62), marchez couraigeusement vers cette superbe Cité Romaine : et des serues Depouilles d’elle (comme vous auez fait plus d’vne fois) ornez vos Temples et Autelz… Donnez en cete Grece Menteresse… Pillez moy sans conscience les sacrez Thesors de ce Temple Delphique… »

Il y a tant de hardiesse dans ce langage, tant de confiance juvénile dans ces ambitieuses promesses, que le retentissement s’en est prolongé jusqu’à nous ; de tous les écrits de la Pléïade, La Deffence est demeuré le mieux connu et surtout le plus fréquemment cité. Nos meilleurs critiques l’ont considéré comme le manifeste inattendu d’une révolution littéraire éclatant tout à coup, comme un cri de défi que rien n’avait fait pressentir.

C’est une erreur que nous allons tâcher d’éviter, en examinant dans quelles circonstances l’ouvrage s’est produit, à quels écrits il répond, et quelles répliques il a suscitées.

Sous François Ier la poésie française, sorte de distraction élégante, comme la musique et la danse, tenait parmi les plaisirs de la Cour un rang un peu inférieur à la chasse, à l’escrime, à l’équitation et au jeu.

Il en était encore de même au commencement du règne d’Henri II ; et lorsqu’en 1548 Thomas Sibilet publie son Art poëtique François, Pour l’instruction des ieunes studieus, et encor peu avancez en la Poësie Françoise, son but est surtout d’être utile à ceux qui riment par simple passe-temps. Il leur désigne d’abord des modèles : « Lira le nouice des Muses francoises Marot, Saingelais, Salel, Heroet, Scene, et telz autres bons espris, qui tous les iours se donnent et euertuent a l’exaltation de cete Françoise poësie. »

Quant aux genres que Sibilet conseille à son adepte de cultiver, ce sont les plus habituels, et l’idée d’en proposer de nouveaux ne se présente même pas à son esprit ; voici les titres des treize chapitres où il en fait l’énumération : « De l’Épigramme ; du Sonnet ; du Rondeau ; de la Balade ; du Chant Royal ; du Cantique, Chant lyrique ou Ode, et Chanson ; de l’Épistre, et de l’Élégie ; du Dialogue, et ses espèces, comme sont l’Éclogue, la Moralité, la Farce ; du Coq à l’asne ; du Blason et de la définition et description ; de l’Énigme ; de la Deploration, et Complainte ; du Lay et Virelay. »

La Deffence de la langue françoise est sur tous les points une réfutation de l’ouvrage de Sibilet. Les écrivains dont celui-ci fait l’éloge, et les genres surannés qu’ils cultivent, sont attaqués par Du Bellay avec la plus grande violence (I, 38) : « Ly donques, s’écrie-t-il, et rely premierement (Ô Poëte futur), fueillette de Main nocturne et iournelle, les Exemplaires Grecz et Latins, puis me laisse toutes ces vieilles Poësies Francoyses aux Ieuz Floraux de Toulouze, et au puy de Rouan : comme Rondeaux, Ballades, Vyrelaiz, Chantz Royaulx, Chansons, et autres telles episseries, qui corrumpent le goust de nostre Langue, et ne seruent si non à porter témoignaige de notre ignorance. »

Dans son sixième chapitre, Sibilet avait qualifié du nom d’Odes diverses pièces de Saint-Gelais, entre autres celles qui commencent par :

Ô combien est heureuse…

Laissez la verde couleur…

Du Bellay, loin d’en tenir compte, nous signale ce genre de poème, comme n’ayant pas été essayé jusque-là (I, 39) :

« Chante moy ces Odes, incongnues encor’ de la Muse Francoyse… Sur toutes choses, prens garde que ce genre de Poëme soit éloingné du vulgaire… varié de toutes manières de couleurs, et ornementz Poëtiques : non comme vn. Laissez la verde couleur, Amour auecq’ Psyches, Ô combien est heureuse : et autres telz Ouuraiges, mieux dignes d’estre nommez chansons vulgaires, qu’Odes, ou vers Lyriques. »

La nouvelle école se réservait l’emploi exclusif de ces expressions. Ronsard, qui en 1550 se proclame le « premier auteur Lirique François » dans l’avis Au Lecteur des Odes (II, 474), a grand soin de revendiquer le nom même de ce nouveau genre de poésie. Il prend date avec l’âpreté d’un inventeur menacé dans son brevet : « l’allai uoir les étrangers, et me rendi familier d’Horace, contrefaisant sa naiue douceur, des le même tens que Clément Marot (seulle lumière en ses ans de la uulgaire poësie) se trauailloit à la poursuite de son Psautier, et osai le premier des nostres, enrichir ma langue de ce nom Ode, comme l’on peut ueoir par le titre d’une imprimée sous mon nom dedans le liure de Iaques Peletier du Mans, l’un des plus excelens Poëtes de nostre âge, affin que nul ne s’atribue ce que la uerité commande estre à moi. »

La pièce en question, publiée dès 1547, est intitulée : Ode de Pierre de Ronsard à Iacques Pelletier. Des beautez qu’il voudroit en s’Amye.

En 1550, dans la seconde édition de L’Olive, Du Bellay adresse À Pierre de Ronsard une invective Contre les envieux poëtes, dans laquelle il célèbre ainsi son innovation (I, 164) :

Peletier me fist premier
Voir l’Ode, dont tu es prince,
Ouurage non coutumier
Aux mains de nostre prouince.

En 1555, Pelletier, dans son Art Poëtique (p. 64), intervient à son tour du ton d’un homme qui y a été invité. Voici sa curieuse déposition : « Ce nom d’Ode a été introduit de notre tans, par Pierre de Ronsard : auquel ne falhirè de témoignage, que lui etant ancor an grand’jeunece, m’an montra quelques unes de sa façon, an notre vile du Mans : e me dit delors, qu’il se proposoèt ce ganre d’écrire, a l’imitation d’Horace : comme depuis il à montré a tous les Françoes : e ancor plus par sus sa première intancion, a l’imitation du premier des Liriques, Pindare. Combien toutefoes, que de ce tans la, il ne les fit pas mesurees à la Lire : comme il à bien sû fere depuis… cete nouueauté se trouua rude au premier : e quasi n’i auoèt que le nom inuanté. Mes quant a la chose, si nous regardons les Seaumes de Clemant Marot : ce sont vrees Odes, sinon qu’il leur defalhoèt le nom, comme aus autres la chose. »

On voit que Pelletier insiste sur l’importance lyrique des psaumes de Marot, avec quelque dureté pour Ronsard, qui avait affecté d’en parler assez légèrement et, pour ainsi dire, par manière d’acquit.

Le programme des principaux changements à introduire dans la langue est résumé dans un chapitre du manifeste de Du Bellay intitulé : D’inuenter des Motz, et quelques autres choses, que doit obseruer le Poëte Françoys (I, 44). En voici le passage principal : « Ie veux bien auertir celuy qui entreprendra un grand œuure, qu’il ne craigne point d’inuenter, adopter, et composer à l’immitation des Grecz, quelques mots Francoys, comme Ciceron se vante d’auoir fait en sa Langue… Vouloir oter la liberté à vn scauant Homme, qui voudra enrichir sa Langue d’vsurper quelquefois des Vocables non vulgaires, ce seroit retraindre notre Langaige, non encor’ assez riche soubz vne trop plus rigoreuse Loy, que celle que les Grecz et Romains se sont donnée. Les quelz combien qu’ils feussent sans comparaison, plus que nous copieux et riches, neantmoins ont concédé aux Doctes Hommes vser souuent de motz non acoutumés ès choses non acoutumées. Ne crains donques, Poëte futur, d’innouer quelques termes en vn long Poëme principalement, auecques modestie toutesfois, Analogie, et Iugement de l’Oreille, et ne te soucie qui le treuue bon ou mauuais : esperant que la Posterité l’approuuera. »

La nouvelle école poétique, si arrogante pour ses prédécesseurs, devait compter de leur part sur de cruelles représailles ; elles ne se firent pas attendre. L’étrangeté du nouveau vocabulaire fut vivement blâmée. Le retour fréquent des mêmes épithètes, des mêmes hémistiches, à l’imitation des anciens, prêtait fort aussi à la raillerie des poètes de cour, qui faisaient consister l’élégance à éviter les répétitions de ce genre. Ronsard, qui le sentait, va au-devant de leurs objections (II, 481) : « Tu ne seras emerueuillé si ie redi souuent mêmes mots, mêmes sentences, et même trais de uers, en cela imitateur des poètes Grecs, et principalement d’Homere, qui iamais, ou bien peu ne change un bon mot, ou quelque trac de bons uers, quand une fois il se l’est fait familier, le parle à ceus qui miserablement épient le moien pour blasonner les écris d’autrui, courroussés peut-estre, pour m’ouir souuent redire, le miel de mes uers, les ailes de mes uers, lare de ma muse, mes uers sucrés, un irait ailé, empaner la memoire, l’honneur altéré des cieus. »

Ronsard avait déclaré, dès son avis Au Lecteur (II, 475), qu’il prenait « stile apart, sens apart, euure apart », il le répète beaucoup plus vivement dans une ode où il apostrophe ainsi sa muse (VI, 114) :

Ne suy ny le sens, ny la rime,
Ny l’art du moderne ignorant,
Bien que le vulgaire l’estime
Et en béant l’aille adorant.

Le premier livre des Amours, consacré à Cassandre, n’abonde pas moins en nouveautés que les Odes. Ronsard nous le dit lui-même (V, 425) :

À vingt ans ie fu pris d’vne belle maistresse.
Et voulant par escrit tesmoigner ma destresse,
Ie vy que des François le langage trop bas
À terre se trainoit sans ordre ny compas :
Adonques pour hausser ma langue maternelle,
Indonté du labeur, ie trauaillay pour elle,
Ie fis des mots nouueaux, ie r’appellay les vieux.
Si bien que son renom ie poussay iusqu’aux Cieux.
Ie fis d’autre façon que n’auoyent les antiques
Vocables composez et phrases poëtiques,
Et mis la Poësie en tel ordre qu’après
Le François fut égal aux Romains et aux Grecs.

Ne pouvant nier les obscurités résultant d’un pareil système, les poètes de la Pléiade prenaient le parti de s’en glorifier.

Dans un ouvrage publié en 1552, l’année même où parurent les Amours, Pontus de Tyard, après s’être étendu assez longuement sur les diverses attributions des Muses, dit à sa Pasithée[2] : « Ne vous ennuirois de ce discours, si ie ne sçauois que le souuenir de telles choses vous seruira de quelque lumière à la lecture des œuures de tant de doctes Poëtes de ce temps, qui decorent si richement leurs vers des ornemens de l’antiquité, que malaisément y pourront les ignorans et grossiers rien comprendre. »

Pasithée, qui n’est pas tout à fait convaincue, fait quelques objections : « Que respondrez vous à ce qu’ils dient, que si par estranges façons de parler vous taschez d’obscurcir et enseuelir dans voz vers voz conceptions tellement, que les simples et les vulgaires, qui sont (iurent-ils) hommes de ce monde comme vous, n’y peuuent recognoistre leur langue, pource qu’elle est masquée et desguisée de certains accoustremens estrangers, vous eussiez encor mieux fait, pour atteindre à ce but de non estre entendus, de rien n’escrire du tout ? »

Cette réflexion, qui ne manque pas de justesse, n’arrête pas un moment Pontus de Tyard : « Ie leur respondray, réplique-t-il, que l’intention du bon Poëte n’est de non estre entendu, ny aussi de se baisser et accommoder à la vilté du vulgaire. »

Les courtisans françois, dit Du Perron dans son Oraison funèbre de Ronsard (p. 1672), rejetoient « la nouueauté des mots lesquels il se voyoit contraint d’inuenter, pour tirer nostre langue de la pauureté et de la necessité ». Nous avons raconté (I, xxx–xxxv) sa querelle avec Mellin de Saint Gelais, l’intervention de la duchesse de Savoie et la réconciliation qui en résulta. Le Discours contre Fortune, adressé à Odet (V, 148), pourrait faire supposer, si on le prenait à la lettre, que tant de critiques n’émurent point Ronsard et ne le firent point changer de voie :


Premier les fis parler (les Muses) le langage François,
Tout hardy m’opposant à la tourbe ignorante.
Tant plus elle crioit, plus elle estoit ardante
De deschirer mon nom, et plus me diffamoit.
Plus d’un courage ardent ma vertu s’allumoit
Contre ce populaire, en desrobant les choses
Qui sont ès liures Grecs antiquement encloses.

Ie fis des mots nouueaux, ie restauray les vieux
Ben peu me souciant du vulgaire enuieux,
Médisant, ignorant, qui depuis a fait conte
De mes vers, qu’au premier il me tournoit à honte.


Non seulement les œuvres du poète prouvent qu’il n’a pas été à ce point intransigeant, mais ses amis en conviennent, et lui-même, comme nous l’allons voir, finit par avouer les concessions qu’il avait été obligé de faire à ce public si méprisé.

Lorsque les Amours reparaissent en 1553, augmentés d’un commentaire d’Antoine Muret, celui-ci entreprend dans la préface l’apologie de l’auteur. Il se plaint d’abord en général de l’injustice et de l’ingratitude des lecteurs, et allègue ensuite Ronsard comme exemple (I, 374), « lequel, dit-il, pour auoir premier enrichy nostre langue des Grecques et Latines despouilles, quel autre grand loyer en a-il encores rapporté ? N’auons-nous veu l’indocte arrogance de quelques acrestez mignons s’esmouuoir tellement au premier son de ses escrits, qu’il sembloit que sa gloire encores naissante, deust estre esteinte par leurs efforts ? L’vn le reprenoit de se trop loüer, l’autre d’escrire trop obscurément, l’autre d’estre trop audacieux à faire nouueaux mots : ne sçachans pas, que ceste coustume de se loüer luy est commune auecques tous les plus excellens Poëtes qui iamais furent : que l’obscurité qu’ils pretendent, n’est qu’vne confession de leur ignorance : et que sans l’inuention des nouueaux mots, les autres langues sentissent encores vne toute telle pauureté, que nous la sentons en la nostre. » L’apologie du poète se termine par cette déclaration très conforme aux doctrines de Pontus de Tyard : « Il n’y a point de doute, qu’vn chacun autheur ne mette quelques choses en ses escrits, lesquelles luy seul entend parfaitement : Comme ie puis bien dire, qu’il y auoit quelques Sonets dans ce liure, qui d’homme n’eussent iamais esté bien entendus, si l’aulheur ne les eust, ou à moy, ou à quelque autre familierement declarez… en ceux-là ie confesse auoir vsé de son aide. »

Le second livre des Amours, comme le remarque Remy Belleau, son commentateur (dédicace, éd. de 1584), est écrit « en style vulgaire, et du tout different de la maiesté, et docte industrie de ses premiers Sonnets. Ce qu’il n’a voulu faire en ceste seconde partie, propre et particuliere pour l’Amour, tant pour satis-faire à ceux qui se plaignoyent de la graue obscurité de son style premier, que pour monstrer la gentillesse de son esprit, la fertilité et diuersité de ses inuentions, et qu’il sçait bien escrimer à toutes mains des armes qu’il manie. »

Voici la preuve d’une certaine docilité de Ronsard à l’égard de la critique ; nous en trouvons une autre dans un passage où, à propos de termes créés par le poète (t. I, p. 418, note 321), Belleau dit que notre langue « ne manqueroit auiourd’huy d’une infinité de beaux mots bien inuentez et bien recherchez, si du commencement les enuieux de la vertu de l’Autheur ne l’eussent destourné d’vne si louable entreprise. »

Ce n’est pas tout, Ronsard lui-même convient qu’il a modifié ses projets d’innovation de la langue, à cause de l’accueil qu’ils ont reçu ; il écrit à Simon Nicolas, en lui donnant des conseils de style (VI, 233–234) :

Fay nouueaux mots, r’appelle les antiques…
I’ay fait ainsi, toutesfois ce vulgaire,
À qui iamais ie n’ay peu satisfaire,
Ny n’ay voulu, me fascha tellement
De son iapper en mon aduenement,
Quand ie hantay les eaux de Castalie,
Que nostre langue en est moins embellie,
Car elle est manque, et faut de l’action
Pour la conduire à sa perfection.

Ailleurs (I, 131), en remarquant qu’on lui reproche la trop grande simplicité du second livre des Amours, il avoue qu’on s’est plaint de l’obscurité de ses premiers vers :

Tyard, on me blasmoit à mon commencement,
Di-quoy i’estois obscur au simple populaire :
Mais on dit auiourd huy que ie suis au contraire,
Et que ie me demens parlant trop bassement.

Ronsard cherche, à la vérité, à colorer son changement de manière par des motifs purement littéraires (I, 130) :

Or, si quelqu’vn après me vient blasmer, dequoy
Ie ne suis plus si graue en mes vers que i’estoy
À mon commencement, quand l’humeur Pindarique
Enfloit empoulement ma bouche magnifique :
Dy luy que les amours ne se souspirent pas
D’vn vers hautement graue, ains d’vn beau stile bas,
Populaire et plaisant, ainsi qu’a fai Tibulle,
L’ingénieux Ouide, et le docte Catulle.

Il n’en reste pas moins acquis que, dans les Odes et dans le premier livre des Amours, il a employé un style pompeux, obscur, et fort surchargé de mots empruntés du grec et du latin.

Au moment où Ronsard avait ainsi à se défendre contre les plus vives critiques, une réfutation en règle était dirigée contre le manifeste de Du Bellay. Il avait eu l’imprudence de dire (I, 55) : « Ie voudroys bien que… tous Roys et Princes amateurs de leur Langue deffendissent, par edict expres, à leurs subiectz, de non mettre en lumière œuure aucun… si premierement il n’auoit enduré la Lyme de quelque scauant Homme, aussi peu adulateur qu’etoit ce Quintilie, dont parle Horace en son Art Poëtique : » et il avait vu surgir le Quintil Horatian, sur la Deffence et illustration de la langue françoise, publié à Lyon en 1551, et souvent réimprimé à la suite de l’Art poëtique de Thomas Sibilet.

Le critique dit à Du Bellay (sur le IVe chapitre) : « Tu ne faitz autre chose par tout l’œuure… que nous induire à Greciser et Latiniser, en Francoys. » Et répondant à un passage de la préface des Odes où Ronsard s’était exprimé ainsi (II, 475) : « Ie ne te dirai point à présent que signifie Strophe, Antistrophe, Épode… » le censeur s’écrie : « Ton Ronsard trop et très arrogamment se glorifie auoir amené la lyre grecque et latine en France, pour ce qu’il nous a fait bien ébahir de ces gros et estranges mots strophe et antisirophe, car iamais par auenture, nous n’en ouimes parler. » Et il ajoute avec un certain sentiment d’orgueil satisfait : « Iamais nous n’auons lu Pindare. »

Quelques années plus tard, en 1557, les Discours non plus mélancoliques que divers renchérissent encore sur ces invectives : « Non possum ferre, Quirites, vn tas de rimeurs de ce temps qui amenent en nostre tant chere France toutes les bougreries des anciens Gregeois et Latins, remplissant leurs liures d’Odes… de Strophe, Antistrophe, Épode et d’autres tels noms de diables, autant a propos en nostre François que Manificat a matines, mais pour dire qu’en auons ouy parler du Pindare. »

Ce furent probablement ces protestations répétées qui empêchèrent Léon Trippault et Nicot d’admettre le mot Ode dans leurs lexiques.

Les témoignages des amis et des ennemis du poète, et ses propres aveux, qui seront d’ailleurs confirmés plus loin par l’examen des mots dont il s’est servi, prouvent surabondamment que, dans ses premiers ouvrages, Ronsard faisait à l’imitation des termes grecs et latins une fort large part, qu’il n’a restreinte qu’à son corps défendant.

Le souvenir de ce travers si marqué, contre lequel il a fini par protester lui-même lorsqu’il en a vu l’abus chez ses successeurs, est demeuré longtemps comme attaché à son nom, et Boileau a fort bien caractérisé l’éclat audacieux de son début, lorsqu’il a raillé


… Sa Muse en François parlant Grec et Latin (Art poétique, I).

Le seul tort de cette appréciation est d’être trop générale : l’étude des poètes du xvie siècle est très complexe ; elle demande une attention soutenue. Il faut s’attacher scrupuleusement à la chronologie de leurs œuvres, et distinguer entre leurs souhaits, leurs aspirations, et la mise en pratique de leurs doctrines.

Egger, qui a cherché à infirmer le jugement de Boileau, en a porté à son tour un autre non moins inexact, qui ne pourrait s’appliquer avec justesse qu’à la fin de la carrière du poète.

Il s’exprime ainsi en parlant de Ronsard dans son Hellénisme en France (I, 232) : « Une fois, il est vrai, dans son très médiocre opuscule sur l’Art poétique, il lui échappe de dire : « Tu composeras hardiment des mots à l’imitation des Grecs et des Latins, et tu n’auras souci de ce que le vulgaire dira de toi. » Mais c’est là une boutade orgueilleuse. » Puis, à cette déclaration qui, loin d’échapper à Ronsard, confirme au contraire les doctrines et la pratique littéraire de sa jeunesse, le critique oppose des procédés préconisés plus tard par le poète, et que nous aurons bientôt à examiner ici même ; après quoi il conclut en ces termes (I, 237) : « Ainsi le chef et le héros de notre école poétique au xvie siècle a combattu sur tous les tons pour l’originalité de sa langue maternelle. Il n’est point le pédant grécaniseur dont Boileau s’est moqué sans l’avoir lu. » L’autorité si grande et si légitime d’Egger a promptement répandu cette opinion, de sorte qu’aujourd’hui, dans l’enseignement officiel, on considère Ronsard, à son début, comme un défenseur fervent et acharné de la pure langue française, ce qu’il n’a été qu’à son déclin, et en haine de ses maladroits imitateurs.

Il faut remarquer du reste qu’à l’époque de la jeunesse de Ronsard, la création d’un grand nombre de mots tirés du grec et du latin ne résultait pas seulement d’un parti pris, mais d’une nécessité.

La théologie, les ans et les sciences, la poésie élevée, commençant tout d’un coup à parler en français, ne trouvaient point un vocabulaire propre à l’expression d’un grand nombre d’idées, ou entièrement nouvelles, ou subitement renouvelées de l’antiquité. Du Bellay dit fort justement (I, 44) : « Nul, s’il n’est vrayment du tout ignare, voire priué de Sens commun, ne doute point que les choses n’ayent premièrement été : puis après, les motz auoir été inuentez pour les signifier : et par conséquent aux nouvelles choses estre nécessaires imposer nouueaux motz, principalement és Ars, dont l’vsaige n’est point encores commun et vulgaire, ce qui peut arriuer souuent à notre Poëte, auquel sera nécessaire emprunter beaucoup de choses non encor’ traitées en nostre Langue. »

Ailleurs il engage les traducteurs à ne point se faire faute de transcrire en français les termes de sciences, d’arts et métiers, qui d’ailleurs ne sauraient être considérés comme faisant réellement partie de la langue (I, 22) : « Ne les doit retarder s’ilz rencontrent quelquefois des motz qui ne peuuent estre receuz en la famille Francoyse, veu que les Latins ne se sont point eforcez de traduyre tous les vocables Grecz, comme Rhetorique, Musique, Arithmetique, Gëometrie, Phylosophie, et quasi tous les noms des Sciences, les noms des Figures, des Herbes, des Maladies, la Sphere et ses parties, et generallement la plus grand’ part des termes vsitez aux sciences naturelles et Mathematiques. Ces motz la donques seront en nostre Langue comme etrangers en vne Cité : aux quelz toutesfois les Periphrizes seruiront de Truchementz. »

Quelques-uns paraissent d’abord sous une forme purement grecque ou latine, ce n’est que peu à peu qu’ils s’acclimatent et prennent une terminaison française. Encyclopédie figure dans l’Institution du Prince de Budé (1547, ch. XXI, fol. 88), sous la forme encyclopedia : « Perfection des arts liberaulx et sciences politiques, qu’on appelle en Grec, Encyclopedia, qui veult autant à dire (pour le declairer briefuement) comme erudition circulaire. » Jodelle la désigne par une périphrase analogue (II, 210) :

....... refondre
Des sciences vn Rond nouueau.

Rabelais avait cependant francisé ce mot, dès 1533, dans Pantagruel (c. XX) : « Il m’a ouuert le vrays puys et abisme de Encyclopédie. » Tout hardi qu’il était, il n’osait en 1546, dans son tiers livre, se servir du mot misanthrope : ayant dit (c. III) : « Les homes seront loups es homes, » il ajoute : « comme Timon Athenien, qui pour ceste cause feut surnommé μίσανθρωπος. » Ce ne fut qu’en 1548, dans l’ancien prologue du quart livre, qu’il ne craignit pas de dire en français : « Timon le Misanthrope. » Ce mot figure ensuite en 1552 dans l’épître au cardinal de Chastilion, et est expliqué dans la Briesue déclaration d’aucunes dictions plus obscures contenues on quatriesme liure

Scève, dans sa Délie (dixain ccccxxii), dit :

Mon dictamnum…

Ronsard emploie lexicon pour lexique, vocabulaire (V, 425) :

Tu as en l’estomac vn Lexicon farci
De mots iniurieux…

Il a introduit, en lettres grecques, dans sa prose κενοτάφια et μετεμψύχωσις : « des tombeaux vuides, appellez κενοτάφια » (III, 6) « la troisième (partie) de la Philosophie Pythagorique, dit μετεμψύχωσις » (III, 8).

Ambroise Paré, embarrassé pour rendre l’idée d’épiderme, dont le nom n’existait pas encore dans notre langue, cite dans son texte le mot sous sa forme grecque : « Le (cuir) non vray est appelé des Grecs Epidermis, parce qu’il s’estend et couche sur le vray : nous l’appellons en nostre langage cuticule, ou petite peau. » (Œuvres, III, iii p. 73, C). C’est aussi d’epidermis que se sert Rabelais (liv. IV, c. xxxi) : « Quaresme prenant… auoit l’Epidermis comme vn beluteau. »

Du Bellay, dans son chapitre De ne traduyre les Poëtes (I, 15), n’osant user du mot Génie encore peu employé, se sert du terme latin : « ceste Energie, et ne sçay quel Esprit, qui est en leurs Ecriz, que les Latins appelleroient Genius. »

Ce procédé, tout exceptionnel, n’avait rien de pratique, et l’on se trouvait forcément entraîné à donner une forme française aux mots grecs et latins dont on avait besoin. Ce n’était pas une élégance, un caprice, une fantaisie littéraire, mais la nécessité absolue de se faire comprendre, qui introduisait dans la langue des termes indispensables auxquels on n’aurait pu suppléer que par de longues et obscures périphrases.

C’est ce que dit, avec beaucoup de bon sens, un médecin de ce temps, Ervé Fayard ; « Quant a plusieurs mots francisez… comme apoplexie, epilepsie, et semblables, suis esté contreinct lez êmployer pour euiter ên presqué infinis endroects prolixes oraysons[3]. »

Maurice Scève avait appelé sa maîtresse : « doulce antiperistase » (Délie, ccxciiii.) Du Bartas, qui l’ignorait, croit forger ce mot et s’en excuse, non dans une préface ou en note, mais en vers, au beau milieu de son poème qu’il interrompt par sa remarque (Le second iour de la Sepmaine, p. 142, éd. 1601) :

Cette antiperistase (il n’y a point danger
De naturaliser quelque mot estranger
Et mesme en ces discours, où la Gauloise phrase
N’en a point de son cru qui soit de telle emphase).

Ce n’est pas de nos jours, comme on pourrait le croire, qu’est née la psychologie amoureuse. Elle a fleuri de bonne heure en Italie. Nos voisins avaient fait à la langue de Platon de nombreux emprunts pour répondre aux exigences de ces analyses subtiles, mais ce curieux vocabulaire spécial n’avait pas encore pénétré chez nous.

En 1535 avait paru un volume, intitulé : Dialoghi di amore, composti per Leone medico Hebreo, souvent réimprimé.

Ronsard, qui offre pour étrennes à Charles IX un Leon Hebrieu (II, 412), est cependant fort irrité contre cet auteur (VI, 28) :

… qui donne aux Dames cognoissance
D’vn amour fabuleux, la mesme fiction.
Faux, trompeur, mensonger, plein de fraude et d’astuce.

Tyard, après de longues hésitations, se décide en 1551 à traduire ces dialogues, déclare (p. 225) que :

… cest œuure est tiré
Des poincts profonds de la Philosophie.

et ajoute dans la dédicace (250, note 8) : « S’est trouué le François (non encore orné de maints vocables de la Philosophie) en cest endroit si poure, que i’ay esté contraint, luy donnant du mien, emprunter de l’autruy. »

Denis Sauvage, traduisant aussi ce livre, dans le cours de la même année, sous le titre de Philosophie d’amour, s’excuse également « d’vser de mots nouueaux en matière nouuelle », et joint à l’ouvrage un petit Dictionnaire « pour l’exposition de tels mots ».

Rien ne serait plus faux néanmoins que de se représenter le langage de la galanterie italienne confiné dans les abstractions philosophiques. Pétrarque et ses successeurs s’étaient répandus en violentes invectives contre leurs dames et les Poètes de la Pléïade les avaient suivis sur ce terrain. Ronsard appelle sa Cassandre fère c’est-à-dire bête féroce, et guerrière, au sens d’ennemie. Jodelle seul dans une assez agréable chanson, blâme ce procédé des poètes à l’égard de leurs belles (II, 53) :

Leurs bourrelles ils en font,
Basilics, tygresses,
Mots qui doux et facheux sont
Aux vrayes maistresses.
..........
Si i’amour simple estoit d’eux
Bien cogneu ces mots hideux
Ils fuiroyent, desquels l’horreur
Nuit beaucoup, et monstre
Que des plumes non du cœur
Le mal se rencontre.

Au lieu de franciser des termes grecs on a quelquefois essayé d’y substituer des mots français équivalents. C’est ce qu’avait tenté Guillaume des Autelz, qui s’exprime ainsi dans l’avis Au Lecteur de ses Façons lyriques (éd. 1553) : « Quant à Στροφὴ, que i’ay appelé tovr, Αντιστροφὴ retovr, et Επῳδός (non si heureusement) enchant, ce a esté pour faire entendre à noz purs françois la raison de telles appellations. »

Vauquelin de la Fresnaye s’est servi également en ce sens de tour et de retour, puis il a substitué repos à enchant (Art poétique, I, p. 24, éd. 1605).

… depuis que Ronsard eut amené les modes
Du Tour et du Retour et du Repos des Odes…

En somme, il y avait trois procédés pour rendre les idées exprimées par des termes grecs ou latins :

1o Laisser subsister ces mots avec leur forme propre, leur orthographe, leur terminaison, ce qui donnait au discours un aspect barbare ;

2o Y substituer, comme l’a tenté Des Autels, des mots déjà français, auxquels on est porté à conserver la valeur, souvent toute différente, qui leur est habituelle ;

3o Enfin, ce qui est l’expédient le plus commode, et, après tout, le plus clair, modifier légèrement la terminaison des mots grecs ou latins, et c’est ce qu’après diverses tentatives avortées on s’est déterminé à faire.

L’instinct secret qui préside au développement des langues et met à profit les efforts des diverses écoles littéraires sans jamais consacrer leurs excès, sut discerner ce qu’il y avait de légitime dans ces innovations, et rejeta impitoyablement le reste. Les mots vraiment nécessaires s’incorporèrent si vite à notre idiome qu’ils semblèrent en avoir toujours fait partie ; les autres tombèrent lourdement. Tels sont ceux, si souvent cités, qui composent à eux tout seuls le troisième vers de ce passage tiré de l’Épitaphe de Marguerite de France (V, 248) :

Ah ! que ie suis marry que la Muse Françoise
Ne peut dire ces mots comme fait la Gregeoise,
Ocymore, dispotme, oligochronien :
Certes, ie le dirois du sang Valesien.

Dans son Hellénisme en France (I, 237), Egger se refuse à prendre cette tentative au sérieux : « Que prouve, dit-il, cette fameuse plainte, sinon que le poète désespérait de pouvoir parler grec en français, comme il l’aurait voulu, et qu’il n’essayait qu’en passant, par manière de tour de force, une imitation vraiment inconciliable avec le génie de notre langue ? »

La note si précise et si confiante dont Ronsard accompagne ces vers dans l’édition de 1575, ne permet pas d’admettre une pareille interprétation (V, 472) : « Ces mots grecs seront trouuez fort nouueaux ; mais d’autant que nostre langue ne pouuoit exprimer ma conception, i’ay esté forcé d’en vser qui signifient vne vie de petite durée. Filosofie et mathematique ont esté aussy estranges au commencement ; mais î’vsage les a par traict de temps adoulcis et rendus nostres. »

Quant au latin, il s’introduisait pour ainsi dire de lui-même dans le français. On en était imprégné. Ceux qui en blâmaient le plus l’abus ne laissaient pas de s’en permettre très largement l’usage : Rabelais, dont la verve s’est si vivement égayée contre l’écolier limousin, latinise autant qu’aucun écrivain de son temps. Du Bellay, faisant l’éloge de l’Éloquence, dit (I, 13) qu’elle « gist aux motz propres, vsitez, et non aliénes du commun vsaige de parler ». À quoi l’auteur du Quintil Horatian répond fort à propos : « En cet endroict mesme contreuenant à ton enseignement, tu dis alienes pour estranges ; escorchant là et partout ce pauure Latin sans aucune pitié. » Le plus piquant est que, comme Egger le remarque avec raison (L’Hellénisme en France, I, 255), le critique est loin d’être exempt pour sa part du travers qu’il vient d’attaquer.

Maintenant au milieu de l’éclosion, pour ainsi dire spontanée, de tant de termes tirés du grec et du latin, qu’elle est exactement la part de chaque écrivain ? C’est ce qu’il serait bien difficile d’établir avec certitude.

Il est fort rare que nous possédions à ce sujet des témoignages précis ; on ne peut guère avoir recours qu’aux indications vagues que donnent les poètes dans leurs préfaces, les commentateurs contemporains dans leurs notes, les adversaires dans leurs critiques ; la manière dont un mot est présenté, les précautions qu’on prend pour le faire accepter du public, semblent parfois un indice de sa nouveauté ; mais, sans négliger de semblables présomptions, il faut se garder d’en exagérer la valeur, d’autant plus que les témoins que nous invoquons sont souvent, de très bonne foi, dans l’erreur. Nourris des mêmes études, écrivant dans les mêmes circonstances, sous l’empire des mêmes idées, les auteurs d’alors emploient souvent, presque simultanément, des expressions qu’ils croient avoir inventées. Il est impossible de contester à Ronsard la paternité du mot Ode, qu’il a tenu, nous l’avons vu, à établir fort nettement ; mais c’est là une exception, et la plupart du temps on ne peut alléguer que des probabilités, dont un examen approfondi vient souvent démontrer le peu de fondement.

L’auteur du Quintil Horatian[4] reproche à Du Bellay l’emploi du mot Patrie… qui, dit-il, « est obliquement entré et venu en France nouuellement. » On en avait conclu un peu trop vite que Du Bellay en était l’auteur, et on lui avait fait honneur de cette belle expression, mais elle a été trouvée un siècle plus tôt[5].

Ayant lu dans l’épître de « Henri Estiene a vn sien ami » placée en tête de l’Apologie pour Hérodote : « l’analogie (si les oreilles Françoises peuuent porter ce mot) », j’avais envoyé le passage à M. Littré, qui s’exprime ainsi à ce sujet dans la Préface de son Supplément (p. 11) : « C’est H. Estienne qui a introduit dans notre langue le mot analogie ; et en l’introduisant il s’excusa d’offenser l’oreille si gravement. » Cette excuse avait paru au savant lexicographe, comme à moi, une marque à peu prés certaine du premier emploi de cette expression. Nous nous étions trompés tous deux, car elle figure en 1549, dix-sept ans avant la publication de l’Apologie, dans un passage de La Deffence de la langue françoyse, que j’ai déjà eu occasion de citer (I, 45) : « Ne crains donques, Poëte futur, d’innouer quelques termes… auecques modestie toutesfois, Analogie, et Iugement de l’Oreille. »

Ces vers de Ronsard (II, 126) :

Si dez mon enfance
Le premier de France
I’ay pindarizé
De telle entreprise
Heureusement prise
Ie me voy prisé.

avaient fait croire que pindarisant le premier, il avait inventé ce verbe et créé, comme pour Ode, le mot et la chose. Gandar, après avoir, dans sa thèse[6], adopté cette opinion, encore assez généralement répandue aujourd’hui, introduit, dans son errata, cette sage rectification : « L’auteur regrette d’avoir attribué à Ronsard un mot que Rabelais a mis dans la bouche de l’écolier limousin une vingtaine d’années avant que Ronsard ne pindarisât. » Voici le passage de Pantagruel qui date de 1533 (I, 242) : « Ce gallant veult contrefaire la langue des Parisians, mais il ne faict que escorcher le latin et cuide ainsi Pindariser[7]. »

Sympathie est-il de Ronsard ? Le poète s’est exprimé ainsi dans le premier livre des Amours, publié en 1552 (I, 97) :

Les Cieux…
Changeans de teint de grâce et de couleur,
Par Sympathie en deuindrent malades ;

et Muret fait à ce sujet la remarque suivante : « Sympathie est un mot grec : mais il est force d’en vser, veu que nous n’en auons point d’autre. »

Il faut remarquer toutefois que Rabelais a dit dans le quart livre publié pour la première fois en 1548 (II, 493) : « par naturelle Sympathie excita tous ses compaignons à pareillement baisler », et que dans la Briesue declaration d’aucunes dictions plus obscures contenues en quatriesme liure,… il a jugé utile d’expliquer ce mot, dont il se considérait probablement comme le créateur, et qu’il avait du reste déjà employé dès 1546 dans son tiers livre (c. iv) : « Quelle Sympathie entre les elemens. »

En 1572, on lit dans La Franciade (liv. II) :

Incontinent que la soif fut esteinte
Et de la fin l’auidité restreinte,

et ces vers sont accompagnés de la remarque suivante : « Auidité, l’ardeur de manger. Ie ne sçache point de mot françois plus propre, encore qu’il soit mendié du latin. » On s’est cru fondé, probablement d’après cette note, à regarder Ronsard comme l’auteur de cette expression, qu’on trouve déjà cependant en 1544 dans la Délie de Maurice Scève (Dixain, cxvi) :
Ne peult saouler si grand’ auidité.

Le plus curieux c’est que Ronsard a ainsi modifié les deux vers (III, 67) :

Incontinent que la soif fut ostée
Et de la faim la fureur surmontée.

Il est probable qu’il a voulu faire disparaître ce mot dont on lui avait reproché l’étrangeté. Malgré son intransigeance affectée, il fit plus d’une fois au goût du public des concessions de ce genre.

L’échec momentané d’avidité est une exception. En général les mots utiles s’introduisent vite dans la langue, s’y maintiennent et n’en bougent plus. Il en est tout autrement des termes qui appartiennent exclusivement au langage littéraire et poétique. Certaines épithètes, et précisément les plus brillantes, font des apparitions subites, suivies de longues défaillances. On pourrait les comparer à des comètes dont l’ellipse n’a pas encore été déterminée. Bien différents des mots aventuriers, dont parle La Bruyère (ch. V), « qui paroissent un temps et que bientost on ne revoit plus », ceux-ci ont au contraire de fréquents retours, et se remontrent, à de très longs intervalles, dans les écrits à la mode ; et dans notre pays où l’on oublie vite, on salue chaque fois à titre d’innovation leur nouveauté intermittente qu’on regarde comme une audace, et dont on fait généreusement honneur à l’école littéraire alors en vogue.

En 1831, quand on lisait dans Les Feuilles d’Automne :

Dans la vallée ombreuse
Reste où ton Dieu te creuse
Un lit plus abrité…

il pouvait paraître fort légitime de considérer ombreux comme un de ces adjectifs qui, d’après Alfred de Musset, dans les Lettres de Dupuis et Cotonet, constituent l’essence même du romantisme. Notez qu’on l’aurait vainement cherché dans le Dictionnaire de l’Académie de cette époque, et que, lorsqu’il y paraît, en 1835, il est indiqué comme « usité surtout en poésie », ce qui semble au premier abord une concession à la nouvelle école. Il n’en est rien ; ce prétendu néologisme est un archaïsme rajeuni, ainsi qu’il arrive souvent ; il existait, en 1694, dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie, dont il n’avait disparu qu’à partir de 1762.

Si ce mot n’a pas été créé par l’école romantique, l’a-t-il été du moins par la Pléïade ? Il est certain que Ronsard l’emploie souvent : Fosses ombreuses (I, 206), Ombreux cimetaire (IV, 367), chesnes ombreux (V, 54), taillis ombreux (V, 108), tombe ombreuse (V, 315), etc. ; mais le chef de l’École rivale, Clément Marot, n’a pas hésité à dire : la nuict ombreuse (Ero et Leandre) ; et quand à Maurice Scève, il affectionne cette expression : poulsiere Vmbreuse (Délie, dix. lxxxii), Boys vmbreux (dix. cxxi). Doit-on la lui attribuer ? Nullement. On lit déjà dans le roman de Perceval le Gallois : « forest ombreuse » (p. 174) ; dans un Dictionnaire latin-français du xiiie siècle (Bibl. nation., mss. no 7,692), « vmbrosus, vmbreux ; enfin dans les Sermons de saint Bernard (Bibl. nation., no 24,708, fo 42, ro) : « Mont ombrious et espas. »

Nous retrouverons également chez les auteurs de la Pléïade, plumeux, que Vaugelas attribuait à Desmarets ; offenseur, invaincu, dont on regardait Corneille comme le créateur ; et nous verrons qu’un certain nombre de ces expressions, qu’on croyait nouvelles au xviie siècle, remontent à travers le xvie, au berceau même de notre idiome.

Quelquefois c’est un terme que nous croirions d’hier, que nous lisons dans Ronsard. Est-il une expression en apparence plus moderne que celle d’écriture au sens de composition littéraire ? La voici dans une élégie de notre poète adressée à Desportes (VI, 312–515) :

… Ainsi nostre escriture
Ne nous profite rien : c’est la race future
Qui seule en ioüit toute, et qui iuge à loisir
Les ouurages d’autruy, et s’en donne plaisir.

N’est-il pas curieux de voir ainsi ces mots d’auteurs, comme les appelait spirituellement Henri Monnier[8], demeurer pendant des siècles dans la langue, sans jamais s’y incorporer tout à fait, et conserver presque indéfiniment leur apparence de nouveaux venus ?

Si les emprunts faits au grec et au latin étaient un des principaux moyens employés par les poètes de la Pléïade pour enrichir notre langue, ce n’était certes pas le seul. La littérature italienne leur offrait des ressources auxquelles on n’avait alors que trop souvent recours, comme nous le voyons par les Dialogues du langage italianisé d’Henri Estienne. Ils ne se laissèrent pas aller aux excès que signale ce dernier. Nous aurons seulement à relever quelques termes locaux employés par Du Bellay pendant son séjour en Italie, et un petit nombre d’expressions poétiques puisées par Ronsard dans le vocabulaire de Pétrarque.

Beaucoup plus nombreux sont les termes tirés du langage des diverses provinces de France. Dans la première édition de ses Odes, en 1550, Ronsard s’était servi en plusieurs endroits des mots familiers à son enfance, ce qui avait soulevé de nombreuses critiques. Dans un Surauertissement ajouté au volume (I, cxvi), il y répond en ces termes : « Depuis l’acheuement de mon liure, Lecteur, i’ai entendu que nos consciencieus poëtes ont trouué mauuais de quoi ie parle (comme ils disent) mon Vandomois… Tant s’en faut que ie refuze les vocables Picards, Angeuins, Tourangeaus, Mansseaus, lors qu’ils expriment vn mot qui delant en nostre François, que si i’auoi parlé le naïf dialecte de Vandomois, ie ne m’estimeroi bani pour cela d’eloquence des Muses, imitateur de tous les poëtes Grecs, qui ont ordinairement écrit en leurs liures le propre langage de leurs nations, mais par sur tous Theocrit qui se vante n’auoir iamais attiré vne Muse étrangere en son païs. »

Ronsard a toujours défendu la même opinion ; il dit dans son Abrégé de l’Art poëtique françoys (VI, 451) : « Tu sçauras dextrement choisir et approprier à ton œuure les vocables plus significatifs des dialectes de nostre France, quand ceux de ta nation ne seront assez propres ne signifians, ne se faut soucier s’ils sont Gascons, Poiteuins, Normans, Manceaux, Lionnois ou d’autre pays, pourueu qu’ils soyent bons, et que proprement ils expriment ce que tu veux dire. »

Il revient encore sur la même idée dans la Préface sur la Franciade (III, 533) : « Outre ie t’adverli de ne faire conscience de remettre en vsage les antiques vocables, et principalement ceux du langage Vvallon et Picard, lequel nous reste par tant de siècles l’exemple naïf de la langue Françoise, i’enten de celle qui eut cours apres que la Latine n’eut plus d’vsage en nostre Gaule, et choisir les mots les plus pregnants et significatifs, non seulement dudit langage, mais de toutes les Prouinces de France, pour seruir à la Poësie lors que tu en auras besoin. »

Nous le verrons même, sur la fin de sa vie, préconiser presque exclusivement ce procédé d’enrichissement de notre langue, qui n’était au début qu’un des nombreux expédients auxquels il avait recours.

Quant à l’emploi des termes de notre vieux langage, il est déjà conseillé par Du Bellay dans sa Deffence de la langue francoyse (I, 45) ; il recommande d’usurper « et quasi comme enchasser ainsi qu’vne Pierre precieuse et rare, quelques motz antiques », assurant qu’ils donneront « une grande maiesté tant au vers, comme à la Prose : ainsi que font les Reliques des Sainctz aux Croix, et autres sacrez loyaux dédiez aux Temples. Pour ce faire te faudroit voir tous ces vieux Romans et Poëtes Françoys. »

Un des mérites des poètes de la Pléïade est de ne s’être point confinés dans un vocabulaire de convention, mais d’y avoir introduit un reflet de la vie réelle : « Encores te veux-ie aduertir, dit Du Bellay (I, 54), de hanter quelquesfois, non seulement les Scauants, mais aussi toutes sortes d’Ouuriers et gens Mecaniques, comme Mariniers, Fondeurs, Peintres, Engraueurs et autres, sçavoir leurs inuentions, les noms des matieres, des outilz, et les termes vsitez en leurs Ars et Mestiers, pour tyrer de là ces belles comparaisons, et viues descriptions de toutes choses. » C’est ce que répète presque textuellement Ronsard (VI, 451) : « Tu pratiqueras les artisans de tous mestiers, de Marine, Vennerie, Fauconnerie, et principallement ceux qui doiuent la perfection de leurs ouurages aux fourneaux, Orfeures, Fondeurs, Mareschaux, Minerailliers, et de là tireras maintes belles et viues comparaisons, auecques les noms propres des outils, pour enrichir ton œuure et le rendre plus aggreable. »

La nouvelle école étendait encore le vocabulaire par d’autres artifices ; Du Bellay avait dit (I, 51) : « Vses donques hardiment de l’Infinitif pour le nom… De l’Adiectif substantiué… Des Noms pour les Aduerbes. »

En 1550, l’auteur de la Breue exposition de quelques passages du premier liure des Odes, qui signe des initiales I. M. P. et paraît être, comme le remarque M. l’abbé Froger, Jean Martin, Parisien, expose la manière de former une famille de mots nouveaux, à l’aide de quelques débris survivants de notre ancienne langue (fo 162, 1o) : « Bien est vrai quand un vocable a long tens regné, faisant à l’imitation des vieus arbres, reuerdir un petit regeton du pié de son tronc, pour deuenir comme lui grand et parfait, on ne le doit plus regretter, ni appeller seché, ne peri : aiant laissé en sa place un nouueau fils, pour lui donner la mesme verdeur, force et pouuoir, qu’il auoit auparauant, comme la nouuelle monnoie succede à la vieille, en pareil honneur et credit. »

L’explication est donnée d’une façon vive, qui sent bien l’inspiration directe de Ronsard, mais elle est assez obscure. Jacques Pelletier du Mans, qui, en 1555, revient sur ce sujet dans le chapitre de son Art poëtique, intitulé : Des Moz e de l’eleccion e innouacion d’iceus, est encore moins clair, et parle obscurément à dessein « creignant de trop decouurir l’Art » (p. 37). Dans son Art poëtique (VI, 462) Ronsard nous en dit un peu plus : « Tu ne desdaigneras les vieux mots François, d’autant que ie les estime tousiours en vigueur, quoy qu’on die, iusques à ce qu’ils ayent fait renaistre en leur place, comme vne vieille souche, vn reietton, et lors tu te seruiras du reietton et non de la souche laquelle fait aller toute sa substance à son petit enfant, pour le faire croistre et finalement l’establir en son lieu. De tous vocables quels qu’ils soyent en vsage ou hors d’vsage, s’il reste encores quelque partie d’eux, soit en nom, verbe, aduerbe, ou participe, tu le pourras par bonne et certaine Analogie faire croistre et multiplier, d’autant que nostre langue est encores pauure, et qu’il faut mettre peine quoy que murmure le peuple, auec toute modestie, de l’enrichir et cultiuer. » Plus tard, dans la Préface de la Franciade (III, 533), revient sur ce procédé auquel il donne le nom pittoresque de prouignement : « Si les vieux mots abolis par l’vsage ont laissé quelque reietton, comme les branches des arbres couppez se raieunissent de nouueaux drageons tu le pourras prouigner, amender et cultiuer, afin qu’il se repeuple de nouueau. »

Enfin Du Bartas, qui approuve cette pratique, la présente, par une autre métaphore, non comme un provignement mais comme une greffe (2e Sepmaine, Babylone, p. 477) :

Vn bel esprit, conduit d’heur ei de iugement,
Peut donner passe-port aux mots qui treschement
Sortent de sa boutique, adopter les estranges,
Enter les sauuageons…

Dans une pièce enjouée des Ieux rustiques, adressée à Bertran Bergier, poëte dithyrambique, Du Bellay s’exprime ainsi (II, 565) :

Apres en rimes héroïques
Tu feis de gros vers bedonniques,
Puis en d’autres vers plus petis
Tu feis des hachi gigotis.

Ainsi nous oyons dans Virgile,
Galoper le coursier agile
Et les vers d’Homere exprimer,
Le flo-flotement de la mer[9].

Flo-flotement semble employé ici avec une nuance de moquerie ; il faut remarquer pourtant que, dans ses ouvrages de jeunesse, Ronsard n’a pas hésité à pratiquer ce redoublement de la première syllabe de certains mots.

Il a dit (II, 429) :

… la belle onde
Caquetant sur ton grauois
D’vne flo-flotante vois.

et (VI, 203) :

… la bien-heureuse Seine
En floflotant vne joye demeine.

Il a écrit aussi dans l’Ode à Michel de l’Hospital :

… leur sein qui babatoit ;
mais dans ses dernières éditions il a substitué haletoit à babatoit (II, 122).

Du Bartas, moins scrupuleux, se vante de s’être servi de mots ainsi forgés : « pour augmenter la signification, dit-il, et représenter plus au vif la chose, i’ay répété la première syllabe du mot : comme pe-petiller, ba-battre[10]. » En effet il a dit :

… priez l’astre du iour
Qu’il quitte vistement le flo-flotant seiour.

(5e iour de la Sepmaine, p. 495.)

Là le subtil esprit, sans cesse ba-batant,
Tesmoigne la santé d’vn pouls tout-iour constant.

(6e iour de la Sepmaine, p. 680.)

… leur chaleur encor pe-petillante allume
Vn froid barreau de fer…

(1er  iour de la Seconde Sepmaine, Eden, p. 104)

C’est à lui qu’est revenu le triste honneur de ces inventions grotesques, qui remontent en réalité jusqu’à Ronsard.

Étendre indéfiniment le vocabulaire était le but constant de celui-ci. Il en fait en ces termes la déclaration formelle (VI, 460) : « Plus nous aurons de mots en nostre langue plus elle sera parfaitte. »

Vauquelin de la Fresnaye, dans son Art poëtique, imprimé pour la première fois en 1605. mais composé beaucoup plus tôt, énumère (I, v, 315–364) la plupart des expédients employés par la Pléïade, et en expose ainsi les résultats (I, 11, p. 61) :

La France aussi depuis son langage haussa,
Et d’Europe bien tost les vulgaires passa,
Prenant de son Roman la langue delaissée,
El dénouant le neud, qui la lenoit pressée,
S’eslargit tellement qu’elle peut à son chois,
Exprimer toute chose en son naïf François.

Brantôme, qui n’est pas moins formel quant aux progrès de la poésie contemporaine, attribue sans hésiter la richesse de son vocabulaire aux efforts de Ronsard : « Il la para, dit-il (éd. Lalanne, t. III, 287), de graves et hautes sentences, luy donnant des motz nouveaux ; et la rabilla des vieux bien réparez et renouvellez, comme faict un fripier d’une vieille robe. »

Si nombreuses que soient les assertions des poètes de la Pléïade à l’égard des procédés, nous pourrions dire des recettes, employées par eux pour renouveler la langue, si laudatifs que puissent nous paraître les jugements contemporains, nous ne devons point les admettre sans contrôle, comme on l’a fait trop longtemps, et considérer ces écrivains, d’après leur dire, comme ayant un beau matin créé le français moderne.

D’abord, un grand nombre de mots attribués aux poètes de la Pléïade, leur ont été fournis, comme nous l’avons vu, par des écrivains antérieurs, et quelques-uns, malgré leur apparente nouveauté, remontent aux origines mêmes de notre langue.

Ensuite en lisant avec attention La Deffence et illustration de la langue françoyse de Du Bellay, certaines préfaces de Ronsard, son Art poëtique et quelques écrits de ses admirateurs, on constate, non sans surprise, que les poètes de la nouvelle école, tout en cherchant à établir l’originalité de leur tentative, ne laissent pas de nous signaler, fort discrètement il est vrai, un nombre inattendu de précurseurs.


« De tous les anciens Poëtes Françoys, dit Du Bellay (I, 33), quasi vn seul, Guillaume du Lauris, et Ian de Meun, sont dignes d’estre leuz, non tant pour ce qu’il y ait en eux beaucoup de choses, qui se doyuent immiter des Modernes, comme pour y voir quazi comme vne première Imaige de la Langue Françoyse, vénérable pour son antiquité. »


À cet hommage de pure forme, en succède un autre tout rempli d’une incontestable reconnaissance (I, 34) : « Ian le Maire de Belges, me semble auoir premier illustré et les Gaules, et la Langue Françoyse : luy donnant beaucoup de motz et manières de parler poëtiques, qui ont bien seruy mesmes aux plus excellens de notre Tens. » Le jugement paraît si juste à Pasquier qu’il le reproduit presque dans les mêmes termes (Recherches, VII, 5, col. 699, éd. 1723) : « Le premier qui à bonnes enseignes donna vogue à nostre Poésie, fut Maistre Iean le Maire de Belges, auquel nous sommes infiniment redevables, non seulement pour son livre de l’Illustration des Gaules, mais aussi pour avoir grandement enrichy nostre langue d’une infinité de beaux traicts, tant Prose, tant que Poësie, dont les mieux escrivans de nostre temps se font sceu quelquesfois fort bien aider. »[11].

Quand, dans l’avis Au Lecteur des Odes, Ronsard nous confie, avec toute l’outrecuidance de la jeunesse, « l’ardant désir » formé par Du Bellay et lui « de reueiller la Poësie Françoyse auant nous, dit-il, faible, et languissante », il fait cependant cette réserve : « Ie excepte tousiours Heroet, Sceue, et Saint Gelais » (II, 475). Il aurait eu mauvaise grâce, en effet, à méconnaître Maurice Scève, qui, avant lui et plus que lui, se montra un hardi novateur, et dont un peu plus tard Vauquelin de la Fresnaye, dans son Art poëtique, invoquait l’autorité pour légitimer les hardiesses de la nouvelle école (l. I, p. 12) :


… seroit ce raison qu’à Thiard fust permis,
Comme à Seue d’auoir tant de mots nouueaux mis

En France, dont il a nostre langue embellie
Par les vers eleuez de sa haute Delie,
Et que Bellay, Ronsard et Baïf inuentant
Mile propres beaus mots, n’en peussent faire autant ?


Dans son chapitre intitulé : Exhortations aux Françoys décrire en leur Langue, Du Bellay, après s’être plaint de ne pouvoir citer qu’un petit nombre d’auteurs français, ajoute (I, 61) : « Toutesfoys ie te veux bien auertir, que tous les scauans hommes de France n’ont point méprisé leur vulgaire. Celuy qui fait renaître Aristophane, et faint si bien le Nez de Lucian, en porte bon témoignage. » L’auteur qu’il désigne ici d’une façon si transparente n’est autre que

L’vtiledoux Rabelais
auquel, dans sa Musagnœomachie (I, 145), il assigne un rang des plus honorables parmi les poètes de son temps, en dépit de l’animosité qu’on a supposée entre Ronsard et le grand satirique[12].

C’était justice de lui donner place parmi les précurseurs des poètes de la Pléïade, car il a travaillé à étendre notre langue, précisément par les mêmes moyens : création de mots tirés du grec, du latin, de l’italien, des dialectes français, de la marine, de la chasse, des arts et métiers, expressions forgées de toutes pièces. Mais ce qui le différencie complètement des novateurs qui lui ont succédé, c’est qu’il ne s’attarde pas à écrire des manifestes, à lancer des programmes, à conférencier. Il se contente de parler, ou plutôt de faire parler ses personnages ; et comme il en est dans son livre de tout rang, de toute profession et de tout pays, les termes nobles, familiers, populaires, grossiers, techniques, patois, sont employés, sans recherche, sans effort, à leur place ; le naturel en sauve la hardiesse. Cette langue n’est pas le résultat d’une série de calculs, de conventions, de compromis, longuement débattus entre initiés dans le silence du cabinet, mais l’expression naïve et sincère de la pensée de chacun dans les diverses conditions de la vie.

On peut dire la langue de Pindare, d’Horace, de Virgile, de Ronsard, de Racine ; on ne peut pas dire aussi justement la langue d’Aristophane, de Plaute, de Rabelais, de Molière, car ceux-ci, en peignant les mœurs de ceux qu’ils mettent en scène, leur font parler du même coup le langage qui leur est propre, ils n’en ont pas pour ainsi dire la responsabilité, le comble du génie est précisément pour eux de s’effacer et de disparaître.

Les aveux de du Bellay et de Ronsard, et les rapprochements qui précèdent, suffisent à faire pressentir que la plupart des prétendues innovations des poètes de la Pléïade avaient été pratiquées antérieurement, et la comparaison que nous allons faire, dans les listes suivantes, de leur vocabulaire avec celui de leurs prédécesseurs, en fournira fréquemment la preuve. On en vient alors à se demander ce qu’il y a de vraiment nouveau dans le programme si arrogamment proclamé, et accepté sans conteste par tous les historiens de notre littérature.

C’est une question que se posait déjà l’auteur du Quintil Horatian. Il dit dans ses notes sur le quatrième chapitre de du Bellay : « Tu… monstres la pauureté de nostre langue, sans y remedier nullement et sans l’enrichir d’vn seul mot, d’vne seule vertu, ne bref de rien, sinon que de promesse et d’espoir, disant qu’elle pourra estre, qu’elle viendra, qu’elle sera, etc. Mais quoy ? quand, et comment ? »

Si l’on y regarde de près, on dégage des doctrines et des œuvres des poètes de la Pléïade deux idées principales : d’abord ils proclament l’avènement du français à la dignité de langue poétique capable de traiter les sujets les plus élevés et d’aborder tous les styles ; ensuite, pour l’approprier à de si hautes destinées, ils s’efforcent de le perfectionner et d’en étendre considérablement les limites.

La première entreprise était vraiment grande, et la Pléïade s’en est tirée à son honneur. Si elle n’a pas atteint cette terre promise de la haute poésie sérieuse, elle a eu du moins le mérite de l’entrevoir et de frayer largement la voie aux poètes du siècle suivant.

À l’égard de la langue, la nouvelle école s’est montrée moins neuve et moins audacieuse qu’elle ne l’a dit et qu’elle ne l’a cru. Elle a réuni, groupé, systématisé les hardiesses des autres, plutôt qu’elle n’en a imaginé de très personnelles, elle a transporté dans ses vers toutes les libertés de la prose de Rabelais, elle a fait de curieuses recherches de mots plutôt que des rencontres et des trouvailles, elle a possédé au plus haut degré la science du langage, elle n’en a pas toujours eu l’instinct.

Dans la pratique, les divers membres de la Pléïade ont suivi fort inégalement le programme qu’ils s’étaient tracé.

Du Bellay fait d’assez nombreux emprunts au grec et au latin ; son séjour à Rome le porte tout naturellement à introduire un certain nombre d’italianismes dans ses ouvrages ; en tout le reste il n’innove guère ; point de patois, peu de mots forgés ; c’est le classique de la Pléïade.

Baïf, au contraire, pousse à l’extrême les doctrines du cénacle ; non seulement il imite avec excès les Grecs et les Latins, recherche les archaïsmes et dit, à l’exemple du maître (V, 122) :

Je remé vieus mots en vsage,
mais allant résolument jusqu’au bout de ses idées, et ne se préoccupant nullement du qu’en dira-t-on, il arrive pour l’orthographe au phonétisme, et pour la prosodie aux vers mesurés.

Quant à Ronsard, il a eu au cours de sa carrière poétique bien des hésitations et des doutes. Plein d’enthousiasme au début, il aspirait surtout au genre héroïque. C’est son portrait que trace Du Bellay dans le chapitre Du long Poëme Françoys (I, 41), lorsqu’il évoque ce poète idéal « doué d’vne excellente félicité de Nature, instruict de tous bons Ars et Sciences,… versé en tous genres de bons Aucteurs Grecz et Latins, non ignorant des parties et offices de la vie humaine, non de trop haulte condition, ou appelle au regime publiq’, non aussi abiect et pauure, non troublé d’afaires domestiques : mais en repoz et tranquilité d’esprit ». Pasquier a constaté en ces termes son éclatant succès dans le curieux chapitre des Recherches (Vil, 6, col. 705) intitulé : De la grande flotte de Poëtes que produisit le Regne du Roy Henry deuxiesme, et de la nouvelle forme de Poësie par eux introduite : « Quand aux Hymnes, et Poëmes Héroïques, tel qu’est la Franciade, nous les devons seuls et pour le tout à Ronsard. »

Au moment où il allait réaliser ses projets, la mort inopinée de Charles IX vint les mettre à néant. Il nous l’apprend lui-même dans le quatrain mélancalique placé à la fin du quatrième livre (III, 176) :

Si le Roy Charles eust vescu,
J’eusse acheué ce long ouurage :
Si tost que la Mort l’eut veincu,
Sa mort me veinquit le courage.

En outre, d’autres poètes s’étaient formés à son école et il n’était plus investi de la souveraineté de la poésie épique. La Baronie le lui déclarait en ces termes dans sa Seconde response :

Penses tu estre seul en la France sçauant
Pour torger de grands mots, et les enfler de vent,
Larges de demi-pieds ?…

Colletet fils avait ajouté à la Vie de Du Bartas, de Guillaume Colletet, détruite dans l’incendie de la Bibliothèque du Louvre, une note curieuse heureusement transcrite par Sainte-Beuve (Tableau de la poésie française, éd. Troubat, II, 218). Elle nous montre Ronsard, au jeu de paume de l’Aigle, dans le faubourg Saint-Marcel, « bien qu’engagé dans un jeu d’importance », quittant tout pour parcourir la Semaine de Du Bartas, et s’écriant, après en avoir lu quelques vers : « Oh ! que n’ai-je fait ce poëme ! il est temps que Ronsard descende du Parnasse et cède la place à Du Bartas, que le Ciel a fait naître un si grand poëte. »

Bien que Du Bartas n’ait pas manqué de célébrer, comme il le devait, dans sa Seconde Sepmaine (Babylone, p. 485) :

… Ce grand Ronsard qui, pour orner la France,
Le Grec et le Latin despouille d’eloquence.
Et d’vn esprit hardi manie heureusement
Toute sorte de vers, de style et d argument,

l’enthousiasme du maître dura peu, comme le prouve le sonnet À Jean D’Aurat son Précepteur, qui commence ainsi (VI, 264) :

Ils ont menty, D’Aurat, ceux qui le veulent dire,
Que Ronsard, dont la Muse a contenté les Rois,
Soit moins que le Bartas et qu’il ait par sa voix
Rendu ce tesmoignage ennemy de sa Lyre[13].

À la suite de ce sonnet, dont Colletet possédait l’autographe, vient le sixain suivant :

Ie n’aime point ces vers qui rampent sur la terre,
Ny ces vers ampoullez, dont le rude tonnerre
S’enuole outre les airs : les vns font mal au cœur
Des liseurs dégoustcz, les autres leur font peur :
Ny trop haut, nv trop bas, c’est le souuerain style ;
Tel fut celuy d’Homère et celuy de Virgile.

Ainsi placé, il a le caractère d’une attaque personnelle, ce qui a fait dire spirituellement à Sainte-Beuve[14] : « Que vous en semble ? Voilà du bon goût exemplaire. Rien n’est capable d’en donner aux poètes novateurs déjà sur le retour, comme de voir des rivaux survenants outrer leurs défauts et réussir. » La remarque est jolie, elle est même juste, car c’est bien Du Bartas que Ronsard a en vue dans les vers qui précèdent ; mais il avait, depuis un certain temps déjà, professé les doctrines qu’ils expriment. En 1575, cinq ou six ans avant la publication de la Semaine de Du Bartas, il disait dans un passage de la Préface sur la Franciade, qui semble l’argument de son sixain (III, 524–525) : « La plus grande partie de ceux qui escriuent de nostre temps, se traînent eneruez à fleur de terre, comme foibles chenilles… Les autres sont trop empoulez… Les autres plus rusez tiennent le milieu des deux, ny rampans trop bas, ny s’esleuans trop haut au trauers des nues… comme a faict Virgile en sa divine Ænéide. » Dans toute cette préface on sent déjà les premiers symptômes d’un assagissement que les succès de Du Bartas hâtèrent, et qui s’accentue de plus en plus dans les derniers temps de la vie de Ronsard.

Son Discours à Iean Morel confirme les mêmes principes (V, 210–211) :


Or ce petit labeur que ie consacre tien.
Est de petite monstre, et ie le sçay tresbien :
Mais certes il n’est pas si petit que l’on pense :

Peut estre qu’il vaut mieux que la grosse apparence
De ces tomes entiez de gloire conuoiteux,
Qui sont fardez de mots sourcilleux et vanteux,
Empoullez et masquez, où rien ne se descœuure
Que l’arrogant jargon d’vn ambicieux œuure.


Ses doctrines étaient devenues peu à peu moins exclusives. Lui, qui dans son Art Poétique (VI, 451) recommandait de ne pas « affecter par trop le parler de la court, lequel est quelques-fois tres-mauuais pour estre le langage de Damoyselles et ieunes Gentilshommes », avait poussé au dernier degré, dans les sonnets à Hélène, les gentilles recherches de ce style affecté.

Les rangs de la Pléïade s’étaient éclaircis : Du Bellay, Jodelle, Belleau, avaient successivement disparu. Aux épanchements entre contemporains, compagnons de lutte et de travail, succédaient de graves enseignements donnés avec solennité à des disciples.

Ronsard en avait un grand nombre. Comme de nos jours à Victor Hugo, tout poète lui envoyait ses premiers vers. En ouvrant les Poësies diverses d’Agrippa d’Aubigné (III, 207), nous trouvons une pièce intitulée : Vers faits à seiz’ ans à M. de Ronsard.

« Il incitoit fort ceux qui l’alloient voir, dit Binet (Vie de Ronsard, éd. de 1623, p. 1665), et principalelement les ieunes gens qu’il iugeoit par vn gentil naturel promettre quelque fruict en la Poesie, à bien escrire, et plustost à moins et mieux faire… »

« Ie marqueray tousiours ce iour d’vn crayon bienheureux, quand ieune d’ans et d’expérience, n’ayant encore l’aage de quinze ou seize ans, après auoir sauouré tant soit peu du miel de ses escrits, l’ayant esté voir, il ne reçeut pas seulement les premices de ma Muse, mais m’incita courageusement à continuer. »

Il confiait à ses jeunes amis les craintes qu’il ressentait pour l’avenir de la poésie française. Il faut lire dans sa Vie, par Binet (édit. de 1623, p. 1658), ces plaintes mélancoliques, qui parfois s’exhalaient en vers (VI, 294).

Par un retour singulier, lui, qui en 1550, dans une ode À la Muse, se propose pour modèle un torrent (VI, 1 H),

Alors qu’il saccage et emmeine,
Pillant de son flot, sans mercy,
Le Thresor de la riche plaine,
Le bœuf et le bouuier aussi,

emploie maintenant la même comparaison pour attaquer ses adversaires : « Ils ont l’esprit plus turbulent que rassis, plus violent qu’aigu, lequel imite les torrents d’Hiuer, qui atteignent des montagnes autant de bouë que de claire eau » (éd. de 1623, p. 1658).

On le voit, l’évolution est complète, on croit déjà entendre Boileau (Art poétique, I), quand au « torrent débordé » il préfère

… un ruisseau qui sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène.

Ronsard a eu avec d’Aubigné un entretien précieux pour nous ; moins général que les plaintes adressées à Binet, il a uniquement trait à la langue. Le voici tel qu’il nous a été conservé par l’éditeur inconnu de la première publication des Tragiques (IV, 6) :

« Il (d’Aubigné) disoit que le bonhomme Ronsard, lequel il estimoit par dessus son siècle en sa profession, disoit quelquefois à luy et à d’autres : « Mes enfants, deffendez vostre mere de ceux qui veulent faire servante une Damoyselle de bonne maison. Il y a des vocables qui sont françois, comme dougé, tenuë, empour, dorne, bauger, bouger, et autres de telle sorte. Je vous recommande par testament que vous ne laissiez point perdre ces vieux termes, que vous les employiez et deffendiez hardiment contre des maraux, qui ne tiennent pas elegant ce qui n’est point escorché du latin et de l’italien, et qui aiment mieux dire collauder, contemner, blasonner, que louër, mespriser, blasmer ; tout cela c’est pour l’escolier de Limosin. » Voila les propres termes de Ronsard. »

C’est de ce morceau, souvent cité, mais qu’on n’a pas toujours eu le soin de placer à sa date et sous son vrai jour, qu’on a voulu conclure que Ronsard n’avait rien emprunté au grec et au latin, et n’avait cessé de défendre avec patriotisme la langue nationale. En réalité, lui qui avait d’abord voulu, dans sa première jeunesse, accroître à tout prix notre vocabulaire, était tout disposé, sur la fin de sa carrière, à répudier les termes pompeux et emphatiques adoptés par ses imitateurs, et insistait exclusivement sur les emprunts à faire à la vieille langue et aux dialectes.

Egger, qui approuve ce système, s’étonne de son peu de succès : « Par une infortune singulière, dit-il, des six mots que Ronsard recommandait à ses disciples, pas un seul n’a été sauvé par cette recommandation testamentaire. »

Cette « infortune » n’a rien d’extraordinaire.

Les mots de chaque province ont pour ses habitants, et plus encore pour ceux qui y sont nés, je ne sais quelle saveur particulière, ils portent en eux un souffle de l’air natal, et servent entre compatriotes de signe de ralliement. Transportés du langage parlé dans les œuvres littéraires, dans les livres imprimés surtout, ils ont tout de suite quelque chose de moins vivant, leur grâce s’évapore, leur incorrection s’accuse. Ils peuvent plaire encore, mais non à tous de la même façon. Ceux qui s’en sont servis dans leur enfance les saluent comme de vieilles connaissances presque oubliées, comme un doux écho qui réveille en un instant mille souvenirs, mille sensations sommeillant au fond de l’âme. Pour les étrangers et les profanes, au contraire, l’attrait du mot est dans sa nouveauté. Le son inattendu qui frappe notre oreille, caractérise un objet banal par lui-même et lui rend un peu de la grâce naturelle qu’il avait dans son milieu. Tel est le charme des termes du Berry dans les romans champêtres de Mme  Sand. Ce sont teintes de terroir d’une grande efficacité pour mettre dans son vrai jour un paysage agreste, mais qu’il faut se garder d’employer dans la grande peinture. Les critiques des premières œuvres de Ronsard, qui lui reprochaient encore plus son vendômois que son grec et son latin[15], n’avaient donc pas si grand tort, et il le sentait bien lui-même, car tout en affectant à leur égard un superbe dédain il effaçait discrètement les expressions dont ils avaient été choqués.

M. l’abbé Froger, qui a le premier étudié dans un minutieux détail les premières œuvres du poète, constate qu’à partir de son édition de 1560, il a fait disparaître la plupart des mots tirés des patois locaux et beaucoup d’adjectifs et de verbes substantivés, tandis que les mots tirés du grec et du latin ont été presque tous conservés[16].

Il y a là, on le voit, une contradiction assez singulière entre la théorie et la pratique, puisque, si nous en croyons le témoignage de ses disciples, Ronsard recommandait encore à son lit de mort l’emploi des mots rustiques employés dans ses premiers écrits, mais éliminés successivement de ses œuvres, et semblait au contraire dédaigner les termes imités de l’antiquité, que pourtant il n’effaçait pas.

Cette prédilection persistante, si reprochée à Ronsard, avait sa raison d’être. Les mots d’origine grecque et latine, ayant en français des analogues déjà connus, se sont, pour la plupart, établis dans notre langue, lui ont donné l’élévation qui lui manquait, et ont fait bonne figure, au siècle suivant, dans les vers de Corneille, de Rotrou, voire même de Malherbe, qui, tout hostile qu’il paraisse aux poètes de la Pléïade, en a plus d’une fois subi l’influence.

  1. Histoire, xvie siècle, c.  8, t.  IX, p.  100. Édit. de 1874.
  2. Solitaire premier. Voyez p. 217 de notre édition de Tyard.
  3. (Galen. Sur la faculté dez simples medicamans auec l’aidiction de Fucse en son herbier, de Silvius,… Le tout mis en langage francoys par A… Ervé Fayard natif de Perigueux. — À Limoges…, 1548. In-8o.)
  4. Voyez Du Bellay, I, 477, note 3.
  5. Voyez Littré, Dictionnaire, Patrie.
  6. Ronsard considéré comme imitateur d’Homère et de Pindare — Metz, imp. F. Blanc. 1854. In-8o.
  7. Un commentateur du poète, Pantaléon Thevenin, qui se sert de ce verbe, en rapproche horaciser, dont il en probablement le créateur. Il dit en parlant de Ronsard (L’Hymne de la Philosophie, 1582, IV, p. 119) : « Les Odes où il a si hardiment pindarisé et (s’il faut ainsi parler) horacisé. » Quant à Petrarquizer, il était fort employé. En 1553, Du Bellay dit (II, 333) :

    I’ay oublié l’art de Petrarquizer.

    En 1555, Ronsard se moque de ces amants (VI, 368)

    … qui morfondus petrarquisent.

  8. Scènes populaires : Le roman chez la portière.
  9. Voyez Iliade, XXII, 221, le mot προπροκυλινδόμενος.
  10. Brief avueriissement de G. de Saluste, Seigneur de Bartas Sur quelques points de sa première et Seconde Semaine. — À Paris. À l’Oliuier de P. L’Haillier… M. D. LXXIIII. In-4o.
  11. « Un Projet d’enrichir, magnifier et publier la Langue française en 1500 » (par Claude Seyssel). Article de M. Brunot, Revue d’Histoire littéraire de la France (I, p. 27)

    Voy. Thibaut, Marguerite d’Autriche et Jean Lemaire de Belges. Paris, Leroux, 1888, 8o ».

  12. Voyez Biographie de Ronsard, I, XX.
  13. Voyez aussi VI, 415.
  14. Tableau de la poésie française. II, 230.
  15. Voyez ci-dessus, p. 29.
  16. Les premières poésies de Ronsard. Mamers, G. Fleury et A. Dangin, 1892, p. 103, In-8o.