Études de langue française/Molière et les grammairiens

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 275-279).

Molière et les Grammairiens[1]

Tout semble dit sur les emprunts de Molière : aucune source ne paraît avoir été négligée par ses commentateurs ; ils nous ont fait connaître par le menu les comédies ou les récits romanesques qui lui ont fourni le fond ou les détails de certaines de ses pièces. Mais ce n’est pas là, à tout prendre, ce qui nous révèle le mieux les secrets de sa composition. Qu’il ait su faire un choix habile dans des ouvrages d’un genre analogue au sien, cela n’a rien de fort extraordinaire, mais que, transportant sur la scène des passages tirés d’ouvrages purement techniques, de traités grammaticaux par exemple, il ait su leur communiquer ce mouvement, cette vivacité qui contribuent si fort au succès des ouvrages comiques, n’est-ce pas l’indication la plus significative de ses procédés de travail, la marque la plus caractéristique de son génie ?

Il a le don de trouver, et toujours ses trouvailles l’emportent en gaieté sur les inventions de la fantaisie la plus folle.

Voici, par exemple, une étymologie du docteur de la Jalousie de Barbouillé (sc. vi).


— Savez-vous d’où vient le mot bonnet ?

— Nenni.

— Cela vient de bonum est, bon est, voilà qui est bon, parce qu’il garantit des catarrhes et fluxions.


Qui ne serait tenté de croire à une parodie de la manie étymologique, poussée même un peu au-delà des libertés que la farce a l’habitude de se permettre ? On aurait grand tort : ceci est traduit très littéralement d’un de ces érudits du xvie siècle qui écrivaient en latin sur les origines de notre langue. Charles de Bovelle s’exprime ainsi :


Bonet, capitis tegumentum : factitia et arbitraria dictio, forte a duobus dicta bon est : quia tegere caput adversum catarrhes et pituitas bonum est.

(Caroli Bovilli Samarobrivi liber de differentia vulgarium linguarum. — Parisiis, Robertus Stephanus, M.D XXXIII, in-4o, p. 53.)

On sait de quelle manière amusante Molière a su mettre au théâtre, dans le Bourgeois gentilhomme, le Traité de la parole de Cordemoy. Ce Cordemoy n’était pas un sot ; il cherchait patiemment, l’un des premiers, à étudier la nature des sons de notre langue, et à établir les fondements de ce que nous appelons aujourd’hui du nom assez ambitieux de phonétique ; mais sa tentative avait des côtés ridicules ou du moins plaisants, dont notre grand comique ne fut pas long à s’emparer. Nous n’insistons pas d’ailleurs sur ce point, qui n’a pas échappé aux commentateurs de Molière, car nous ne voulons donner dans cette communication que des observations qui nous soient tout à fait personnelles.

En voyant, dans les Femmes savantes, Vaugelas nommé cinq fois en deux scènes, l’idée nous est venue que si Molière avait fait des emprunts à quelques grammairiens sans importance, il n’avait pas dû lire, sans en faire son profit, celui qui a eu une si grande influence sur le langage de son temps.

En parcourant la Préface des Remarques, j’y trouve :


Il ne faut pas croire, comme font plusieurs, que dans la conversation et dans les compagnies il soit permis de dire en raillant un mauvais mot. Par exemple, ils disoient : Boutez-vous là, pour dire mettez-vous là, et le disoient en raillant, sçachant bien que c’estoit mal parler, et ceux mesmes qui l’oyoient, ne doutoient point que ceux qui le disoient ne le sceussent, et avec tout cela ils ne le pouvoient souffrir.


Dans la Critique de l’École des femmes, Molière emploie presque les mêmes termes en parlant, non des termes familiers qui ne l’effrayaient point, mais des turlupinades qu’il avait en horreur :


Élise. — Qu’un homme montre d’esprit lorsqu’il vient vous dire : « Madame, vous êtes dans la Place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil ; à cause que Bonneuil est un village à trois lieues d’ici ! » Cela n’est-il pas bien galant et bien spirituel ? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n’ont-ils pas lieu de s’en glorifier ?

Uranie. — On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle, et la plupart de ceux qui affectent ce langage, savent bien eux-mêmes qu’il est ridicule.

Élise. — Tant pis encore, de prendre peine à dire des sottises, et d’être mauvais plaisants de dessein formé.


Dans la Préface des Remarques de Vaugelas, nous rencontrons ensuite ce passage :


J’ay oüy dire à un grand homme qu’il est justement des mots comme des modes. Les sages ne se hasardent jamais à faire ny l’un ny l’autre ; mais si quelque téméraire, ou quelque bizarre, pour ne luy pas donner un autre nom, en veut bien prendre le hazard, et qu’il soit si heureux qu’un mot ou qu’une mode qu’il aura inventée, luy réüssisse, alors, les sages qui sçavent qu’il faut parler et s’habiller comme les autres, suivent non pas, à le bien prendre, ce que le téméraire a inventé, mais ce que l’usage a receu.


Voici en quels vers de preste allure Molière a traduit la prose assez languissante de Vaugelas :


Toujours au plus grand nombre on doit s’accommoder
Et jamais il ne faut se faire regarder.
L’un et l’autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage.
N’y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que l’usage y fait de changement.

(École des maris, I, i)

Nous ne savons pas quel est le « grand homme » à qui Vaugelas a entendu faire ce rapprochement entre la mode des mots et celle des vêtements, mais nous l’avons déjà rencontré avant l’impression des Remarques. Nous lisons dans un Discours nouveau sur la mode (Paris, Pierre Ramier, 1613, in-8o) :


Il faut, quiconque veut estre mignon de court,
Gouverner son langage à la mode qui court…
Bref il faut observer, qui veut paroistre en France,
Au parler, aussi bien qu’aux habits, l’inconstance.


Après Vaugelas et Molière, cette comparaison passe à l’état de lieu commun et se rencontre très souvent ; Caillères dit dans ses Mots à la mode, en parlant de l’emploi que les habiles font des mots nouveaux :


Ils ne s’en servent qu’après qu’ils ont été universellement approuvés, et qu’ils suivent en cela la même règle que celle qu’il faut observer touchant les modes des habits, qui est de n’être jamais des premiers à prendre les nouvelles, ni des derniers à quitter les anciennes.


Enfin Fénelon, recommandant, dans la Lettre à l’Académie, la composition d’une grammaire, remarque qu’elle


diminuerait peut-être les changements capricieux par lesquels la mode règne sur les termes comme sur les habits.

Nous n’avons plus à faire qu’un seul rapprochement entre la Préface des Remarques et les comédies de Molière, mais c’est le plus frappant de tous, et il corrobore ce que les autres pourraient avoir encore d’incertain. Le savant grammairien fait l’éloge des termes techniques employés à propos, et dit :


Les termes de l’art sont toujours fort bons et fort bien reçus dans l’étenduë de leur juridiction, où les autres ne vaudroient rien, et le plus habile notaire de Paris se rendroit ridicule, et perdroit toute sa pratique, s’il se mettoit dans l’esprit de changer son stile et ses phrases, pour prendre celles de nos meilleurs auteurs.


C’est ainsi précisément que le notaire des Femmes savantes répond à ses clientes :
Philaminthe (au notaire).

Vous ne sauriez changer votre style sauvage
Et nous faire un contrat qui soit en beau langage.

Le notaire

Mon style est très bon, et je serais un sot,
Madame, de vouloir y changer un seul mot.

Bélise

Ah ! quelle barbarie au milieu de la France !
Mais au moins, en faveur, monsieur, de la science,
Veuillez, au lieu d’écus, de livres et de francs,
Nous exprimer la dot en mines et talents
Et dater par les mots d’ides et de calendes.

Le notaire

Moi ? Si j’allais, madame, accorder vos demandes,
Je me ferais siffler de tous mes compagnons.

  1. 1890. Conférence faite à la Société scientifique et littéraire des Instituteurs de France.